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Article de revue

Le traitement des phases paranoïdes dans les groupes de thérapie psychocorporelle en institution

Pages 111 à 124

Notes

  • [1]
    J.-P. Lehmann, « Paradoxe de la relaxation analytique en groupe », dans M. Sapir (sous la direction de), Les groupes de relaxation, Paris, Dunod, 1985, p. 29.
  • [2]
    Nous empruntons cette expression à Prosper Chaboche.
  • [3]
    M. Sapir, La relaxation à induction variable, Grenoble, La Pensée Sauvage, 1993, p. 116.
  • [4]
    En termes kleiniens, on peut dire aussi que ces patients s’acheminent vers des fluctuations entre la position schizo-paranoïde et la position dépressive (Klein, 1946).

Trois facteurs de régression

1La prise en charge de la souffrance psychique dans les institutions médico-psychosociales accorde une certaine importance à la dimension corporelle. Elle peut se faire par exemple par l’administration de substances permettant de diminuer la douleur physique, les tensions musculaires, les troubles du sommeil, dûs à l’angoisse ou la fatigue psychique, ce qui peut être associé utilement à d’autres formes de traitement. Mais l’on voit bien que cette réponse médicamenteuse, si efficace soit-elle, laisse dans l’ombre une part de ce que le patient présente dans sa demande de soin par rapport à une douleur qui s’exprime aussi bien corporellement que mentalement, à l’exemple de cette femme : « Je me sens déprimée, sans ressort, j’essaie d’agir, mais ça ne marche pas, je suis maladroite, nerveuse, je me cogne partout sur les meubles et sur les gens... »

2C’est à une plainte de ce genre qu’on peut répondre par un traitement psychocorporel en groupe. Il y en a bien d’autres comme les « somatisations », les comportements addictifs et toutes sortes de mal-être dans le rapport entre le corps et la psyché. Les thérapies de groupe psychocorporelles ont une existence ancienne dans les institutions où nous exerçons, il est admis qu’elles contribuent aux soins de nombreux patients. La manière dont opère ce soin mérite néanmoins qu’on s’y attarde parce qu’elle n’est pas toujours reconnue dans sa fonction spécifique. Il n’est pas rare que le résultat attendu par les patients soit celui d’un apaisement ou d’un effet sédatif, par exemple : « J’en ai assez de prendre des somnifères et des anxiolytiques pour dormir, est-ce que vous pouvez m’aider à trouver le sommeil sans médicament ? »

3Une telle demande se conçoit aisément. Mais elle passe sous silence certaines étapes qu’il faudra franchir dans le groupe pour y parvenir, et notamment celle de se confronter à certaines angoisses liées à la problématique inconsciente du corps et du psychisme.

4Notre propos va porter sur l’émergence d’angoisses paranoïdes chez les participants de ces groupes. Ces angoisses régressives – qui peuvent resurgir au moment du coucher – doivent sans doute être abordées et contenues pour qu’une évolution satisfaisante puisse se faire ensuite dans le travail psychocorporel en groupe. Rappelons qu’il y a dans ce genre de groupe, au moins trois facteurs qui peuvent solliciter des angoisses régressives.

5Le premier tient à l’abord corporel. Cet abord est présent dans d’autres formes de cure, et notamment dans les thérapies où la parole est le véhicule essentiel du traitement ; mais toute souffrance corporelle y apparaît comme une manifestation secondaire de ce qui est dit et éprouvé. Quand en revanche c’est le corps qui est sollicité au premier chef et directement exposé à l’attention des thérapeutes et du groupe, le patient subit une sorte d’intrusion contre laquelle il ne peut réagir immédiatement avec des mots. Il se trouve alors dans un état de régression, qui, comme le note Lehmann à propos de la relaxation (1985), est plus immédiat que dans la cure verbale analytique. Les inscriptions préverbales qui ont pu se faire dans le corps du patient peuvent être sollicitées dans les manifestations et variations toniques au cours de chaque séance. « La régression dans la cure, écrit encore Lehmann, en permet les réinvestissements et la réapparition en surface des représentations reléguées jusque-là dans le cabinet des archives dont on croyait avoir perdu la clef. » C’est dire à quel point ce qui est en jeu d’emblée en thérapie psychocorporelle est non seulement le corps propre mais l’espace imaginaire induit par la projection sensorielle dans la relation à l’autre (Sami-Ali, 1977).

6Ainsi la centration sur le corps suscite une plongée immédiate, profonde et archaïque dans la dépendance envers le ou les thérapeutes.

