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Article de revue

Notes de lecture

Pages 229 à 238

Notes

  • [1]
    Bayon, Les Animals, Paris, Grasset, 1990.
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Christian Sigoillot. À propos de… Adeline Monjardet. Créer un atelier thérapeutique avec des marionnettes. Toulouse, érès, 2017

1Et si le castelet était l’ancêtre de tous nos écrans ?

2C’est peut-être le sous-entendu présent dans le texte d’Adeline Monjardet qui nous livre un ouvrage à propos des ateliers thérapeutiques qui s’organisent autour de la figure de la marionnette. (Atelier ludique, atelier à médiation à vocation thérapeutique, atelier à vocation éducative ou de réinsertion sociale.)

3Mais c’est un écran dont le contenu est fait de nos propres images, de notre monde intérieur, comme celui de nos rêves, sans dépendre par trop d’une sollicitation extérieure. Il n’est pas constitué des images toutes prêtes du jeu vidéo.

4C’est un écran « animé » (âme-mouvement) en direct du corps dont les mains en poupées réalisent le premier trucage qui produit l’illusion nécessaire à toute emprise imaginaire.

5Et puis, quelle meilleure référence au concept de « cadre » thérapeutique que cet objet si simple qui installe une scène pour le déploiement de cet imaginaire à destination d’un public, mais en soustrayant celui qui s’y risque à la vue, le protégeant ainsi de la surexposition ? Le cadre ainsi donné dans ce qu’il a d’essentiel, à savoir les conditions qui permettent de mettre du sens et de garantir la sécurité psychique du sujet.

6Et puis il y a la marionnette elle-même, ce prolongement du corps qui en dit à la fois l’appartenance et la projection dans un espace pour le jeu, et le développement de la facétie avec tous ses registres allant du comique au tragique. La marionnette et son statut d’objet intermédiaire entre soi et pas soi et donc la parenté évidente avec l’objet transitionnel winnicottien.

7Et puis il y a la marionnette comme objet que l’enfant fabrique lui-même à partir de chiffons et de terre avant de la mettre en scène. C’est un bricolage créatif qui permet le passage de l’informe à quelque chose d’identifiable sortant des mains et de la tête pour « imprimer en trois dimensions » quelque personnage qui sans doute représente le sujet mais qui est d’abord le premier outil, la clef d’un autre accès au monde grâce au mouvement et à la parole.

8Et puis il y a le groupe des spectateurs. Le groupe, c’est-à-dire moi et les autres que moi, mais aussi tous les autres à l’intérieur de moi comme les personnages d’un théâtre interne, les imagos, la groupalité psychique. C’est-à-dire qu’on ne peut pas ne pas penser au dispositif psychodramatique qui réunit justement la dimension du groupe et celle des scénarios de jeux.

9Et puis il y a les mythes (le limon originel de la création), les contes, la grande Histoire (étymologie : marionnette = Marie) et puis et puis…

10Il y a donc tout ça dans le livre d’Adeline Monjardet qui ne sent pas la poussière d’une époque révolue, comme on pourrait l’attendre d’une technique d’expression volontiers reléguée à la distraction des enfants fréquentant les jardins publics.

11Il s’inscrit plutôt dans le courant créatif du foisonnement d’initiatives thérapeutiques concernant les ateliers à médiations et on mesure d’emblée qu’il plonge ses racines dans une histoire très ancienne qui nous est relatée ici en guise d’introduction. Si le jeu est le travail des enfants, les marionnettes en sont le théâtre.

12La théorie psychanalytique (Freud, Klein, Winnicott, Mannoni, Aulagnier, Dolto…) nourrit heureusement la réflexion et le livre s’accompagne d’un glossaire (concernant aussi la terminologie marionnettique) utile pour ceux qui ne maîtriseraient pas tous les concepts. On n’oublie pas en effet le titre de l’ouvrage qui nous est proposé comme un guide ouvert à ceux qui seraient tentés par l’aventure.

13Mais cette pratique thérapeutique est soumise à certaines exigences : là comme ailleurs en matière d’atelier à médiation, ce n’est pas tant la mise en place qui pose problème tant elle est simple dans son maniement technique, mais le nécessaire recours aux outils de travail conceptuel tel qu’il est mis en lumière dans l’ouvrage : attention portée aux transferts (sur le cadre, sur les marionnettes, sur le thérapeute ou l’auxiliaire de jeu), aux identifications, au statut du corps fantasmé, au groupe.

