Notes
-
[1]
A. Comte, Discours sur l’ensemble du positivisme, 60.
-
[2]
B. Valade, article « progrès » de L’Encyclopaedia Universalis.
-
[3]
Ibid.
-
[4]
M. Weber, Essais sur la théorie de la science, Premier essai : l’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociale, traduit de l’allemand par Julien Freund, Paris, Plon, 1965.
-
[5]
C. Lévi-Strauss, Race et histoire, Unesco, 1952, réédition Paris, Gonthier, 1961.
-
[6]
J.P. Deléage, 1991, Une histoire de l’écologie, Paris, Seuil, Points Sciences.
-
[7]
F. Jacob, La logique du vivant, Paris, Gallimard, 1960.
-
[8]
J.B. Dumas, Essai de statique chimique des êtres organisés, Paris, Fortin, Masson et Cie, 1841.
-
[9]
Ibid., p. 9.
-
[10]
E. Haeckel, Generelle Morphologie der Organismen, Berlin, Reimer, 1866, t. 1, p. 8 ; traduction de R. Dajoz, Histoire et nature, 24-25, 1984.
-
[11]
A. Bramwell, Ecology in the 20th century : A History, New Haven and London, Yale University Press, 1989, p. 42.
-
[12]
K. Marx, Le Manifeste communiste, 1848.
-
[13]
K. Möbius, Die Auster und die Austernwirtschaft, Berlin, Verlag Von Wiegandt, Hempel et Parey, 1877
-
[14]
S. A. Forbes, « The lake as Microcosm », lu l 14 février devant une association scientifique de l’Illinois et reproduit dans Illinois Natural Survey Bulletin, 15, 1925, p. 537-550.
-
[15]
D. Worster, Nature’s Economy, Cambrigde, Cambridge University Press, 1977.
-
[16]
P. B. Sears, Deserts on the March, Norman, University of Oklahoma Press, 1935.
-
[17]
A. G. Tansley, « The Use and Abuse of Vegetational Concepts and Terms », Ecology, 16, no 3, p. 284-307.
-
[18]
J. P. Deléage, Une histoire de l’écologie, op. cit., p. 102.
-
[19]
C. Elton, Animal Ecology, Londres, Sidgwick and Jackson, 1927.
-
[20]
R. Lindeman, « The Tropic-Dynamic Aspect of Ecology », Ecology, 23, 1942, no 4, p. 399-418.
-
[21]
G. E. Hutchinson, Addendum à l’article précédent, p. 417.
-
[22]
S. Moscovici, Essai sur l’histoire humaine de la nature, Paris, Flammarion, NBS, 1968.
-
[23]
W. Vernadsky, La Biosphère, Moscou, 1926 ; trad. fr., Paris, Alcan, 1919.
-
[24]
W. Vernadsky, La géochimie, Paris, Félix Alcan, 1924.
-
[25]
P. Crutzen, « Geology of Manking : The Anthropocene”, Nature, 415, 3 January 2002, p. 23; traduit dans Ecologie & Politique, 34, 2007.
-
[26]
C. Bonneuil et J. B. Fressoz, L’événement Anthropocène, La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2013.
-
[27]
V. Chansigaud, L’homme et la nature, une histoire mouvementée, Paris, Delachaud et Niestlé, 2013.
-
[28]
A. Gorz, « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation », Actuel Marx, 12, Paris, PUF, 1992.
-
[29]
E. Morin, La vie de la vie, Paris, Seuil, 1980.
-
[30]
C. Lévi-Strauss, Mythologiques 3. L’origine des manières de table, Paris, Plon, 1968, p. 422.
1Voici confrontées deux notions qui ne relèvent pas du même registre. La notion de progrès renvoie à une interrogation philosophique ; l’écologie est un travail d’analyse scientifique du réel et renvoie plus récemment à une conception politique des rapports sociétés/ nature. Selon le dictionnaire philosophique de Lalande, le progrès serait « une transformation du bien vers le mieux, soit dans un domaine limité, soit dans l’ensemble des choses ». Plus précis, Auguste Comte affirme péremptoirement : « Le progrès ne constitue à tous égards que le développement de l’ordre [1]. » Je m’en tiendrai ici à la notion classique du progrès et à ses critiques développées par sociologues et anthropologues.
