Couverture de RPPG_059

Article de revue

De la vertu du cadre oublié

Pages 83 à 94

Notes

  • [1]
    R. Kaës, L’appareil psychique groupal (1976), Paris, Dunod, 2010, notes p. 187.
  • [2]
    Ibid., p. 192.
  • [3]
    Ibid., p. 194.
  • [4]
    Ibid., p. 195.
  • [5]
    F. Deligny, Cahiers de l’immuable, n? 1, Recherches, n? 18, avril 1975, p. 3-4.
  • [6]
    R. Kaës, L’appareil psychique groupal, op. cit., p. 114.
  • [7]
    Ibid., p. 113.

Les bords et l’hétérognéité

1L’expérience de groupes en institution dont le fonctionnement engage la pluridisciplinarité, mais aussi l’hétérogénéité des médiations, m’amène, à partir de deux groupes auxquels j’ai pris part, à penser la notion de bords et de négatif du cadre. L’hétérogénéité permet la délimitation en des bords distincts. Cette hétérogénéité permet donc, à l’intérieur d’un même dispositif, de passer d’un registre à l’autre, de se séparer d’un espace-temps d’une médiation et d’investir une autre proposition. Quant à la pluridisciplinarité, elle s’organise à partir de la différence de places, liée à sa profession, en tant que telle non équivalente, non permutable. Il est entendu également qu’à profession identique, l’équivalence pourrait jouer sur les places mais non sur la singularité qui vaut comme manière subjective d’occuper une place. Cette partie non homogène relève de ce que Jean Oury (1986) appelle la distinctivité dans une équipe, comme rapports de singularités, l’équipe fonctionnant comme une pluralité de sujets différenciés. Les enfants choisissent ainsi en fonction de cette diversité.

2Ces rapports entre différents espaces, supports ou fonctions se conçoivent dans les analogies entre le psychisme dans sa construction groupale et le groupement concret de sujets dans un dispositif de soins. Il s’agit d’une dynamique entre les rapports d’isomorphie (lien le plus fort qui représente une correspondance bi-univoque entre deux ensembles structurés) et l’homomorphie (qui n’établit pas de relation d’identité ou de symétrie entre les deux structures [1]).

3Kaës précise « que le degré de différenciation fonctionnelle et de mobilité des places réelles varie considérablement en fonction de la structure particulière (psychotique ou névrotique) de l’appareil psychique groupal [2] ». Il en résulte que différencier fortement un fonctionnement de groupe pour les pathologies non individuées abrite les conditions d’appui pour la structuration groupale intrapsychique. Au départ, nous devons être attentifs à la nécessité d’isomorphie qui conduit à « l’identité de perception entre le groupe et les formations groupales de l’appareil psychique [3] ». Cette première étape renvoie aux prémisses des liens spéculaires, à l’impossibilité de passer par une image unifiée du corps. Le travail des animateurs du groupe consiste à ce moment-là à créer une tension suffisante pour maintenir l’utopie d’un groupe dans la continuité et l’unité afin de permettre la contention des angoisses catastrophiques et l’élaboration du fonctionnement schizo-paranoïde. « La tendance à l’isomorphie construit le groupe selon l’investissement et la représentation de l’objet-groupe, et réciproquement : la partie est le tout, le tout est la partie, le contenant et le contenu sont équivalents et permutables [4]. »

4Dans l’espace groupal, l’enfant tâtonne à trouver ce qu’il peut organiser et nous ne connaissons pas les limites que le sujet installe avec lui-même. Pour s’y confronter, il doit pouvoir disposer de champ, d’une aire où voyager dans une errance qui n’est pas perdition. De plus, les moments se distribuent dans une discontinuité de permanences, que nous les désignions par des termes comme : « l’enfant se coupe » – terminologie qui ne peut que nous interroger – ou « quelle qualité de silence ! » Nous voudrions que le dispositif puisse devenir une surface d’inscription où nous pourrions prendre tout en notes, or comme dans une cure comment ne pas être dans le « pas tout comprendre » ? Parce que ce sont des enfants et puisque nous sommes dans la création du cadre, alors le fantasme d’autocréation se prolongerait dans celui de l’omnipotence de la maîtrise du sens ?

