Couverture de RPPG_070

Article de revue

Adolescents autistes et jeux numériques en réseau : processus pubertaires et subjectivation

Pages 89 à 101

Notes

  • [1]
    R. Roussillon, « Le Moi-peau et la réflexivité », dans C. Chabert, D. Cupa, R. Kaës et coll., Didier Anzieu : le Moi-peau et la psychanalyse des limites, Toulouse, érès, 2008, p. 231.

1 L’utilisation par l’adolescent autiste des jeux vidéo en ligne est très fréquente et sa spécificité interroge. En effet, elle mobilise, comme pour d’autres, des fonctionnements psychiques précoces, comme le primat de la sensori-motricité. Néanmoins, si le contenu des jeux est un support projectif pour nombre de joueurs, le partage en ligne implique également une interactivité singulière. Pour un sujet autiste, que représentent ces autres, le plus souvent anonymes et inconnus ? Sur quels aspects du jeu leur investissement porte-t-il ? S’agit-il du thème du jeu, de l’activité fantasmatique, de son utilisation sensorielle ou bien de la possibilité virtuelle d’un lien social ? À ces questions, nous tenterons de répondre dans notre article à partir du matériel de la thérapie de deux adolescents, utilisateurs de jeux vidéo en ligne.

2 Notre propos est orienté par la singularité de l’âge de ces jeunes, car la montée pubertaire engage le corps d’une tout autre manière que durant l’enfance. Or, comment penser la génitalité pour des sujets autistes ? Notre réflexion porte donc à la fois sur les enjeux de la puberté et sur l’usage des jeux en ligne par des sujets autistes. L’article s’organise en deux parties. La première propose l’analyse de deux vignettes cliniques. La seconde, davantage théorique, se décompose en trois sections. Premièrement, nous étudions la perception sensori-motrice rencontrée dans les jeux par ces adolescents. Nous pensons la perception comme l’une des activités psychiques les plus précoces et nous focalisons sur les aspects sensoriels engagés dans le jeu en ligne. Puis, nous examinons plus spécifiquement la constitution de l’objet dans ce mouvement : quelle est sa nature, comment y penser la venue pubertaire ? Enfin, nous abordons les effets subjectivant de cette expérience de jeu, comment le sujet adolescent autiste peut-il constituer un bon objet interne et une enveloppe psychique souple ?

Max et Noé : deux cas cliniques

Max

3 Max est un jeune autiste de 14 ans que je rencontre en thérapie individuelle depuis trois ans. Lorsque sa mère lui propose un espace thérapeutique, il se rappelle de moi comme « d’une petite dame brune dans le bureau jaune du cmp ». Je l’avais rencontré une première fois cinq ans auparavant suite à une demande d’auxiliaire de vie scolaire. La quasi-immédiateté de son accrochage et sa pérennité révèlent des aspects de « relation adhésive » (Tustin, 1981) à l’objet. L’investissement dans le transfert s’est rapidement établi avec une prédominance des modalités sensorielles. En effet, Max a mémorisé principalement les aspects portant sur la surface de l’objet : le jaune, ma taille. Il s’agit d’un objet composite qui porte sur ma personne, mais aussi sur les murs, le lieu géographique. Ces éléments constituent autant de repères subjectifs pour Max.

4 Dès le début de la thérapie, l’organisation défensive de Max est largement mobilisée pour tenir à distance mes pensées et mes interprétations. Sa démarche est raide, il a une tenue corporelle très maîtrisée, sa motricité est tonique et sans souplesse, ce qui se retrouve dans la tonalité de sa voix et de sa prosodie. Le contenu de son discours verbal est factuel, dur et empêchant toute associativité. Le rythme même de nos séances a été décidé par Max et il en a ritualisé les débuts et les fins. L’enveloppe psychique de Max est rigide, correspondant à ce que Bick (1968) nomme la « peau musculaire ». Néanmoins, la façon dont Max a décidé ce travail psychique montre une intrication entre l’espace physique, sensoriel, de la pièce et ma présence vivante. Le jaune de la pièce et la couleur de mes cheveux, ma taille sont des éléments sensoriels qui ne sont pas que perceptions de surface de l’objet, mais également les prémices d’une écoute réflexive de ses mouvements internes. En effet, bien plus tard, il parlera de son lit d’enfant dont la forme était celle du taxi jaune d’un personnage de dessin animé. Le petit et le jaune se seront alors transformés en objets psychiques.

5 Deux ans s’écoulent entre ces deux moments de thérapie. Au cours de ces années, il joue régulièrement aux jeux vidéo en ligne à la maison, avec un casque et, dans ces moments-là, son immobilité expressive est relâchée, sa voix prenant des modulations ajustées à la conversation. Max exprime physiquement, alors même que personne ne peut le voir, une vie émotionnelle intersubjective, mais vers quel autre ?