7Deuxièmement, cette dépendance est d’autant plus marquée qu’elle se fait dans un espace groupal. La vie d’un groupe met en place des défenses pour lutter contre les angoisses régressives comme on le sait depuis Bion (1952), Jaques (1955) et Anzieu (1975). Pour ce qui nous intéresse ici, insistons particulièrement sur la constitution dans un groupe d’une « mentalité » (Bion) qui tend à écraser les visées individuelles de ses participants. Ce phénomène peut produire chez certains sujets une crainte de relégation, comme par exemple chez Aline qui l’exprime ainsi : « Je ne sais plus jamais si j’ai une place dans un groupe depuis la naissance de ma sœur dans la famille... »

8Le sentiment de l’espace groupal est le réceptacle de ces ressentis du corps inscrits dans son histoire. Lehmann s’est demandé comment la régression du corps se combinait à celle induite par le groupe et a conclu plutôt à « un effet d’amortissement réciproque des processus [1] », c’est-à-dire que le groupe permettrait de rendre plus supportable un vécu corporel intrusif et persécutif. Il nous semble que ce n’est pas toujours le cas pour les angoisses paranoïdes qui donnent au contraire lieu à des défenses massives dans les dispositifs psychocorporels. Ceux-ci sont susceptibles de renforcer le vécu archaïque du corps comme prototype de fonctionnement psychique du groupe (Chapelier, 2011).

9Il faut ajouter un troisième facteur à ces défenses, qui tient plus à la façon dont s’effectuent les indications au sein de l’institution qu’au fonctionnement interne du groupe de thérapie psychocorporelle.

10Les patients orientés vers les groupes psychocorporels sont souvent en difficulté avec l’expression de leur vie psychique au profit d’un discours centré sur la plainte somatique et le corps anatomique.

11Il est alors vraisemblable que nous ayons affaire à des patients dont l’atteinte psychique précoce rend incertain l’accès au symbolique. Ils sont souvent enclins à chercher l’apaisement dans des comportements addictifs et autres formes de passages à l’acte (André, 2010). Ils risquent d’être particulièrement sensibles aux angoisses archaïques suscitées par les groupes psychocorporels. Voici donc plusieurs facteurs par lesquels le dispositif psychocorporel de groupe va induire souvent une régression intense et rapide. Tout ceci est sans compter l’effet produit par les « enveloppes concentriques [2] », c’est-à-dire l’emboîtement du groupe de thérapie dans le groupe institution, cette enveloppe favorisant elle aussi la régression nécessaire au traitement.

12Il s’agit moins de laisser se développer les angoisses régressives que de favoriser des aménagements permettant de les endiguer. Quelle est la capacité du groupe et des thérapeutes à les contenir et à les surmonter ?

Description du dispositif

13Ce positionnement des thérapeutes du groupe mérite une attention particulière, et nous allons l’intégrer dans une description plus précise du cadre de nos groupes, proche de ce qui a été proposé par Gaudriault et Maillet (1990).

14Le dispositif est tripartite, il favorise une régression progressive. Dans ce dispositif, les trois phases (active et relationnelle, allongée, de verbalisation) ont une importance équivalente dans chaque séance marquée par une durée identique. Ce protocole va contribuer à instaurer un environnement primaire favorable à ce que les angoisses régressives soient accueillies et transformées. Les thérapeutes, plus encore que dans d’autres thérapies psychanalytiques de groupe (psychodrame, groupe de parole, etc.), y sont particulièrement attentifs. Ces angoisses nourrissent les implications transférentielles et contre-transférentielles.

15Ce type de groupe est, dans le cas le plus favorable, animé par un couple de thérapeutes. Les première et deuxième phases de la séance sont alors menées alternativement par l’un puis l’autre. Ils s’impliquent ensuite conjointement pour la phase de parole. Malheureusement, il est de plus en plus fréquent que, par mesure d’économie, l’institution astreigne le groupe à une animation par un thérapeute unique auquel peut éventuellement s’ajouter la présence d’un stagiaire.

16Le rôle du ou des thérapeutes est d’intervenir sur le mode de la semi-induction (Gaudriault et Maillet) ou de l’induction variable au sens de Sapir. Leur écoute est dirigée sur l’expression de l’inconscient groupal et individuel, aussi bien dans le corps que dans la parole.

17L’existence d’un temps d’élaboration faisant suite au groupe joue un rôle important dans le dispositif. La dimension contre-transférentielle constitue un pôle de réflexion, de reprise et de secondarisation des processus en jeu dans le groupe d’autant plus que les thérapeutes sont en partie immergés dans ces processus régressifs.