14À noter aussi, dans ce dispositif, la présence d’un secrétaire de séance (souvent stagiaire psychologue), qui sert de support à la « reprise » où peuvent se démêler les effets de résonance et l’impact affectif sur les soignants (P. Aulagnier : « prendre ses affects comme l’objet de ses investigations »).

15L’occasion de souligner ce qu’A. Monjardet appelle le « trépied », à savoir, le dispositif marionnette-castelet, le thérapeute et ses auxiliaires, le groupe. « Ce cadre, en tant que lieu psychique où se croisent l’imaginaire et le symbolique, couplé à la présence de la « loi », fait la spécificité de ce genre d’atelier, », nous dit-elle.

16L’originalité, disons technique, de cet atelier tient donc à la succession des différents temps :

  • – réalisation de la marionnette et sa nomination ;
  • – jeu avec le soutien d’un auxiliaire ;
  • – reprise de l’histoire au sein du groupe.

17La référence à G. Pankow, à peine esquissée, éclaire ce qu’il en est, lors du modelage de la figurine, de l’importance de l’image inconsciente du corps qui peut être vue comme le fil conducteur du sens et de l’usage qui est fait de la marionnette comme double de soi-même.

18Ce « petit double » exhibé permet à l’acteur qui le manipule sans être vu (importance du « caché/montré ») d’exprimer pleinement sa pulsionnalité. Elle lui permet également de mettre en jeu, dans sa fabrication et dans son usage, des éléments de toute-puissance qui sont susceptibles de restaurer son narcissisme.

19On imagine facilement comment l’enfant spectateur peut être saisi par ce qui se déroule sous ses yeux, à la limite du faux et du vrai. (Qu’on repense à l’enfant qui se cache les yeux pour ne pas voir le loup qui dévore ou à la jubilation qu’il éprouve à voir Gnafron se faire bastonner par Guignol).

20La dimension spéculaire du dispositif fait du castelet un miroir habité dont la réactivité du public constitue le reflet aux oreilles de l’acteur marionnettiste qui, comme dans le jeu de « fort/da », met en scène ses fantasmes et maîtrise son angoisse, en se servant de l’objet marionnette comme d’une bobine propre à capter l’attention des autres. C’est un niveau de symbolisation qui relie corps et langage dans une même intention de scénarisation. Il y a du lâcher-prise là-dedans.

21« Dans le monde de l’illusion et de la fantaisie qui sont le propre du jeu, mais aussi de théâtre – et des marionnettes –, temps et espace ne sont plus contingents de la réalité et ils se dilatent ou se réfractent en un temps personnel chargé des désirs conscients ou inconscients et des réminiscences », nous résume A. Monjardet.

22L’enfant qui joue, aidé de l’auxiliaire thérapeute qui assure la réplique, s’inscrit dans un jeu de rôle psychodramatique relativement peu contraignant en matière d’interdit puisque, nous dit-elle en citant Mannoni, « le théâtre de guignol est le théâtre d’un âge où le Surmoi n’est pas encore nettement constitué comme instance séparée ».

23Enfin, à l’instar de ce qui se passe dans une séance de psychodrame, la reprise de ce qui vient d’être joué permet d’esquisser une mise en sens et installe une démarcation entre le temps de l’imaginaire agi lors du jeu et le retour à la réalité qui le suit.

24Cette dimension de « passage » est d’ailleurs récurrente à travers la mise en place de petits rituels ou de ce que l’auteur appelle des seuils, adaptés à la population ou aux pathologies concernées.

25Et, puisque nous avons été sensible à la dimension psychodramatique, rappelons que ce dernier se fait en groupe et que c’est là un chapitre important.

26Enfants, thérapeutes, marionnettes, nous voici dans une assemblée disparate mêlant les générations, les sexes, les statuts d’objets ou d’humains, et les glissements ou permutations apparaissent possibles. Le concept de « groupalité psychique » (R. Kaës) trouvera particulièrement matière à réflexion.