6 Lorsqu’il joue, l’expérience perceptive de Max sépare les sensations humaines auditives et visuelles. Sa vue est projetée dans un univers visuel anticipable, construit et logiquement déterminé par les règles du jeu. Il n’est pas possible de savoir précisément quelle expérience il vit entre le mouvement de son corps sur le clavier, celui des personnages sur l’écran et les mouvements affectifs contenus dans les voix de ses partenaires de jeu. Néanmoins, nous pouvons faire l’hypothèse que ce tissage sensori-moteur soutient son « enveloppe psychique ».

7 Le partage de ces vécus perceptifs n’est pas accompagné de mots car c’est la mère qui me rapporte ces évènements. S’il semble à même de transformer une expérience sensorielle en vécu interne, l’appui sur la contenance virtuelle et sur le récit de ses expériences est nécessaire. Dans la réalité quotidienne, il doit faire face à des afflux sensoriels plus complexes et contradictoires et n’exprime que peu d’émotions. Ainsi, en thérapie, il lui faudra du temps pour me parler de ce qu’il perçoit des changements corporels chez les autres. Ce moment succéda à d’autres où, dans le suivi, il me montre, de manière silencieuse, ses propres modifications pour que je lui en fasse retour. Par exemple, mes mots sur la mue de sa voix, sa poussée de croissance ou ses changements de coiffure deviennent comme des contenants pour l’image de son corps. Ainsi qu’il tient à distance mes interprétations sur le contenu de ses mots, ma verbalisation sur son enveloppe corporelle prend valeur d’ouverture vers la symbolisation de ce que lui-même en perçoit. Nous construisons alors ensemble un vécu perceptible par lui de sa propre limite corporelle. Le contenu de la séance en devient plus fluide et Max peut parler de ce qu’il pense des autres collégiens, des joueurs de foot, de ses centres d’intérêts. Mon ressenti transférentiel est également d’une autre qualité, je me sens beaucoup plus reconnue comme existant de manière subjective. Le lien avec l’expérience des jeux se fait explicitement lorsqu’il utilise en séance son téléphone portable pour me masquer à sa vue. Il n’entend que ma voix et joue brièvement à cache-cache. Ainsi, il reproduit en séance ce qu’il peut vivre en jouant. Il déplace, dans une relation singulière, une expérience fragmentée avec plusieurs interlocuteurs. Ce rassemblement se fait aussi de manière active puisqu’il joue à se cacher de moi et nous parlons du ressenti de cette dissimulation. En fin de séance, il me montre des images de vacances sur son téléphone, l’outil aussi est devenu pluriel.

8 Dans ses relations sociales, Max fait preuve de davantage d’empathie. Il s’interroge sur le ressenti de l’autre, il essaie de transposer ses propres ressentis sur ceux supposés de ses amis collégiens. L’humour, la moquerie et la souffrance sont autant de notions qu’il élabore verbalement dans ses séances. Il témoigne d’une reconnaissance de l’énigme du subjectif.

Noé

9 Noé est suivi en thérapie depuis six ans, il a aujourd’hui 14 ans et est scolarisé au collège. Ses résultats scolaires sont quasiment parfaits du fait de son surinvestissement pour obtenir d’excellentes notes. Son fonctionnement autistique s’est beaucoup atténué au fil des années pour qu’aujourd’hui nous puissions dire qu’il est en train d’en sortir. Pendant des années, il a joué de façon rigide et obsessionnelle à un jeu : Code Lyoko. Il s’agit de collégiens qui communiquent avec un personnage dans un monde virtuel qui menace d’envahir la réalité. Il en a vidé le contenu affectif et relationnel pour ne garder que la structure de compte/décompte et d’absence/présence. Alors que les autres jeunes de son âge jouent à des jeux plus actuels, il ne s’y intéresse que pour comprendre la codification numérique de ce jeu précis. De fait, ses échanges avec le groupe d’adolescents sont presque inexistants. Lorsque j’aborde le sujet, il se replie. Sans conflit exprimé, il se met en retrait, y compris dans sa posture qui devient alors courbée. L’autre est évité, de même que la possibilité d’être affecté par lui.

10 Il s’intéresse à l’informatique par l’accès à ses notes sur Internet et par la codification de ce jeu. Peu à peu, après qu’il a reçu un téléphone numérique tactile, il commence à jouer à d’autres formes de jeux. Cet outil lui permet de voir ce qu’il peut faire, connecté ou hors connexion. Ainsi il enregistre des moments de ses jeux pour que je les voie avec lui. Dans la même période, il commence à jouer à des jeux en ligne et il communique avec des joueurs dans le monde sans forcément comprendre ce qu’ils disent. Cela ne le dérange pas et, au contraire, il dit aimer entendre ces voix qui parlent d’autres langues que la sienne. Elles forment pour lui un « fond » sonore, un arrière-plan à partir duquel sa propre action peut se projeter. L’un de ces jeux célèbres est Call of Duty, jeu agressif dans lequel il fait le choix de tuer des zombies. Ce mode de jeu, m’explique-t-il, lui permet de tuer virtuellement uniquement des monstres et pas d’autres joueurs.