Pacte préalable et environnement facilitant

18Il faut aller plus loin dans l’analyse de la position du thérapeute et des patients lorsqu’elle s’applique à des groupes psychocorporels. Il s’agit d’abord d’entrer dans un pacte particulier. C’est un présupposé, plus ou moins implicite et donc plus ou moins conscient, selon lequel il serait possible de s’abandonner à un bien-être corporel et psychique en raison de l’exclusion du groupe de tout risque d’agression, d’excitation externe et d’agression interne.

19L’espace-temps groupal serait un havre de paix qui contraste avec les tensions et conflits de la vie quotidienne. Dans ce fantasme, Les thérapeutes seraient les garants du gel de toute violence sans lequel aucun apaisement ne pourrait réellement advenir. Ce « pacte » favorise la cohésion du groupe et il est nécessaire que les membres y adhèrent tacitement. Cette notion est proche de l’illusion groupale d’Anzieu (1975).

20Le « pacte dénégatif » constitue, comme Kaës (1989) l’a démontré, un procédé efficace pour maintenir le groupe dans son intégrité, au risque de laisser dans l’ombre une part de la psyché de chacun de ses membres.

21Dans les groupes psychocorporels, ce pacte est véhiculé par l’injonction verbale ou tactile des thérapeutes distribuée « équitablement » et essentiellement dirigée sur le corps, sur son état, sa posture, sa position dans l’espace. En effet, l’invitation à « relâcher » son tonus musculaire et ses défenses psychiques n’est guère possible sans que soit reconnue, dans le lieu et pour le temps du groupe, une sorte de trêve sur la violence, intérieure ou extérieure. L’obtention d’un tel état de relâchement contribue à renforcer la barrière dedans/dehors, délimitant un espace psychocorporel partagé dans lequel cette trêve s’installe (Gaudriault, 2000).

22En contrepartie de cette formation psychique, les angoisses régressives prendront une tournure persécutive d’autant plus active que le pare-excitation ne sera pas suffisamment constitué : « Je ne peux pas poser mon tapis près de la porte, s’exclame Georgette, je crains toujours que quelqu’un entre brusquement pour m’agresser... »

23Bien qu’ayant exprimé précocement la crainte d’une attaque extérieure mettant en péril son monde interne, Georgette n’a jamais pu établir une trêve suffisamment rassurante avec le groupe, elle n’est plus jamais revenue.

24Georgette est un exemple de ce type de patient qui abandonne le traitement au tout début, parfois sans explication. Nous faisons alors l’hypothèse de l’évitement du conflit interne : il y a là confrontation avec l’indicible. Le groupe n’a pas pu constituer, pour ces patients, une enveloppe suffisamment rassurante leur permettant de contenir les sentiments persécutifs émergeants. Nous faisons l’hypothèse que l’état de dépendance au thérapeute et la régression suscitée menace le self de l’individu. En d’autres termes, la structure groupale, renforçant la régression, accentuerait la menace au lieu de l’atténuer, le pacte dénégatif préalable ne fonctionne pas.

25Un autre stade de défense prend l’allure d’un évitement du ressenti corporel et de la façon dont la voix du thérapeute peut toucher le corps, notamment pendant la deuxième phase de la séance (position allongée). Dès les premières séances, certains patients se plaignent d’être distraits, leur attention est parasitée par toutes sortes d’idées qui n’ont rien à voir avec les sensations corporelles suggérées. Dans d’autre cas, il s’agit d’une brusque somnolence diminuant la conscience de la situation de dépendance ou tout au contraire, d’une agitation incoercible. Les patients qui vivent ces phénomènes ont tendance à les banaliser mais ce sont sans doute des échappatoires au processus de ressenti corporel naissant, la régression psychique étant trop déconcertante. On peut aussi les comprendre comme des résistances à la dépendance quasi-hypnotique à laquelle pourraient mener les inductions des thérapeutes. Ces résistances vont progressivement s’atténuer, tandis que les vécus paranoïdes s’estompent ou deviennent plus supportables.

26Dans d’autres cas, la lutte contre des angoisses paranoïdes se répercute sur la montée de la vigilance et des tensions internes, installant un brouillage « tonico-émotionnel » (Ajuriaguerra et coll., 1953).

