Couverture de RPRE_189

Article de revue

Trimestrielles

Pages 117 à 143

Notes

  • [1]
    Cf. Th. Barrier qui, ici, prolongerait nettement en tirant vers le baroque : le masque, le retrait, se donner à voir partiellement…
  • [2]
    Cf. Lettre à Mersenne, 18 mars 1630 (p. 924).
  • [3]
    Ex. Lettre à Elizabeth, 18 mai 1645 (p. 1182) : parle des histoires représentées au Théâtre (tristes et gaies), produisent une récréation, ou des larmes… Plaisir de la fiction…
  • [4]
    Idem : si on fouette un chien… il se souvient.
  • [5]
    Voir le commentaire 1 de Th. Barrier, en annexe 1.
  • [6]
    Dans un enregistrement de la huitième sonate avec au piano Rachmaninov (le célèbre compositeur était un pianiste virtuose) Kreisler se montre très rigoureux. Il y est contraint par son partenaire. Ce fut semble-t-il très difficile. Il a fallu un grand nombre de prises, la plupart fantaisistes, pour arriver à en extraire ce résultat plus strict.
  • [7]
    Les Chasses à l’homme, La Fabrique Editions, 2010.

Cinéma

Michelle Lannuzel

Quai d’Orsay

1France. 2012 . Réal. : Bertrand Tavernier. Scén. et dial. : Antonin Baudry, Christophe Blain, Bertrand Tavernier.

2Avec : Thierry Lhermitte (Alexandre Taillard de Worms), Raphaël Personnaz (Arthur Vlaminck), Niels Arestrup (Claude Maupas), Bruno Raffaelli (Stéphane Cahut), Julie Gayet (Valérie Dumontheil), Anaïs Demoustier(Marina), Jane Birkin (Molly Hutchinson).

3Dans l’itinéraire de Tavernier, ce dernier film est pour le moins inattendu. On le connaît combattant, indigné devant les injustices et les méfaits des gens de pouvoir, bref, intéressé par le monde politique. Certes, il s’agit bien ici de pénétrer dans le monde politique, mais d’une manière ludique qui rompt avec l’esprit de sérieux quand on traite de ce sujet. C’est la première fois qu’il adapte à l’écran une bande dessinée, celle de C. Blain et A. Baudry, où ce dernier évoque avec humour son travail de membre du cabinet de Dominique de Villepin. Tavernier s’est emparé de cette BD pour montrer les arcanes de ce monde dont on ne connaît que les illustres membres et leurs déclarations officielles, mais pas « les anonymes qui travaillent dans les soutes sans compter leurs heures. » Et puis, surtout, a-t-il ajouté, « Pour moi, c’était une période où je me faisais des vacances, j’avais une possibilité de me marrer après des films aussi durs que Dans la brume électrique ».

4J’avoue que ce plaisir, je l’ai ressenti en voyant ce film, et je voudrais parler de cette jubilation, et aussi des réflexions qu’il m’a inspirées.

5Au ministère des Affaires étrangères règne Alexandre Taillard de Worms. Il a engagé un jeune énarque, Arthur Vlaminck – le choix des patronymes est savoureux – qu’il charge « des langages », c’est-à-dire en réalité de rédiger les discours officiels. Nous pénétrons avec lui, nouveau Candide effaré, dans le décor grandiose et labyrinthique du palais ministériel. Tavernier prend toujours grand soin de se documenter sur les univers qu’il propose, que ce soit la police dans L.627 ou l’école dans Ça commence aujourd’hui. Suivant la marche forcée d’Arthur derrière l’huissier en queue-de-pie et un conseiller, le spectateur est submergé comme lui de détails parfois incongrus, comme celui de l’interdiction d’Internet dans le ministère, remplacé par le système archaïque du « chiffre ». Ce souci de la réalité entraîne l’adhésion du spectateur et rend crédibles les inventions du cinéaste, d’autant que ces scènes d’introduction sont menées tambour battant comme dans les meilleures comédies.

6En effet, on se laisse emporter par l’avalanche des trouvailles de mise en scène qui rappellent certaines scènes moliéresques ou les comédies des films américains des années 30 – Buster Keaton, Chaplin, Lubitsch : les feuilles de papier s’envolent, les livres s’abattent sur les tables, les portes claquent ou s’effondrent évidemment sur Arthur… La répétition des gags fait partie du plaisir, de même que l’alacrité des dialogues, et le mouvement incessant des personnages qui entrent, sortent, courent dans tous les sens, essayant de suivre un ministre survolté et tonitruant. Tavernier reste fidèle au découpage de la BD, et reconnaît avoir bénéficié du travail de Blain pour le mobilier, les accessoires, la couleur des murs, les costumes, et joué sur le physique des personnages, en « dessinant » en quelque sorte la haute taille du ministre, la rondeur pachydermique de Maupas, la corpulence de Cahut, la fragilité d’Arthur. A travers l’improvisation du ministre sur Tintin, « Tintin, c’est le rythme », il rend hommage à cette esthétique mais qu’il traduit par des moyens cinématographiques : la virtuosité des angles de prises de vue, les raccords par le mouvement, l’utilisation du split-screen en plans de plus en plus rapprochés sur le visage de Maupas en train de régler une situation politique délicate. Il faut souligner le travail sur le son, en particulier les bruits, la tessiture des voix, ce que Arestrup appelle pour ce film « un style de sonorités ». Ce que le film ajoute, c’est aussi une dramaturgie rassemblant en une seule histoire les sketches de la BD, le rôle plus approfondi du directeur de cabinet, et le personnage de Marina.

7Embarqués dans cette galère, les comédiens sont tous remarquables. R. Personnaz joue à merveille le novice bousculé, choqué mais aussi séduit par son maître, dont il finit par imiter certaines des intonations, un peu à la manière de Sganarelle soumis à Don Juan. En contrepoint, A. Demoustiers lui rappelle avec douceur qu’un vrai monde existe, celui de l’école où elle travaille et que menace l’expulsion d’élèves sans papiers. On sourit devant une Jane Birkin, déguisée en hippie, posant au ministre une question sur la présence de Total en Birmanie… Il y a aussi le chat, aussi calme et puissant qu’Arestrup, grandiose dans le rôle de celui qui travaille sans relâche, jour et nuit, le seul dans ce tohu-bohu qui réfléchit. Et, bien sûr, Thierry Lhermitte, assumant sans faiblir un jeu délirant. Désinvolte dans ses attitudes, grossier dans son langage, mais séduisant par son panache, il manipule son cabinet sans se rendre compte qu’il est manipulé à son tour, en particulier par son directeur de cabinet qui parvient à lui faire admettre ce qu’il vient de refuser bruyamment de dire, et tente de l’écarter quand il s’agit de surmonter une crise grave.

8Car, enfin, que reste-t-il de cet exercice de haute voltige ? Quelle image le film donne-t-il de la situation internationale des années 2002-2003 marquées par la guerre du Golfe, l’intervention imminente en Irak (déguisé en Lousdemistan…) et de la politique extérieure de la France ? Tavernier a eu l’idée de faire de son ministre un adepte d’Héraclite, le penseur du mouvement et de la contradiction inhérente à toute chose. Les aphorismes qu’il déclame ne cessent de rapprocher les contraires. C’est ce qui fonde la dramaturgie du film, et permet de comprendre comment, après la turbulence régnant dans le ministère, le silence solennel d’un Conseil de Sécurité où les figurants jouent fort bien leur rôle accompagne de fortes paroles, celles mêmes de Villepin prononcées le 14 février 2003.

9Tout cela crée un divertissement de qualité, où la politique semble être un jeu subtil de langage. Il y manque peut-être l’âpreté des enjeux de pouvoir dissimulés dans cette farce pétillante. Une récréation, en quelque sorte, que Tavernier s’est offerte et dont il a dit : « Tout s’est passé dans un climat jubilatoire. Les comédiens adoraient ». On le croit volontiers.

Tel père, tel fils

10Japon. 2013. Réal., scén. et mont. : Hirokazu Kore-Eda.

11Avec : Masaharu Fukuyama (Ryôta Nonomiya), Machiko Ono (Midori Nonomiya), Lily Franky (Yudai Saiki), Yoko Maki (Yuakari Saiki).

12Prix du Jury au Festival de Cannes.

13Lors d’un entretien à Cannes, Kore-Eda s’exprimait ainsi : « Je me demande souvent ce que signifie être père. Est-ce que c’est le lien du sang ? Est-ce que c’est le temps passé ensemble ? Qu’est-ce qui fait que je suis père ? Je n’arrive pas très bien à savoir. »

14Ces interrogations existent dans toute son œuvre – c’est son quinzième long métrage – et rappellent le regard de Ozu sur les liens familiaux, du Voyage à Tokyo au Goût du Saké. L’argument est simple : deux familles que tout sépare apprennent, six ans après leur naissance, que leurs deux bébés ont été échangés. Tout de suite, spectateurs français, oubliez Chatiliez et les stéréotypes de sa comédie, La Vie est un long fleuve tranquille. Le film japonais se situe d’emblée dans une vision subtile des conséquences qu’une telle révélation va entraîner dans la vie de ces deux familles.

15Nous découvrons d’abord Ryota et Midori, face au directeur d’une école privée où Ryota veut faire entrer son jeune fils, Keita, pour lui donner toutes les chances d’une réussite sociale semblable à la sienne. Il s’agit de bien rentrer dans le moule, de donner l’apparence de la famille idéale et conventionnelle, même si cela doit passer par le mensonge de l’enfant. Dans un espace vide et glaçant, aux couleurs grises et bleutées, les parents encadrent leur fils, figés sur leur chaise, et Keita récite une leçon bien apprise. Comment faire de son fils un « battant », tel est le souci de Ryota. Et quand il va découvrir l’autre famille, si différente de sa vision du monde, ses certitudes vont peu à peu s’écrouler.