11 Son utilisation des jeux est, dans un premier temps, similaire à celle du jeu de son enfance : il trouve des repères chiffrés dans la classification des scores du jeu, dans le nombre de vues de ses tutoriels. En séance, il me montre ses scores, le nombre de vues de ses tutoriels. Il n’exprime pas de désir de performance ou de reconnaissance sociale et semble utiliser un moyen pour faire le lien entre son organisation défensive obsessionnelle et les jeux où il se livre de manière plus pulsionnelle. Dans son premier jeu, Code Lyoko, l’agressivité est portée par le personnage d’un monstre méchant bloqué dans un monde virtuel tandis que, dans Call of Duty, l’univers est totalement belliqueux et le personnage principal est lui-même un guerrier. Alors même que Noé n’exprime pas d’agressivité active dans la relation, dans le jeu il l’est. L’excitation sadique manifeste de ce jeu rejoint l’hypothèse de Guignard (2001) du risque de « co-excitation libidinale » dont se défend un sujet autiste mais qui, virtuellement, est possible. La liaison avec les autres « incarnés » est en revanche fragile.

12 Physiquement, sa puberté est comme ralentie, il ne « veut » pas grandir. Je suppose les poussées de la puberté que son corps n’exprime pas. Dans la thérapie, lorsque mes interprétations portent sur des changements de cadre ou sur notre lien, sans que cela soit trop massif et qu’il ait recours au repli, alors il peut se permettre de me faire tenir le rôle d’un zombie qui désire le dévorer. Le zombie mange le cerveau, figuration du mouvement d’identification projective qui correspond à certaines de mes interventions à son égard. Noé perçoit sensoriellement mes pensées comme des morsures. Sa mise en scène révèle un fantasme archaïque de dévoration qu’il avait projeté en moi. Néanmoins, contenu dans l’espace thérapeutique, ces scènes font place à l’expression d’un sentiment de tristesse et de perte. En effet, Noé a aimé un chat qui est mort et il se plaint de sa disparition. L’affect exprimé est d’une qualité nouvelle pour Noé qui commence à supporter de se reconnaître désirant et manquant. Simultanément, une plainte émerge concernant le manque, jusque-là non verbalisé, voire non ressenti, de son isolement social.

13 Après quelques mois, Noé arrête de jouer à Call of Duty pour s’intéresser aux sims. Cette évolution est radicale, car il n’y a pas dans ce jeu de transposition possible de son mode défensif pare-excitant par les scores et les classements. Il s’agit d’un jeu de simulation de la vie réelle avec des avatars humains, dans un univers familier. Ainsi, alors qu’il n’a jamais partagé d’images de son jeu de guerre, il me montre celui-ci avec plaisir. Ses avatars représentent sa famille et il leur prête des destins, voire des sexes différents de la réalité. Le jeu identificatoire et identitaire peut ici se symboliser dans une narration partagée.

Développement théorique

Le jeu comme expérience sensori-motrice

14 Pour Tisseron (2012), c’est la manière dont le jeu est utilisé par le jeune qui va en déterminer le registre psychique. Pour ce dernier, il s’agit de distinguer le jeu comme moyen relationnel de celui, plus pathologique, d’un but pulsionnel exclusif. Nous mettons ici l’accent sur la manière dont le jeu est utilisé. En effet, l’expérience du jeu informatique est une expérience sensori-motrice en même temps qu’une expérience ludique. Cet aspect primaire met en jeu une action musculaire fine dans le réel (le toucher de la souris, de la manette ou de l’écran) avec des images créées par l’ordinateur.

15 La motricité dans le jeu s’étaye sur plusieurs éléments : la motricité de l’image sur l’écran, celle de la motricité fine du joueur et enfin celle du lieu où il joue trois éléments ont en commun d’offrir au sujet une grande stabilité. L’image du jeu reflète un univers rapidement connu par le joueur qui en apprend les codes et la permanence. La familiarité de l’univers du jeu donne une capacité d’anticipation au joueur qui offre un apaisement quant aux risques d’effondrement identitaire fréquents chez les sujets autistes. Comme le conte offre un rythme répétitif qui permet la tension dramatique, de même pour l’immuabilité de l’univers pictural, musical du jeu informatique. Les traits obsessionnels sont assimilables à une mécanisation qui contrôle toute variation en soi et chez l’autre. La tonalité vocale de certains enfants autistes est souvent peu nuancée, peu ajustée. Ainsi le monde informatique est tout naturellement en écho avec leurs aménagements défensifs.