27

Louis, enseignant, demande des moyens de se détendre parce qu’il craint de « péter les plombs » : il ne supporte plus les élèves, il a des colères contre sa femme, il pourrait ne plus se contrôler, il se dit victime de son émotivité car il a aussi envie de pleurer sans raison. Dans le groupe, il se révèle très consciencieux pour exécuter des mouvements, avec un débordement d’énergie et un souffle bruyant. Mais il se sent bientôt mal à l’aise car il ressent les inductions verbales comme des ordres agressifs. En position allongée, il dit qu’il est en fait dérangé par la voix des animateurs et aussi par les présences des autres personnes allongées près de lui ; il est plus à l’aise quand il est seul chez lui.
Valentine vient au groupe de relaxation, après des années de psychothérapie verbale où elle avait l’impression qu’il ne fallait pas s’occuper de son corps. Or, elle le nomme aujourd’hui comme son problème n? 1 ; avec une surcharge pondérale importante, elle place toute son agressivité dans ce corps haï qui dresse une barrière entre elle et les autres.
Sur le chemin qui mène au lieu de la séance, elle a pratiquement toujours un moment de panique et veut rebrousser chemin, mais elle se force à continuer. Dans les exercices à deux, elle dit vouloir laisser à l’autre l’initiative, mais ne le supporte pas, car elle ne veut dépendre de personne. Dans la position immobile et allongée, au moment où l’un des thérapeutes vient la toucher, Valentine, prévenue, attend ce contact mais réagit par un sursaut violent, comme quelqu’un qu’on dérange et qui se sent menacé. La menace qui est en jeu là, c’est sans doute celle d’un oncle qui s’est livré à des attouchements sur son corps d’enfant pendant des années, c’est aussi celle d’une mère froide et culpabilisante, qui l’ont empêchée de vivre sereinement sa féminité.
Valentine ne parvient pas à un véritable relâchement de son enveloppe musculaire. Elle constate cette incapacité, ce qu’elle associe aux réactions des animaux qui ne présentent leur partie ventrale que s’ils sont en confiance. Quand elle est immobile, étendue sur le dos, elle se fige et pense à autre chose. Accepter de se laisser aller en présence d’autrui, c’est risquer de laisser surgir une émotion incontrôlable, c’est risquer l’effondrement ou la haine destructrice, c’est risquer de « contaminer » l’autre aussi bien que d’être contaminé par lui.

28Dans le cas de Louis, le pacte préalable n’a pas pu se mettre en place. La montée des processus paranoïdes suscitée par le risque de régression dans le groupe n’a subi aucun frein. Il paraît plus justifié d’utiliser ce qualificatif « paranoïde » que simplement phobique, même chez les patients qui sont manifestement dans une attitude d’évitement par rapport au ressenti corporel. Nous croyons en effet que cet évitement est en rapport avec la crainte de perdre la sensation d’unité ou de support corporel au niveau le plus primitif (Anzieu, 1975) et que, de ce fait, l’environnement primaire du groupe est devenu réellement menaçant pour le sentiment de soi. C’est probablement quand cette menace est ressentie comme insupportable et insurmontable que se produit l’abandon du groupe.

29Chez les patients qui continuent la cure malgré ces angoisses intenses contres lesquelles ils se protègent par leurs pensées, il faut croire qu’il existe une capacité de se sentir bien dans le groupe tout en maintenant un niveau élevé de tension corporelle pour lutter contre la dépendance régressive. C’est Valentine qui exprime peut-être le mieux cette stratégie défensive quand elle explique, au bout d’une quarantaine de séances, qu’elle a toujours envie de fuir avant de venir à chaque séance, mais qu’elle peut « survivre » à cette envie en développant son attention sur les autres membres du groupe et en activant ses pensées.

30Quand les patients n’ont pas été découragés par le passage initial de la confrontation à leurs angoisses régressives et que leur psychisme est capable d’y « survivre », il leur faudra ensuite du temps pour que le cadre thérapeutique devienne un environnement facilitant (Winnicott, 1965), capable d’atténuer ces angoisses.

31Il semble que l’apparition de cet « environnement facilitant » constitue une étape nouvelle par rapport à celle du pacte dénégatif. Les angoisses régressives sont alors moins menaçantes parce qu’elles n’ont plus des effets aussi invasifs dans le corps et la psyché.

32Il existe, selon nous, au moins deux conditions pour que ce nouveau climat apparaisse ; l’une concernant les thérapeutes, l’autre les patients.