5Le savoir de l’inconscient est par définition insu et ce que nous essayons d’inter-préter revient à ce qui résiste à se dire chez l’enfant. Nous avons par conséquent à offrir non seulement un appareil à penser mais aussi une aire où dérouler les signifiants du corps. Le jeu du désir avance dans une rythmicité corporelle et les déplacements physiques tiennent compte de ce mouvement. Fernand Deligny décrivait les « lignes d’erres » comme des trajets répétés des enfants autistes. « ...  tracer est le propre de l’homme qui a l’usage de la parole qui le fait être ce qu’il est. D’où ces cartes dont nous avons innové l’usage entre nous. Transcrites à la mine de plomb apparaissent les traces de nos trajets et gestes coutumiers. À l’encre de Chine, la ligne d’erre inscrit, en “trajets”, ce qu’il en advient d’un enfant non parlant aux prises avec ces choses et ces manières d’être qui sont les nôtres [...] Tracer cette erre qui leur advient de par le fait que le verbe leur manque, et le transcrire, ce coutumier ou cet événement qui viennent de nous et leur sont offerts, nous fait les auteurs d’un acte réitéré dont le dictionnaire nous dit qu’il s’agit de suivre à la trace ou de frayer [5]. »

6L’intérêt du groupe ne se décide que dans le lien du groupe à ce qui n’est pas lui, d’où naissent des possibilités de respirer et de se développer psychiquement, à savoir les liens avec l’espace de l’accueil, les moments de collectivité, les ateliers pratiques et pédagogiques, les séances individuelles, les reprises par la parole partagée des soignants. À travers le groupe-institution, un bord commun nous rassemble qui réunit les professionnels et les enfants. Le particulier du groupe-corps se nourrit et se démarque du fond institutionnel, corps lui-même métaphore et métonymie de structures sociales et culturelles plus larges. Le corps groupal n’existe pas dans la dimension de la réalité, c’est pourquoi les fantasmes structurent cet imaginaire groupal et chaque singularité du « prendre corps » s’aliène au départ à une négation de son propre corps au profit d’un corps groupal narcissique.

7Quand l’enfant quitte le groupe, il ne rencontre pas un vide mais un lieu complémentaire. Un espace ne se substitue pas à un autre espace, vis-à-vis duquel il rentre en complémentarité, et avec lequel un esprit de dialogues est engagé. Ce qui va devenir structurant pour le sujet concerne la possibilité de repérer les logiques de bords qui délimitent l’intérieur de l’extérieur.

8L’espace groupal est support de l’activité fantasmatique et met en jeu la dynamique des frontières, la désignation de places, la figuration des désirs, l’économie pulsionnelle. Il vient à loger la groupalité corporelle, les plis identificatoires de l’histoire de la corporéité du sujet, depuis le corps pré-natal jusqu’au corps prêté dans le jeu théâtral, en passant par les vêtures des empreints des traits du corps de l’autre.

9L’image du corps renvoie à cette problématique. Dans la complexité de l’analyse du travail groupal, il me semble que trois dimensions, en plus du langage, fournissent des repères : le corps, l’image et le transfert.

10La construction d’un vécu corporel passe par des coordonnées imaginaires, symboliques et réelles de l’espace. René Kaës trace un chemin entre les composantes de l’espace de la réalité, notamment du groupe et l’espace subjectif. « Le drame de l’espace, pour le groupe comme pour l’individu, est dans cette possibilité fragile d’établir un lien entre l’espace imaginaire et l’espace réel, entre l’espace vécu – qui est le corps de l’homme – et son image dans l’espace réel. Ce lien est la construction de l’espace symbolique. Tout groupe ne s’organise que comme métaphore ou comme métonymie du corps, ou de parties du corps. Le destin de groupe et de ses sujets constituants se définit dans le rapport qui s’établit entre l’espace vécu (le corps) et la représentation de cet espace, entre cette représentation et l’espace réel qui est son support dans la scène de l’histoire [6]. »

11L’intériorisation passe par la scansion, celle de l’intervalle, qui jalonne l’entre-séances mais aussi celui qui découpe le moment du groupe. Les enfants apprennent de leur découverte de la géographie de leurs corps dans l’espace groupal. Dans la surprise de le voir là où on ne l’attendait pas, là une chaise déplacée, là une cachette dans un placard, le sujet se signifie. Bien sûr, cette rature dans l’attendu ne peut faire sens qu’au travers d’un corpus symbolique préalable qui établit une unité de lieu, de temps et de pensée.