16 De plus, la motricité des joueurs est très partielle, il ne s’agit que d’une pression digitale ou de quelques mouvements de manette. Il n’y a pas de déplacement dans l’espace, pas de mouvements proprioceptifs. Le corps est désinvesti globalement tout en s’appuyant sur une motricité fine partielle. P. Denis (2002), dans un autre champ que la clinique autistique, décrit deux destins à la pulsion, dont celle de l’emprise. Il en parle à propos de petits gestes répétitifs et peu conscients qui soutiennent une activité psychique plus intense. Pour une part, la motricité du joueur y correspondrait et serait donc un étayage pulsionnel. Enfin, ces jeux sont effectués dans leur domicile, environnement familier par excellence. Ils ne jouent pas sur téléphone ou à l’extérieur de chez eux. Ces trois éléments vont en faveur d’une intrication entre une expérience perceptive connue et anticipable et des éléments plus aléatoires. Notons que cet équilibre n’est pas reproductible aisément s’il n’est pas reconnu et partagé. En effet, ce n’est que par bribes, en thérapie, que Noé et Max évoquent ces expériences. Ils n’en parlent pas à d’autres qui seraient des supports identificatoires.

17 C’est en cela que nous pensons que ces jeux sont, en partie, encore pris dans une dynamique primaire « d’utilisation de l’objet » au sens de Winnicott (1971). Celui-ci différencie la « relation à l’objet » de « l’utilisation de l’objet » pour distinguer une utilisation transitionnelle de l’objet avec celle d’une relation primaire non différenciée. Pour lui, la relation du bébé avec son environnement ne suppose pas à celui-ci une vie psychique différenciée. Ainsi le jeune enfant peut-il se laisser aller à des mouvements pulsionnels sans pitié. Dans le jeu informatique, la motricité des personnages du jeu est beaucoup plus active et agressive que celle des joueurs. De plus, la collaboration nécessaire à la réussite des épreuves engage le joueur à une interactivité médiatisée par le jeu. Alors que Noé n’a pas d’amis de son âge dans la réalité, il connaît le classement de plusieurs joueurs virtuels, il fait des tutoriels où il montre ses capacités. Sous le masque numérique, il s’expose, alors qu’habituellement il est comme transparent dans la relation aux autres. De même, la motricité des personnages des jeux de Max est agressive, engagée activement dans le contact avec l’autre. Il interagit avec d’autres joueurs qui ont sans doute une tonalité vocale habitée et c’est ainsi que ses propres modulations corporelles deviennent communicables par son corps.

18 Le mouvement des corps de Noé et de Max est principalement virtuel étant donné le peu de mobilisation active de leur motricité. Par exemple, si le corps de Noé a peu de tenue, ses personnages sont vifs et toniques, montrant par-là la perception d’une motricité différente de celle qu’il exprime. Cet agir virtuel est à la fois figuré par des personnages mais aussi par les voix des autres joueurs qui chargent de sensorialité le déroulement de la partie. D. Stern (1989) parle d’un « dialogue tonique » dans les échanges primaires entre la mère et le bébé, fond nécessaire à la symbolisation verbale. Or, lorsque Noé écoute des voix, chargées émotionnellement sans en comprendre le sens, n’est-ce pas aussi un fond sonore qui a fonction d’enveloppe psychique ? Autrement dit, dans leur activité de jeu, Noé et Max semblent percevoir, par la motricité projetée et la sensorialité, des aspects méconnus d’un ailleurs et d’un autre d’eux-mêmes. En effet, pour un sujet autiste, la résonance est aisée entre les qualités formelles d’un objet et celle de leur propre image du corps. C’est pourquoi il est nécessaire de comprendre de quelle nature est l’objet investi par ces joueurs.