Évolution du contre-transfert des thérapeutes

33Nous avons vu que le thérapeute ne peut éviter d’être pris dans les glaces du pacte préalable selon lequel la violence est exclue du dispositif de soins. Cette exclusion va de pair avec une attitude dite de « neutralité bienveillante » qui prend, dans les groupes psychocorporels, une tournure « convexe [3] » : le thérapeute se singularise ici par son rôle d’inductions verbales et tactiles sur le corps des patients.

34La place prééminente qu’il paraît prendre peut inciter certains patients à ressentir dans le transfert une dépendance totale et idéalisante : ce dernier aurait pour fonction de leur « apprendre » à « bien se détendre » et à se « vider la tête ». Il s’agit bien là de la recherche d’un apaisement psychique, de l’annulation du processus de pensée et de l’excitation qui en découle. Ceci peut renvoyer à ce que Sauvageot appelle le « transfert symbiotique » (1991). La relation entre patient et thérapeute est alors vécue comme une « bulle » de bien-être où la fusion domine, niant la différence et l’altérité.

35

Fabrice est professeur, jeune retraité. Lorsqu’il commence le groupe, en septembre, c’est la première fois qu’il ne fera pas « la rentrée », ce qui semble produire chez lui un remaniement identitaire profond. Ainsi, au cours des séances, il prend souvent comme référence la position du professeur et des élèves, la comparant sans le dire à celle du thérapeute et des membres du groupe. Il est dans une recherche constante d’une attitude scrupuleuse, conçoit les inductions verbales comme des « exercices » et s’applique à y répondre de la « meilleure façon possible ». Les propositions de relaxation sont suivies à la lettre ; il en éprouve généralement un grand bien-être, une détente physique et psychique, notamment grâce à la voix du thérapeute. Ce bain sonore « le berce et lui permet de faire le vide ». Le moment difficile survient donc lorsque la voix s’arrête. Il se plaint d’être assailli par des pensées. Enfin, il se place systématiquement dans la position du Bouddha lors du temps de parole, exposant à tous ses yeux fermés.
Après quelques mois de séances, on assiste à l’émergence d’un moment paranoïde, soudain et massif : Fabrice interpelle la thérapeute et se plaint de ne pas avoir de retour sur sa capacité à « bien faire ou mal faire les exercices ». Elle lui fait remarquer qu’il s’agit de ressentir les éprouvés corporels et psychiques.
À la séance suivante, il explose, ses remarques tournent à l’attaque franche envers elle : il lui reproche de ne pas répondre à ses questions (qu’il n’a pas posées). Surgit la comparaison à sa propre position de professeur : il mettait un point d’honneur à répondre à ses élèves.
Un élan groupal se mobilise alors, réagissant à l’agressivité de Fabrice. Alice lui renvoie qu’il est dans une « déformation professionnelle ». Fernando, évoquant son expérience « d’ancien » (il est entré dans le groupe en cours de session précédente), relate combien il avait été déstabilisé par le travail proposé et par l’absence d’exigence, d’attentes extérieures. Son agacement s’est maintenant apaisé car il peut se centrer sur ce qu’il ressent dans son corps et sur les associations qui lui viennent.
Suite à ces témoignages, d’autres prennent la parole, faisant remarquer à Fabrice que la thérapeute a répondu, mais peut être pas comme il le souhaite... Ce dernier écoute les remarques des uns et des autres et semble se contenir avec peine. Les stigmates de la colère sont visibles et font présumer un passage à l’acte. À ce moment, la thérapeute l’imagine en train de quitter la séance en claquant la porte, voire de l’agresser physiquement.
Elle maîtrise sa peur par un calme apparent, tout en se demandant comment dominer la crise. Faut-il des paroles fermes qui puissent contenir le débordement naissant ? C’est l’intervention des autres membres qui permettra de sortir de ce moment critique et de contenir la colère de Fabrice.
À la séance suivante, Fabrice montre une attitude de retrait, de mise à distance des autres plus prononcée que d’habitude. Il ne prend pas la parole ce jour-là.
Par la suite, son implication dans le groupe est intacte, il cherche à nouveau l’approbation de la thérapeute idéalisée, mais en tolère mieux les écarts et les manques. Surtout, il fait preuve d’une curiosité à l’égard de ce qu’il peut provoquer chez l’autre.

36Fabrice est donc à la recherche d’un état de bien-être total et d’une annulation de la pensée. La relaxation fonctionne comme « une bulle coupée et détachée du monde extérieur où tout ce qui risquerait de perturber la plénitude souhaitée est à bannir. Le corps semble se réduire à une surface cutanée, l’intérieur ne pouvant être pris en compte, sans doute en raison de ses contenus pulsionnels trop angoissants » (Sauvageot, 1991).