16La narration se construit à partir du choc initial, sans que surviennent de nouveaux rebondissements. Comme dans le cinéma de Ozu, il ne s’agit pas de savoir ce qui va arriver, mais comment les choses se passent et progressent. C’est pourquoi l’écoulement du temps est le moteur essentiel du film, ce que soulignent les repères temporels inscrits dans l’image. Les deux familles vont prendre le temps de résister à la contrainte sociale qui les presse d’échanger au plus vite leurs enfants selon les lois de la biologie. Le récit avance par séquences successives, emplies d’événements apparemment fortuits, mais qui, peu à peu, démontrent que cette filiation biologique n’est pas le fondement essentiel de la paternité. Kore-Eda rythme son film avec lenteur, privilégie les plans fixes où l’on peut saisir sur les visages les tressaillements de l’anxiété, ou bien ménage de longs travellings qui soulignent la distance entre les deux familles, alors que doucement se font entendre les Variations Goldberg.

17D’un côté, il y a Ryota, sanglé dans son strict costume noir et son assurance. Architecte reconnu, il se donne entièrement à son travail, tendu vers une réussite professionnelle qui lui assure richesse et pouvoir. C’est le modèle parfait d’une société patriarcale et le doute ne l’a jamais effleuré. De l’autre côté, Yudai, quincaillier dans un quartier populaire, passe une grande partie de ses journées à jouer avec ses trois enfants, répare leurs jouets, et se déclare toujours prêt à remettre au lendemain tout ce qu’il doit faire le jour même. Le contraste pourrait être simpliste, si Kore-Eda n’avait pas évité toute caricature, en dessinant ses personnages avec délicatesse et empathie. Si on sent que sa sympathie va au personnage de Yudai, il n’accable pas Ryota et lui donne une place centrale dans le récit, car c’est le seul personnage qui évolue et apprend à devenir père.

18On le voit d’abord conforté par son statut social dans une sorte de forteresse, ce qu’illustre bien ce long plan fixe où il rentre chez lui. On le suit de loin, silhouette noire se déplaçant de gauche à droite de l’image, derrière des vitres et un mur. Certes, il aime sa femme, mais la laisse dans une grande solitude et la blesse par cette phrase terrible : « Tout s’explique, donc… » qu’elle prend en plein cœur. Il aime aussi son petit garçon, mais s’irrite de sa trop grande gentillesse, et « de ne pas être affecté par l’échec ». A l’audition de piano, Keita échoue piteusement, mais à l’écoute de la virtuosité d’une petite fille, il n’a que cette réaction : « Elle est forte ! » Les convictions de Ryota vont se fissurer parce qu’elles sont impuissantes devant la réalité. Ainsi propose-t-il aux parents de Keita d’acheter leur fils, et se heurte à leur indignation. Il découvre aussi, en rendant visite à son père, ce que la structure traditionnelle de la famille fondée sur la transmission par le sang peut recouvrir de frustrations et de douleurs enfouies. Les dernières défenses seront enfoncées par les deux garçons. Kore-Eda sait à merveille les observer, saisir les moindres gestes, les regards tristes ou malicieux, les réactions parfois inattendues qui font progresser le comportement de Ryota. Lui qui déplorait la douceur de Keita se trouve démuni devant son fils biologique, gamin rebelle qui lui résiste et demande toujours « pourquoi ». De choc en choc, il va trouver la vraie manière de se rapprocher de Keita, dans cette belle séquence où ils suivent deux chemins parallèles qui finiront par se rejoindre.

19Rien n’est semblable dans la famille Saiki. La bonne humeur semble y régner en permanence, et si la révélation de l’échange les trouble profondément, ils en acceptent les conséquences parce qu’ils ont la capacité à accueillir et aimer tous les enfants. Yudai n’est-il pas lui-même un grand enfant, lui qui chahute dans le bain ou saute avec eux dans les structures gonflables du super marché ? Face à Ryota raide et compassé, il plaisante, sourit, mange et boit avec appétit – c’est l’hôpital qui paye ! – pendant leurs rencontres. Lui aussi va aider Ryota à évoluer, ce qu’on perçoit dans la scène de la photographie, où les corps s’assouplissent dans ce décor champêtre.

20Les personnages des deux mères sont traités avec une grande sensibilité. La détresse de Midori est accentuée par son statut de femme au foyer, soumise à son mari, et elle va trouver en Yukari une compréhension et une véritable complicité. Kore-Eda leur donne un rôle discret mais essentiel parce qu’elles sont tout amour.

21En situant ses personnages dans leur environnement, le cinéaste montre les clivages sociaux d’une société encore très corsetée, mais traversée par des approches différentes de la vie. Ce sont deux univers complètement séparés qui se rencontrent. Dans l’un, celui de Ryota, les lignes sont droites, le décor fonctionnel, les lumières froides ou artificielles, certains plans ouvrent sur l’immensité de la ville moderne. Dans le quartier populaire où vit Yudai, sa maison est remplie d’un réjouissant désordre, sa boutique exigüe regorge d’objets hétéroclites, et s’ouvre sur un jardin. Le monde des affaires est impitoyable, et Ryota va en faire l’expérience quand il sera mis à l’écart parce que moins performant. Yudai, lui, peut passer un bon moment à plaisanter avec un client pour vendre une malheureuse ampoule…

22Kore-Eda choisit un dénouement ouvert, qui ne résout pas les problèmes. Mais le mouvement général du film semble orienté vers la demeure des Saiki, et c’est là que tous se réfugient à la fin.

Le Géant égoïste

23Angleterre. 2013. Réal. et scén. : Clio Barnard.

24Avec : Conner Chapman (Arbor), Shaun Thomas (Swifty), Sean Gilder (Kitten).

25Sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes et primé au Festival du Film Britannique à Dinard, octobre 2013.

26Jusque-là documentariste et plasticienne, Clio Barnard réalise ici son premier long métrage. Elle connaît bien cette région du Nord de l’Angleterre, entre Leeds, Bradford et Sheffield, région dévastée par la politique thatchérienne, et lui a consacré un documentaire, The Arbor en 2010, ce titre devenant le nom d’un des protagonistes de sa fiction. Le cinéma anglais explore peu ces endroits sinistrés et misérables, si l’on excepte l’œuvre de Ken Loach. On trouve dans ce film le même réalisme sombre de Kes ou de Sweet Sixteen. Mais, comme le titre l’indique, une autre veine le parcourt, celle de l’imaginaire et de la poésie que Clio Barnard a puisés dans la nouvelle d’Oscar Wilde du même nom. Dans cette nouvelle, publiée en 1888, un Géant, possesseur d’un magnifique jardin, interdit aux enfants de venir y jouer. Dès lors, le jardin est plongé dans un hiver perpétuel qui sera à la fin vaincu par la ruse des enfants et la venue mystérieuse d’un personnage christique qui fera connaître au Géant « les blessures de l’amour ». C’est cette dualité qui crée l’originalité de l’œuvre.

27L’action se passe dans un quartier populaire de Bradford où des familles marginalisées par la pauvreté se décomposent, survivent dans des maisons vides et froides, où les pères sont absents ou brutaux, où les mères ploient sous les dettes. Arbor, 13 ans, et son copain Swifty, un peu plus âgé, sont renvoyés de l’école, et vont se mettre à récupérer des métaux pour le compte d’un ferrailleur, Kitten, usurier à ses moments perdus et organisateur de courses de chevaux illégales. Ces courses sont en effet très prisées dans cette région où il y a des écuries quasiment clandestines au fond des garages, au pied des logements sociaux, et des bêtes qui paissent dans des bouts de prairies miteuses.

28Tout le film est construit par contrastes et complémentarités. Arbor, blond et fluet, est un gosse à la fois fragile et indompté, cruel et sensible, toujours en mouvement. Il n’a peur de rien, insulte les professeurs et nargue les policiers. Il est obsédé par le désir de gagner de l’argent, et c’est lui qui entraîne son ami dans des aventures risquées. Swifty, rond et rêveur, le suit, mais il a la passion des chevaux, possède un don pour les mener, ce qu’a bien vu le ferrailleur qui va l’utiliser. Leur amitié est leur force, même si elle les conduira à une fin tragique.

29Clio Barnard saisit avec force la dureté de cet univers fracassé. Elle filme les intérieurs avec des plans serrés sur les familles, leur désarroi et leur violence, avec des couleurs crépusculaires. De même, l’environnement post-industriel avec les centrales nucléaires abandonnées, les pylônes inutilisés, est vu comme un no man’s land désolé. Mais, étrangement, elle ménage des plans contemplatifs où une poésie surgit, par exemple sur cette prairie où paissent la jument et son poulain ; même le décor apocalyptique des débris de métal, des montagnes de déchets dans la cour de Kitten se parent d’une sorte d’étrangeté. Il y a surtout ce plan qui ouvre et ferme le film : l’immensité du ciel étoilé, sur lequel se détache dans le lointain une frise de chevaux immobiles.

30Les chevaux jouent un double rôle. Symboles d’une noblesse disparue, ils sont devenus vulnérables et à la merci d’hommes comme Kitten. Mais ils permettent aussi de réaliser les courses de trotteurs, et c’est une séquence extraordinaire que nous offre cette folle course sur l’autoroute dont la cinéaste dit que « c’est une forme de protestation, de comportement anarchiste que de faire galoper ces chevaux sur l’asphalte au milieu des voitures, une manière pour eux de se rendre visibles, eux qui sont marginalisés. » C’est aussi par l’intercession du cheval qu’Arbor s’ouvre à la tendresse après la mort de son ami. On se souvient du rôle du faucon pour Billy, le héros de Kes.