12Les médiations représentent autant d’invitations pour le sujet à énoncer ses signifiants. Nous savons que les signifiants reviennent tant qu’ils n’ont pas été entendus, mais aussi réinterrogés par le sujet. Or, pour que cette possibilité d’énonciation existe, le préalable passe par le transfert et dans les pathologies qui nous occupent, la disposition s’ouvre sur un champ transférentiel.

13L’enfant trouve dans la limitation de son moi infini la lecture par la parole du thérapeute, mais cette forme d’intervention ne saurait suffire face aux enfants, et en particulier dans les pathologies limites, pour qui l’autre n’est pas audible parce qu’il reflète une insécurité et une parole tronquée. De plus, la modalité du corps en action est privilégiée et nous ne pouvons pas interpréter ces agirs comme des acting-out dans la mesure où ce n’est pas tant le registre transférentiel qui les sous-tend qu’une façon de loger les impasses à la subjectivité.

Présentation de deux groupes

14Je vais à présent présenter les deux dispositifs de groupe dans des institutions où je ne travaille plus (cependant, j’utiliserai le présent de l’indicatif).

Le groupe du mercredi

15Le groupe dont il s’agit prend place dans un dispositif appelé « soin en alternance », qui recoupe la notion de CATTP et concerne des enfants dont le soin en CMP est insuffisant. L’indication se fait suite à une phase de consultations et une réunion de synthèse où le projet de soins est défini pour être présenté aux parents et à l’enfant. Six enfants de 8/11 ans viennent tous les mercredis pour leur séance de groupe entre 9 h 30 et 12 h 00.

16Le groupe est animé par deux éducateurs et moi-même. La structure, appelée « centre de guidance infantile », appartient à une association importante pour la région dans le secteur médico-social, le CGI a par conséquent la particularité de relever du sanitaire. Le lieu est une maison comportant un rez-de-chaussée et deux étages, le premier étant dévolu aux groupes. Le mercredi matin, nous disposons de l’ensemble de l’étage, soit cinq pièces : une cuisine, un petit salon, une salle conte, un bureau et une salle d’expression.

17Un éducateur accueille les enfants dans le petit salon, sauf un qui est rencontré avec ses parents par le deuxième éducateur et le psychologue dans le bureau. Lors de cet entretien, sont travaillés les éléments de la dynamique psychique familiale mais aussi des éléments revenant depuis la réalité sociale, par exemple les rencontres qui se sont déroulées dans le cadre scolaire. L’entretien terminé, nous nous retrouvons, dans le petit salon pour nous diriger dans la salle d’expression où a lieu un atelier peinture selon le modèle d’Arno Stern. La palette de couleurs se trouve au milieu de la pièce, les grandes feuilles sont punaisées sur des panneaux en bois fixés au mur. Les enfants vont et viennent entre les couleurs et leur feuille, et parfois face au vide de la page blanche, nous proposons un thème pour favoriser la figuration.

18Puis nous allons dans la cuisine pour un temps goûter. Là, nous discutons de l’extérieur, du tempo social, des activités, des vacances. Un tour de rôle est fixé pour mettre les gâteaux et les verres sur la table.

19Nous continuons le groupe dans la salle conte où la proposition est la même pour un trimestre seulement. Il peut nous arriver d’animer un groupe conte, ou un groupe histoire qui permet aux enfants après le temps du récit de jouer avec notamment une maison et un peu de matériel. Nous pouvons aussi passer le trimestre sur des jeux de construction avec des kapla et des lego.

20Il est possible pour chaque enfant de sortir de la pièce où tout le monde est réuni, je l’accompagne à ce moment-là dans le petit salon pour un temps de parole. Ce moment, souvent relatif à des sentiments d’intrusion ou de déliaison, est décidé soit par l’enfant soit à l’initiative d’un des animateurs du groupe. Il peut être refusé par l’enfant.