37Ce patient recherche une adhésion totale aux inductions proposées, ne laissant place à aucun écart ou liberté subjective. C’est la phase fusionnelle du transfert symbiotique décrit par Sauvageot. Il est question dans cette phase d’être dans le prolongement de l’autre, en reproduisant à l’intérieur de soi, tout ce qui est induit par le relaxateur.

38Les références constantes aux images « thérapeute/patients » et « professeur/élèves » amènent les équivalences suivantes : « je suis vous » et « vous êtes moi ».

39Fabrice n’a pas pu entendre la réponse de la thérapeute parce qu’elle a introduit un écart dans la demande primitive de fusion. Sa réponse « décalée » a pu être vécue comme un refus du transfert symbiotique. La violence qui en découle est sans doute à la mesure de l’arrachage du corps maternel que cela représente alors. Fabrice y répond par des angoisses paranoïdes, équivalentes d’une protestation inconsciente.

40L’impact de cette séquence est à considérer à deux niveaux, étroitement imbriqués et qui ne peuvent être dissociés l’un de l’autre : les niveaux individuel et groupal. En attaquant la thérapeute, Fabrice a provoqué la réaction solidaire du reste du groupe qui a pu ainsi montrer sa solidité et permettre à Fabrice de revenir. Celui-ci a testé la solidité de l’enveloppe groupale. Mais c’est sans compter l’attitude contre-transférentielle de la thérapeute : c’est bien pour se sortir de ce moment insupportable qu’elle a imaginé la sortie de Fabrice. Cette « neutralité » permet à la fois l’expression des angoisses paranoïdes et de les contenir. D’ailleurs, par la suite, cet épisode ne sera pas ré-évoqué, il sera comme circonscrit dans une enclave temporelle, peut-être comme doivent l’être les angoisses paranoïdes. Ce qui est remarquable, c’est que le surgissement de ce moment paranoïde n’a pas eu d’effet de rupture sur la continuité du traitement. Le dépassement de la crise a été salutaire pour tout le monde.

41Dans d’autres cas, le thérapeute se trouve confronté à une bronca par laquelle il est rendu responsable du malaise du groupe, de son incapacité à se supporter ou à enrayer ses défections. Bien entendu, des mises en cause des thérapeutes peuvent se produire dans toutes sortes de groupes psychothérapiques au cours de leur évolution. Elles prennent une vivacité plus grande dans des moments où la rupture du cadre est vécue par chaque participant comme une atteinte à son corps propre dont les thérapeutes sont rendus responsables. Mais l’émergence d’un climat persécutif dans un groupe psychocorporel peut constituer une brèche utile dans le pacte préalable et un passage nécessaire, à condition que le thérapeute puisse l’accepter comme tel.

42

Dans une institution où les groupes psychocorporels existent de longue date, le départ de la thérapeute habituellement chargée d’animer ces groupes a été un facteur de déstabilisation pour les patients. Quand un nouveau thérapeute est intervenu pour reprendre un groupe de patients qui avaient déjà suivi des cures avec la précédente, il s’est produit un phénomène manifestement en rapport avec la rupture du cadre. Le nouveau thérapeute, dans sa personne aussi bien que dans ses inductions (selon le dispositif tripartite décrit ci-dessus), a d’abord été l’objet d’un violent rejet. Étienne, dès la fin de la première séance, se faisant le porte-parole du groupe, déclare que cette méthode ne convient à personne et qu’elle empêche la détente. Simone s’empresse d’approuver Étienne. Édouard ajoute que cette façon de faire est « brouillonne », et pour preuve, que ses douleurs articulaires sont plus fortes que jamais. Émeline déplore de se sentir plus angoissée à la fin de la séance qu’au début. Bref, l’ensemble du groupe mène une charge contre le nouveau venu, le plaçant dans la situation d’un intrus qui vient bouleverser un ordre bien établi. Il n’y a guère que Marine qui, étant elle-même nouvelle dans le groupe, paraît plus mesurée. Il faudra plusieurs séances pour que cette fronde s’apaise. Mais Émeline ne reviendra pas. Le changement dans l’animation du groupe a ouvert chez la plupart des participants un vécu persécutif qui s’est déposé sur le nouveau thérapeute, bientôt considéré comme responsable de toutes les tensions et de tous les maux dont chacun souffre.
Surtout, c’est quasiment tout le groupe qui a subi une sorte d’effraction, libérant du même coup les angoisses paranoïdes. Il faudra plusieurs séances, au risque de l’éclatement du groupe, pour que cette ambiance de méfiance s’apaise. Plus tard, Étienne, dans sa fonction de porte-parole, dira : « Nous avons été heurtés par votre méthode, mais vous nous avez laissé manifester notre désaccord, nous avions besoin de cela et finalement, nous vous avons accepté. » Ainsi le vécu d’effraction initial a pu se transformer en désaccord acceptable, aussi bien pour le thérapeute que pour le groupe.