Constitution d’un objet d’investissement

19 F. Tordo (2012) pense que le mouvement dans le jeu engage une « auto-empathie ». Il la pense comme une réflexivité de la main et de la représentation des actions commandées par cette main car cette perception interne n’est pas parfaitement identique à celle de l’écran. Nous prenons le parti de penser la réflexivité comme le fait de se sentir, de voir et de se voir en train de regarder. Il s’agit donc de se représenter en train de vivre une expérience qui ouvre à la différenciation entre soi et l’extérieur, fondamentale dans un fonctionnement autistique souvent adhésif. Pour un sujet autiste, la distinction entre l’objet et le moi s’opère principalement dans le registre sensori-moteur. Ainsi, les jeux vidéo font naître chez lui des sensations dont la provenance et l’identité ne sont pas clairement établies. Cette dynamique est accentuée par le fait que, dans le jeu, les images sur l’écran sont associées avec des sons, celles des animations liées au jeu mais aussi celles des voix des autres joueurs. Le joueur vit plusieurs expériences simultanément, celle du jeu proprement dit et celle de la relation limitée à un groupe de semblables anonymes. Il s’agirait donc d’un objet composite qui est investi. Or le sujet devenant pubère est mobilisé par des sensations nouvelles qui bouleversent son rapport au monde et son identité. Les aspects identificatoires mobilisés par la forme du jeu et la stimulation pubertaire entrent alors en résonance, pour partie, avec des processus autistiques déjà en place. Ainsi Noé reconnaît dans les classements des scores du jeu une de ses défenses psychiques.

20 Nous en venons à penser que les sujets autistes adolescents utilisent les voies d’identification en double, comme Roussillon (2008) le développe, mais pour des objets partiels, voire principalement sensoriels. Selon lui, l’organisation du lien suppose, dans ses formes primaires, que le fond de l’expérience de satisfaction se fasse dans la rencontre avec un « objet double de soi [1] ». Pour ce faire, il reprend le terme de Kestemberg (1984) pour parler « d’homosexualité primaire en double ». Ce concept suppose que le semblable accepte d’être double de l’autre et qu’il se positionne psychiquement et corporellement pour cela. Comme il s’agit d’expériences primaires, c’est dans un échange du dedans/dehors que s’établit cette rencontre. Ainsi, pour Roussillon, l’érogénéisation de la zone de rencontre (sein-bouche) a une forme suffisamment transitionnelle pour qu’elle puisse devenir une scène primitive prégénitale. Dans cette expérience de jeu, les doubles sont partiels, en contact sensoriel direct. Même si le matériel informatique est inerte, son association avec les images, les perceptions corporelles, offre une expérience potentiellement réflexive avec leur monde interne.

21 Fain et Marty (1955) proposent que les premières activités psychiques du bébé sont motrices à la fois du dedans et du dehors. Cette double action construit, selon eux, une limite entre soi et l’objet mais implique également que les qualités de l’objet, y compris celles sensorielles, soient intégrées psychiquement par le sujet. Le mouvement dans les jeux aurait alors une fonction de contenance formelle pour la contenance psychique. Nous allons donc aborder l’enjeu subjectif de cette activité.

Du dedans au dehors

22 Le concept d’enveloppe psychique vient ici nous permettre de penser le mouvement d’intériorisation chez ces jeunes. Nous utilisons à la fois la référence de Bick (1968) et celle d’Anzieu (1985) qui considèrent que l’enveloppe psychique suppose l’existence d’un objet interne soutenant la différence entre dedans et dehors. Un objet interne soutenant la subjectivation, ses liaisons pulsionnelles et ses liens à l’autre, a des aspects bisexuels. Pour Freud, la constitution de cette enveloppe était essentiellement portée par la projection, donc une valence active de la dynamique pulsionnelle. Pour Bick, ce sont les liaisons passives qui maintiennent, intègre, la première peau psychique et donc également celle du Moi. Houzel (1994) ne pense pas que ces visions soient antinomiques mais correspondent à des registres psychiques différents, la sensorialité passive étant plus primaire. Nous retenons cette nature composite éclairante pour la configuration psychique adolescente.

23 En effet, la puberté mobilise d’autres registres pulsionnels que ceux sensoriels. Or leur fonctionnement autistique tend à cliver les éléments pulsionnels passifs de ceux actifs (Bick, 1968). La défaillance de ce qu’elle nomme la première peau psychique est compensée, selon elle, par d’autres enveloppes, comme la « peau musculaire » ou la « carapace » où le recours à des contours activement mobilisés devient nécessaire. Cette peau musculaire est caractérisée par la rudesse et la dureté. C’est ce que nous trouvons, au début de nos rencontres, dans la tenue musculaire de Max, sa démarche et la forme rigide de ses phrases. De manière topologique, Meltzer (1971) le décrira comme étant une relation bidimensionnelle où le sujet investit les qualités sensorielles de la surface de l’objet, sans la profondeur d’un espace interne. C’est ce que Bick décrit comme un lien « adhésif » à l’objet. Nous avons donc pour l’enveloppe psychique des sources pulsionnelles bisexuelles : passive et active, utilisées à la fois à des visées subjectivantes d’intégration d’un bon objet et à visée défensive pour isoler et contrôler les excitations sensorielles.