21Nous nous disons au revoir dans le petit salon en reprenant le contenu de la séance.

22Le groupe fait partie du dispositif soin en alternance destiné aux enfants les plus en souffrance et dont les repères psychopathologiques se situent essentiellement dans la dysharmonie psychotique et les états limites.

23Ce groupe tient compte des nécessités de symbolisation des pathologies limites, par exemple dans les équilibres à trouver pour permettre un lien non intrusif.

La petite maison

24Il s’agit d’un dispositif de groupe en hôpital de jour, inscrit dans un secteur de pédopsychiatrie, indiqué pour des enfants autistes ou psychotiques.

25Il se déroule sur trois demi-journées dans un espace différencié du groupe éducatif que l’on nommera « Petite maison » (une petite maison dans la grande maison hôpital de jour) dans lequel sont accueillis quatre enfants par un binôme de deux soignants (une éducatrice permanente et, selon le jour, l’orthophoniste, la psychomotricienne, et le psychologue). À ces trois demi-journées, s’ajoutent un temps repas hebdomadaire pour ce groupe d’enfants (en plus des repas collectifs) et deux séjours de demi-semaine, un l’hiver à la montagne, le second l’été à la mer.

26Trois enfants présentent des troubles sur le versant autistique avec des degrés divers, le quatrième se situe plutôt sur le versant de la psychose, mais sa singularité nous a fait penser qu’il pourrait bénéficier de ce dispositif à la fois enveloppant, contenant et structurant.

27Nous travaillons sur la permanence de l’espace qui est dédié à ce dispositif.

28La pièce est divisée en trois espaces différenciés :

  • un tout petit espace « refuge », coin doux, sécurisant avec une lumière tamisée, un tapis, des petits fauteuils et un rideau fil qui permet à cet espace d’être à la fois un peu en retrait et ouvert sur le reste de la pièce. Cet espace refuge va permettre à un enfant qui sera en difficulté soit dans le groupe soit dans l’activité de se « décaler » tout en étant avec nous ;
  • l’accueil où le groupe se retrouve autour de plusieurs rituels pour se dire bonjour, partager quelques mots mais aussi pour se quitter et se dire au revoir à la fin de la séance. Chacun prend place sur un petit fauteuil dont l’aménagement est disposé en U ;
  • le lieu de l’activité où le groupe se retrouve assis autour d’une table adaptée où la place de chacun est bien repérée, le lundi (avec l’orthophoniste) et le vendredi (avec le psychologue). Le mardi (avec la psychomotricienne), l’espace de travail a progressivement évolué, le groupe quitte l’espace « petite maison » pour aller dans la salle de psychomotricité.

29L’idée de répétition et de permanence dans le temps sert de structure temporelle. Nous utilisons un tableau symbolisant les différents jours de la semaine et décrivant avec des images et photos, l’activité que nous menons et avec qui. Des rituels instaurent une continuité dans le groupe. Je ne les reprendrai pas en détail, mais ils s’appuient sur le chant, des photos, des images et la présence symbolique d’un doudou.

30Le temps du vendredi après-midi que j’anime avec l’éducatrice peut s’appeler le « sableaudrame ».

31En plus de l’espace petite maison, nous avons pu utiliser l’atelier terre et le jardin. Le matériel utilisé est une table avec en son milieu un espace creux où se loge une grande bassine ovale remplie de sable. Des jouets, personnages, petits meubles de poupée, objets à l’image du monde qui nous entoure sont à disposition dans un meuble à tiroirs. Dans l’espace de l’atelier terre, les enfants trouvent des pelles, seaux, tuyaux pour mélanger le sable avec d’autres matériaux et pour expérimenter une utilisation plus concrète du mélange eau/sable.