Le progrès, une notion très controversée
2C’est en Angleterre et avant que ne paraisse en 1859 l’Origine des espèces de Darwin que s’est développée une philosophie du progrès conçu comme loi historique et cosmologique « qui fut l’arme idéologique de la bourgeoisie conquérante [2]. » Cette croyance a inspiré une foi naïve dont rend bien compte l’article « progrès » du Grand Larousse universel du XIXe siècle, cité par Bernard Valade [3] : « Cette idée que l’humanité devient de jour en jour meilleure et plus heureuse est particulièrement chère à notre siècle. La foi en la loi du progrès est la vraie foi de notre âge. C’est là une croyance qui trouve peu d’incrédules. ». Au vingtième siècle, ce sont les sociologues et les anthropologues qui ont formulé les critiques les mieux argumentées de la notion de progrès, à commencer par Max Weber dans ses Essais sur la théorie de la science [4]. Max Weber s’est interrogé sur l’application de la notion à l’analyse des développements sociaux, qualifiant son utilisation « d’extrêmement inopportune », même dans des domaines restreints où son usage pratique ne semble soulever aucune difficulté.
3Après la Seconde Guerre mondiale, on doit à Karl Popper d’avoir montré en quoi l’illusion du xixe siècle a été de croire en un destin de l’humanité destinée à atteindre un but à travers une série d’étapes irréversibles. La science, vouée à fournir des prédications conditionnelles, ne peut anticiper un avenir par essence indéterminé, sauf à invoquer de prétendues lois de l’histoire. Claude Lévi-Strauss est allé plus loin en montrant que les sociétés, qualifiées par la diversité des cultures, ne pouvaient converger vers un but commun, mettant ainsi fondamentalement en question le triomphalisme scientiste de l’occident. « Remarquons, écrit-il, que la reconnaissance du fait que le progrès technique ait eu, pour corrélatif historique, le développement de l’exploitation de l’homme par l’homme peut nous inciter à une certaine discrétion dans les manifestations d’orgueil que nous inspire si volontiers le premier nommé de ces deux phénomènes [5]. » Une telle analyse conduit d’ailleurs C. Lévi-Strauss à postuler que tout progrès culturel est fonction d’une coalition entre les cultures, coalition d’autant plus féconde qu’elle s’établirait entre des cultures plus diversifiées. Comment situer l’écologie par rapport à cette notion controversée de progrès ?
Naissance de l’écologie
4L’écologie au sens premier du terme, c’est-à-dire au sens scientifique, est précisément née dans ce dernier tiers du xixe siècle qui connut aussi l’apogée de la notion de progrès. Comme je l’ai montré par ailleurs, le xixe siècle opère une triple rupture [6]. La première est liée à l’accélération dans la maîtrise de l’espace de la planète. Les Européens achèvent de mettre la main sur le monde et les grandes expéditions scientifiques modernes permettent de parachever la connaissance de la distribution géographique des espèces vivantes. La deuxième rupture est la révolution dans la conception du temps qui devient, après les travaux révolutionnaires de Darwin et Wallace, le paramètre décisif et créateur de la régulation des populations et de leur évolution. La troisième résulte d’un réaménagement fondamental des rapports entre les sciences physique et chimique et celles du vivant. Les progrès de la physiologie, ceux de l’analyse chimique, les premiers bilans agronomiques précis, la thermodynamique enfin permettent d’esquisser les schémas des grands « cercles » des minéraux essentiels. Il s’agit bien d’une révolution dans les principes qui orientent et organisent la science du vivant. Apparaît une science nouvelle, la biologie, qui profite des progressions générales du savoir et « qui a pour but, non plus la classification des êtres, mais la connaissance du vivant et a pour objet, non plus l’analyse de la structure visible, mais celle de l’organisation [7]. » Ainsi ont émergé les conditions intellectuelles propices à la naissance de l’écologie, pour l’essentiel produit original de ces trois grandes ruptures.