27Qu’il s’agisse de scénario individuel ou collectif, l’espace du castelet surdétermine la frontière « dedans-dehors ». Celle-ci, nous rappelle l’auteur, délimite l’espace groupal et les espaces subjectifs particuliers, permettant à chacun de trouver des lieux de pensées communes et des espaces pour l’intime.

28Une association de quartier, un cmp, un hôpital de jour ; la troisième partie de l’ouvrage nous permet d’explorer les différentes approches de l’atelier et de nous représenter comment les enfants ou même les adultes peuvent en tirer profit.

29La marionnette, ce personnage réduit, ramené à ses attributs et caractéristiques essentielles, s’avère être un corps riche de contenus.

30Nombreux sont les exemples qui nous sont donnés tout au long de l’ouvrage pour en témoigner.

31On se met à la place de l’enfant : « Les mains enfouies au fond des robes (!) jusqu’au biceps, capes, traînes chamarrées, habits chatoyants, de plumes, satin, ou de dentelles, les yeux levés vers ces créatures fantomatiques qui faisaient crier les enfants de l’autre côté du mur, cachant mes petites émotions métaphysiques sous de bonnes grimaces et, en secret, perpétuellement extasié, c’était comme si je me recueillais, accordé par miracle à ma vie nulle par principe et par avance [1]. »

Alain Dubois. À propos de… Joseph Rouzel (sous la direction de). La posture du superviseur. Supervision, analyses de pratiques, régulations d’équipes… Toulouse, érès, 2017

32Voici un ouvrage collectif consacré à des pratiques répandues dans les établissements médico-sociaux qui nécessitent des praticiens, outre une solide formation psychanalytique, beaucoup de tact et de créativité. On ajouterait, qui n’apparaît pas, ou à peine, chez les contributeurs, une formation à la conduite des groupes alliée à une solide expérience des fonctionnements institutionnels.

33L’ouvrage s’ouvre sur une introduction de Joseph Rouzel aux diverses contributions et est conclu par le même en quatre pages intitulées : « Tenir la position ; incarner la posture ; éviter de poser pour la galerie… », qui sonnent comme un viatique et condensent admirablement le propos d’ensemble.

34L’inspiration commune des auteurs est lacanienne, mais ne pèse pas, les concepts sont expliqués simplement et illustrés souvent. Winnicott et Bion y sont aussi en bonne place ainsi que d’autres auteurs et la référence à la psychothérapie institutionnelle. Il s’agit surtout de rendre compte de la spécificité d’une place et d’un travail, de témoigner de situations et d’aussi montrer le coût émotionnel de cette pratique, le côté du contre-transfert, de donner des repères, ainsi cette manière de procéder, en trois temps, qui commencera par, d’abord, « se laisser écouter et percevoir, pour ensuite s’autoriser à restituer ce qu’a fait au superviseur ce qu’il a écouté ou perçu, enfin laisser exprimer dans le groupe ce que la restitution a suscité » (p. 106) où l’on reconnaît le triptyque lacanien de l’instant de voir, du temps pour comprendre et du moment de conclure.

35Le parti est pris, entre tous, de privilégier le terme de « supervision » à celui d’analyse de pratique, comme dénotant une vision qui s’élève à un regard élargi, enrichi des apports de tous, et non pas dans le sens d’un savoir-expert qui viendrait répondre aux questions. Non, plutôt les creuser, ces questions, les approfondir ; le superviseur serait ainsi une sorte de « tire-bouchon qui sans cesse ré-ouvre ce que la pente institutionnelle tendrait à vouloir clore », ainsi « il fabrique de l’ouvert ! »

36Affirmant cela, on mesure, et la nécessité de la chose et sa difficulté, à l’heure où le management procédural, la démarche qualité font rage qui libèrent les fantasmes de maîtrise au risque de la réification des patients comme des soignants ou des éducateurs. Et cependant il s’agira toujours d’affronter le réel de la clinique, de se tenir à sa hauteur sans prétendre l’assujettir, pour ainsi garder précieusement le fil d’un questionnement qui n’épargne jamais le questionneur. Ce dont nous aurons maints témoignages tout au long du livre.

37Jean-Pierre Lebrun, psychanalyste belge bien connu, se demande ainsi : « Pourquoi l’action collective est-elle en difficulté aujourd’hui ? » et avec cela comment les positions d’autorité sont mises à mal.