24 Nous avons observé que Noé exprime avec ses jeux principalement un aspect défensif de leur enveloppe, le code, les formules et les classements des scores. Cependant, il s’agit des fonctionnements de l’enfance, que la puberté perturbe. Les codes ne suffisent plus à Noé qui entre alors en contact virtuel avec les joueurs. Il joue de plus en plus, au sens transitionnel du terme, et en thérapie apparaissent des mouvements agressifs mais également des moments de reconnaissance de mon altérité. Ainsi, la puberté a dérouté l’organisation défensive qui visait à trouver du même du dedans en dehors. L’intérieur de l’objet peut être exploré et c’est ainsi que Noé a une dynamique pulsionnelle autre, utilisant d’autres voies que celles archaïques.

25 Max, quant à lui, avait investi la thérapie par la surface sensorielle de la personne et du lien. Après quelques mois, il complexifie son investissement de l’objet, ce qui correspond au moment où il choisit de dormir dans un lit d’adolescent et de mode de jeu, il a un casque. Il ne s’agit plus seulement de la surface sensorielle des choses et des êtres mais également de leurs émotions. Lui-même s’auto-investit narcissiquement, il s’apprête avec soin et est attentif à l’effet qu’il produit sur l’autre. Il s’inscrit comme sujet dans un fantasme.

26 Cela nous amène à l’hypothèse que la concomitance de processus psychique primaires, comme l’identification adhésive, avec la poussée pubertaire, conduit à une certaine forme de puberté psychique autistique à condition de considérer les aspects de construction psychique contenus dans les liens primaires, y compris dans des mécanismes apparemment défensifs comme l’adhésivité sensorielle. En effet, ceux-ci apparaissent chez certains adolescents non autistes et ils ont potentiellement un effet de croissance psychique car ils permettent de réintégrer des aspects primaires non symbolisés. C’est le point de vue que Boubli (2003) souligne à propos de la double polarité du fonctionnement adhésif : l’identité adhésive signalant la douleur trop massive de la séparation et dont on se défend avec la nécessité de surinvestir le perceptif et la motricité, et l’identification adhésive incluant des potentialités de transformation, de développement.

27 La résurgence de processus archaïques au moment de la puberté est un thème central pour Gutton (2010). Selon lui, le langage du corps devient majeur, au détriment d’une pensée secondarisée. Il fait l’hypothèse d’une scène primitive génitale organisée selon la logique de la complémentarité des sexes et non pas de la bisexualité psychique. Il situe ce processus avec des objets et des pulsions partielles. Ainsi, à l’adolescence, l’objet et le sujet sont dans une relation de complémentarité qui aurait comme visée la complétude. L’énigme de l’objet est ainsi évitée car l’autre vient là où le moi manque ; dans le cas qui nous intéresse, la pluralité anonyme des autres joueurs.

Sujet, objet, groupalité

28 La recherche d’une cohérence entre les sensations internes et externes de ces joueurs autistes peut aussi s’appuyer sur la réversibilité pulsionnelle et conduire à symboliser leurs vécus internes. Wallon (1982) pense que les expériences d’émotion primaire supposent un mélange entre les qualités de l’objet et du sujet. Dans l’utilisation des jeux en ligne, les variations formelles de l’objet pourraient donc soutenir celles internes du sujet. Il ajoute que la perception est le passage de l’excitation « sensorielle à l’intuition d’une présence et d’un objet ». Selon lui, l’anticipation de l’objet n’est pas une représentation ni une image mentale, elle est beaucoup moins consciente que cela. La présence serait l’idée vague d’une non-solitude absolue. Cette conception de Wallon nous permet de faire le lien avec l’importance pour ces jeunes de leurs joueurs anonymes. En effet, parce qu’ils ne sont pas totalement absents ni totalement méconnus, ils ont un ancrage sensoriel suffisant pour permettre à ces jeunes autistes un investissement pulsionnel non adhésif. Cette expérience vécue au-dehors peut remobiliser partiellement le processus « aperceptif » (Winnicott, 1971). Autrement dit, l’énigme de l’objet, à laquelle il est possible de relier des perceptions plus conscientes, peut se comprendre dans sa résonance au-dedans du sujet avec les modifications de sa puberté. En effet, ceux-ci sont silencieux et imperceptibles par le sujet et par les autres avant leur surgissement.