31Sans doute en fidélité à Oscar Wilde, Clio Barnard n’en reste pas à une vision désespérée et introduit l’idée de la rédemption. Comme le Géant du conte transformé par l’amour d’un ange, le nouveau géant égoïste Kitten se rend à la police, certes trop tard. D’ailleurs, le véritable géant de ce monde, n’est-il pas plutôt la société impitoyable qui broie ces malheureux ? Arbor sort de sa rage permanente, comme il va s’extirper du dessous du lit où il est prostré, et un gros plan montre deux mains enlacées, les siennes et celles du frère aîné ou celles du fantôme de Swifty ?

32Il faut souligner la performance des acteurs, et en particulier celle des deux adolescents, qui sont fabuleux.

33Ce film est une belle découverte.

Théâtre

Guy Bruit

34Très brève chronique et deux mots sur trois spectacles…

Platonov

Tchekhov

35Mise en scène de Benjamin Porée, aux Ateliers Berthier (Odéon-Théâtre de l’Europe).

36Avec ses camarades de la compagnie La Musicienne du silence, Benjamin Porée a choisi, et c’est courageux, de monter, dans la traduction de Françoise Morvan et André Markowicz, la version intégrale de cette espèce de monstre qu’est Platonov. Sur l’histoire de ce texte et pour aller vite ici, on peut se reporter à la notice d’Elsa Triolet dans l’édition de la Pléiade, volume 1.

37C’est une très belle représentation qui nous a été offerte. Plus de quatre heures sans connaître l’ennui, je ne bouderai pas mon plaisir ! Quelques remarques cependant.

38Il aurait été, il me semble, judicieux d’élaguer un peu. Cela aurait pu donner une plus grande intensité à la fête de la Saint Vassili, plastiquement belle mais qui m’a paru, parfois, manquer un peu d’énergie. Ou éviter cette histoire, trop mélodramatique, de Sacha et du petit Kolia, qui donne le sentiment de n’en pas finir… Etait-il utile, d’autre part, d’introduire le monologue d’Hamlet et de faire jouer (très bien) par Platonov et Sofia la scène entre Hamlet et sa mère (pourquoi vous fardez-vous, Madame ?). En fait B. Porée se heurte là à la difficulté de jouer la violence qui habite le théâtre de Tchekhov.

39Sur Platonov lui-même, rôle difficile et superbement tenu par Joseph Fourez. « Tchekhov nous dévoile la fission de l’être », nous avertit le metteur en scène. C’est bien de cela en effet qu’il s’agit et qu’il faut montrer. Instituteur dans un village où il ne peut que mourir, Platonov semble ne manifester son intelligence et sa culture qu’en agressant tous ceux qui l’entourent. Lui qui devrait être « insupportable » continue de séduire, et pas seulement les femmes, sans comprendre pourquoi. En vérité, c’est ainsi que je le vois, c’est qu’il renvoie à la vieille aristocratie qu’il affronte une image d’elle-même qu’elle se complaît à regarder. Platonov est un miroir en perpétuelle provocation, et un jour le miroir se brise ; à son tour et lui aussi complaisamment, il se regarde narcissiquement dans le miroir qu’il tendait aux autres. Il sombre et, l’alcool aidant, devient en trois semaines une chiffe. C’est cette brisure du miroir que Joseph Fourez a su nous faire voir d’une manière implacable.

40Disons pour terminer qu’il est entourée de bien belles compagnes, Sofia Iegorovna (Sophie Dumont), son amour de toujours, sa véritable « fêlure », Anna Petrovna (Elsa Granat), jeune veuve d’un vieux général, mère et maîtresse, Grekova (Zoé Fauconnet), une jeune fille de vingt ans qui à ses derniers instants dit à Platonov qu’il est le seul être humain qu’elle ait rencontré, Sacha (Macha Dussart), sa femme pour son malheur, cœur simple et grand cœur.

Dom Juan

Molière

41Mise en scène de Gilles Bouillon, au Théâtre de Châtillon (sous Bagneux).

42Si je ne me trompe, c’est le spectacle sur lequel Gilles Bouillon quitte la direction du CDR de Tours. De lui j’avais vu il y a trois ou quatre ans un Othello qui m’avait beaucoup intéressé. Ce qui nous était raconté n’était pas essentiellement cette histoire de brave (dans les deux sens possibles) cocu et de sa naïve et innocente épouse, mais l’histoire de Iago, celle de la volonté et du désir de pouvoir d’un homme qui n’est pas sans faire penser à Richard III, un désir de pouvoir qui est à la source de sa jalousie.

43De Dom Juan nous pensons tout connaître et peut-être connaissons-nous tout en effet, au moins tout de l’intrigue. Donc pas de surprise, sauf celle à chaque fois de « marcher ». Inépuisable génie de Molière.

44Gilles Bouillon manifeste le souci de nous rappeler que nous sommes au théâtre et que cette histoire racontée, c’est du théâtre . Depuis cette ouverture par une chanson de Fréhel à la gloire de tout ce qui se fume (c’était une grande connaisseuse), introduction à la tirade célèbre de Sganarelle, jusqu’à la clôture du spectacle où Dom Juan vient d’être englouti par les feux de l’enfer (très belle image) et qui laisse Sganarelle à sa solitude et pleurant ses gages, et où les deux comédiens qui les « incarnaient » reviennent s’asseoir, côté cour et côté jardin, à leur table de maquillage.

45Le décor est très beau à un curieux paravent cylindrique et noir près, qui fait tache et dont je n’ai pas vu en quoi il était utile, sinon indispensable. On peut passer là-dessus, mais c’est tout de même dommage.

46Grand seigneur méchant homme, garnement cynique, séducteur empêtré dans ses intrigues, non dépourvu d’un sens de l’honneur déjà un peu en voie de dépassement, aux prises avec une peur de la mort (et pas du Ciel) qu’il s’efforce de nier et qui le rend humain, Frédéric Cherboeuf est tout cela, avec grâce et élégance. Ajoutons que le soir où j’ai assisté à la représentation, un incident ayant éclaté au fond de la salle (partie du public lycéenne), il a su, suspendant son jeu sans quitter la scène, montrer une maîtrise de grand comédien, et c’était une autre façon, elle tout à fait imprévue, de nous rappeler que nous étions au théâtre. Double mou et lâche de son maître, Sganarelle (Jean-Luc Guitton) nous rappelle que le petit peuple, même s’il ramasse quelques miettes du festin, est déjà en enfer. Cassandre Vittu de Kerraoul est une belle Elvire, rôle difficile parce que guetté par le pathos ; elle n’y échappe peut-être pas tout à fait dans la première scène où elle apparaît, mais elle est magnifique dans les deux derniers actes.

47Tout cela pour dire que nous n’en avons pas fini avec Dom Juan.

George Kaplan

Frédéric Sonntag

48Mise en scène de l’auteur, au Théâtre des Sources de Fontenay-aux-Roses.-

49Frédéric Sonntag est un jeune auteur et metteur en scène que j’ai eu un grand plaisir à découvrir. La qualité qui m’a le plus impressionné et enchanté est celle de l’écriture. Un écriture simple, nerveuse, sans fioritures, qui sait enchaîner les répliques avec une rigueur et une précision remarquables. Un auteur donc dont nous attendons beaucoup.

50Pour explorer les rapports de la fiction et de la réalité, il est parti du personnage de George Kaplan dans La mort aux trousses de Hitchcock. Un petit groupe de jeunes activistes aux prétentions intellectuelles non dissimulées se réunit clandestinement dans une petite maison de campagne (une vidéo nous en montre la façade, et nous pouvons penser à Tarnac). En quête d’identité le groupe a décidé de s’appeler George Kaplan. Au départ ces jeunes gens pensent écrire un scénario pour une série télévisée, mais de fil en aiguille et au fil des difficultés rencontrées ils vont nous entraîner en trois actes dans les violences et les angoisses de notre monde, celui où nous nous demandons qui est qui et surtout où nous sommes aux prises avec les mystères d’un pouvoir, terrible et bien réel, dont l’invisibilité nous conduirait, si nous n’étions pas « vertueux », à renoncer à la lutte pour des lendemains meilleurs. Le pire des terrorismes ne serait-il pas celui que nous ne voyons pas ?

51Entre les « actes », de petits films vidéo, qui ont semé l’étonnement dans une grande partie du public et que j’ai bien aimé. Particulièrement celui où nous voyons un comédien du groupe, dépressif à cause d’une banale déception amoureuse, quitter la scène du théâtre pour entrer dans l’espace d’un film où il se mue en tireur fou qui évoque de récents massacres aux États-Unis ou en Norvège.

52Je souhaite donc vivement que nous ayons bientôt l’occasion de revenir sur le travail de ce jeune auteur et sur celui de ses jeunes camarades qui savent nous communiquer leur enthousiasme jubilatoire.

Atlas des arts vivants

Christian Ruby

Au risque des arts contemporains

53Caractéristique de la démarche, Descartes utilise alors « observateur » en son sens premier : celui qui examine, par opposition à celui qui agit. Il distingue nettement ce spectateur de l’acteur : « Et en toutes les neuf années suivantes, je ne fis autre chose que rouler çà et là dans le monde, tâchant d’y être spectateur plutôt qu’acteur en toutes les comédies qui s’y jouent » (Discours, III, p. 144). Déploiement qui est redoublé par l’idée d’un théâtre du monde, sur lequel il s’est tenu en spectateur : « Comme les comédiens, lorsqu’on les appelle, mettent un masque pour ne pas laisser voir la rougeur sur leur front, ainsi moi, au moment de monter sur ce théâtre du monde où je me suis tenu jusqu’ici en spectateur, je m’avance masqué » (Cogitationes, AT X, 213) [1].

54Cette opération de généralisation, même sans thématisation, fait bien de « spectateur » un terme unifiant et excluant : spectateur ne se conçoit que dans un rapport de distance avec la chose visée, ouvrant alors au jugement ; et crée un écart avec acteur.

55Dans la chronique précédente, nous avons décrit l’aspect épistémologique du sujet-spectateur cartésien. Il n’est pas certain que Descartes, tout en utilisant cette figure du spectateur ne sente pas les limites de l’usage de la notion dans ce cadre. Et il n’est pas certain non plus qu’il ne pressente pas des difficultés similaires dans son application aux mœurs.