38Dans la société des individus, les positions d’autorité en effet ne vont plus de soi (ou d’une autorité suprême). La hiérarchie est suspectée d’illégitimité, d’abuser de son pouvoir et de battre en brèche l’égalitarisme ambiant. En se débarrassant de l’ordre religieux qui organisait le lien social, on se serait aussi débarrassé de l’instance collective elle-même, en tout cas du crédit qu’on devrait faire à celle-ci et dont les positions de chefs, de leaders, occupant la place d’exception, par la grâce d’une délégation du collectif, sont les garants. Dans le monde des égaux, où chacun voudrait qu’on le distingue, la place de « l’au moins un » est certes enviée mais aussi volontiers dénoncée et décriée. Les chefs, les directeurs sont cependant les représentants du collectif, à ce titre ils doivent incarner cette place et servir le projet commun, les intérêts du collectif (entendu comme ce qui fait entame à ma singularité). Ils sont comme les chefs d’orchestre « qui, quand on les écoute, on s’aperçoit que ce qu’ils essaient de privilégier, c’est la musique. C’est-à-dire, à leur niveau, l’action collective mais aussi la manière dont eux travaillent la partition qu’ils ont à interpréter, depuis la place d’exception qu’ils occupent » (p. 21).

39Le texte qui suit, de Claude Allione, prolonge ce questionnement et vient à explorer « Les pouvoirs du superviseur ».

40Étonnamment, il démarre son propos en se demandant pourquoi, dans certains groupes où il intervient comme superviseur, il arrive qu’on lui dise « merci ». Il poursuit en signalant une remarque d’un participant qui pensait que le superviseur « était là pour diriger le groupe », enfin il note qu’assez souvent, à la faveur d’un changement de direction, il s’est vu débarquer de sa place par le nouveau responsable auquel il aurait pu faire de l’ombre, ou qui souhaitait installer un superviseur à sa convenance, ou toute autre raison faisant penser qu’on lui attribuait un « pouvoir » concurrent.

41Suit une considération terminologique, opposant l’autorité, d’étoffe symbolique, au pouvoir qui ne serait qu’imaginaire et qui débouchera sur cette particularité de place que celui qui institue le groupe dans lequel il est inclus n’en est pas membre mais occupe cette place d’exception, support de transfert à son égard, ce qui lui vaudra en effet d’être tenu « imaginairement » pour le leader du groupe, pour un rival par le directeur, pour un coach qui doit « donner des pistes » par les uns et les autres. Mais il est aussi celui qui garantit un espace particulier où se révèle et peut se dire la pluralité des transferts reçus par les uns et les autres, comment chacun est traversé par ces mouvements émotionnels inhérents aux engagements relationnels auprès des patients, tout cela venant à s’organiser en constellations éminemment signifiantes. Cela, il ne le peut que s’il a mis son autorité à constituer ce « site de l’étranger » où la parole de chacun retrouve de son tranchant, s’écarte du bavardage et se fait efficiente et personnelle. Ainsi, dans le groupe, il s’agira de rechercher non la cohérence (qui fait trop collage) mais l’harmonie (qui fut la fille de Mars et de Vénus), entendue comme une mise en contraste autant qu’en commun des divers apports.

42Tenir la place nécessite par surcroît de bien vouloir se plier soi-même à la supervision et de croiser son expérience avec celle d’autres superviseurs.

43La contribution suivante d’Isabelle Pignolet de Fresnes s’intitule : « De l’imposture à la posture : faire avec… ou plutôt sans », et par son style enlevé la lecture en est très agréable.

44Il y sera question, en effet, du sentiment d’imposture qu’ont pu goûter à l’occasion, comme un fruit acide, amer, ceux qui ont pris le risque d’occuper cette place de superviseur. L’auteure fait un sort à la notion en l’examinant sous ses coutures étymologiques. Ainsi l’on apprend que la posture tient au corps et à la coupure de celui-ci, à la séparation, quand l’imposture, son antonyme, tient au leurre, au masque, à la tromperie mais aussi à ce qui s’impose. L’on comprend vite qu’on frise alors l’imposture lorsqu’on voudrait « faire avec », soit répondre au questionnement (ainsi l’empêcher), former, bavarder, discourir, faire le beau ou la belle, et qu’il faudrait privilégier la posture qui accepte de « faire sans », pour passer ainsi de « la gêne de faire avec à la jubilation de faire sans » (p. 46).

45Suit une remarquable présentation de ce qui se passe pour le superviseur durant les séances, et comment il se met en situation de réceptivité, accordant aux mots comme à leur mode d’énonciation la valeur d’un trésor car « les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d’eux » (René Char), trésor qui sera restitué à l’équipe au travail.

46Le chapitre suivant, d’Isabelle Piekarski, annonce lui aussi joliment la couleur : « Un grand moment de solitude » et nous introduit par contraste au récit d’une expérience où il ne fut pas question de jubilation. D’emblée les dés étaient pipés, le conflit institutionnel sous-jacent devait entraver le processus de supervision. Le groupe considéré n’avait pas fait sienne la demande et la renvoyait au directeur comme à un abuseur, lequel, au nom du bien supposé qu’il leur voulait, les empêchait d’en tirer profit. L’analyste, du coup, était identifié à une puissance intrusive ou rendu dérisoire dans ses intentions. Et c’est avec une certaine amertume que l’auteure conclut : « Ce transfert particulièrement négatif ne m’a pas permis en tant que superviseur de me faire partenaire de cette équipe. Mon désir se heurtait à une place impossible à tenir parce que massivement attaquée. Il me semble qu’un préalable est nécessaire afin qu’un travail de supervision puisse se faire : qu’il y ait (si je puis dire) un transfert à la supervision, c’est-à-dire que soit localisé dans la supervision un savoir dont une équipe suppose qu’il pourrait l’aider à élucider ce qui ne va pas ; le superviseur étant la personne au travers de laquelle ce savoir viendra s’articuler. Sans ce préalable, la tâche est impossible » (p. 73).

47La contribution d’Alain Scudellaro approfondit cette problématique de l’analyse de la demande initiale et de l’inscription institutionnelle du dispositif de « supervision » en travaillant la question de savoir si « la supervision [n’apparaîtrait pas quelques fois] comme un remède aux dysfonctionnements de l’institution ? » À partir d’une situation de supervision est alors présentée la manière dont la demande de celle-ci vient masquer, occulter ce qui relèverait, en d’autres termes, d’une régulation ou d’une consultation institutionnelle, d’un travail sur le projet commun et d’une élaboration des conflits internes à l’équipe. Il nous paraît là qu’en amont, dès la première demande, devrait pouvoir être proposé ce que Claude Ouzilou nomme une réunion exploratoire, préalable à tout engagement, réunissant l’ensemble du personnel concerné, ainsi que la direction, afin de bien dégager les termes de la demande et distinguer le mode d’intervention le plus approprié.

48L’on reviendra ensuite, avec le texte de Benoît Hibon, à plus de légèreté. Ainsi s’inspire-t-il du beau film de Wim Wenders, Les Ailes du désir, pour filer la métaphore d’un superviseur intercesseur entre l’opacité concrète de la pratique et la beauté lumineuse des mots qui la traduisent, se définissant alors, par son écoute et la restitution qu’il en fait, comme « une passerelle entre le groupe et le groupe lui-même ! L’art du superviseur [devant] permettre à chacun(e) d’entrevoir dans son unicité ce que lui fait la lumière des récits à travers le gemmail du groupe » (p. 106) avant que le superviseur institutionnel ne s’estompe doucement à son tour…

49Ce qui permet d’enchaîner sur le propos de Claude Sibony (ce qui est remarquable dans ce petit livre, c’est la pertinence du classement des textes les uns après les autres, chacun appelant le suivant !) qui portera sur « La dernière séance : le moment de conclure » et qui nous fait récit d’un travail de six ans auprès d’une équipe à la composition si renouvelée que le superviseur en venait à devenir le doyen du groupe. Suit la contribution de Jacques Cabassut, subtile, titrée « L’éthique du superviseur… ou le désir de l’analyste », illustrée par trois fragments cliniques, trois situations où l’éthique et le désir de l’analyste furent mis en jeu et à l’épreuve.

50Agnès Benedetti, quant à elle, saisie par la demande d’un participant à une séance de supervision d’équipe, dans un établissement recevant des autistes, de lire ses notes personnelles à propos de ses prises en charge, eut l’idée de proposer un dispositif d’écriture à un de ses groupes de supervision. Le récit oral d’une situation clinique recevait ensuite l’écho d’une gerbe d’écritures variées. Cette innovation devait avoir une postérité dans l’institution qui porta un soin particulier à ne pas faire de l’écrit l’instrument d’un silence asséchant.

51Ce en quoi nos trois derniers intervenants sont des orfèvres ; ainsi Béatrice Ackermann, avec son texte « Entre chien et loup, lorsque l’imaginaire prend forme…, Tina Toré, avec le sien : « De la commande à la demande. Supervision en institution. Analyse de la pratique », et Jeannine Duval-Héraudet : « Superviseur ? Un funambule au bord du vide », qui proposent un bouquet de métaphores. La première file celle de l’entre-deux, du passage, du goulet d’étranglement, quand la deuxième évoque la couture, le montage de l’habit alors que la troisième nous plonge dans l’exercice de funambule. Trois sensibilités plaisantes à lire pour témoigner d’une même expérience, et pour déboucher, avant que de conclure sur le propos du maître d’œuvre déjà cité, sur l’ultime texte, dont le titre est un appel de sagesse, de Jean-Louis Mathieu, « Une légitime imposture : “Qu’est-ce que je fous là ?” »

52Formule dont F. Tosquelles et Jean Oury faisaient une règle de compétence et d’hygiène mentale pour les soignants en psychiatrie, qui devaient se recruter parmi les « Ça va pas de soi ! », ceux dont l’engagement ardent n’allait pas sans esprit (auto)critique ni doute, à la différence des « Ça va de soi ! » qui ne se posaient jamais de questions. Formule donc qui serait au cœur de l’exercice du superviseur, attentif à ne pas se laisser prendre dans des alliances défensives avec la direction qui apporte la commande, avec le groupe des supervisés qui s’accroche à sa plainte pour ne pas se mettre au travail, avec son propre sentiment d’imposture et d’illégitimité qui pourrait l’entraîner à vouloir prendre la pose, ou à ne pas tenir la posture…

53Un livre copieux, agréable à déguster et qui donne à penser.

Jean-Louis Beratto. À propos de… André Sirota. Pervers narcissiques. Comprendre, déjouer, surmonter. Paris, Éditions Le Manuscrit, 2017

54André Sirota nous propose des éléments de compréhension du pervers psychosocial, défini comme une personnalité persécutée par les situations de groupe qui, afin de survivre, a sans cesse besoin d’une scène groupale pour produire de la confusion.

55Le groupe est appréhendé comme un espace privilégié de travail, de culture et d’objectivation ; les individus y développent coopérations, conflits ou crises. Aire potentielle de jeux à plusieurs, le groupe peut se révéler comme le lieu du meilleur comme du pire. La participation à une activité de groupe exige un travail psychique qui soutiendra, ou pas, des capacités de mutualités en fonction de ses membres et du contexte institutionnel.

56La diversité des groupes – organisation hiérarchique du travail, groupe thérapeutique, groupe d’analyse de la pratique, groupe de formation… – convoque chacun à une confrontation à autrui, à soi, de façon plus ou moins « menaçante ». Penser ensemble est le résultat du franchissement de plusieurs étapes, dont celle de se libérer des emprises idéologiques. L’auteur examine les conduites sociales perverses. Est-ce un repli du sexuel sur le social ? Après un rappel des différentes notions sur la perversion, il retient la perversion du lien comme signification première. Il considère sa proximité avec l’obsessionnalité via la pulsion d’emprise, précise que le processus pervers en groupe est composite, non réductible à cette dernière. La perversion psychosociale vise à détruire, par l’asservissement et l’emprise destructrice, tout ce qui fait lien entre les membres du groupe. Il s’interroge sur l’existence de configurations sociales propices au développement des disqualifications perverses. Celui qui utilise la disqualification perverse cherche à détourner l’attention sur autrui, à stériliser le groupe, à jouir de cette impuissance, à se protéger d’un mouvement de désorganisation interne. Cette manipulation requiert le soutien explicite du collectif, de complices passifs.

57Neutraliser le pervers psychosocial nécessite une compréhension de ce qui fait, chez le sujet, résistances aux relations de coopération. Pour lui, l’expérience émotionnelle qui le met en contact avec son monde interne, est à proscrire.

58André Sirota fait l’hypothèse d’un quatrième fantasme originaire, celui de l’unicité de la place sociale enviable. Le pervers de société, enfant pris dans une séduction narcissique intense, réduit l’autre à l’état d’objet. Il y aurait un détournement pulsionnel, une dérivation du sexuel vers le social valorisé puis un retrait sur le Moi, en vue d’une dissociation. Différents types de complices sont identifiés : l’auxiliaire actif, le complice conscient impuissant, le complice inconscient.

59Est rappelé que l’accès à sa propre humanité passe par le processus de deuil originaire, par l’appréhension de son monde interne, de son monde externe et des relations qui les unissent, en interactions permanentes. Pour le pervers de société, être en groupe le confronte à un éprouvé persécuteur car la scène de son humiliation précoce est réactivée.

60Différentes situations cliniques sont alors évoquées pour rendre compte de la perversion narcissique au sein des groupes. C’est avec patience, prudence, rigueur et souci de compréhension que nous sommes conviés à découvrir ces différentes scènes. Au préalable, il est noté que l’ambition scientifique du chercheur pose des questions éthiques : Quelle restitution est souhaitable ? Quelle publication est possible ? Quid de la confidentialité ? Ici la situation clinique, par le récit, devient fiction clinique dont la valeur dépend de « sa portée explicitative, explicative et interprétative ».

61En voici les illustrations :

62– une régulation institutionnelle où la demande d’intervention d’un consultant externe se révèle être au service d’un lynchage symbolique sous l’influence d’un leader pervers, spécialiste du retournement. Quelle position adopter dans une telle situation ? Comment ne pas devenir complice, otage ou victime ? Est-ce évitable ? Une analyse approfondie de la demande a-t-elle fait défaut ?

63– Une réunion de rentrée scolaire d’un collège au cours de laquelle l’inspecteur d’académie disqualifie les professeurs ; communication qui interroge l’idéologie de la hiérarchie de l’éducation nationale, sa culture administrative, son absence de travail de penser relatif aux dynamiques collectives. Comment comprendre cette dérision disqualifiante ? Le dogme de l’infaillibilité de l’éducation nationale est-il favorable à l’épanouissement du pervers psychosocial ?

64Il importe de ne jamais laisser passer une disqualification perverse. Réagir, sans provocation, contient l’effet destructeur de l’attaque perverse, en limite les effets de déliaison. Une certaine extériorité est nécessaire pour y parvenir. Nommer une attaque perverse aide les victimes à la percevoir dans sa réalité, extérieure à soi-même.

65– Une session de formation à la dynamique des groupes au sein de laquelle les attaques répétées du cadre génèrent des résonances perverses qui empêchent le travail de formation. Intervenir sans attendre pour décrire les détournements pervers contient les effets mortifères.

66– Un groupe d’analyse de pratiques éducatives où une participante, envahissante, affirme sans cesse son discours de vérité, sans affect, étrangère au processus associatif du groupe. Seules les interventions du consultant permirent de réduire son emprise groupale perverse alimentée par deux « complices ». Complices agis, à leur insu, par un noyau pervers.

67– Un conseil d’administration où un compliment pervers n’est qu’une attaque disqualifiante qui plonge les destinataires dans un embarras paradoxal. Sont précisés douze traits caractéristiques du compliment pervers et souligné le génie de ces personnes à faire parler les autres à leur place.

68– La direction générale d’une grande association décide d’une nouvelle organisation du travail. Deux psychosociologues sont sollicités pour soutenir le processus de changement. Un chef de division manipule le personnel pour qu’il s’oppose à ce changement, tout en faisant bonne figure devant la direction générale ; la mise à jour de sa conduite transgressive et destructive fut délicate car perçue très souvent comme normale alors qu’elle relevait du harcèlement moral. Son travail de sape visait à empêcher les autres « d’être et de travailler ensemble ». Pour le personnel, prendre conscience de sa participation à une relation de travail aliénée n’est pas sans effet.

69Cette situation de consultation psychosociologique pose pour l’auteur une question déontologique primordiale : l’analyste consultant d’une équipe de travail, confronté à la présence d’une personnalité pathologique entraînant des effets destructeurs, peut-il la dénoncer ?

70– Un travail d’analyse de situations éducatives dans lequel un participant ne s’engage pas. Il se vit comme étant le seul a vraiment pouvoir défendre l’idéologie de l’établissement. Pris dans une volonté de réduire au silence les prédécesseurs, il utilise la passivité du groupe sans réaction ainsi que l’embarras de l’intervenant. Ce dernier prend la décision d’écrire à l’ensemble des professeurs afin d’alerter tout le monde compte tenu de la violence déployée et pour casser son emprise perverse.

71– Une décharge perverse ordinaire et son endiguement au sein d’une situation qui révèle la qualité compulsive de la verbalisation et l’absolue nécessité d’une scène sociale pour que s’exprime le pervers de société. Il incombe à l’intervenant de ne pas négliger les attaques répétées, porteuses potentiellement d’effets mortifères.

72– Une destructivité contenue par une parade groupale appropriée lors d’une session de formation ; le comportement d’effraction d’un stagiaire oblige l’intervenant à mettre à la disposition du groupe des éléments descriptifs de la situation présente, éléments d’étayage pour les autres participants qui ont pu s’en servir en assurant une fonction maternelle contenante.

73– Une formation psychosociologique au sein de laquelle un participant se révèle lors d’un exercice de conduite de réunion nécessaire à une prise de décision collective, tandis qu’un autre participant, sans remise en cause personnelle, vérifie ses aptitudes à la manipulation d’autrui, au dénigrement des autres. Devenu responsable d’institution, le pervers psychosocial fait payer aux autres la facture de ses souffrances intimes.

74Ensuite l’auteur rassemble les traits caractéristiques des conduites du pervers psychosocial : Il n’aime pas les règles, s’avance masqué, refuse les perceptions que les autres ont de lui. Il ne supporte pas le travail d’analyse, attaque tout processus de liaison, se plaît à désorienter autrui par ses stratagèmes de confusion. Il use de la langue de façon pervertie, disqualifie le contexte de travail, ne supporte pas ceux qui l’ont précédé. Il se valorise en discréditant l’autre, évite la confrontation à la réalité qui opère comme une menace catastrophique. Il n’a pas accès à sa souffrance, fait preuve d’une grande aptitude au retournement, parle de façon impersonnelle et préférentiellement au nom du « système ». Il ignore l’altérité et instrumentalise l’autre, dénie sa violence destructrice, se pense infaillible dans sa logique. Il exècre la polysémie des concepts, parle pour attaquer, jouit des mots dans un plaisir solitaire, le plaisir partagé restant pour lui hors d’atteinte.

75Sont ensuite considérées les possibilités d’endiguement des conduites sociales de la perversion narcissique. Le travail d’interprétation recouvre diverses modalités d’intervention telles que l’explication descriptive, l’explication causale, la reconstruction. Face à une attaque perverse, une interposition protectrice s’avère indispensable ; il convient de nommer la transgression qui menace le groupe en la reliant au cadre et à la tâche primaire de celui-ci. Un analyste de groupe ne doit pas laisser le groupe se faire « sadiser » et doit être en capacité d’interrompre, si besoin, la séance de travail. Neutraliser le pervers, sans attendre un travail sur sa problématique personnelle, s’impose alors. Pour ce faire, une position d’autorité, en appui sur ses ressources intérieures, est requise pour contenir l’attaque et ne pas céder à une envie de représailles.

76Une institution doit préserver le double système d’assignation et de reconnaissance mutuelle pour être instituante. Or l’adaptation et l’intégration du sujet à lui-même et à la société résultent de l’internalisation de la trame sociale externe, de son groupe famille, de son scénario fantasmatique relatif à sa place dans la société, de son appartenance actuelle à un groupe.

77Deux questions d’importance nous invitent à poursuivre ces réflexions : comment aider un pervers psychosocial à se relier, à réfléchir avec d’autres, à ne plus déshumaniser autrui, sachant que sa conduite destructive est une arme de défense ? Comment des organisations institutionnelles ou des systèmes politiques, du fait de structures sociopathiques, transforment-elles une personne « normale » en pervers psychosocial ?

78Ce livre nous apporte une mise en lumière d’un rapport particulier entre vie psychique individuelle et vie collective.

Notes

  • [1]
    Bayon, Les Animals, Paris, Grasset, 1990.
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