5Dans leurs recherches des sources scientifiques de l’écologie, les historiens n’en identifient en général qu’une seule, la tradition naturaliste. Ce parti pris tenace conduit à ignorer totalement la chimie du vivant. Et pourtant, ce courant scientifique, qui va, en France, de Lavoisier à Pasteur, est à l’origine de la plupart des travaux sur le fonctionnement complexe des cycles que Vernadsky appellera, au siècle suivant, biogéochimiques. Comment ne pas rappeler ici la vision majestueuse qu’en donne dès 1841 Jean-Baptiste Dumas [8] : « Ainsi, c’est dans le règne végétal que réside le grand laboratoire de la vie organique ; c’est là que les matières végétales se forment […] ; des végétaux, ces matières passent toutes formées dans les animaux herbivores », puis de ces derniers dans les animaux carnivores. « Enfin, pendant la vie de ces animaux ou après leur mort, ces matières organiques, à mesure qu’elles se détruisent, retournent à l’atmosphère d’où elles proviennent. Ainsi se ferme ce cercle mystérieux de la vie organique à la surface du globe […] [9] ».
6Nous devons saisir que la science doit alors évoluer entre deux nécessités en apparence contradictoires : celle de la spécialisation pour approfondir des connaissances spécifiques ou régionales de la réalité et celle de la globalisation indispensable à la compréhension de la marche de l’ensemble. La nécessité est ressentie dans le monde scientifique d’un savoir unifié. Le besoin s’exprime dans les sociétés, emportées par la dynamique conquérante et prédatrice du capitalisme. L’écologie, comme science de l’homme et de la nature, va naître de cette nécessité et de ce besoin.
La science de l’homme et des écosystèmes
7C’est en 1866 qu’a été proposé pour la première fois le mot écologie dans la littérature scientifique par Ernst Haeckel, biologiste allemand, propagateur des idées de Darwin. Les sociétés européennes sont en plein bouleversement sous l’effet de la révolution industrielle qui saccage déjà l’environnement en maintes régions. Les hommes interrogent le monde et s’interrogent eux-mêmes sur les effets de l’exploitation de la nature. Et sous la belle assurance du progressisme dominant, se manifestent de multiples inquiétudes sur les conséquences destructrices de l’industrialisation. Ernst Haeckel écrit : « Par écologie, nous entendons la science des rapports des organismes avec l’extérieur, dans lequel nous pouvons reconnaître de façon plus large les facteurs de « lutte pour l’existence » […] de nature inorganique et organique, [c’est-à-dire] l’ensemble des relations des organismes les uns avec les autres, relations soit favorables soit défavorables [10]. » A noter qu’en tant que vulgarisateur scientifique et philosophe moniste, Haeckel rétablit le lien fondamental entre le monde de la nature et le monde humain. En cela, il est non seulement un initiateur de l’écologie scientifique, mais, comme l’a montré Anna Bramwell [11], le premier scientifique à lui donner ses fondements théoriques. Haeckel donne la définition initiale de l’écologie à une époque où la confiance dans le progrès a une force extraordinaire. Marx a sans doute donné la formulation la plus achevée de ce progressisme dans le célèbre passage du Manifeste [12] : « Classe au pouvoir depuis un siècle à peine, la bourgeoisie a créé des forces productives plus nombreuses et plus gigantesques que ne l’avaient fait toutes les générations passées prises ensemble. Mise sous le joug des forces de la nature, machinisme, application de la chimie à l’industrie et à l’agriculture, navigation à vapeur, chemin de fer, télégraphes électriques, défrichement de continents entiers, régularisation des fleuves, populations entières jaillies du sol, quel siècle antérieur aurait soupçonné que de pareilles forces productives sommeillaient au sein du travail social ? ». C’est dans ce contexte idéologique que jusqu’à la fin du xixe siècle vont s’élever des voix discordantes critiques des modes industriels d’exploitation des ressources tout en explicitant de nouveaux concepts écologiques comme celui de biocoenose avec Karl Möbius dans son étude sur les élevages d’huîtres [13]. Aux États-Unis, Stephen A. Forbes, professeur à l’université et entomologiste officiel de l’État de l’Illinois, propose d’étudier un lac, suffisamment petit pour rester « à portée de l’esprit humain » [14].