56Certes, à l’époque, l’extension de la position de l’observateur-spectateur est grande. Elle apparaît bien dans de nombreux dessins. Hubert Damisch explique, par exemple, que les vues des villes à cette époque étaient encore tributaires du dispositif de la perspective mis en place au Quattrocento en Italie. Mais les vues à vol d’oiseau, c’est-à-dire en surplomb par rapport à la ville, remplacent peu à peu les silhouettes des villes. En particulier, Jacques Callot grave la place du Baptistère à Florence en introduisant dans l’angle de sa composition un personnage observateur, dressé sur un monticule artificiel. Les premiers dessins en perspective privilégiaient une vue horizontale : le petit trou percé au lieu du point de fuite plaçait l’observateur à hauteur d’homme et l’impliquait dans le paysage. Puis l’observateur a pris du recul en même temps que de la hauteur. Car la vue en surplomb, qui se développe, permet une vision plus compréhensive, plus intellectualisée de la ville. Les peintres et les architectes n’ont pas attendu l’invention de l’aéroplane : les vues « à vol d’oiseau », depuis une colline ou une tour, permettent à la ville de se ménager un regard panoramique sur elle-même.

57Par quelles procédures la notion de spectateur en est-elle venue à s’appliquer à la morale et aux mœurs ? Elle l’est, de nombreux textes en témoignent, souvent postérieurs aux publications de Descartes. Mais par quelles voies et sous quel mode cette application a-t-elle été accomplie ? Les historiens finiront bien par nous l’indiquer.

58En ce qui concerne Descartes, et cette application, il faut relever d’abord que le philosophe sait parfaitement bien que le terme « observateur », dans ce nouveau cadre, conserve une double connotation : celui qui regarde, mais aussi celui qui observe les règles. En cela l’observateur en morale est aussi celui qui corrige ou appelle à corriger… De là, sans doute, le glissement, sans thématisation, vers le spectateur. Celui-là s’oppose plutôt à l’acteur.

59Spectateur et/ou observateur, Descartes affirme l’être :

60- Discours, III (p. 144-145) : rouler dans le monde, tâchant d’y être spectateur plutôt qu’acteur en toutes les comédies qui s’y jouent…

61- Lettre à Balzac, 5 mai 1631 (p. 942) : Descartes s’y donne pour observateur de la ville d’Amsterdam : on peut s’y promener chaque jour (et on peut y être anonyme), y considérer les hommes comme les arbres, c’est-à-dire les observer, et faire réflexion sur leurs actions.

62Il parle alors de la « comédie » du monde, qu’il a toujours évité, au profit de ce divertissement savant qu’il s’est donné à vivre : les sciences. Puis, il généralise : l’homme se définit d’abord par son statut d’observateur ou encore d’admirateur. C’est ce geste qui devient « spectateur » dans le Discours.

63Encore en existe-t-il un autre, sur le plan moral, mais cette fois du côté de la doctrine morale plutôt que du côté de l’observation des mœurs. Dans les Lettres à Elisabeth, il est vrai, Descartes adopte une position de moraliste qui est aussi médecin. Guérir le corps, c’est aussi guérir l’âme. La princesse a des migraines, mais c’est la tristesse qui est la cause de son mal. La fièvre est autant mal du corps que de l’âme. Un bon remède doit soigner les deux. Et comment guérir l’âme de sa tristesse, sinon en lui permettant de prendre la juste distance avec le monde. Avec le spectacle du monde ? Un équilibre à conquérir. Il faut apprendre à être touché sans être pour autant affecté.

64C’est aussi une doctrine de théâtre et de spectateur… traversé par la méthode.

65Ce qui ouvre à une réflexion sur le spectateur des arts, chez Descartes.

66Le spectateur cartésien se manifeste, en effet, encore dans une troisième dimension, qui n’est d’ailleurs pas sans poser de nombreux problèmes : les arts. Nombreux problèmes, parce que le statut des arts est secondaire chez Descartes (pour des raisons techniques relevant de la théorie des sens trompeurs), parce qu’il ne contribue pas du tout à l’élaboration d’une esthétique (dont on sait qu’elle ne viendra au jour qu’au xviiie siècle), mais aussi parce qu’il a toutefois travaillé à une théorie de la musique (proche des mathématiques), et surtout que la référence aux arts sert fréquemment de point d’appui à toute la théorie du spectateur. Paradoxalement, en vertu de ce tiraillement interne à la philosophie de Descartes, il est possible de produire quatre remarques sur le spectateur d’art cartésien, chacune renforçant, d’une manière ou d’une autre, la posture spectatoriale du sujet cartésien.

67La première remarque porte sur la musique. On sait que le premier écrit de Descartes a la musique pour objet, le Compendium musicae (Abrégé de musique), rédigé en 1618. Globalement, Descartes, dans cet Abrégé, organise un mixte entre la tradition et des nouveautés (notamment concernant la physique des sons), et ramasse en un principe toute la tradition du calcul des sons basé sur la division monocorde. Mais, si cet ouvrage produit les premiers rudiments d’une nouvelle conception de la musique en elle-même (approche par le son, calcul des hauteurs sonores, défense de l’unité et de l’harmonie), il est conçu aussi en vue de déplacer la question de la musique vers l’auditeur. Dès lors que l’on s’intéresse aux relevés, par Descartes, du rapport de la musique à l’oreille de l’auditeur (le spectateur, donc), on s’aperçoit qu’il raisonne bien d’une manière que l’esthétique relèvera : le beau musical est un problème de réception, mesure et proportion doivent la gouverner.

68Descartes établit ainsi un lien entre la musique et les sens, d’autant que « tous les sens sont capables de quelque plaisir ». Il faut uniquement que l’objet leur soit proportionné. Si la proportion est arithmétique, alors les sens la reconnaîtront plus aisément, même si « en toutes choses, la variété est agréable ». La qualité objective de la musique est son harmonie avec les sens, c’est d’ailleurs ce qu’apprécie la raison. Si l’homme peut entendre la musique et en jouir, c’est parce qu’il possède un organe adéquat, et non parce que la musique participe à un phénomène qui l’englobe et auquel l’homme, élément microscopique, participe aussi (le cosmos). Toute finalité transcendante ou symbolique a disparu. Tout est ramené à l’homme, par et pour l’homme.

69On voit bien comment cet examen de la musique ouvre sur la philosophie en cours d’élaboration, et surtout comment elle creuse la place du spectateur (fût-il auditeur).

70La deuxième remarque prolonge la précédente. Il existe donc une théorie sous-jacente du beau [2] chez Descartes, théorie moderne, même si les « sens sont trompeurs ». Cette théorie est massivement exprimée en termes de vue, d’ailleurs, et peu en termes de perception auditive. En ce qui le concerne, le beau : se rapporte d’abord à la vue ; ne signifie pas autre chose qu’un rapport de notre jugement à l’objet ; ne décline aucune mesure commune, ce rapport étant différent pour chacun [3]. Aussi, « la même chose qui fait envie de danser à quelques-uns, peut donner envie de pleurer aux autres », d’autant qu’existe une mémoire du corps dans l’art (on a pris autrefois plaisir à danser,…) [4].

71Elle débouche cependant sur une considération essentielle, qui fera l’objet de nombreux propos dans les Lettres à Elisabeth. Là, Descartes utilise, en effet, la figure du théâtre pour parler des soins de l’âme. Pour soigner et guérir l’âme de sa tristesse ne faut-il pas lui permettre de prendre la juste distance avec le monde, de la même manière que le spectateur doit déployer en lui un équilibre entre « être touché » et « être affecté ». C’est bien une doctrine du théâtre qui donne ici sa règle à l’éthique cartésienne.

72Troisième remarque : Descartes ne cesse d’utiliser une analogie picturale pour parler des Idées (« comme », ce n’est qu’une analogie). Ce n’est pas seulement que la physique, science des corps existants et réels (réduits à l’étendue connaissable), pose les lois, celles du mouvement, c’est surtout que les Idées représentent quelque chose. Les Idées sont comme des tableaux ou des représentations qui renvoient à la chose représentée (sauf dans le cas du rêve et de la folie). Ainsi l’explique la méditation I (p. 269) et la III (p. 291), sous-entendant que le tableau ne saurait échapper à la figuration et à la représentation.

73Néanmoins, il n’est jamais suggéré que nous pourrions être devant les idées comme devant un tableau. Ce qui limite considérablement l’analogie. Et bride une théorie du spectateur d’art.

74La remarque suivante, la quatrième, pourrait être absorbée dans la troisième. Elle consiste uniquement à rappeler que le Discours de la méthode est rédigé comme un tableau de vie. Nouvelle analogie avec les arts. Ce qui, cette fois, promet une certaine place à un « spectateur », en l’occurrence, au lecteur de l’ouvrage qui est censé, simultanément, le juger (Discours, I, p. 127 ; V, p. 154).

75Que tirer de ces considérations ? Une chose d’abord : Descartes est bien le contemporain de la naissance du spectateur moderne, même s’il n’en légitime pas la posture. En revanche, les allusions à la position du spectateur d’art lui servent à unifier les différents pans de l’existence humaine, notamment autour de la double idée de la distance méthodique et de l’unité du sujet [5].

76Descartes participe sans doute à l’invention d’une manière d’être au monde. Celle de l’observateur. Pour en parler, il emprunte le terme « spectateur », sans qualification particulière. Mais, dans cette notion de spectateur, il met d’abord l’idée suivante : le spectateur, c’est celui qui sait se rendre attentif à ce qu’il voit sans jamais être absorbé par son spectacle. La force interne de l’esprit, ou de la pensée, importe toujours plus que les « aventures » qui pourront « arriver » (au sens propre). Et par extension, d’une certaine manière, ce retour du regard du philosophe sur soi, en moderne, culmine dans la générosité comme juste regard sur le bon usage de notre libre arbitre.

