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Article de revue

Genre, sexe et exigences physiques des emplois. Faut-il choisir entre égalité et santé ?

Pages 31 à 41

Notes

  • [1]
    Une profession est considérée non-traditionnelle pour un sexe si la représentation du sexe dans la profession compte pour moins de la moitié de sa proportion au sein de l’ensemble des professions. Ainsi, comme les hommes sont 52 % des travailleurs, il n’y a que 71 professions où moins de 26 % des travailleurs sont des hommes. Les femmes sont 48 % des travailleurs, et 215 professions ont moins de 24 % de femmes.

1La parité est une notion simple, mathématique. Quand on y aura accédé, on devrait retrouver les femmes et les hommes en nombre égal dans tous les emplois et à tous les niveaux, payés au même salaire. Il faut se demander pourquoi nous n’y sommes pas arrivés, malgré toutes les transformations récentes du travail et des rapports sociaux de sexe.

2L’invisible qui fait mal, partenariat entre des centrales syndicales québécoises et des chercheures en ergonomie et en droit, a étudié la santé des femmes au travail pendant une quinzaine d’années. Les participantes de nos recherches étaient, pour la plupart, des femmes dans des emplois à faible salaire et à exigences physiques considérables, mais relativement invisibles. Nos travaux ont dégagé quelques résultats troublants, qui nous font voir une opposition possible entre la parité mathématique entre les femmes et les hommes et la santé au travail. En même temps, ces efforts nous ont permis de rendre visibles plusieurs obstacles à la parité.

3Nous soulevons ici deux questions :

41) Les femmes et les hommes devraient-ils occuper les mêmes emplois dans les mêmes proportions ?

52) Quand ils occupent les mêmes emplois, est-ce que les femmes et les hommes devraient avoir les mêmes conditions de travail ?

Les mêmes emplois dans les mêmes proportions?

6Au Canada comme en France, les sociologues ont dégagé d’énormes différences entre les emplois des femmes et des hommes (Kergoat, 1982 ; Armstrong et Armstrong, 1984). Même si, historiquement, la division des emplois a varié, le sexe d’une même profession pouvant être « évidemment » masculin ou « évidemment » féminin selon la décennie, le pays et même la ville, la division elle-même persiste. Au Québec, ces différences résistent aux efforts gouvernementaux d’intégration et aux campagnes exhortant les filles pour aller investir des métiers non-traditionnels. L’intégration des femmes dans de nouvelles professions s’essouffle et leur concentration dans un nombre limité de professions persiste. En 2006 (dernière année comptabilisée), 79 % des travailleuses québécoises sont rassemblées dans le tiers des 506 professions québécoises identifiées tandis que 73 % des travailleurs masculins sont répartis sur deux tiers des professions. Seulement 71 des 506 professions sont considérées comme non-traditionnelles [1] pour les hommes mais 215 pour les femmes. Les femmes demeurent minoritaires parmi les gestionnaires, avec 38 % des effectifs (Asselin, 2010).

7Une partie de cette division concerne les emplois ayant des exigences occasionnelles ou fréquentes de force physique. Tel que remarqué par Kergoat (1982) et ensuite par plusieurs ergonomes, le travail manuel des hommes et des femmes exige des capacités physiques différentes : soulèvement de charges lourdes versus gestes de précision extrêmement rapides et soulèvement répété de charges plus petites ; déplacements fréquents versus posture statique soutenue (Vézina et coll., 1995). Le travail manuel des femmes est aussi plus souvent assorti d’exigences émotionnelles et sociales, ce qui peut camoufler ses exigences physiques. Par exemple, en Amérique du Nord, les réceptionnistes d’hôtel, les vendeuses et les caissières sont souvent debout sans possibilité de s’asseoir, les aide-soignantes soulèvent des patients obèses, les couturières passent la journée avec les bras suspendus dans les airs, à supporter des bouts de tissu.

8Ces emplois féminisés sont aussi très mal payés. Le salaire horaire des femmes demeure à 88 % du salaire horaire des hommes, et une bonne partie de la différence s’explique par la division du travail selon le genre (Institut de la statistique du Québec, 2011). Le travail « atypique » à rémunération incertaine gagne du terrain surtout dans les emplois des femmes. Logiquement, les femmes auraient intérêt à accéder aux emplois non-traditionnels.