8Aux États-Unis encore, Frederic Clements a joué un rôle décisif dans la compréhension des processus de succession qui commandent aux processus d’évolution adaptative de longue durée des communautés végétales aux modifications de leur environnement sous la pression des activités humaines. Il fait partie de ces « missionnaires de la prairie », confrontés à la mise en culture de millions d’hectares du Nebraska livrés au soc de charrue des fermiers et aux conséquences désastreuses de cette mise en culture. Ravages de diverses formes de rouille, apparition du mildiou qui attaque les champs de pommes de terre ou d’une moutarde sauvage très agressive dans le nord de l’État. Autant de problèmes posés par le développement pionnier si important dans la formation du caractère national des États-Unis et qui stimuleront l’imagination de Clements pour l’invention de la théorie des successions. L’ironie de l’histoire a fait que la conquête de l’Ouest, si motivante pour l’essor de l’écologie dynamique, a aussi contribué à jeter le doute sur le concept de climax qui en était en quelque sorte le couronnement théorique. En effet, écrit Donald Worster [15], « plutôt que d’ouvrir un chemin à un ordre stable et permanent, les pionniers et les agriculteurs préparaient inconsciemment le sol à un désastre écologique et social : le Dust Bowl des années trente… ». A l’origine de ce désastre, pensent Clements et ses disciples, l’ignorance écologique avec laquelle la prairie a été mise en culture.
Science des écosystèmes et écologie globale
9La théorie du climax revient aussi au premier plan une trentaine d’années après sa formulation et va stimuler la recherche écologique dans au moins deux directions. Celle de la réflexion globale sur la gestion humaine des ressources naturelles, notamment dans l’ouvrage que publie en 1935 Paul B. Sears, Deserts on the March [16]. Mais surtout celle de l’écologie fondamentale, au travers de la controverse engagée cette même année en Grande-Bretagne, par Arthur G. Tansley dans un article fameux du journal Ecology [17] qui définit pour la première fois le concept d’écosystème. C’est en 1913 qu’est fondée la British Ecological Society, première société écologique savante qui ait existé au monde [18]. Avec les travaux de Charles Elton sur l’écologie animale [19] sont créées les conditions de création de l’écologie moderne qui opère la jonction entre les règnes végétaux et animaux. Un nouveau progrès sera accompli par Raymond Lindemann dans son article séminal [20], guidé par la seule et grande idée « que la méthode d’analyse la plus féconde réside dans la réduction à des termes énergétiques de tous les événements biologiques en interrelations [21]. » Cette comptabilité énergétique ouvre en effet de nouvelles perspectives à l’analyse de nos relations à la nature, mais à la condition de ne pas verser dans le réductionnisme d’une théorie énergétique universelle. Les conceptions étroitement énergétistes perdent de vue que la nature est une catégorie naturelle et sociale. Le métabolisme des « échanges entre la sociétés et la nature », le Stoffwechsel de Liebig et de Marx constitue littéralement les sociétés et les écosystèmes dans l’histoire. Il est donc lui aussi une catégorie sociale et naturelle comme l’a bien montré, dès 1968, Serge Moscovici [22].