77Que dire alors du spectateur cartésien ? Spectateur = dispositif de vision méthodique… (modifié ensuite selon son objet), sans division du travail (ni en fonction des objets, ni en fonction d’une éducation différenciée) explicitement construite. Mais qui marque, sur le plan philosophique, une nouvelle attitude de l’homme par rapport au monde, décalée par rapport au divin.

Musique

Jean-Louis Lavallard

L’art de l’interprétation

78Le marché du disque classique est malade, mais pour des raisons différentes de celles qui affectent celui du disque de variétés. Pour ce dernier, c’est la possibilité de télécharger gratuitement les chansons qui fait diminuer les ventes. Pour le disque classique, c’est la législation sur les droits de propriété qui crée une concurrence difficile à maîtriser. Cinquante ans après leur production, les enregistrements tombent dans le domaine public (sauf pour les compositeurs contemporains). Aujourd’hui, les disques publiés avant 1964 sont libres de droits. Comme le coût de fabrication d’un CD est extrêmement faible, on trouve aujourd’hui d’excellents enregistrements anciens à des prix extrêmement bas. Et ceci d’autant que les firmes qui les ont produits ont compris, pour éviter une concurrence sauvage, qu’il était de leur intérêt de les proposer eux-mêmes à bas prix.

79Vendre un CD unique à 1 ou 2 euros n’a pas d’intérêt commercial. Aussi voit-on apparaître à des prix ridiculement bas des coffrets contenant 5, 10, 20, 50 et même 100 CD, comportant même souvent, pour les rendre plus attractifs, quelques CD qui ne sont pas encore entrés dans le domaine public.

80Ce phénomène a complètement perturbé la production phonographique. Comment vendre, à 20 euros, un enregistrement récent d’une œuvre dont on peut trouver à dix fois moins cher un enregistrement prestigieux d’artistes exceptionnels et d’une qualité technique parfaite ? Les jeunes interprètes ne peuvent pas lutter. Aussi certains d’entre eux choisissent-ils d’enregistrer des œuvres moins connues de compositeurs oubliés. Mais cette production trouve-t-elle des acheteurs ? Les historiens de la musique peuvent s’en réjouir, puisqu’ils peuvent aujourd’hui écouter les œuvres de compositeurs dont jusqu’ici ils ne connaissaient que le nom. Mais il faut reconnaître que ces œuvres, souvent intéressantes, sont musicalement moins attractives que les œuvres de compositeurs très connus, ne serait-ce que parce notre oreille n’est pas habituée à eux.

81Ce phénomène n’est pas nouveau. Il y a une cinquantaine d’années, ceux qui allaient devenir les « baroqueux » ont rencontré les mêmes difficultés à se faire une place. Ils ont réussi à s’imposer en inventant une nouvelle manière d’interpréter la musique baroque « sur instruments anciens », qualifiée par eux de seule valable, en s’appuyant sur des arguments musicologiquement contestables : personne ne peut savoir comment était interprétée la musique il y a quelques siècles. Puis, leur propre notoriété ainsi acquise, ils n’ont pas hésité à sortir de ce domaine spécialisé, pour se produire aussi bien dans la musique romantique que contemporaine.

82L’amateur de musique enregistrée, qui achetait jadis quatre ou cinq disques par mois, en obtient aujourd’hui – pour le même prix – une cinquantaine (et même plus). Alors, un autre problème se pose : il n’a plus le temps de les écouter ! S’il a acheté un coffret de 20 disques pour deux disques qui l’intéressent particulièrement, il lui en reste dix huit autres qui n’ont pas moins de mérite.

83Le résultat est simple : il possède alors plusieurs enregistrements de qualité de la même œuvre, ce qui donne la possibilité de faire des comparaisons. Son but n’est pas, comme dans certaines émissions radiophoniques de déterminer la « meilleure » interprétation de l’œuvre pour pouvoir l’acheter. Mais il a la possibilité, en écoutant l’intégralité de l’œuvre dans divers enregistrements, d’apprécier comment de grands interprètes l’ont comprise et d’ainsi améliorer sa propre compréhension.

84C’est ainsi que je possède actuellement sept interprétations des sonates pour violon et piano de Beethoven. (Il en existe d’ailleurs bien d’autres de qualité au moins égale). Leur comparaison est passionnante : chaque violoniste a sa technique donc sa sonorité propre, car il contrôle lui-même tous les paramètres de l’émission sonore. La manière dont il manie l’archet définit la sonorité, alors que l’emplacement de son doigt sur la touche détermine la hauteur du son, qui peut être rendue légèrement variable autour d’une valeur moyenne par le « vibrato » ou légèrement plus aiguë, en fin de note, pour créer un effet spécial. Grâce à ces techniques, un violoniste a une émission sonore aussi reconnaissable que celle d’un chanteur.

85La comparaison entre les enregistrements de ces sonates par les deux plus anciens violonistes, Kreisler et Heifetz, d’un côté, et les enregistrements des deux plus jeunes, Kremer et Faust, de l’autre, montrent que l’on ne joue pas du violon de la même manière aujourd’hui qu’hier. Certes, les cordes en acier ont remplacé les cordes en boyau. Mais la principale différence ne se situe pas là. Kreisler et Heifetz vibrent beaucoup et leur interprétation est avant tout lyrique. Kremer et Faust ne vibrent pas (sauf parfois sur une note pour obtenir un effet) et leurs interprétations sont beaucoup plus strictes et précises, analytiques même chez Faust.

86Il ne faut pas en déduire que Fritz Kreisler (né en 1875) et Jascha Heifetz (né en 1901) jouent de la même façon. Kreisler est beaucoup plus fantaisiste. Il allonge parfois arbitrairement la durée d’une note, en augmente un peu la hauteur à la fin, avec une liberté que refusent les interprètes actuels qui tiennent à respecter totalement ce qui est écrit, hauteur et durée [6]. Doit-on pour autant accuser Kreisler de mal jouer ? Certainement pas. Si Beethoven avait voulu que sa partition soit jouée ainsi, il n’aurait pas pu l’indiquer, les signes d’écriture musicale ne le permettant pas. Heifetz joue tout autrement. Cet extraordinaire violoniste a une technique particulière qu’aucun autre violoniste n’est capable d’imiter. Dans un crescendo, tous les violonistes augmentent progressivement et d’une manière continue l’intensité en même temps qu’ils changent de note. Heifetz joue tout autrement. Chez lui, l’intensité de la première note est égale et plus faible que l’intensité de la deuxième qui est égale et supérieure. Il y a un escalier d’intensités et non une croissance continue. C’est d’ailleurs ainsi que se font les crescendos sur les instruments à son fixe comme le piano où l’intensité de chaque note est constante. Pour une oreille non exercée, le résultat paraît plus impersonnel et moins sensible. Mais à tort, car Heifetz compense cet effet par des phrasés plus variés et extraordinaires que tous les autres violonistes.

87L’enregistrement de David Oïstrakh (né en 1908) a longtemps été considéré comme une référence. Sa sonorité est royale, comme à son habitude, et l’interprétation magistrale. C’est une leçon de violon assez anonyme plus qu’une interprétation personnelle.

88L’interprétation de Yehudi Menuhin (né en 1916) est sensible et même douloureuse. Il est souvent triste et touchant, très vivant et prêt à pleurer. Il est vrai que cet enregistrement avec Louis Kentner au piano date de 1953 et que le juif Menuhin a souffert de la persécution et du massacre de ses coreligionnaires. Dans le même coffret que l’enregistrement avec Kentner se trouve une interprétation beaucoup plus ancienne (1934) de la sonate à Kreutzer avec sa sœur Hephzibah. Elle est beaucoup moins bonne. Il est vrai que les deux interprètes étaient très jeunes : Yehudi avait 18 ans et sa sœur 14 ! La comparaison n’en est pas moins intéressante. La vitesse d’interprétation de chaque mouvement est la même, à la seconde près. Menuhin à 37 ans joue exactement au même tempo qu’à 18 ans. Ce qui laisse penser que le style d’interprétation est fixé très tôt, à la période d’apprentissage. Ce n’est pas la date de l’enregistrement qui compte, mais la date de naissance de l’interprète.

89L’interprétation d’Arthur Grumiaux (né en 1921) a une particularité : il est tenu en laisse par la pianiste Clara Haskil (née en 1895) donc de beaucoup son aînée. Clara Haskil crée le cadre strict dans lequel Grumiaux doit évoluer, avec la plus grande liberté d’ailleurs. Grumiaux a un jeu « petit bras » n’utilisant que la partie centrale de l’archet, ce qui n’est d’ailleurs pas un défaut.

90Gidon Kremer (né en 1947), au jeu très fin, a aussi une partenaire de poids dans la personne de la pianiste argentine Martha Argerich (née en 1941). Mais l’accord entre les deux partenaires est tout autre. A un moment, l’un domine puis rend le leadership à son partenaire qui le lui redonne un moment après. Le miracle est qu’un tel processus fonctionne bien et donne une interprétation d’une grande unité.

91Isabelle Faust (née en 1972) est une des rares interprètes de la jeune génération capable de rivaliser avec les grands anciens dans le répertoire classique. Pour ce faire, elle doit trouver un style distinct (en évitant celui de ceux qui l’ont précédée) tout en évitant les excentricités. L’audition attentive de son interprétation montre qu’Isabelle Faust a étudié d’une façon détaillée la partition pour trouver un moyen de s’y distinguer d’une façon acceptable. C’est une interprétation intellectuelle, précise et nuancée avec de fortes variations de tempo à l’intérieur d’un même mouvement. Péremptoire, fine et sophistiquée, cette interprétation évite tout romantisme.