32Pour évoquer la phrase de Winnicott qui dit « Quand je peux faire de l’analyse, je le fais. Quand je ne peux pas faire de l’analyse, je fais ce que je peux tout en restant analyste », je dirai que là où l’enfant peut jouer, je le laisse jouer, là où il ne peut pas, j’essaie de manifester le jeu. L’idée étant de faire advenir un état de jeu dans sa dimension d’espace de projection où la réalité interne devient phénomène observable qui, à son tour par le fait qu’il s’actualise dans la réalité à travers les objets, renvoie un décalage avec la fantaisie intérieure. C’est donc ce travail de modelage, d’écarts entre l’impalpable de l’inconscient et ce que l’enfant en produit dans une ébauche de jeu qui permet de figurer les angoisses et les manières d’être au monde.

33La table avec sa cavité centrale remplie de sable invite au déplacement sur une scène imaginaire, les objets sont déjà créateurs ou porteurs d’un jeu. Mais ces objets sont aussi à façonner parce que les enfants vont investir, qui cette voiture, qui tel personnage, et vont donner des figures intermédiaires, à la fois objets séparés et objets absorbés, inclus.

34Cet espace d’une scène où ce n’est pas soi qui joue, mais soi qui fait jouer des objets s’entremêle d’une temporalité répétitive et scandée en une valse à trois temps :

  • le premier concerne le souvenir, se remémorer le vendredi d’avant en s’appuyant sur les rituels précédemment cités, comment l’enfant a inscrit la séance précédente, l’évocation du plus là mais encore vif dans ce lieu mystérieux de la mémoire douée d’oubli, de fabrique de blancs, moment détourné de sa présentation d’origine, moment re-présenté avec arrangements entre soi et soi, dialogue plus complexe qu’il n’y paraît ;
  • le deuxième temps est celui du jeu, de cette possibilité d’entrer dans un jeu symbolique ou pas, de manier une comodalité entre le toucher du sable, la vue de l’objet qui disparaît dans le sable. Parfois, nous continuons le jeu en allant à l’atelier terre ou dans le jardin pour des constructions avec le sable ;
  • le troisième temps est celui de l’au revoir, des paroles sur ce qui vient de se passer.

Logiques d’espaces, corps et groupe

35Nous voyons que les rituels permettent de travailler sur la dépression primaire, sur les angoisses d’écoulement et l’absence de continuum sensoriel. Le sonore des chants permet par exemple à l’enfant d’ancrer son regard dans le regard de l’adulte. L’associativité qui se travaille à un niveau infra-langagier sert de repérage des vécus rythmiques (flux et reflux par exemple), des expériences d’arrachement et d’adhésivité. L’espace pour les enfants autistes ne fonctionne pas dans la tridimensionnalité. Ainsi, analyser les déplacements à partir des coordonnées classiques fait l’impasse sur le défaut d’orientation qui a pour conséquence l’impossibilité de fixer une direction.

36Si cette pluralité de médiations peut apparaître comme un luxe, il se trouve qu’elle concrétise la nécessité d’une clinique de la diversité là où l’investissement en un lieu unique favorise le mouvement phobique et le refus de l’intériorisation. Cette mise en place se décline à un niveau institutionnel dans la lignée des travaux de Georges Daumezon (1955) sur la structure de l’hôpital en tant qu’il induit des possibilités d’activités et d’investissements, notamment dans le domaine du concret. La dimension du soin institutionnel configure les possibilités de développement des ateliers spécifiques. Dans ces deux situations, de la plus étroite à la plus large, il s’agit bien de penser les rapports entre le cadre et l’évolution du patient, que nous identifions par la notion de pathoplastie (Oury [1972] qui avait repris cette notion de Birnbaum utilisée dans un autre sens). Nous pensons également aux échos et miroirs des pathologies sur la structure des soins selon le principe de Stanton et Schwartz.

37Le cadre, comme élément de structure, dans sa composante essentielle comme dans son principe de levier principal, ressort de l’intra­psychique du thérapeute et notamment de sa capacité à souscrire aux associations libres, sans pour autant qu’il sache en suivre tous les fils. Cette association libre par le verbe tient quand la parole opère mais elle devient caduque quand les signifiants circulent par le regard, les gestes et les déplacements. Alors il importe de rendre possible l’association libre non verbale. La gageure tient dans la non-superposition d’un signifiant avec un signifié dans le non-verbal car si les mots ont une définition dans le dictionnaire, bien qu’ils trouvent leur raison de se mesurer à la polysémie et de se cogner parfois aux apories du sens, à quel informe sommes-nous ramenés face au défaut de sémantique de la conjonction corps et espace ?