10Il en va de même pour le concept de Biosphère [23] proposé par le savant ukrainien Wladimir Vernadsky en 1916. La notion de Biosphère (le B majuscule désigne la biosphère de la planète Terre) est une conceptualisation de la vie terrestre comme totalité. Vernadsky ouvre un nouveau champ de recherche, celui de l’étude des cycles biogéochimiques globaux, qu’il désigne comme la chimie et l’histoire de la croûte terrestre. [24] » A la différence d’une tradition anglo-saxonne ancrée dans les concepts géobotaniques, la réflexion de Vernadsky doit beaucoup à l’étude génétique et chimique des sols. En ce sens, il contribue à faire de l’écologie une science de la « Terre ». On notera la lucidité dont a fait preuve Vernadsky lorsqu’il a souligné qu’avec la consommation croissante de combustibles fossiles, l’humanité des sociétés industrielles modernes était devenue un « acteur géologique planétaire ». Nous y sommes précisément avec l’entrée dans l’Anthropocène, cette nouvelle ère géologique définie par le prix Nobel de chimie (1995) Paul J. Crutzen [25]. Selon Crutzen, on peut désigner par ce terme l’époque géologique actuelle, dominée de diverses manières par l’Homme, qui succède à l’Holocène – la période chaude des douze derniers millénaires. On peut dire que l’Anthropocène a commencé dans la dernière partie de xviiie siècle, lorsque les analyses des bulles d’air emprisonnées dans les calottes glaciaires montrent la brusque augmentation des concentrations du dioxyde de carbone et de méthane de l’atmosphère à l’échelle du globe. Le début de cette période coïncide symboliquement avec l’invention de la machine à vapeur par James Watt en 1774. Deux historiens, Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz [26], ont récemment souligné à quel point l’agir technique humain et notre modèle de développement font basculer le système Terre et donc la biosphère vers des états inédits. La temporalité longue de l’histoire de la Terre et de l’évolution des vivants télescope celle, plus brève, de l’histoire humaine. Nous voici donc confrontés à la nécessité de réactualiser la critique de la notion de progrès à partir du récit que nous en donnent les deux écologies, scientifique et politique.
Les deux écologies et le progrès
11J’ai montré l’interconnexion étroite entre le développement de l’écologie scientifique et celui d’une écologie que l’on peut qualifier de politique. Pour caractériser leur rapport au progrès, je mettrai maintenant plutôt l’accent sur la différence de leur objet. Car il importe d’éviter que l’action politique soit présentée comme devant résulter d’une analyse scientifique qui s’impose à tous. Il s’agit de se garder de ce dogmatisme scientiste qui précisément a fait la ruine de la notion de progrès et d’ailleurs la ruine de notre environnement naturel comme l’a montré Valérie Chansigaud dans son beau livre [27]. C’est un fait admis que la capacité d’autoréorganisation de l’écosystème terrestre est endommagée par des techniques qui tendent à rationaliser ainsi qu’à dominer le travail humain et la nature, à « les rendre prévisibles et calculables. [28] ». Paradoxalement, comme l’écrit Edgar Morin [29], « Nos déferlements technologiques perturbent non seulement les cycles biologiques, mais les boucles chimiques primaires. En réponse, on développe des technologies de contrôle des effets de ces maux tout en en développant les causes ».
12Revenons à Claude Lévi-Strauss : « En ce siècle où l’homme s’acharne à détruire d’innombrables formes vivantes après tant de sociétés dont la richesse et la diversité constituaient, de temps immémorial, le plus clair de son patrimoine, jamais, sans doute, il n’a été plus nécessaire de dire, comme font les mythes, qu’un humanisme bien ordonné ne commence pas par soi-même, mais place le monde avant la vie, la vie avant l’homme, le respect des autres avant l’amour-propre. [30] » L’écologie au sens politique peut-elle s’affirmer comme l’alternative aux mythes et aux mystifications du progrès ? Certains ne sont pas loin de penser qu’il faut s’en remettre d’abord aux avis éclairés d’une nouvelle « expertocratie écologique », par hypothèse mieux informée.
13Le défi nous semble à l’inverse celui de l’émergence d’une nouvelle conscience écologique et planétaire, d’une nouvelle culture qui en finisse avec les divisions disciplinaires d’un autre âge et que ruine d’ailleurs l’hypothèse de notre entrée dans l’Anthropocène. La nature n’existe pas pour notre propre usage. Mais nous en sommes les dépositaires et les porte-parole conscients. Il faut simplement compter certains écologistes parmi les plus qualifiés de ces porte-parole. Historiquement, la notion de progrès s’est montrée davantage comme un obstacle que comme un allié dans cette salutaire prise de conscience. Nous sommes de la nature et dans la nature. L’écologie au sens politique ne peut esquiver ce défi : constituer un savoir sur la nature et la société dont les humains se reconnaissent partie prenante, et non instance de domination étrangère et hostile. Tel pourrait être l’enjeu d’une redéfinition du progrès pour celles et ceux qui souhaitent vraiment sauver cette notion de son naufrage historique.