92Ces interprétations sont toutes excellentes, chacune illustrant un aspect d’œuvres riches en significations. Elles sont très variées, comme le montre l’examen de la durée de chaque mouvement. Pour la célèbre sonate n° 9 à Kreutzer, la durée du premier mouvement varie de 10 minutes 6 secondes chez Heifetz (Kreisler et Grumiaux sont presque aussi rapides) à 14 minutes et 12 secondes chez Kremer. Celle du second mouvement passe de 13 minutes 36 secondes chez Kreisler (Heifetz et Faust sont presque aussi rapides) à 16 minutes 9 secondes chez Grumiaux. Quant au troisième mouvement, il passe de 6 minutes 38 secondes chez Grumiaux à 8 minutes et 16 secondes chez Faust qui n’est d’ailleurs que d’une seconde plus lente que Kreisler. Il n’y a pas des violonistes qui jouent systématiquement plus vite ou plus lentement que leurs rivaux

Disque ou concert ?

93Est-il préférable d’écouter la musique au concert ou sous forme enregistrée? Ces deux modalités sont complémentaires. Écouter un disque peut se faire à n’importe quel moment. Le mélomane peut choisir les interprètes parmi les plus prestigieux et il a accès à une multitude d’œuvres. L’amateur de concert doit se déplacer à heure fixe, accepter le programme et les interprètes (souvent moins célèbres). Il paie souvent sa place un prix plus élevé que celui du disque.

94En fait, tout se joue sur la qualité sonore. Le concert l’emporte sans conteste par rapport à une reproduction sur un appareil médiocre et même moyen. Pour obtenir un résultat sonore équivalent au concert, il faut disposer d’une installation qui coûte le prix d’une belle voiture soit plus de 20 000 euros. Encore faut-il bien choisir. Une bonne installation haute fidélité n’est jamais spectaculaire. L’amateur de musique qui va souvent au concert sait comment sonne vraiment la musique. Il est donc moins susceptible de se laisser abuser par un son séduisant mais éloigné de la réalité. Il faut faire attention aux détails (c’est le maillon le plus faible qui détermine la qualité finale). Par exemple, ne pas hésiter à dépenser plusieurs milliers d’euros dans les câbles de connexion entre appareils et relier chaque appareil à une prise électrique distincte. Mais le plus important reste le local d’écoute qui doit être assez grand (au moins 20 mètres carré). Quant aux enceintes, elles doivent être éloignées des murs et, si l’on est puriste, il faut se placer au meilleur endroit (au sommet d’un triangle équilatéral dont les deux autres sommets sont les enceintes). Il est inutile de préciser que dans la pratique toutes ces recommandations sont rarement respectées.

95Il faut aussi disposer d’enregistrements de bonne qualité technique. Les revues spécialisées attribuent à chaque enregistrement une note technique, qui ne doit pas faire illusion. Sur une très bonne chaîne, presque tous les enregistrements sonnent bien. La note tient compte des limitations des appareils les plus courants et de leur possibilité de reproduire la musique enregistrée. Le fait que tous les enregistrements ne soient pas techniquement identiques et sonnent donc différemment n’est pas un défaut en soi. Le même phénomène existe au concert où ce que l’on entend dépend de l’emplacement dans la salle. D’une manière générale, la plupart des enregistrements se faisant avec plusieurs microphones placés près des instrumentistes, les sons y sont plus détaillés que ce que l’on peut entendre au concert.

96Faut-il en déduire que l’audition d’œuvres enregistrées sur un excellent équipement est supérieure à l’audition au concert ? Cer-tai-nement pas.

97Outre l’aspect festif d’aller à un spectacle, le concert permet de voir jouer les interprètes. La vue aide considérablement l’audition et elle s’impose même à elle. Dans une expérience classique, le sujet voit une personne prononcer TA alors qu’elle entend DA. Interrogée, elle répondra qu’elle a entendu TA c’est-à-dire ce qu’elle a vu et non ce qu’elle a entendu. Au concert, regarder un instrumentiste favorise automatiquement la perception des sons qu’il émet. L’audition au concert est donc un processus actif auquel participe l’auditeur qui, dans une certaine mesure, choisit ce qu’il veut entendre.

98La présence dans la salle d’un grand nombre d’autres auditeurs est un autre avantage. Par un mécanisme neuronal maintenant connu (les neurones miroir), nous sommes sensibles aux réactions de nos voisins. Si celui qui est assis à coté de nous est satisfait, nous partageons sa satisfaction. Il apparaît un phénomène de communion particulièrement agréable. Au moins pendant la durée du concert, nous ne sommes plus seuls au monde. Les instrumentistes sont sujets au même type d’influence : les enregistrements en public sont généralement plus vivants que les enregistrements en studio.

A travers quelques livres

Roland Pfefferkorn

Des livres qui interrogent le « progrès »

99L’essai de Gilles-Eric Séralini, Tous cobayes ! OGM, pesticides, produits chimiques (repris en poche dans Champs actuel, 2013) apporte une contribution remarquée sur la question de la nocivité de certains organismes génétiquement modifiés. Il y a quelques mois, à peine publiée, sa recherche avait suscité une grosse controverse en raison à la fois de certaines faiblesses méthodologiques et des interprétations excessives qui en avaient été faites dans certains médias, mais aussi en raison des liens avec les firmes d’une partie de ses détracteurs. Le chercheur avait mis en scène avec une certaine efficacité la promotion de ses travaux, mais la disqualification immédiate, venue pour l’essentiel d’« experts » au service des producteurs d’OGM, laisse pour le moins perplexe quant aux motivations non exclusivement scientifiques de ces spécialistes si prompts à dégainer. Quand il s’agit de protéger les intérêts des firmes, la minimisation des risques est en effet trop souvent la règle. En tous cas des recherches complémentaires s’imposent pour clarifier la question de la nocivité de ces organismes qui est désormais posée, et plus particulièrement des plantes génétiquement modifiées.

100Les experts appointés par les grands groupes capitalistes ne sont pas les plus fiables quand il s’agit d’apprécier les dangers de leurs activités. Fukushima n’a pas fini de révéler au monde l’immensité des ravages du nucléaire et l’ampleur des mensonges des nucléocrates. Le livre de Nadine et Thierry Ribault, Les sanctuaires de l’abîme. Chronique du désastre de Fukushima (Éditions de l’encyclopédie des nuisances, 2012) revient sur les événements qui ont suivi le déclenchement de l’accident. Il détaille les tergiversations du gouvernement japonais et de l’entreprise responsable de la centrale sans oublier « l’empire du mensonge radieux » qui entoure le nucléaire civil et militaire. Malgré les risques encourus, certains habitants sont revenus à l’occasion des fêtes de fin d’année 2013. Le cas d’un fermier qui a refusé d’abandonner la région irradiée et a continué à s’occuper des animaux abandonnés est exposé dans le livre Antonio Pagnota, Le dernier homme (Don Quichotte, 2013). La nécessité de sortir du nucléaire est désormais défendue par certains de ses anciens partisans, comme par exemple Jean-Louis Basdevant, ancien chef du département de physique de l’École polytechnique dans : Maîtriser le nucléaire. Sortir du nucléaire après Fukushima (Eyrolles, 2e édition, 2012).

101On découvrira aussi le regard lucide sur le monde civilisé capitaliste-industriel que portent les textes de Walter Benjamin, choisis et présentés par Michael Löwy : Romantisme et critique de la civilisation (Payot, 2010). L’ouvrage collectif Une autre histoire des « Trente Glorieuse ». Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’Après-Guerre (La Découverte, 2013) dévoile la face noire des années de forte croissance des décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. L’accent est mis avec beaucoup de rigueur sur les conséquences sociales et environnementales des politiques modernisatrices ainsi que sur les premières critiques du productivisme et du consumérisme, notamment celles développées très tôt par Barthes, Lefebvre, Charbonneau ou Ellul. Les deux derniers auteurs cités figurent aussi, avec Ivan Illich, Herbert Marcuse et quelques autres, au panthéon des maîtres à penser retenus par les concepteurs de l’ouvrage pédagogique : Radicalité : 20 penseurs vraiment critiques (L’Échappée, 2013).

102Les sociétés prétendument dé-mocratiques organisent aussi la surveillance généralisée des citoyens. Grâce à Edward Snowden, le système d’espionnage électronique mis en place par les États-Unis est désormais connu. Il leur permet des écoutes de la quasi-totalité des communications civiles et militaires de la planète. On sait aussi que le Président François Hollande, comme de très nombreux dirigeants d’autres États réputés démocratiques, a refusé de lui accorder l’asile politique ! Pour ce qui est du fichage des citoyens, la France est bien mal placée pour donner des leçons au monde. Les Renseignements généraux ont abondamment fiché après 1968. Et cela ne date pas de ce fameux mois de mai, Fouché déjà… Bien sûr cela se poursuit de nos jours sous différentes formes… Il suffit de lire le livre bien informé de Philippe Pichon et du sociologue Frédéric Ocqueteau (Une mémoire policière sale, Jean-Claude Gawsewitch, 2013) pour découvrir que dans notre pays 34 millions de personnes sont répertoriées dans le fichier STIC (Système de traitement des infractions constatées) ! Leur livre revient aussi sur la manière dont l’un des deux auteurs, Philippe Pichon, a été écarté de la police, alors qu’il était commandant, dès lors qu’il a dénoncé l’utilisation de ce fichier STIC, consulté plus de 20 millions de fois par an.

103Que dire encore de la surveillance potentielle via les puces RFID qui commencent à se multiplier ? D’ici 2020, tous les compteurs électriques doivent être remplacés par des compteurs « intelligents » équipés de cartes à puces RFID. Va-t-on pouvoir suivre à distance notre façon de vivre via notre consommation électrique ? Cette question a aussi été posée à propos de la traçabilité des clients des transports en commun de l’agglomération lilloise dans une enquête récente, menée par Tomjo, L’Enfer Vert. Un projet pavé de bonnes intentions (L’Échappée, 2013).