29 Nous pensons donc que l’énigme pubertaire est portée par le double dispositif individuel et groupal, en présence et en absence. Autrement dit, il y aurait, pour partie, une expérience hallucinatoire. Pour Freud, l’angoisse naît de la perception de l’absence de l’objet primaire. L’hallucination vient alors comme substitut à la satisfaction immédiate du besoin par l’objet externe. La conception des Botella (2001) sur l’activité hallucinatoire peut s’entendre comme le but d’un sexuel primordial et d’un objet de contact. Pour eux, la figurabilité de l’hallucinatoire ouvre à la symbolisation mais est comprise comme accomplissement de la pulsion sexuelle. Or, ici, « l’objet du contact » serait une combinaison entre le matériel informatique et le groupe virtuel. La puberté et son excitation seraient alors possiblement intégrées dans cette singulière enveloppe psychique groupale pour partie virtuelle. Nous en soulignons aussi les aspects rythmiques, au sens de Haag (2004) qui la décrit comme étant constituée par des expériences successives de rebonds sensori-moteurs. Pour elle, les allées et venues entre soi et l’objet ouvrent à une délimitation nouvelle entre un intérieur/extérieur mais surtout permettent qu’apparaisse une ouverture psychique. Alors que les défenses autistiques ont pour fonction de maintenir une homéostasie, ce bouleversement ouvre à des évolutions. À chaque jeu, la rencontre est similaire et différente, l’écho a évolué, les voix au-dehors et dedans changent tandis que la structure du jeu reste stable.

Conclusion

30 Nous sommes parvenue à plusieurs hypothèses concernant la valeur subjective du jeu en ligne chez des adolescents autistes en thérapie.

31 La première est que la puberté et les fonctionnements autistiques conduisent à des processus pubertaires autistiques où les voies de psychisation construites dans l’enfance se combinent de façon singulière avec les nouvelles données pubertaires. Ainsi, même des procédés défensifs massifs comme l’identification adhésive ou la recherche d’immuabilité peuvent être transformés en d’autres registres de relation d’objet.

32 La seconde est l’apparition de nouvelles qualités dans les enveloppes psychiques où les aspects passifs et actifs se combinent. La bisexualité sensorielle peut se complexifier d’éléments érogènes caractéristiques de l’entrée dans la sexualité génitale. Nous avons fait l’hypothèse que Noé et Max construisent un objet interne qui leur permet d’établir des liens entre différents environnements et différentes personnes. Nous le comprenons ainsi dans le transfert. Nous rejoignons Lichenstein (1976) lorsqu’il écrivait que « La construction psychique surviendra […] par l’écoute de la musique – plus que ce que son exécution – aura déclenché. » L’écoute de la musique psychique du patient représenterait, selon lui, l’un des aspects du processus analytique et c’est ce que nous avons voulu développer dans l’idée d’une réflexivité complexe des processus de symbolisation de ces jeunes. La complexité tient à la fois à la nature de l’objet, à sa structuration même qui engage de l’inanimé et du vivant mais aussi des espaces différents : celui de l’espace de jeu, la réalité interpsychique du jeune et la dynamique transférentielle. En effet, nous pensons que ce troisième espace a une fonction essentielle d’enveloppe psychique. La structure du cadre thérapeutique entre en résonance avec celle de l’enveloppe psychique. C’est ainsi que nous comprenons la projection, sur le cadre de la séance, de sa propre enveloppe psychique. Ainsi, avec Noé, le jeu est entré dans les séances, y compris sa forme structurelle – les codes. Max a aussi mis au dedans la couleur jaune et la régularité du cadre de travail qu’il a intégrée en une continuité d’être et une autre sensibilité relationnelle. En séance, les aspects liés des expériences sensorielles se retrouvent dans la qualité de la reconnaissance de ma présence et leur possible verbalisation.

33 Enfin, ces hypothèses ont été amenées par l’étude de l’utilisation des jeux vidéo en ligne telle qu’elle a été ramenée au cours d’une psychothérapie. Nous concluons sur l’importance de penser les registres sensoriels, relationnels mais aussi groupaux dans le processus de subjectivation de ces jeunes autistes.

34 Leurs capacités d’ouverture transitionnelle nous ont permis de comprendre combien l’intégration des différents registres subjectifs s’opère de manière partielle, parfois silencieuse et néanmoins structurante. La rencontre des processus archaïques dans les mouvements pubertaires et groupaux peut se nouer dans des espaces virtuels, à condition de soutenir leur réflexivité dans d’autres dispositifs comme celui d’une thérapie individuelle.