9On pourrait faire accroître la proportion de femmes dans les postes ayant des exigences physiques visibles, mais non sans problèmes pour leur santé au travail. Au niveau du recrutement, on pourrait inciter les femmes à entrer dans des postes non-traditionnels. Un obstacle est la perception du danger des emplois des hommes, en comparaison avec la relative invisibilité du caractère pénible des emplois des femmes. Au Québec, Laberge et coll. (2012) ont interviewé 13 femmes et 18 hommes s’étant inscrits à un programme de formation aux métiers où 73 % des participants étaient des hommes. Le choix des professions était très différent, seule une profession (placement de produits) étant sélectionnée à la fois par des hommes et des femmes. La perception du danger de ces métiers se déclinait selon le sexe. Une minorité des femmes mais une majorité des hommes se considérait susceptible de souffrir de problèmes de santé liés à son métier. Effectivement, à la fin de la période d’entraînement, davantage d’hommes avaient eu un accident de travail. Par contre, les femmes étaient beaucoup plus nombreuses à souffrir de troubles musculo-squelettiques liés au travail (TMS). Les auteures ont aussi observé que l’accueil des femmes était déficient, ce qui nuit à la transmission des savoir-faire de prudence.

10Améliorer le recrutement pourrait augmenter la présence des femmes, mais sans programme de soutien, leur santé serait en danger. Nous avons effectivement observé un risque accru pour les femmes qui pratiquent un métier non-traditionnel, et ceci dans deux milieux. Par exemple, les jardinières nouvellement accueillies par une compagnie d’aménagement paysager avaient entre 1,5 et 2,9 fois plus d’accidents de travail que les jardiniers durant trois années consécutives. Il y a eu aussi un excès de TMS chez les femmes. Une partie de l’excès était attribuée à des déficiences au niveau des équipements – distance trop grande entre le volant et les pédales d’un tracteur, etc. Une autre partie pouvait être due à la réticence à intégrer les femmes comme membres du groupe, les privant ainsi d’accès aux trucs de métier et à la collaboration.

11De même, une étude de techniciens et techniciennes en télécommunications montre que les femmes ont eu 2,8 fois plus d’accidents que leurs collègues (Messing et coll., 2005). Dans ce cas, 31 % des accidents impliquaient les échelles utilisées pour monter sur les poteaux. L’équipe a montré l’existence de certains problèmes liés aux harnais et aux éperons utilisés lors de la montée, non adaptés à la physiologie des femmes (Thibault, 2004). De plus, Chatigny (2009) a identifié des lacunes au niveau de la formation ; on enseignait à l’ensemble des techniciens et techniciennes des techniques de transport des échelles mal adaptées à la taille et à la force physique des techniciennes.

12Plamondon (2012) a observé les techniques déployées par 15 femmes et 15 hommes manutentionnaires expérimentés, pour transporter des caisses qui pesaient 15 kg. Il a constaté d’abord que la force déployée par l’ensemble des hommes était supérieure à celle de l’ensemble des femmes. Il a aussi constaté que, pour pallier la différence de force, toutes les femmes (mais aucun homme) employaient une technique de levage en deux mouvements, qui mettait leur dos à risque de TMS. Il y aurait moyen de réaménager la tâche de manière à réduire le risque d’accidents pour les femmes (et les hommes). Mais ce serait faux de prétendre que les différences de moyennes de taille et de force entre les femmes et les hommes puissent être entièrement palliées par des réaménagements du milieu de travail. Bien que certaines femmes soient aussi fortes que l’homme moyen et que certains hommes soient aussi faibles que la moyenne des femmes, en général, un homme moyen peut soulever environ 1,5 fois plus de charge qu’une femme moyenne.

13La juriste Rachel Cox a avancé que, pour que les femmes puissent accéder à l’ensemble des emplois à caractère physique, cela demande une volonté spécifique du législateur et de l’employeur de revoir les objectifs de performance (Cox et Messing, 2006). Il faudrait que les gestionnaires soient obligés de considérer l’ensemble des capacités des membres des équipes de travail, plutôt que de vouloir que chaque membre possède les mêmes capacités : la même force, la même intelligence, la même capacité d’encourager les autres, etc. Mais comme, dans notre expérience, les employeurs ne sont pas très susceptibles de laisser de côté les exigences physiques ni d’aménager des postes pour que plus de femmes y accèdent, l’opposition entre visées d’égalité et de santé demeure réelle.

14Et ceci sans parler de la santé mentale. L’intégration des femmes dans des équipes surtout masculines comprend des défis énormes. Par exemple, nos discussions sur l’adaptation de la ceinture d’outils pour les techniciennes en télécommunications ont avorté parce qu’une solution évidente au trop grand poids de la ceinture était une ceinture à bretelles croisées. Les ergonomes se sont fait dire qu’une telle ceinture met trop en relief les seins, déclenchant des réactions indésirables chez les collègues masculins. En outre, plusieurs de nos solutions étaient rejetées parce que les techniciennes ne voulaient pas avoir des « privilèges » ou quelque signe que ce soit qui les identifierait comme femmes. Quand on sait que le harcèlement sexuel est quotidien pour plusieurs et qu’une des collègues a déjà été violée sur le lieux du travail, avec la complicité des collègues masculins présents, on comprend la réticence de ces femmes. Par contre, si on ne fait rien pour les femmes, elles disparaissent de ces milieux. Au début de notre étude, il y avait 16 techniciennes pour 1 257 techniciens ; trois ans plus tard, il ne restait que deux techniciennes.

15Si on décide d’inciter les femmes à entrer dans des emplois non-traditionnels ayant une exigence de force physique, cela demande des ajustements que peu d’employeurs feront : achat d’équipements, adaptations de programmes de formation, baisse d’exigences de certains efforts physiques, parcours vers des postes appropriés pendant l’avancement en âge. De plus, cela prendrait un recrutement sérieux de femmes et un accompagnement lors de l’intégration au métier. Sinon, la santé des femmes risque de souffrir et elles continueront de bouder les emplois non-traditionnels, malgré l’avantage économique.

Les hommes et les femmes travaillent-ils de la même manière ?

16La littérature scientifique montre que les femmes dans les emplois à caractère physique exigeant éprouvent plus de troubles musculo-squelettiques liés au travail (TMS) que les hommes travaillant à leurs côtés. La question s’est donc posée : travaillent-elles de la même manière? Nous avons examiné cette question dans trois études.

17Considérons quelques résultats d’observations que nous avons faites de l’activité de travail des hommes et des femmes qui font le service en salle dans un restaurant. Les hommes faisaient 21 pas par minute alors que les femmes marchaient presque deux fois plus vite – 38 pas par minute. Les hommes se déplaçaient durant 15 % de leur temps de travail, les femmes, pendant 27 % de leur temps (Laperrière et coll., 2006).

18Nous avons aussi observé l’activité de travail des aide-soignants dans deux centres hospitaliers où les femmes et les hommes étaient en principe affectés aux mêmes tâches depuis une dizaine d’années. Les femmes faisaient 50 % de plus d’opérations physiquement exigeantes à l’heure, comparativement aux hommes. Les infirmières leur ont demandé d’aider à faire une telle opération quatre fois plus souvent qu’aux hommes. Et pourtant, tout le personnel, homme et femme, disait croire que les hommes en faisaient plus et que la situation était « injuste » pour les hommes (Messing et Elabidi, 2003).

19Dans une troisième situation, nous avons procédé à des relevés systématiques et quantifiés de l’activité de travail des préposé(e)s d’un service d’entretien d’hôpital (Calvert et coll., 2012). Les femmes passaient deux fois plus de temps que les hommes à nettoyer les toilettes. Les hommes, pour leur part, passaient deux fois plus de temps que les femmes à laver les sols.

20Ces calculs témoignent-ils d’un fait cocasse ou d’un problème ? Est-ce qu’on devrait insister pour que les hommes courent aussi vite que les femmes, pour qu’ils aident plus les infirmières, pour qu’ils nettoient les toilettes et les femmes les planchers ? Considérons les déterminants de ces différences, dans chaque cas.

21Dans le premier cas, la différence de vitesse provient d’une combinaison de sexe et de genre. Les pas des femmes étant plus courts, cela en prend plus pour couvrir la même distance. Cependant, la différence du nombre de pas par minutes dans une situation contrôlée en laboratoire est bien moindre ; les femmes ne marchent que 5 % plus vite (Schwesig et coll., 2011). On peut donc faire l’hypothèse d’un effet du genre : les femmes se sentiraient plus interpellées par les besoins des clients, ou alors les clients tolèrent moins de retard de la part des serveuses. De fait, Vanise Goulart Pacheco a enregistré des conversations d’un centre d’appel au Brésil, pour remarquer que les clients étaient beaucoup plus exigeants face aux préposées qu’aux préposés. Donc, pour répondre aux clients et préserver leur sens du travail bien fait, les femmes ne font pas nécessairement les mêmes actions que les hommes au travail.

22Dans le deuxième exemple des aide-soignants, nous avons demandé aux préposés et aux préposées de nous expliquer les résultats paradoxaux. Pourquoi les chiffres ne concordaient-ils pas avec la perception ? La réponse était décourageante : personne ne croyait à nos chiffres. Nous avons fait l’hypothèse que les femmes réagissaient à la perception de leur performance « inadéquate » en essayant de faire plus, au détriment de leur santé. Face à leur souci d’équité, elles se faisaient mal. En même temps, c’était vrai que les infirmières faisaient appel aux hommes lorsque les circonstances, très rares mais non-négligeables, exigeaient un effort physique extrême ou lorsqu’il y avait une menace de violence physique. Nous avons conclu que les stéréotypes sur les hommes et les femmes contribuaient à accroître la charge physique de travail – charge aiguë pour les hommes, surcharge chronique pour les femmes – et entravaient la prévention des maux de dos. Nous avons en effet constaté un excès de troubles musculo-squelettiques dans cette population.

23Dans ce cas, un examen des stéréotypes de genre aurait pu améliorer la santé physique. Pourquoi alors le déni généralisé ? La réponse se trouve probablement dans l’historique de l’emploi. Cela ne faisait pas longtemps que les femmes et les hommes étaient intégrés sous un même titre d’emploi, et la lutte pour l’accès des femmes avait été dure. Plusieurs gestionnaires nous avaient suppliées de ne pas « réveiller le chat qui dort » en parlant de différences hommes-femmes. Mais le chat ne dormait pas vraiment, il rongeait l’orgueil des femmes.

24Le troisième exemple est encore plus décourageant pour les tenants de l’équité en emploi. La différence nettoyeurs-nettoyeuses vient encore une fois de l’histoire de l’emploi (Calvet et coll., 2012). Avant 2000, la plupart des hôpitaux ont assigné les nettoyeurs aux planchers et les nettoyeuses aux toilettes, assignations qui ont été fusionnées pendant les années 2000. Mais on constate que la fusion des titres d’emploi n’a pas conduit à une réelle intégration de l’ensemble des tâches. Et, pire encore, depuis la fusion, la proportion de nettoyeuses a chuté dramatiquement, possiblement parce que le poste fusionné peut parfois exiger quelques opérations extrêmement exigeantes. Donc, peut-être pour protéger leur santé, les femmes se dirigent vers d’autres emplois, et le nettoyage est paradoxalement en train de devenir un poste « non-traditionnel » pour les femmes !

25Nous avons suggéré que l’employeur adapte les conditions de nettoyage pour enlever les quelques opérations très exigeantes (manipulation de déchets), mais le syndicat nous informe que cela n’a pas été fait. En fait, dans les trois cas rapportés ici, les employeurs ont été totalement absents et peu intéressés, et les différences entre les activités de travail des femmes et les hommes n’étaient jamais discutées.

26Au lieu de miser sur une équivalence parfaite des emplois (souvent factice dans la réalité), se serait-il pas préférable de rendre visibles les différentes manières de distribuer le travail et de l’accomplir, entre les hommes et les femmes faisant partie d’une même équipe ?

Les mêmes conditions de travail, les mêmes parcours pour les femmes et les hommes ?

27Au Québec, l’enquête ECQOTESST a montré que les femmes et les hommes étaient généralement assujettis à des conditions de travail très différentes. À quelques exceptions près, on pourrait caricaturer ces différences en disant que les hommes étaient plus exposés aux risques physiques visibles (efforts, bruit…) et les femmes, aux risques organisationnels (manque de pauses, autonomie limitée…). Dans cette enquête populationnelle cependant, on ne peut pas comparer les femmes et les hommes dans un même poste de travail.

28Plusieurs indices nous suggèrent que, dès l’entrée en emploi, les parcours des hommes et des femmes divergent. Micheline Boucher (1985) a étudié 53 hommes et 53 femmes appariés selon leur date d’embauche et leur titre d’emploi, au sein d’une municipalité. Notons que les femmes étaient présentes dans seulement 22 des 204 professions possibles ; les paires étaient donc embauchées dans les quelques emplois non-traditionnels rendus accessibles aux femmes. Au moment de nos entrevues, les femmes occupaient toujours les mêmes 14 titres d’emploi mais les hommes s’étaient diversifiés et en occupaient 20. De plus, même à l’intérieur du même titre d’emploi, les tâches assignées montraient plusieurs différences. Les nettoyeurs utilisaient des machines pour nettoyer, alors que les femmes étaient affectées au nettoyage manuel ; les hommes soignaient les arbres, les femmes, les petites plantes.

29Si les emplois non-traditionnels non-adaptés menacent la santé des femmes, les limitations des parcours traditionnels des femmes ont aussi des effets négatifs sur leur santé. L’équipe de Florence Chappert de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT, 2013) a observé ce même phénomène dans une imprimerie en France. Les ouvrières y avaient accès à des parcours très limités : elles étaient confinées surtout à la tâche d’aide à la finition où elles risquaient, à la longue, d’être licenciées pour inaptitude, à cause du caractère usant du poste. En rendant visible ce type de limitation de parcours, on peut espérer que l’ANACT réussisse à réduire l’opposition entre l’égalité et la santé.

30Dans plusieurs études, l’équipe de l’Invisible qui fait mal a pu constater que les mêmes conditions de travail n’ont pas nécessairement les mêmes effets sur la santé des femmes et des hommes. En particulier, les horaires de travail affectent les hommes et les femmes de manière différente. Même si, en général, les hommes travaillent plus d’heures par semaine que les femmes, les maux de dos sont associés à la combinaison du fait de travailler plus de 40 h/semaine et d’avoir des enfants en bas âge, seulement chez les femmes. On peut imaginer que c’est la combinaison d’exigences physiques qui compte : les responsabilités à la maison ne permettent pas aux femmes une pleine récupération après une longue journée de travail.

31Les « nouveaux » types d’horaires causent autant de problèmes pour les femmes que les longues heures. De plus en plus, les plages d’ouverture des magasins, des centres d’appel et des services personnels se sont étendues, ce qui requiert une disponibilité élargie. En même temps, le développement de logiciels qui permettent d’arrimer le nombre d’employés très exactement à la demande prévue, au quart d’heure près, génère des horaires de plus en plus variables et imprévisibles (Prévost et Messing, 2001). Entre 1996 et 2008, la proportion des personnes au Québec qui travaillent selon des horaires irréguliers ou sur appel est monté de 8,9 % à 13,5 %, et encore plus chez les femmes (de 9,4 % à 15,5 %) (Crespo et Rheault, 2011). Dans une enquête auprès du personnel de plusieurs magasins de détail, nous avons observé que le fait d’avoir des horaires difficiles était fortement associé au fait de rapporter de la difficulté à concilier travail et vie personnelle. Chez les femmes seulement, cette difficulté était aussi associée au fait d’avoir des responsabilités envers des enfants ou des personnes en perte d’autonomie. Avoir des horaires qui changent tout le temps exige, surtout des femmes, une énorme activité de conciliation qui inclut des démarches auprès des collègues (pour échanger des heures), des superviseurs (pour des accommodations), de la famille et des amies (pour des ressources de garde) et des gardiennes (pour des heures de gardiennage). Ces démarches ayant une probabilité élevée d’échec, le temps et l’énergie requis sont énormes quoiqu’invisibles dans les milieux de travail (Prévost et Messing, 2001 ; Messing et coll., 2013). Nous comprenons alors la raison pour quoi les femmes se retrouvent encore très majoritairement dans le travail à temps partiel, comme moyen partiel de protection de leur santé.

32Donc, les mêmes conditions de travail ne représentent pas les mêmes contraintes pour les femmes et les hommes, à cause de la répartition inégale des responsabilités familiales. Dans ce cas, l’équité en emploi est opposée à la santé des femmes, en raison de l’iniquité dans la sphère privée.

Conclusions

33Nous avons identifié plusieurs situations qui mettent les femmes, et particulièrement les ouvrières, devant le choix de poursuivre l’égalité économique ou la santé. Si elles veulent accéder à l’ensemble des emplois, elles doivent faire face à des risques pour leur intégrité physique ainsi que leur santé mentale. À l’intérieur des mêmes emplois, elles doivent faire des actions différentes et courir des risques spécifiques, mais invisibles, pour leur santé. Et dans les mêmes conditions de travail, elles doivent déployer plus d’efforts pour concilier travail et responsabilités familiales, ce qu’elles peuvent compenser en travaillant moins d’heures, un choix qui a un coût économique. En fait, on voit que la différence de salaire horaire selon le sexe s’accentue pour les personnes ayant des enfants, et que la différence de salaire annuel entre les pères et les mères est encore plus grande que pour l’ensemble des travailleurs et travailleuses.

34Tous ces choix demeurent invisibles dans la plupart des milieux de travail, entre autres parce que les femmes craignent de s’identifier comme moins qualifiées ou moins performantes au travail. Elles n’en parlent même pas à leur syndicat, malgré le fait qu’au Québec près de 40 % d’entre elles sont syndiquées, le même taux que pour les hommes. Ce qui perpétue un cercle vicieux qui limite les opportunités pour les femmes et qui met leur santé en danger.

Remerciements

L’auteure remercie le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture pour une subvention. Elle est membre de l’équipe émergente « Genre, environnement et santé » (GTA92108) de l’Institut de santé des femmes et des hommes qui a fourni une aide pour les analyses statistiques. Elle reconnaît l’apport précieux de Pierre Sormany dans la révision linguistique du texte.

Références

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  • Armstrong P., Armstrong H., 1984. The Double Ghetto. McClelland and Stewart, Toronto.
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  • Calvet B., Riel J., Couture V., Messing K., 2012. Work organization and gender among hospital cleaners in Quebec after the merger of “light” and “heavy” work classifications, Ergonomics, 55(2), p. 160-172.
  • Chatigny C., 2009. Contraintes psychosociales et contraintes physiques : quel impact sur le maintien en emploi des femmes exerçant un métier traditionnellement masculin ? Colloque Ergonomie et genre, Congrès de l’Association canadienne d’ergonomie (ACE), 14-17 septembre 2009, Québec
  • Cox R., Messing K., 2006. Legal and biological perspectives on selection tests: A post-Meiorin examination, Windsor Yearbook of Access to Justice, 24, p. 23-53.
  • Crespo S., Rheault S., 2011. Les horaires de travail atypiques au Québec, Données sociodémographiques en bref, 16(1). http://www.stat.gouv.qc.ca/publications/conditions/pdf2011/sociodemoenbref_oct11.pdf. Consulté le 4 avril 2013.
  • Institut de la statistique du Québec, 2011. Rémunération horaire moyenne et évolution du pouvoir d’achat selon diverses caractéristiques, résultats selon le sexe, Québec, 1997-2011 (en dollars de 2002). http://www.stat.gouv.qc.ca/donstat/societe/march_travl_remnr/remnr_condt_travl/c010_rem_hor_sexe_97_11_constant.htm. Consulté le 4 avril 2013.
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Date de mise en ligne : 01/01/2019

https://doi.org/10.3917/rpre.190.0031

Notes

  • [1]
    Une profession est considérée non-traditionnelle pour un sexe si la représentation du sexe dans la profession compte pour moins de la moitié de sa proportion au sein de l’ensemble des professions. Ainsi, comme les hommes sont 52 % des travailleurs, il n’y a que 71 professions où moins de 26 % des travailleurs sont des hommes. Les femmes sont 48 % des travailleurs, et 215 professions ont moins de 24 % de femmes.

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