43Dans ces situations, les thérapeutes ne peuvent s’en tenir à l’illusion du pacte préalable de « non-agression » sur lequel la cohésion du groupe s’est initialement construite. Ils ont besoin de ressentir et d’élaborer les réactions d’agacement, voire de haine – au sens de Winnicott (1947) – qui se font en eux face à ces défenses paranoïdes des patients par lesquels ils sont dévalués ou attaqués. Une telle avancée de leur part est essentielle dans le traitement en cours.

44Leur manière d’intervenir montre alors à tous les membres du groupe qu’ils ont pu ressentir et supporter les attaques dont ils ont été l’objet sans renoncer pour autant aux dimensions essentielles de leur dispositif, tel que nous l’avons présenté ci-dessus. Dans les exemples cités, il semble bien que Fabrice ou Étienne aient été apaisés par cette attitude du thérapeute.

Destin des « survivants » : du pacte préalable au corps subjectif

45Si l’on se place maintenant du point de vue des patients pris individuellement, c’est donc l’instauration d’un « environnement facilitant » qui leur permet de franchir l’étape du pacte préalable pour aller vers une meilleure reconnaissance de leur corps imaginaire. C’est la constitution d’une enveloppe primitive stable qui permet une représentation imagée et subjectivée de soi-même.

46Quand le pacte préalable paraît exercer une emprise moins totalitaire, c’est sans doute que la violence attachée aux fantasmes paranoïdes est moins active et qu’elle laisse paraître une conflictualité plus subjectivée [4].

47Quand un imaginaire subjectif apparaît chez un patient, la relation de dépendance au groupe et aux thérapeutes se place sur un mode moins régressif, et c’est bien là, comme l’a noté Cady (1998), une évolution plus favorable que de seules modifications toniques. L’imaginaire est stimulé, dans le processus groupal, au cours de la phase de mise en parole qui termine chaque séance. Chacun peut alors individualiser sa manière de ressentir avec son corps propre les inductions globales proposées par les thérapeutes. Par exemple, à une consigne descriptive des membres, un tel a ressenti une pesanteur dans l’hémicorps gauche avec un effet de bascule ; un autre a mieux ressenti les bras que les jambes ; un autre n’a pas eu de sensation de pesanteur mais de légèreté, etc. Cette disparité introduit, parfois précocement, des enclaves de subjectivité qui signent la potentialité d’une émancipation de chacun par rapport au corps unique suggéré par les inductions des thérapeutes et par l’inconscient groupal (Anzieu, 1975).

48

Émilie regrette au cours d’une séance de n’avoir pas pu investir le travail corporel « comme d’habitude », c’est-à-dire avec un intérêt et une expressivité de bonne qualité. En effet, elle est restée figée et inhibée dans l’incapacité d’investir ni le mouvement, ni la relation à l’autre. Elle relate une journée difficile avec de l’inquiétude autour des résultats d’examens de son ami, qui souffre de problèmes cardiaques graves. S’ensuit un long silence chargé durant lequel elle contient ses larmes. Elle évoque « les choses contre lesquelles on ne peut rien » et se souvient de ses propres problèmes de santé (elle a eu un cancer du sein), « subis » (elle insiste sur ce mot, proposé par la thérapeute, qui semble faire sens à ce moment-là).
En position allongée, elle relate avoir ressenti une douleur au poignet droit, ce qui lui rappelle sa mère qui souffrait aussi de cette partie du corps. « C’est la marque de la vieillesse » constate-t-elle. Elle associe ensuite sur son père, véritable despote, qui refusait d’acheter tout électroménager, ce qui l’obligeait à faire la lessive à la main. « C’est pour cette raison que j’ai les poignets abîmés », explique-t-elle. Ce père passait toujours en premier, même lorsqu’il était à la retraite et qu’elle travaillait ; il se servait de l’eau chaude qu’elle avait mise à bouillir pour se laver. Rendant le groupe témoin de cette maltraitance, un sentiment de révolte point en elle. Émilie reconnaît alors qu’elle n’a pas pu s’exprimer de façon singulière aujourd’hui, comme autrefois elle n’a pas pu se révolter contre son père despote.
Léa dit d’abord qu’elle se sent parfaitement détendue, pendant plusieurs séances, mais elle n’analyse pas vraiment ce qu’elle éprouve. Son corps lui échappe. Dans un deuxième temps, elle ressent un point douloureux derrière la tête, à l’endroit du contact avec le tapis : toute son attention se concentre sur ce point, ce qui l’empêche de se détendre. Elle dit qu’elle se sent accrochée, suspendue par la tête, à cet endroit. En fait, elle sent sa tête envahie par des idées qui l’angoissent : par exemple, le fait que son mari diabétique pourrait brusquement mourir. Elle reconnaît qu’elle est bien obligée de se confronter à ces idées angoissantes sans quoi sa tranquillité est illusoire.