Bibliographie

Bibliographie

  • Anzieu, D. 1985. Le Moi-peau, Paris, Dunod.
  • Aulagnier, P. 1975. La violence de l’interprétation. Du pictogramme à l’énoncé, Paris, Puf.
  • Bick, E. 1968. « L’expérience de la peau dans les relations d’objets précoces », dans D. Meltzer et coll., Exploration dans le monde de l’autisme, Paris, Payot, 1980.
  • Bion, W.R. 1974, L’attention et l’interprétation, Paris, Payot.
  • Boubli, M. 2015. « Comportements, sensations, identifications en double. Élaboration et transformation des traces de liens à l’objet », dans Corps, geste et langage, Toulouse, érès, p. 21-42.
  • Boubli, M. 2003. « L’identité adhésive à l’adolescence, réaction au second choc esthétique ? », Adolescence, n° 23, 1, p. 51-65.
  • Botella, C. 2001. « Figurabilité et régrédience », Revue française de psychanalyse, vol. 65, 4, p. 1149-1239.
  • Boutinaud, J. 2011. « L’éprouvé corporel aux sources du contre-transfert… en psychodrame psychanalytique individuel avec l’adolescent », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 57, 2, p. 135-142.
  • Cahn, R. 2002. « Les identifications à l’adolescence », dans Identifications, Paris, Puf, p. 111-125.
  • Fain, M. ; Marty, P. 1955. « Importance du rôle de la motricité dans la relation d’objet », Revue Française de Psychanalyse, vol. 19, n°1-2, p. 205-308.
  • Freud, S. 1916-1917. Conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1999.
  • Haag, G. 2004. « Le moi corporel entre dépression primaire et dépression mélancolique », Revue française de psychanalyse, vol. 68, 4, p. 1133-1151.
  • Houzel, D. 1987. « Le concept d’enveloppe psychique », in D. Anzieur et coll., Les Enveloppes psychiques, Paris, Dunod, p. 23-45.
  • Houzel, D. 1994. « L’enveloppe psychique, métaphore et processus », dans Les voix de la psyché. Hommage à Didier Anzieu, Paris, Dunod.
  • Guillaume, J.-C. 2012. « Contenants, enveloppes psychiques et invariants », Journal de la psychanalyse de l’enfant, vol. 2, p. 469-499.
  • Guignard, F. 2001. « Le couple mentalisation / démentalisation, un “concept de troisième type” », Revue française de psychosomatique, n° 20, vol. 2, p. 115-135.
  • Guerra, V. 2007. « Le rythme, entre la perte et les retrouvailles. », Spirale, 4, n° 44, p. 139-146.
  • Gutton, P. 2010. « Perlaborer dans la cure », Adolescence, vol. 28, p. 747-780.
  • Gutton, P. 2009. « L’illusion pubertaire », dans Y. Morhain, R. Roussillon (sous la direction de), Actualités psychologiques, Bruxelles, De Boeck, p. 33-45.
  • Kestemberg, E. 1984. « Homosexualité et identité », Cahiers du Centre de psychanalyse et de psychothérapie, n° 8.
  • Konicheckis, A. ; Vamos, J. 2014. « Être en mouvement. Les fonctions psychiques du mouvement éclairées par les enfants de Pickler-Lóczy », Monographie de la rfp, Le bébé en psychanalyse, Paris, Puf, p. 81-97.
  • Le Guen, C. 2007. « Comment ça naît un Moi », Revue française de psychanalyse, n° 71, p. 11-26.
  • Lichtenstein, H. 1976. « Le rôle du narcissisme dans l’émergence et le maintien d’une identité primaire », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 13, p. 147-160.
  • Meltzer, D. ; Bremner J. et coll. 1975. Explorations dans le monde de l’autisme. Paris, Payot, 1984.
  • Roussillon, R. 2009. « La réorganisation de la symbolisation à l’adolescence », dans Le transitionnel, le sexuel et la réflexivité, Paris, Dunod, p. 135-150.
  • Roussillon, R. 2008. « Le Moi-peau et la réflexivité », dans C. Chabert, D. Cupa, R. Kaës et coll., Didier Anzieu : le Moi-peau et la psychanalyse des limites, Toulouse, érès, p. 89-102.
  • Stern, D. 1989. Le mode interpersonnel du nourrisson. Une perspective psychanalytique et développementale, Paris, Puf.
  • Tisseron, S. 2012. Rêver, fantasmer, virtualiser. Paris, Dunod.
  • Tordo, F. 2012. « Psychanalyse de l’action dans le jeu vidéo », Adolescence, 1, n° 79, p. 119-132.
  • Tustin, F. 1981. Les états autistiques chez l’enfant, Paris, Le Seuil, 2003.
  • Wallon, H. 1982, La vie mentale, Paris, Éditions Sociales.
  • Winnicott, D.W. 1971. « Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant », dans Jeu et réalité. Paris, Gallimard, 1975, p. 153-162.
  • Winnicott, D.W. 1971. « L’utilisation de l’objet et le mode de relation à l’objet au travers de ses identifications », dans Jeu et réalité. Paris, Gallimard, 1975, p. 120-132.

Mots-clés éditeurs : Adolescents, jeux vidéo, autisme, groupe

Mise en ligne 25/05/2018

https://doi.org/10.3917/rppg.070.0089

Notes

  • [1]
    R. Roussillon, « Le Moi-peau et la réflexivité », dans C. Chabert, D. Cupa, R. Kaës et coll., Didier Anzieu : le Moi-peau et la psychanalyse des limites, Toulouse, érès, 2008, p. 231.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.175

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions