Notes
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Alain Rey (1992) précise que, créé en 1759 par le médecin suisse J.-J. Harder, le terme de nostalgie – nostos « retour » et algos « mal » – est une traduction du mot suisse alémanique Heimweh « mal du pays ». Il désignait l’éprouvé de douleur traversé par les gardes suisses pontificaux souffrant de la perte de la mère-patrie. Il est passé dans le langage courant au xixe siècle en se référant à un regret du passé ou d’un idéal que l’on n’a pas eu. En appui sur la définition d’A. Rey, je souligne ici que la définition même du terme de nostalgie renvoie à un objet imaginaire massivement idéalisé, reconstruit dans l’après-coup, et ainsi d’autant plus investi. L’élaboration de la nostalgie mélancolique transite notamment par la reconnaissance de cet aspect de reconstruction autorisant ainsi une reprise plus vivante des utopies originaires.
1 Ce texte se donne pour objet de mieux comprendre les avatars et les impasses affectant les processus de transmission psychique du cadre et des dispositifs institutionnels que l’on observe actuellement dans nombre d’établissements et services spécialisés. Il s’appuie sur une pratique d’interventions cliniques telles que des groupes d’analyse des pratiques, des supervisions ou des régulations d’équipes conduites dans les différents champs du soin et de l’accompagnement social et médico-social. Le propos se limitera à l’analyse des interruptions de transmission dans lesquelles une discontinuité ou une blessure du cadre va constituer une mise à l’épreuve des organisateurs institutionnels et affecter l’ensemble des dispositifs et des pratiques jusque-là partagées. Je proposerai ainsi de distinguer deux modalités de transmission pathologique : les conflits rivalitaires meurtriers et les ruptures de transmission.
2 Je ne développerai pas ici les situations de conflits, violents, profondément analysées par Georges Gaillard (2001) qu’il a définies comme des passages généalogiques meurtriers. Il s’agit de configurations dans lesquels une figure centrale doit laisser sa place à un successeur. La succession mobilise des enjeux de rivalité, parfois extrêmes, et engage différentes modalités de violences s’agençant selon des scénarios de filicide ou de parricide. L’héritage est indexé à une fantasmatique œdipienne, cependant infiltrée, à tout le moins, d’éléments archaïques, de l’ordre de la violence fondamentale (Bergeret, 1984). Les agirs d’élimination du rival procèdent d’une mixtion de cette violence pulsionnelle primitive avec des mouvements psychiques très secondarisés qui peuvent parfois emprunter à des mécanismes d’allure perverse. Ces conflits archaïques peuvent engendrer un effacement de l’histoire et du cadre institutionnel en agissant un fantasme d’auto-engendrement idéologisé : du passé faisons table rase.
3 Les configurations que je souhaite explorer dans cet article se distinguent de ces successions rivalitaires, tant au plan économique que dynamique. Pour les caractériser, j’engagerai le propos à partir d’une observation clinique récurrente qui a été un puissant moteur au travail de pensée : il s’agit de la découverte, révélée au décours de nombre d’interventions institutionnelles, d’un effacement des références cliniques, d’orientation psychanalytique, ayant constitué durant des décennies le fondement des pratiques partagées, d’un service, d’un établissement, voire d’un réseau d’établissements régis par une même association. Effacement qui s’est opéré sans qu’une intention délibérée et organisée ait présidé à cet acte.
4 Le récit récurrent qui est rapporté dans les premiers temps de l’intervention est le suivant : un changement engendré par la mise en œuvre d’une procédure d’évaluation, d’une modification des instances de gouvernance ou encore du départ, sur une courte période, de plusieurs professionnels, cadres, psychistes et soignants, va se révéler dans un second temps catastrophique. Ces transformations produisent, de manière condensée, une reconfiguration du cadre et de la culture institutionnelle attestée par une perte des références théorico-cliniques et une dévitalisation des dispositifs de travail plurisubjectifs. C’est-à-dire que l’équipe instituée semble agir une rupture de transmission, en dépit de la présence de quelques professionnels – très expérimentés – censés se constituer comme les dépositaires du cadre et de l’histoire institutionnels. Un affect massif d’impuissance est attaché au constat selon lequel il s’est engagé un mouvement irrésistible sur lequel les praticiens, et spécifiquement les anciens, n’ont aucune prise. Une mécanique implacable s’est enclenchée dans une forme d’engrènement (Racamier) et rien ne peut en infléchir le destin : celui d’un démontage du cadre institutionnel et de la culture soignante partagée sans qu’une intention manifeste d’éradication du passé paraisse opérer.
5 Cette rupture est éprouvée par ceux que l’on va désigner comme les anciens, comme une sorte de défaite, de ruine d’une histoire et d’annulation d’un passé porteur de valeurs instituantes et d’idéaux thérapeutiques ambitieux.
6 Un néo-modèle radicalement différent du précédent va quelquefois s’implanter sans que cela ne paraisse mobiliser de véritables résistances ou même une conflictualité repérable. Parfois, il s’instaure un fonctionnement chaotique : l’ancien modèle a perdu sa puissance organisatrice et rien n’est venu occuper la place vide.
Une configuration emblématique de la rupture de transmission du cadre institutionnel
7 Une scène clinique, issue d’une intervention dans un grand service de psychiatrie adulte fondé par un éminent psychanalyste ayant quitté l’établissement depuis une dizaine d’années, permettra de figurer cette rupture de transmission et de dégager les principaux mouvements psychiques à l’œuvre. Cette scène est donnée à voir à l’intervenant en mobilisant puissamment son contre-transfert, exigeant l’élucidation de sa propre histoire institutionnelle, de ses affiliations, de son parcours identificatoire, de ses choix théorico-cliniques et de sa position imaginaire dans le montage généalogique institutionnel.
8 Alors que les membres de l’équipe ont explicitement demandé une supervision clinique d’équipe centrée sur l’exploration des cas difficiles, il apparaît rapidement que les séances de travail sont régulièrement émaillées d’absences, d’arrivées et de départs inopinés. De même, la présentation de situations cliniques est rare et pauvre : la pensée clinique est manifestement empêchée. Après quelques séances témoignant d’une sévère inhibition du travail plurisubjectif, d’une forme d’impossibilité à engager un processus associatif groupal, un professionnel et, à sa suite, quelques autres – qui sont tous des anciens – vont prendre l’intervenant à témoin pour signifier l’état de régression de l’équipe et pointer l’impossibilité pour les nouveaux de prendre place dans une institution qui a jadis fonctionné dans une authentique orientation psychanalytique. Le discours est implicitement disqualifiant et humiliant à l’égard des nouveaux venus, pourtant dûment formés, et titulaires des diplômes requis. Il leur est signifié une incapacité à présenter de manière clinique un cas ou une relation soignante et surtout d’évoquer les constellations transférentielles dans lesquels ils sont englués.
9 À cette disqualification de la professionnalité (Fustier, 1999) des nouveaux, succède un historique, très idéalisé, des contextes et des événements qui ont présidé à la fondation et à la détermination des modèles théorico-cliniques qui ont façonné les pratiques, ainsi qu’à l’invention des dispositifs cliniques et des repères partagés. L’ensemble de cette histoire est référé à un âge d’or, à une période où prédominaient la créativité, la dynamique collective et la capacité à penser ensemble, à partir de la psychanalyse, les transferts engagés par les patients accueillis.
10 Suit une description catastrophique de l’état actuel du fonctionnement institutionnel, infiltré par la procéduralisation, la prégnance de l’évaluation quantitative et la dimension purement opératoire des soins, s’adossant à une biologisation et à un comportementalisme évacuant radicalement toute possibilité de penser la réalité psychique des patients.
11 Ces propos mobilisent un double mouvement subjectif chez les nouveaux, attesté pour les uns par une indifférence polie, et pour les autres par une absence d’écoute bruyante, témoignant d’un fonctionnement en attaque-fuite (Bion, 1961). À ce moment de la scène, l’un d’entre eux, un psychologue, affecté par ces propos narcissiquement blessants, va tenter de rectifier les supposées appartenances théoriques qui lui sont attribuées, en indiquant qu’il a été formé dans une université où prévalait l’enseignement de la psychanalyse. Ajoutant qu’il est lui-même en formation analytique, et qu’il ne peut que s’indigner de telles assertions disqualifiantes. Quelques nouveaux se joignent au psychologue pour attester de leur référence à la clinique et à la psychopathologie psychanalytiques.
12 Ces propos, restituant des itinéraires de formation qui viennent apporter d’importantes nuances au tableau brossé par les anciens, ne sont manifestement pas entendus et ne font l’objet d’aucune reprise ni même de quelque signe d’entendement. Il est simplement rajouté sous une forme tranchante : « De toute façon, ce que nous faisons ici ce n’est plus de la psychanalyse. » La rupture de transmission est patente, source de souffrance et de ressentiment pour les différents protagonistes de la scène.
13 J’ai rencontré ce type de scénarios dans des versions plus ou moins accentuées, en différentes institutions, et il me fallut un long travail d’élaboration pour en éclairer les mécanismes. Il s’agit en l’occurrence de se déprendre d’alliances inconscientes (Kaës, 2009) nouées de manière privilégiée avec l’une des générations en présence. Le nouage collusif qui s’établit notamment avec les anciens participe à sceller une communauté de dénis (Fain, Brauschweig, 1975) et, partant, à figer la rupture de transmission. Le nouage est lié à différents éléments dont l’intrication ne facilite pas l’exploration et plus particulièrement à une commune idéalisation rétrospective de l’histoire des institutions soignantes et procède d’un même rejet du modèle idéologique associé au management gestionnaire et à la procéduralisation généralisée (A.-L. Diet, 2000 ; E. Diet, 2003).
14 Après avoir élaboré ce nouage collusif, immobilisant l’écoute et offrant le bénéfice secondaire de soutenir le refoulement d’identifications potentiellement conflictuelles, quelques hypothèses ont pu être forgées afin de donner une intelligibilité à ces ruptures de transmission. Il est ici à préciser que ces interruptions de transmission peuvent être observées dans des sites qui ont constitué, il y a encore peu de temps, des hauts lieux de la clinique institutionnelle d’orientation psychanalytique.
15 L’hypothèse que je souhaite développer peut être formulée de la manière suivante : la rupture de transmission du cadre, des dispositifs et de l’histoire institutionnels résulte d’un télescopage entre les mutations de l’arrière-plan social et culturel et l’installation d’une économie groupale singulière, qui se caractérise par une forme de rapport pathologique à la fondation de l’institution.
Les mutations de l’arrière-plan institutionnel
16 Il s’est installé depuis quelques années une nouvelle forme d’organisation issue du secteur de l’entreprise qui s’avère transversale, se diffusant à l’ensemble des institutions soignantes : un management gestionnaire qui est ordonné au déploiement de techniques de mise en transparence (Pinel, 2008a), de contrôle continu et de procéduralisation de l’organisation, des dispositifs et des pratiques. L’ensemble est tenu par les différentes méthodes d’évaluation destinées à produire une représentation quantifiée de l’activité de l’organisation, engendrant de puissants effets de désinstitutionnalisation. Parallèlement à cette délégitimation de la dimension symbolique attachée au service ou à l’établissement, une des caractéristiques princeps du management gestionnaire est celle de l’anonymisation. C’est-à-dire que les professionnels ne peuvent imputer les transformations qui leur sont imposées ni à la direction de l’établissement ni aux instances de gouvernance telles que le conseil d’administration ou l’association de tutelle. La mutation provient de décisions prises en des sphères administratives sans visage qui échappent à toute possibilité d’identification subjective. Il s’agit là d’une forme emblématique de processus sans sujet tel que l’a défini René Kaës (2012). L’anonymisation recèle une double conséquence. D’une part, elle vient disqualifier un modèle de direction associée à une figure charismatique qui a longtemps prévalu dans les institutions spécialisées, et, d’autre part, elle tend à neutraliser les mouvements de résistance, de contestation et les manifestations d’agressivité adressées, car la procédure avance sans qu’une figure humaine puisse y être associée. L’effacement de la figure charismatique s’accompagne d’une perte du garant et d’organisateurs institutionnels centraux. En effet, cette figure charismatique assurait des fonctions phoriques essentielles à l’économie institutionnelle en vectorisant les idéaux et les identifications partagés, en supportant les mouvements d’ambivalence – libidinaux et haineux –, en favorisant la réunification des mouvements de scindage et de dissociation, et en soutenant la création d’une théorie locale du soin. La part de négativité attachée à cette structure charismatique ne doit toutefois pas être méconnue : nous aurons à en reprendre les constituants pour progresser dans l’analyse.
17 Le management gestionnaire, quant à lui, n’offre pas d’organisateurs psychiques consistant à étayer la dynamique subjective et les liens d’équipe instituée. Son implantation s’accompagne de mouvements chaotiques, de dédifférenciations, de confusions de fonctions et de pertes de repères affectant les dispositifs et les pratiques. L’intériorisation de la procédure s’effectue sur le mode de la passivation et, ainsi, favorise l’incorporation au détriment de l’introjection. La prévalence de la protocolisation des pratiques court-circuite le travail d’appropriation subjective, et c’est là qu’elle produit évidemment son élément le plus négatif, mais aussi son pouvoir d’attraction. La procéduralisation mobilise une pesée désirante, souvent méconnue, en ce qu’elle vient soutenir l’illusion d’épargner chacun de la souffrance de penser, et notamment de penser dans la conflictualité : la technique ne pense pas (Heidegger, 1954) et elle épargne chacun de traiter les conflits. En outre, l’organisation gestionnaire est investie car elle est portée par une illusion que l’on peut qualifier de technico-scientifique : elle repose sur la conviction selon laquelle la technique contient une réponse à toute question. Cependant, cette puissance d’attraction recouvre la violence de son imposition : la mise en place de procédures et de protocoles est toujours assortie d’une menace de fermeture de l’établissement en cas de résistance. Elle procède ainsi d’une forme d’emprise qui convoque toujours une part de soumission aliénante et d’attaque de la créativité.
18 Parallèlement, l’absence de figure humaine associée à la mutation de l’arrière-plan institutionnel va engendrer une alternance entre des moments de nihilisme et des moments de violence retournée contre soi car l’on ne peut véritablement adresser ou loger sa haine dans un protocole radicalement déshumanisé.
19 En même temps, le déploiement de l’ultra-libéralisme associé au management gestionnaire va progressivement faire basculer les institutions existentielles dans le champ de la logique des institutions ordinaires, ordonnées à la concurrence généralisé, à la logique de la performance et de l’efficacité quantifiable au péril de les déloger de leur position et de leur fonction intermédiaires. La mutation opérée par le management gestionnaire ouvre ainsi sur une autre logique que celle du paradigme clinique : celle de la prévalence de l’action sur l’élaboration, celle d’un acte ordonné à l’instant et à la quantification. La technique, les programmes et les protocoles vont occuper progressivement l’essentiel de la scène institutionnelle bouleversant les dispositifs et les pratiques d’orientation psychanalytique qui étaient ordonnées à une processualité inscrite dans la durée. Enfin, les processus groupaux sont simultanément puissamment attaqués et par l’organisation et par la prégnance de l’hyperindividualisme contemporain. Il en résulte des professionnels déplaçables et interchangeables déliés de toute appartenance d’équipe ; et, corrélativement, pour les patients, une insécurité de fond et un anonymat désubjectivant qui renforcent les angoisses archaïques suscitant d’ailleurs le recours à des violences agies ou à l’engagement de décompensations multiformes. Autrement dit, les établissements et services spécialisés pris dans ce modèle gestionnaire n’exercent plus véritablement leurs fonctions métadéfensives essentielles (Jaques, 1955 ; Fornari, 1987). C’est-à-dire qu’elles contiennent de plus en plus malaisément et insuffisamment la destructivité et les angoisses archaïques. D’où le retour en force de la contention et d’un ordre sécuritaire.
20 La participation des équipes à la rupture de transmission
21 En dépit de la pertinence de ces analyses, demeure insistante la question de l’absence de résistance créative, puissante et structurée, à l’implantation de ce modèle gestionnaire dans nombre d’établissements et services spécialisés. Comment rendre compte de ce qui constitue le motif central de la rupture de transmission, à savoir l’impossibilité pour les nouvelles générations de se constituer en position d’héritiers ?
22 Dans la scène clinique que j’ai évoquée plus haut, le groupe potentiellement destinataire de l’héritage récuse le récit et les passeurs de l’histoire institutionnelle. Les nouveaux semblent refuser de participer à cette histoire-là, de s’inscrire dans une succession et de partager ainsi le bien commun, tout en revendiquant une affiliation théorique potentiellement partageable. En dépit de cette possibilité d’alliance trophique, il s’engage un rapport d’incompatibilité entre les anciens et les nouveaux qui s’associe à un éprouvé d’altérité radicale et à une disqualification réciproque.