Conclusion

49Nous avons admis que les dispositifs de psychothérapie centrés sur le corps sont susceptibles de produire des angoisses régressives sur un mode paranoïde, en raison du renforcement de la barrière dedans/dehors à laquelle se confronte le vécu corporel des participants. Le positionnement actif des thérapeutes de ces groupes y contribuent également.

50Le pacte préalable de gel de la violence établi dans ces groupes ne correspond pas simplement à une attitude défensive des patients ; ce n’est pas non plus un interdit des thérapeutes. Il s’agit d’un compromis soignant/soigné que nous avons rapproché du « pacte dénégatif » de Kaës. Il s’enracine dans les motivations conscientes et inconscientes des protagonistes de ces groupes et il s’apparente au « transfert symbiotique » évoqué par Sauvageot à propos de la relaxation.

51Quand les angoisses paranoïdes sont trop directement activées chez certains, ceux-ci ne peuvent accéder à ce pacte et quittent le groupe. Pour les autres, le pacte facilite la régression dans la dépendance au groupe et aux thérapeutes. À noter que certains d’entre eux ne parviendront pas à en sortir.

52Pour que le pacte évolue, il semble que deux conditions soient nécessaires :

  • les thérapeutes doivent être en mesure d’analyser la façon dont ils vivent l’emprise qu’ils exercent sur le corps des patients réduits à une certaine dépendance. En effet, une trop grande satisfaction obtenue par les thérapeutes dans cette position risque de pérenniser le pacte. Une attention à cette question nous paraît cruciale d’autant plus que les thérapeutes sont impliqués dans une institution parente qui chapote les groupes et qui exerce une poussée sur le dispositif et sur l’ensemble de ses membres, dans le sens du renforcement du pacte soignant solidaire et de la désubjectivation (Weil, 2010) ;
  • les patients doivent parvenir à évoluer à partir du pacte préalable vers une attitude dans laquelle ils intègrent leur violence interne comme une dimension vivante de leur conscience corporelle. Les angoisses paranoïdes qui ont été activées peuvent être à l’origine de crises difficiles mais salutaires quand elles sont surmontées. Il est possible que leur émergence représente un passage obligé chez beaucoup de ces patients accueillis au sein d’établissements médico-sociaux. Dans les meilleurs des cas, elles laissent la place à la reconnaissance d’un corps imaginaire pour chacun, avec ce qu’il comporte de subjectivité et de conflictualité.

53On voit ainsi que les patients des groupes psychocorporels sont amenés à effectuer des mouvements psychiques à la mesure de leur implication corporelle. Ainsi, les angoisses régressives qui ont été éveillées dans ce type de groupe peuvent être traitées plus directement que dans d’autres dispositifs où la présence du corps est moins sollicitée. Les thérapeutes sont également impliqués dans ces mouvements psychiques par l’intermédiaire de leur contre-transfert.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : pacte dénégatif, régression, Groupe psychocorporel, angoisses paranoïdes, contretransfert

Mise en ligne 03/12/2012

https://doi.org/10.3917/rppg.059.0111

Notes

  • [1]
    J.-P. Lehmann, « Paradoxe de la relaxation analytique en groupe », dans M. Sapir (sous la direction de), Les groupes de relaxation, Paris, Dunod, 1985, p. 29.
  • [2]
    Nous empruntons cette expression à Prosper Chaboche.
  • [3]
    M. Sapir, La relaxation à induction variable, Grenoble, La Pensée Sauvage, 1993, p. 116.
  • [4]
    En termes kleiniens, on peut dire aussi que ces patients s’acheminent vers des fluctuations entre la position schizo-paranoïde et la position dépressive (Klein, 1946).
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