104Fabrice Flipo, Michelle Dobré et Marion Michot s’intéressent à l’impact environnemental de ces nouvelles technologies. Leur livre La face cachée du numérique (Éditions l’Échappée, 2013) dénonce les illusions de la dématérialisation et montre que le développement du numérique ne permet en rien l’apparition d’une économie propre et écologique.

105Deux mythes entourent les nouvelles technologies de l’information et de la communication : celui du « natif numérique » et celui du « maître électronique ». Roberto Casati développe une argumentation rigoureuse en faveur de la protection de l’école envers la normativité automatique qu’imposent les technologies nouvelles. Il s’oppose à la culture de l’impatience qui étouffe l’attention. Son livre Contre le colonialisme numérique. Manifeste pour continuer à lire (Albin Michel, 2013) conseille la plus grande prudence vis-à-vis de l’introduction du numérique à l’école : « Accéder à l’information, ce n’est pas lire ; lire, ce n’est pas déjà comprendre ; et comprendre, n’est pas encore apprendre », écrit-il en substance.

106Hartmut Rosa, cherche à penser ensemble le devenir de l’individu et de son rapport au monde en centrant son analyse sur la poussée d’accélération sociale qui se produit ces dernières décennies. Sa manière d’envisager l’accélération intègre l’innovation technique, le changement social (principalement le travail et la famille) et le « rythme de vie ». Son livre, Accélération. Une critique sociale du temps (La Découverte, 2013), traite d’une contradiction vécue par presque tous les contemporains : le sentiment d’être dans une pénurie de temps alors même qu’à priori le temps libre augmente. La technique, notamment le numérique, n’est pas seule responsable du phénomène, car de plus en plus de personnes ne veulent être liés à rien, plus précisément être toujours disponibles, de sorte à ne rien manquer. La conséquence en est le développement d’une sorte de dépression démobilisatrice.

107Dans Vue imprenable sur la folie du monde (Les arènes, 2013), mi-fiction, mi-journal, Denis Robert jette un regard sur tout ce qui se passe de sinistre dans le pays depuis son petit territoire, le département de la Moselle, frappé depuis 30 ans par la fin de la sidérurgie et des houillères. « Je sais que l’horizon est bouché, qu’on s’emmerde dans ce coin, mais on s’emmerde partout quand on n’a plus de rêves ». Il n’a pas arrêté de prendre des coups suite à ses révélations sur Clearstream et le monde de la finance, avant de gagner les procès qui lui ont été intentés.

108Il parle aussi de la lâcheté des politiques au service des puissants tout en faisant semblant de s’attaquer à eux. Les fausses promesses jamais tenues de Longuet, Mitterrand, celles de Fabius, Sarkozy. Il fustige la politique « petit bras » d’un Hollande qui personnifie désormais le renoncement en politique. Ses remarques sont souvent assassines, mais elles visent tellement juste : « Je me demande si Jean-François Copé, Laurent Wauquiez ou François Hollande pensent à la mort, au temps qu’il leur reste pour arrêter de mentir. »

109Aujourd’hui d’autres auteurs rappellent à quel point la dérégulation financière mise en œuvre par la droite et la social-démocratie sert exclusivement les intérêts des puissants. Même Jean-Michel Naulot, un banquier, met en cause l’immobilisme des dirigeants politiques dans Crise financière. Pourquoi les gouvernements ne font rien (Seuil, 2013). L’économiste Gabriel Zucman confirme ce diagnostic dans La richesse cachée des nations. Enquête sur les paradis fiscaux (Seuil, 2013). Alors que près de 8 000 milliards d’euros échappent aux impôts, le G20 continue à ne pas y toucher.

110Aujourd’hui les fermetures d’usines et les suppressions d’emplois se multiplient. Comment s’étonner dès lors que le monde populaire tourne le dos à cette politique, quand même ceux qui prétendent agir dans le sens de leurs intérêts n’ont de cesse de s’acoquiner avec leurs ennemis de classe ? Mais le développement de l’abstention et de certaines formes de repli sur soi ne signifie pas adhésion au Front national ou droitisation de la société. Dans un ouvrage collectif qu’il dirige Des votes et des voix. De Mitterrand à Hollande (Champ social, 2013), Vincent Tiberj montre bien que sur le long terme c’est faux. Le problème c’est le renoncement de la gauche gouvernementale et son abyssale absence de projet politique. Comme le note Andrea Cavalletti dans « De la genèse des classes et de leur avenir politique » (Climats, 2013) : « Dans la phase actuelle c’est l’entreprise qui dicte ses lois et l’État coïncide avec son monde – ou avec le paravent qui le cache ; l’imbécillité instinctive gouverne, celle-là même que le manager ne tarde pas à déchaîner ».

Marino Pulliero

Walter Benjamin, Le désir d’authenticité, L’héritage de la Bildung allemande

111Paris, Hermann, 2013.

112C’est précisément, dans la doxa, le relevé pointilleux des images de la foule des et dans les grandes villes qui joue un rôle pivot dans la théorie du spectateur moderne, élaborée par l’écrivain philosophe Walter Benjamin (1892-1940), durant la première moitié du xxe siècle. À peine a-t-il organisé le repérage de ces images de masses qui répandent le plus souvent « angoisse », « répulsion » et « horreur », lesquelles se retrouvent aussi chez les écrivains et artistes (romanciers, poètes, réalisateurs de cinéma, compositeurs) depuis la fin du xixe siècle sous la forme d’océans de maisons, de rythmes époustouflants de circulation et d’industries du plaisir, qu’il envisage d’en retourner la signification et de les mettre au service d’une pensée susceptible d’articuler, cette fois plus dialectiquement, ville, cinéma, œuvre d’art reproductible, spectateur et État moderne,… Une pensée au service de la vocation « politique » du spectateur d’art d’exposition, d’une vocation politique non « esthétisée », parce qu’elle « formule des exigences révolutionnaires dans la politique de l’art ».

113Mais, écrivant cela, nous savons aussi que nous citons la partie de l’œuvre de Walter Benjamin la plus connue et la plus fréquentée par les lecteurs habituels de cet auteur. Il reste que ce propos n’éclaire pas la genèse de la pensée de Benjamin. Pour ce faire, il faut avoir recours d’abord aux ouvrages de Theodor Wesendung Adorno et de Hannah Arendt. Tous deux proposent des éclaircissements et des remarques qui donnent toute sa cohérence à une pensée apparemment dispersée, puisqu’elle ne se présente nulle part sous une forme systématique à laquelle Benjamin s’est toujours refusé.

114On peut aussi prendre en main des biographies de l’écrivain allemand. Mais il est désormais un autre biais, beaucoup plus fructueux, à condition de disposer d’assez de temps pour le lire de près, de compétence germanique pour lire les textes en allemand, et d’un grand souci de la précision pour maîtriser et mémoriser les hypertextes constamment mis en avant. Beaucoup plus fin et plus malin que n’importe quelle biographie de Walter Benjamin, cet ouvrage constitue vraisemblablement, et paradoxalement, une éclatante biographie intellectuelle de l’écrivain à placer à côté de celle de Gershom Scholem, désormais très vieille. L’auteur commence d’ailleurs bien par la référence à l’enfance berlinoise, mais elle est reconstruite, via les ouvrages de Benjamin, à partir des empreintes et traces que cette vie a laissées (Bade, Berlin, Paris), procédant à partir de sa condition sociale d’origine : celle de la bourgeoisie juive de l’époque wilhelmienne.

115A partir de ce point de départ, l’auteur déroule un propos qui fouille avec une grande pertinence les strates archéologiques successives qui ont rendu cette pensée possible. L’âge d’or wilhelmien conduit à la question de l’identité judéo-allemande, celle-ci à celle de la Bildung. L’auteur reprend, à cette occasion, toute la genèse de la Bildung dans la pensée allemande, reconstruisant ainsi la théologie (médiévale) qui l’a conçue (on retrouve d’ailleurs cela dans les ouvrages de Hans-Georg Gadamer), puis les débats autour de l’éducation nationale qu’elle a condensés. Benjamin, élève de Wyneken, un théoricien allemand de la pédagogie, pense une réforme culturelle globale. Sa critique de l’époque éducative n’est pas très éloignée de celle du Nietzsche de l’analyse de la crise de l’enseignement et de l’éducation. En prolongeant sa recherche du côté des Wandervogel, l’auteur situe Benjamin à la croisée du malaise dans la civilisation et du nouveau romantisme.

116Les derniers chapitres de l’ouvrage sont plus conceptuels. L’auteur y reconstitue le terreau des concepts d’histoire, d’expérience et de société chez Benjamin.

117Dès lors que l’on est solidement armé en matière de culture germanique, cet ouvrage devient central. Il porte son éclairage moins sur les textes connus de Benjamin que sur la genèse de sa pensée. C’est donc toute la culture allemande de la fin de la Première Guerre mondiale qui est donnée à lire ou à fréquenter. En rejetant le monde d’avant 1914, elle donne forme et consistance à la question de la critique de la culture, la transformation de la vie et de la sensibilité, la mutation urbaine, et les différentes facettes de la refonte de l’identité juive.