Notes
-
[1]
A. Comte, Discours sur l’ensemble du positivisme, 60.
-
[2]
B. Valade, article « progrès » de L’Encyclopaedia Universalis.
-
[3]
Ibid.
-
[4]
M. Weber, Essais sur la théorie de la science, Premier essai : l’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociale, traduit de l’allemand par Julien Freund, Paris, Plon, 1965.
-
[5]
C. Lévi-Strauss, Race et histoire, Unesco, 1952, réédition Paris, Gonthier, 1961.
-
[6]
J.P. Deléage, 1991, Une histoire de l’écologie, Paris, Seuil, Points Sciences.
-
[7]
F. Jacob, La logique du vivant, Paris, Gallimard, 1960.
-
[8]
J.B. Dumas, Essai de statique chimique des êtres organisés, Paris, Fortin, Masson et Cie, 1841.
-
[9]
Ibid., p. 9.
-
[10]
E. Haeckel, Generelle Morphologie der Organismen, Berlin, Reimer, 1866, t. 1, p. 8 ; traduction de R. Dajoz, Histoire et nature, 24-25, 1984.
-
[11]
A. Bramwell, Ecology in the 20th century : A History, New Haven and London, Yale University Press, 1989, p. 42.
-
[12]
K. Marx, Le Manifeste communiste, 1848.
-
[13]
K. Möbius, Die Auster und die Austernwirtschaft, Berlin, Verlag Von Wiegandt, Hempel et Parey, 1877
-
[14]
S. A. Forbes, « The lake as Microcosm », lu l 14 février devant une association scientifique de l’Illinois et reproduit dans Illinois Natural Survey Bulletin, 15, 1925, p. 537-550.
-
[15]
D. Worster, Nature’s Economy, Cambrigde, Cambridge University Press, 1977.
-
[16]
P. B. Sears, Deserts on the March, Norman, University of Oklahoma Press, 1935.
-
[17]
A. G. Tansley, « The Use and Abuse of Vegetational Concepts and Terms », Ecology, 16, no 3, p. 284-307.
-
[18]
J. P. Deléage, Une histoire de l’écologie, op. cit., p. 102.
-
[19]
C. Elton, Animal Ecology, Londres, Sidgwick and Jackson, 1927.
-
[20]
R. Lindeman, « The Tropic-Dynamic Aspect of Ecology », Ecology, 23, 1942, no 4, p. 399-418.
-
[21]
G. E. Hutchinson, Addendum à l’article précédent, p. 417.
-
[22]
S. Moscovici, Essai sur l’histoire humaine de la nature, Paris, Flammarion, NBS, 1968.
-
[23]
W. Vernadsky, La Biosphère, Moscou, 1926 ; trad. fr., Paris, Alcan, 1919.
-
[24]
W. Vernadsky, La géochimie, Paris, Félix Alcan, 1924.
-
[25]
P. Crutzen, « Geology of Manking : The Anthropocene”, Nature, 415, 3 January 2002, p. 23; traduit dans Ecologie & Politique, 34, 2007.
-
[26]
C. Bonneuil et J. B. Fressoz, L’événement Anthropocène, La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2013.
-
[27]
V. Chansigaud, L’homme et la nature, une histoire mouvementée, Paris, Delachaud et Niestlé, 2013.
-
[28]
A. Gorz, « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation », Actuel Marx, 12, Paris, PUF, 1992.
-
[29]
E. Morin, La vie de la vie, Paris, Seuil, 1980.
-
[30]
C. Lévi-Strauss, Mythologiques 3. L’origine des manières de table, Paris, Plon, 1968, p. 422.