23 Afin de comprendre les mécanismes à l’œuvre dans la perte de légitimité du cadre et de l’histoire institutionnels, il s’agit de penser les ratés du devenir des modèles fondateurs, des legs et des héritages. L’on formule fréquemment l’hypothèse selon laquelle un projet originaire messianique se trouverait empêché ou interrompu par la survenue du management gestionnaire, de l’organisation procédurale et opératoire. Cette approche est fondée, comme j’ai tenté de le montrer précédemment, mais elle occulte une dimension essentielle, celle de la participation du modèle à son destin. Il apparaît en effet, dans nombre d’institutions, que la dynamique fondatrice a été privée de ses sources créatives et qu’elle a poursuivi son avancée sans réajustements véritables. Si ces institutions se sont fondées en contre, c’est-à-dire en résistance aux institutions autoritaires et inhumaines qui se sont compromises avec les totalitarismes du xxe siècle, elles ont simultanément inscrit dans le mouvement fondateur une communauté de dénis. En effet, toute utopie comporte et un élément moteur nécessaire au déploiement d’une fondation créative et une part de déni qui va inévitablement faire retour lors des moments de changements culturel, organisationnel ou de passage généalogique.
24 Énoncer cela va à l’encontre d’un quelconque consentement à l’accueil des idéologies technocratiques et aux dérives gestionnaires opératoires, en pointant la part prise par la fondation, et par chacun des fondateurs et de leurs épigones, dans les échecs de la transmission. Nombre de professionnels ont ainsi participé, ou à tout le moins ont été pris dans des mouvements de dénis communs, qui ont empêché une reprise transformatrice du modèle premier. En de telles configurations, le travail à entreprendre est toujours considérable, mais il transite à chaque fois par une réélaboration de l’utopie fondatrice qui s’est progressivement organisée autour d’une modalité de liaison immobilisante entravant les mécanismes d’appropriation subjective et de reprise transformatrice, condition nécessaire à ce que je propose de désigner comme le travail intersubjectif d’advenue. C’est-à-dire le travail psychique nécessaire pour créer un espace d’accueil pour les nouveaux professionnels et l’inédit qui les porte. Ce travail d’advenue mobilise des fantasmes de nativité dans une double dimension : générationnelle et fraternelle.
25 Or diverses modalités d’immobilisation de ce travail d’advenue vont figer le cadre et les dispositifs institutionnels. Elles sont largement associées à la prégnance de quelque figure charismatique. Il peut s’agir parfois de l’effet de positions que l’on pourrait qualifier de narcissiques-phalliques tenues par des petits maîtres. Succédant aux fondateurs sans élaborer leur ambivalence, ils ont engagé les équipes dans la construction d’une orthodoxie interdisant tout débat et tout renouvellement créatif. La calcification de la culture instituée va puissamment contribuer à disqualifier tout mouvement de transmission vécu sur le mode de l’imposition d’un ordre révolu. Il s’est établi une alliance inconsciente défensive telle que : éternellement nous demeurerons fidèles à la pureté de l’origine. Dans d’autres configurations, le groupe fondateur a produit une création puissante, novatrice, et génère dans l’après-coup des attaques envieuses destructrices, contre lesquelles s’édifie un durcissement idéologique. Enfin, on peut repérer le déploiement d’un scénario dans lequel la création a été comme emportée par les créateurs lors de leur départ. L’institution s’est organisée dans l’opposition entre les fondateurs, un groupe d’affidés et un deuxième cercle, composé de professionnels confinés à une position d’exécutants du projet institutionnel. Ces derniers sont interdits d’appropriation des significations du projet, et, partant, dépouillés de l’héritage. Le lien entre la création et les créateurs s’est établi dans un rapport essentiellement narcissique, de telle sorte que les fondements théorico-cliniques du cadre et des dispositifs institutionnels n’ont pu être véritablement transmis aux professionnels appartenant au deuxième cercle. Lors du départ des créateurs, le projet institutionnel se révèle comme une enveloppe vide.
26 Tout se passe comme si, dans ces trois scénarios, le mouvement de créativité brûlante puisant son énergie à partir du moment fondateur s’était progressivement refroidi plutôt que de se transformer en créativité sculptée selon l’heureuse distinction opérée par Eliott Jaques (1963). Le modèle initial s’est figé, fétichisé ou perdu, il n’a pu exercer dans la continuité sa fonction de soutien au réaménagement du cadre institutionnel.
27 Dans ces différentes configurations, l’équipe instituée va s’organiser selon une modalité de liaison que je propose de qualifier de position nostalgique mélancolique. Il s’agit d’un mécanisme puissant qui vient sceller le blocage de tout travail d’appropriation subjective pour les nouveaux, car il fige le travail de la perte et celui de la reprise transformatrice des organisateurs du cadre institutionnel. Cette position groupale pétrifie l’ensemble des professionnels dans un deuil impossible. Il a été édifié un monument dans lequel se trouve enclos et embaumé, un passé glorieux et idéalisé, ligaturé aux figures fondatrices et emblématiques de l’histoire institutionnelle. Cette idéalisation massive s’accompagne d’une mise à la trappe des éléments négatifs et des dénis communs. Cette pathologie de la nostalgie, se différencie de la nostalgie « ordinaire » qui s’associe toujours à un éprouvé de plaisir et peut se révéler stimulante pour l’imaginaire. Elle va aussi au-delà du mal du pays [1], de la souffrance associée à un vécu d’exil, d’éloignement de la terre-mère, située entre deuil et dépression (Denis, 1994).
28 Dans la nostalgie mélancolique, on repère un élément intersubjectif princeps tel que les différentes générations institutionnelles sont pétrifiées, médusées, chacune à leur manière. L’une ne peut consentir à aucune transformation et ne peut renoncer à rien de ce qui a toujours été, l’autre refuse le legs car elle se perçoit comme interdite d’appropriation créative. La génération qui arrive a souvent une certaine représentation des effets immobilisants de cette position nostalgique. Représentation qui constitue même une des sources du refus de l’intériorisation de l’histoire, notamment en ce que le legs s’accompagne d’un fantasme de transmission de la souffrance associée à l’objet perdu-non perdu, portée par les anciens. Consentir à l’héritage impliquerait ainsi de partager la ruine de toute perspective d’avenir, de toute espérance d’un futur vivant et créateur. Les nouveaux développent une défense contre la transmission qui les protège de l’identification au pôle mélancolique : une anti-nostalgie.
29 La transmission ne signifie pas l’immuabilité ; elle suppose un processus de transformation qui s’arrime à la position subjective des légataires comme à celle des destinataires. Le processus de transmission nécessite que les légataires consentent à ce que l’objet connaisse un destin qui échappe au moins partiellement à leur emprise. Il suppose que les héritiers s’inscrivent dans une part d’affiliation qui est toujours aussi une mise à l’épreuve narcissique et filiative. Elle engage un jeu complexe de reprises transformatrices dans des allers-retours entre l’avant-coup et l’après-coup.
30 Si une transmission sans transformation produit toujours de l’incorporation et ainsi mobilise une part de rejet, elle ne peut être que massivement récusée lorsqu’elle s’accompagne de l’ombre de la mélancolie. Mais ce rejet va se développer, pour les nouveaux, dans la culpabilité d’avoir abîmé un objet toujours encore porteur d’illusions, d’avoir ainsi participé à détruire l’utopie fondatrice, et, en dernier lieu, d’avoir accompli un meurtre culturel, un meurtre théorico-clinique, un meurtre du cadre institutionnel. C’est sur cette pathologie de la transmission que vient s’engouffrer le modèle procédural contemporain.
31 En appui sur ces observations cliniques, je propose d’apporter un complément à la théorie des processus de liaison dans les groupes que René Kaës nous a proposée (1981). Il a différencié trois modalités essentielles de liaison dans les ensembles intersubjectifs : les positions utopique, idéologique et mythopoétique. Je proposerai l’hypothèse selon laquelle la position nostalgique mélancolique est un moment d’immobilisation, qui se situe au carrefour de ces trois positions. Elle permet de dénier la temporalité et les transformations qui en résulteraient potentiellement. Elle gèle l’élaboration de la perte et l’accès à une position mythopoétique, nécessaire au déploiement d’une créativité plurisubjective. La nostalgie procède d’une idéalisation d’un objet perdu qui demeure psychiquement non-perdu en procédant à ce que Freud (1917) a désigné comme un surinvestissement de l’éclat de l’objet. Ce surinvestissement permet de maintenir le déni de la perte de l’objet. Ce déni est sans cesse menacé par la mélancolie caractérisée par l’auto-accusation d’avoir détruit les figures fondatrices, et, partant, l’institution en son ensemble. Les mécanismes d’anti-deuil entravent l’élaboration des dénis logés dans l’utopie fondatrice, mais aussi l’ambivalence à l’égard des ancêtres et des figures charismatiques : ils participent à sceller l’embaumement de l’originaire. Le surinvestissement d’un âge d’or permet de conserver son ombre, son spectre, dans une modalité puissante d’anti-deuil.
Les processus d’élaboration de la nostalgie mélancolique
32 L’enjeu d’un travail clinique institutionnel est celui d’une mise en figurabilité de cette nostalgie mélancolique, qui était jusque-là éprouvée singulièrement par les professionnels, sans que les dimensions inter- et trans-subjective puissent être partagées et élaborées collectivement. Les anciens ont ainsi à élaborer la part massivement idéalisée logée dans leur rapport à la fondation et aux moments héroïsés et surinvestis de leurs parcours professionnels. Ils ont à élucider et à énoncer, en les adressant aux nouveaux, les parts et les moments de négativité jusque-là récusés. Le dégagement des scènes originaires et secondaires aliénantes permet d’initier un renouvellement trophique du Roman institutionnel. C’est la condition première d’une relance du processus de legs : un héritage, porteur de charges émotionnelles extrêmes et d’une fantasmatique alliant un objet mortifié à un idéal inaccessible, ne peut être ni accueilli ni intériorisé par la génération qui vient. Les anciens ont à accomplir ce travail pour offrir un espace psychique aux nouveaux, afin que ces derniers puissent s’inscrire dans une appartenance vivable et dans un contrat institutionnel narcissisant. Le travail d’advenue à mettre en œuvre dépasse la fonction d’accueil et de transmission, elle suppose de consentir à ce que le cadre institutionnel et les dispositifs partagés puissent être transformés par les arrivants : l’analyse des parts de négativité restées en stase constituant un après-coup réorganisateur. C’est bien le travail d’advenue qui en autorise l’engagement, permettant aux nouveaux de se situer au-delà d’une position restrictive et passive de successeur pour se constituer eux-mêmes comme partie prenante de la reprise transformatrice et du renouvellement du cadre, des dispositifs et des pratiques institués.
33 Les nouveaux ont, pour leur part, intériorisé un modèle culturel horizontal récusant l’autorité de la précédence, qui sollicite la prévalence de fantasmes d’auto-engendrement. L’exigence de mutualité et d’horizontalité dans les échanges semble ainsi devenir la condition paradoxale d’une réceptivité à l’histoire et aux fondements du cadre institutionnel. Toute modalité de transmission de l’histoire et des modèles théorico-cliniques fondateurs qui ne prendrait pas en considération cette mutation des rapports à la précédence est vouée à l’échec. La transformation de ce qui émerge comme un paradoxe serré en paradoxe créatif est un des enjeux du travail plurisubjectif.
34 Deux voies me paraissent s’ouvrir. L’une résulte de ce que j’ai désigné comme le recours à un clivage fonctionnel qui risque de bifurquer en clivage pathologique pour la génération suivante (Pinel, 2008b). En effet, certaines équipes vont tenter de maintenir un mode de fonctionnement inchangé, dans une logique de conservation et de fidélité aux valeurs instituantes en se conformant, apparemment, et a minima, aux injonctions gestionnaires et aux mutations du métacadre social et culturel. Ce scindage organisé peut perdurer tant que les porteurs de l’histoire institutionnelle sont en mesure, par leur présence active et reconnue, d’en soutenir la cohérence. Lorsque les figures centrales ne sont plus présentes, ou n’exercent plus leur fonction de pôle identificatoire et de garants partagés, le scindage fonctionnel devient clivage pathologique : il est récusé par les nouveaux professionnels et ouvre sur les crises, les immobilisations et les effondrements analysés plus haut.
35 Une autre voie semble se dégager pour les équipes qui ont su identifier suffisamment les conséquences des mutations de l’arrière-plan social et culturel, économique et politique, pour entreprendre un travail approfondi autour de la perte des figures associées à la fondation, des idéalisations massives, des illusions et des dénis logés dans l’originaire. Ce travail permet de dépasser la position de nostalgie mélancolique pour s’engager dans ce que je propose de désigner comme une nostalgie vivifiante, soutenant l’engagement d’une créativité sculptée. Ce processus procède d’une reprise créative des idéaux originaires et des valeurs instituantes à partir d’une préoccupation permanente des répercussions subjectives (intra-, inter- et trans-subjectives) engendrées par le télescopage entre l’accueil des nouveaux et les transformations du métacadre (Kaës, 2012) contemporain. Ce renouvellement, qui inscrit fondamentalement l’historicisation et la créativité dans l’économie de l’équipe, est toujours assorti d’une réflexion sur l’interdisciplinarité interne et interinstitutionnelle. Cette dynamique repose sur la logique de l’après-coup, dans laquelle l’équipe ne cède ni à l’injonction de l’oubli ni à la fétichisation des héritages. Les legs forment ainsi un appui consistant pour reconstruire une économie institutionnelle dotée d’un avenir possible, mais ces legs ont été repris, remodelés de telle sorte qu’ils peuvent être appropriés par ceux qui n’ont pas directement participé au moment fondateur, mais aussi par ceux qui ont été formés dans des références éloignées du modèle premier. Les échanges portant sur les épistémologies de chacun peuvent alors s’engager et dans les cas favorables ouvrir sur des approches que l’on pourrait qualifier de complémentariste, au sens où l’entendait Georges Devereux (1972), c’est-à-dire sans confusion ni volonté intégrative, ou dogmatisme, dans le respect des différences méthodologiques, théoriques et des découpes épistémologiques.
36 La position de l’intervenant procède d’une analyse constante des nouages collusifs contre-transférentiels et de l’étayage des mouvements psychiques favorisant l’émergence d’une position mythopoétique et d’une créativité tempérée. Il s’agit de redonner toute leur place aux métaphores, aux œuvres culturelles et aux récits de fiction qui fassent contrepoint aux discours technocratiques et à la rationalité claire (Dumont, 1983) de l’utilitarisme instrumental. Le processus transite par une élaboration, continue et inachevable, des fantasmes de maîtrise et des désirs de contrôle toujours mobilisés dans la vocation à soigner ou à éduquer. Ce processus élaboratif est une condition pour accéder à une conception du soin qui laisse une place au féminin primaire (Gaillard, Pinel, 2012) et à une vulnérabilité fondamentale ouverts à l’incréable. Ce travail inachevable – donnant une place à ce qui irrémédiablement échappe et à ce que la clinique institutionnelle convoque d’impossible – est à la fois le moteur d’une créativité groupale mais aussi la source d’un certain plaisir professionnel renouvelé sur le fond d’une conflictualité et d’une négativité reconnues. Conflictualité et négativité, qui feront sans cesse retour, dans des formes inouïes, toujours à élucider, au risque de la crise, du bouleversement et du chaos, inhérents à notre statut de mortel, toujours aux prises avec l’impossible et avec sa contre-face, l’hybris, la démesure narcissique qui constitue un puissant moteur de notre hypermodernité.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : cadre institutionnel, rupture de transmission, processus d’advenue, métacadre, nostalgie mélancolique
Date de mise en ligne : 17/11/2015
https://doi.org/10.3917/rppg.065.0055Notes
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Alain Rey (1992) précise que, créé en 1759 par le médecin suisse J.-J. Harder, le terme de nostalgie – nostos « retour » et algos « mal » – est une traduction du mot suisse alémanique Heimweh « mal du pays ». Il désignait l’éprouvé de douleur traversé par les gardes suisses pontificaux souffrant de la perte de la mère-patrie. Il est passé dans le langage courant au xixe siècle en se référant à un regret du passé ou d’un idéal que l’on n’a pas eu. En appui sur la définition d’A. Rey, je souligne ici que la définition même du terme de nostalgie renvoie à un objet imaginaire massivement idéalisé, reconstruit dans l’après-coup, et ainsi d’autant plus investi. L’élaboration de la nostalgie mélancolique transite notamment par la reconnaissance de cet aspect de reconstruction autorisant ainsi une reprise plus vivante des utopies originaires.