118Christian Ruby

Grégoire Chamayou

Théorie du drone

119Éd. La Fabrique, 2013, 363 p., 14 euros

120Dans le fragment 771 des Pensées Pascal écrit : « La nature agit par progrès. Itus et reditus, elle passe et revient, puis va plus loin, puis deux fois moins, puis plus que jamais, etc. » Et l’on serait tenté après la lecture de Théorie du drone de Grégoire Chamayou de dire la même chose non pas tant de la technique (seul domaine où la conception d’un progrès cumulatif et continu semble pensable) mais de ses effets sur le monde…

121En philosophe – Grégoire Chamayou est chercheur en philosophie au CNRS et au Cerphi ENS Lyon – il analyse les nouvelles conséquences stratégiques, politiques et idéologiques de cette nouvelle arme mise au point dans les années 1990. Le drone – du mot anglais « drone » signifiant le bourdon, le bruit de bourdonnement susceptible d’être entendu depuis le sol que ce véhicule émet – désigne tout engin terrestre, naval ou aéronautique, commandé à distance, de manière automatique, sans présence de pilote, sans présence humaine : « unman flying vehicle » dit-on aussi plus techniquement et toujours comme le terme de « drone » en anglais. Il s’agit donc d’une caméra volante de très haute précision équipée différemment… Il existe en effet plusieurs sortes de drones dont les fonctions diffèrent : drones d’observation ou de surveillance et drones actifs, visant à accomplir une tâche autrefois réalisée par l’homme (ex. dans le secteur postal pour éviter des tâches répétitives, mais aussi dans le secteur de la construction ou de la défense afin d’éviter des tâches jugées trop dangereuses). Certains drones sont dit offensifs car équipés de missiles ou de bombes comme le « Predator » ou le « Reaper » et capables de tuer. C’est de ces derniers cas que Grégoire Chamayou veut faire la théorie et c’est sans doute cette « chasse à l’homme » ou « à la cible » qui l’intéresse dans cette nouvelle technologie – lui qui a consacré son précédent ouvrage aux différentes chasses à l’homme [7] dans l’histoire. Ici, il s’agit de penser une « chasse à l’homme » d’un type nouveau, où ceux qui sont chassés ne sont pas conscients de la traque et ceux qui chassent sont face à des écrans à des milliers de kilomètres de leur cible. Chamayou voit dans ce que permet cette nouvelle technologie – ce qui semble vraiment nouveau par rapport aux missiles V2 de la Seconde Guerre mondiale par exemple, déjà autopropulsés donc permettant la guerre à distance, c’est la capacité du drone à se repositionner en permanence grâce à sa modélisation informatique – une arme de lâche, l’arme de ceux qui tuent à l’abri, arme significative d’une nouvelle attitude militaire très éloignée de la bravoure et du courage qui n’apparaissent plus comme les valeurs de référence du nouvel éthos militaire. Mais il faut peut-être dire plus, car le drone a été présenté comme une « arme humaine », voire « humanitaire ». Outre le paradoxe de l’humanité de cette arme « unman », « sans homme » et qui peut apparaître humaine en ce qu’elle diminue le risque pour ceux qui la programmeraient à distance, elle apparaît humaine en termes quelque peu asymétriques. Si elle sauve des vies, c’est davantage du côté de la nation propriétaire des drones, qui a transformé ses soldats en non combattants ou en « combattants » à distance qu’on n’expose donc plus au feu du combat effectif, et moins pour les cibles visées, encore que le drone permette un tir ciblé, une frappe dite chirurgicale, s’opposant aussi au tapis de bombes.… Le drone inaugure donc une forme de nouveau rapport à la guerre, rapport asymétrique, où l’ennemi est invisible, où le conflit est sans lieu véritable, sans front.

122Le drone serait ainsi révélateur d’un nouvel idéal stratégique de certains États-nations où la puissance technologique servirait à masquer l’état de guerre. Quand on ne veut plus demander à ses concitoyens de se battre pour défendre ses valeurs, on peut suppléer à cela par une panoplie technique, permettant des tirs ciblés. Force d’un pouvoir qui accumule des renseignements et recueille des masses de données, qui substitue une pratique systématique de la surveillance au nom de la sécurité, qui privilégie des attaques hors zone de combats, se réservant le droit de suivre l’ennemi partout dans le monde, le drone est bien révélateur de ce monde d’après le 11 septembre 2001 où l’on s’autorise, sous couvert d’obtention de renseignements sur l’autre, l’éventuel ennemi, à pratiquer une surveillance tous azimuts, à poursuivre l’ennemi partout, à observer le monde en suspect et les individus en « profil », en suivant leurs déplacements et leurs contacts sans s’intéresser pour autant à leur individualité….

123Le drone est en cela révélateur des choix stratégiques de certaines puissances souveraines. Mais est-ce à la technique ou à la technologie qu’il faut s’en prendre ou à l’utilisation politique qui en est faite à l’intérieur d’un cadre stratégique donné ? Certains usages militaires ou civils du drone peuvent paraître légitimes, le drone est une technologie souvent bon marché qui peut rendre de grands services, tant au niveau de la cartographie en trois dimensions que pour les opérations de repérage ou de sauvetage, pour le contrôle agricole ou des feux de forêts, tant pour l’approvisionnement de moyens de première nécessité dans des endroits reclus que pour des réalisations artistiques.

124Les avancées technologiques ne sont jamais à dissocier des usages politiques qui en sont faits. C’est ce que le roi Thamous disait à l’inventeur Theuth dans le Phèdre de Platon et les progrès technologiques ne sont jamais à apprécier en soi mais toujours dans le cadre d’une politique donnée.

125Emmanuelle Huisman-Perrin

Georges Chapouthier et Françoise Tristani-Potteaux

Le chercheur et la souris

126Paris, CNRS Éditions, 2013, 210 p., 22 euros.

127Dans un livre extrêmement attachant, Françoise Tristani-Potteaux raconte l’itinéraire du chercheur d’exception qu’est Georges Chapouthier, aujourd’hui directeur de recherche CNRS émérite. Exception est bien le terme qui convient pour rendre compte à la fois de l’importance de ses travaux et de leur profonde originalité.

128Si de nombreux lecteurs savent que G. Chapouthier a consacré de nombreux textes à la défense de la cause animale, ses engagements moraux ne doivent pas occulter le travail théorique auquel sa double compétence de neurobiologiste (spécialiste de la mémoire) et de philosophe (sa thèse, dirigée par Dagognet, est significativement intitulée Essai de définition d’une éthique de l’homme vis-à-vis de l’animal) a donné une coloration particulière. Au fond, et je pense qu’il en sera d’accord, Chapouthier est un authentique anthropologue, n’hésitant pas, en ce monde d’hyperspécialisation, à élaborer une théorie générale. J’en veux pour preuve les nombreux livres consacrés à la spécificité humaine, livres utilement éclairés par son intime connaissance de la condition animale : L’animal humain. Traits et spécificités (dir., 2004), Kant et le chimpanzé. Essai sur l’être humain, la morale et l’art (2009), Que reste-t-il du propre de l’homme (coll., 2012), et, surtout, en 2001 chez Odile Jacob, L’homme, ce singe en mosaïque. C’est dans ce dernier ouvrage que G. Chapouthier avait rappelé l’importance de la néoténie pour saisir la nature essentielle de l’homme. C’est le processus néoténique (le fait que l’évolution conserve des caractères morphologiques manifestés par les autres primates à un moment donné de leur développement ontogénique) qui éclaire l’indétermination (ou labilité), souvent soulignée, de certains territoires cérébraux.

129Dans les ouvrages mentionnés (et dans bien d’autres), G. Chapouthier défend un gradualisme moral qui stigmatise aussi bien le spécisme extrême, qui ferait de l’homme le seul objet de la morale, que l’antispécisme radical pour qui l’espèce humaine ne dispose d’aucun droit à être privilégiée dans le domaine des droits moraux. La différence anthropologique, qu’il serait absurde de nier, se situe dans le fait que seul l’être humain est capable de rationaliser la morale, d’en faire un ensemble discursif élaboré. Il s’agit donc de donner consistance, à travers la catégorie de l’animalité, à une approche fondée sur le point de vue de l’homme (anthropocentrée), qui ne soit ni anthropocentrique ni anthropomorphique (qui cherche l’homme dans l’animal).

130Il ne faudrait pas déduire de ce qui précède que le livre de F. Tristani-Potteaux est essentiellement théorique. Une bonne partie de son charme vient du fait qu’elle nous donne à voir, et à aimer, un chercheur dont la vie est fortement romanesque. L’enfance d’abord, où Georges, dès l’âge de 5 ans, fréquente l’École normale supérieure, enfance marquée par la disparition brutale en 1953 de son père, directeur adjoint de l’École, puis le choc culturel que représente la rencontre, quelques années plus tard, avec le Liban, et, de retour à Paris, la fréquentation de Patrice Chéreau. Nous pourrions citer de nombreuses autres anecdotes dont le livre fourmille, souvent contées par Georges lui-même, anecdotes qui permettent de comprendre un itinéraire scientifique tout autant que la construction d’une personnalité chaleureuse et généreuse.

131L’ouvrage se termine par un entretien passionnant dans lequel G. Chapouthier évoque ses projets. La dernière phrase de cet entretien mérite d’être citée : « Il faut absolument améliorer la manière dont nous traitons les animaux […]. Ce n’est qu’à cette condition que nous pourrons nous targuer d’être une espèce qui a bien réussi l’utilisation de son puissant cerveau ».

132Alain Policar


Date de mise en ligne : 01/01/2019

https://doi.org/10.3917/rpre.189.0117

Notes

  • [1]
    Cf. Th. Barrier qui, ici, prolongerait nettement en tirant vers le baroque : le masque, le retrait, se donner à voir partiellement…
  • [2]
    Cf. Lettre à Mersenne, 18 mars 1630 (p. 924).
  • [3]
    Ex. Lettre à Elizabeth, 18 mai 1645 (p. 1182) : parle des histoires représentées au Théâtre (tristes et gaies), produisent une récréation, ou des larmes… Plaisir de la fiction…
  • [4]
    Idem : si on fouette un chien… il se souvient.
  • [5]
    Voir le commentaire 1 de Th. Barrier, en annexe 1.
  • [6]
    Dans un enregistrement de la huitième sonate avec au piano Rachmaninov (le célèbre compositeur était un pianiste virtuose) Kreisler se montre très rigoureux. Il y est contraint par son partenaire. Ce fut semble-t-il très difficile. Il a fallu un grand nombre de prises, la plupart fantaisistes, pour arriver à en extraire ce résultat plus strict.
  • [7]
    Les Chasses à l’homme, La Fabrique Editions, 2010.

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