38Cette attention sur la manière d’occuper l’espace groupal contient l’idée que le statut du transfert et donc du thérapeute comme sujet supposé savoir varie dans la clinique en fonction des structurations psychiques. Nous savons par exemple que le regard peut passer du message inversé « quelle est la pensée du thérapeute à mon sujet ? » à « il veut ma peau ». De même qu’une sortie de la pièce signifiera ou non une transgression du cadre, puisque des enfants qui n’ont pas intégré la notion d’intérieur et d’extérieur n’auront pas l’impression de franchir un seuil. La disponibilité, l’un des deux axiomes de base de la psychothérapie institutionnelle avec la vigilance, suppose que nous ne délimitions pas l’espace psychique de l’enfant a priori car n’est-ce pas lui qui nous enseigne sur ce qui fait distance ? Si l’éthique du désir peut nous guider, elle s’accompagne de l’éthique de l’accueil qui offre la possibilité d’un jeu relationnel. Cette manière de se situer et de prendre acte des places que le sujet occupe vaut pour autant qu’un espace vide, qu’un lieu tiers permet la non-systématisation des allées et venues, instituant ainsi l’écart comme cheminement propre.

Le négatif du cadre

39Quand j’emploie le mot cadre je me réfère à la notion de dispositif-cadre défini comme espace-temps permettant de symboliser la symbolisation (Roussillon, 1995). Comment accueillir ce qui résiste au cadre, ce qui ne peut supporter le distinct, l’hétéros, ce qui affecte l’Autre en nous, qui interpelle les points d’aveuglement de l’aliénation subjective ?

40Le sujet en groupe s’adresse à l’intra-groupal comme à l’inter-groupalité. En ce sens, il navigue entre ce qu’il dépose dans l’ici et maintenant et ce qui renvoie aux antichambres et annexes du groupe. Le dispositif soutient cette adresse en creux dans la mesure où les animateurs laissent une place à ce négatif du cadre. En quoi la pensée du dispositif vient-elle occuper la place du sujet supposé advenir ? Ce qui soutient le dispositif cadre est la part transférentielle que nous imaginons pouvoir se déployer. Le transfert sur le dispositif existe chez le thérapeute mais le transfert du patient sur le cadre est-il lui-même pris dans les plis de ce que le thérapeute a déjà mis de lui dans l’installation du lieu ? Un lieu, un objet concret, quel signifiant du sujet vient le représenter pour un autre signifiant ? Quel objet concret vient représenter un sujet pour un autre objet concret ?

41Le sujet s’invente dans son contexte, car ce texte qui l’entoure fonctionne comme lieu d’identification, parfois ce qui se dit ici est adressé pour là-bas et s’anime dans l’espace inter-dit de cet entre-deux. Le cadre fonctionne comme un pare-excitation du patient (règle d’abstinence) et comme surface d’inscription (règle de libre association) mais aussi comme défense contre l’angoisse du soignant. Quelle fiction des sujets appartenant au groupe origine un montage complexe tenant compte des pathologies des enfants, de nos expériences et de notre désir de travailler dans l’inter-transfert ? Il s’agit de border un réel du sujet qui peut le rendre à ses avatars angoissés. Je souhaite rendre hommage à ces deux dispositifs que j’ai présentés car ils me semblent issus d’une maturité dans l’institution, d’une réflexion importante et d’une conceptualisation en lien avec une expérience des suivis d’enfants dont la psychopathologie nous a poussés à inventer une manière de travailler différente. Cependant, c’est à travers les trouvailles des enfants que l’écoute s’est avérée la plus analytique, dans le sens où le sujet, en s’appuyant sur le dispositif, s’est autorisé à dire ce qui lui venait indépendamment du respect des bords. Par exemple, une enfant de la petite maison nous a demandé de dessiner au lieu de jouer, ce qui lui a permis de représenter le monde des rêves dont elle était envahie. Ou un enfant du groupe du mercredi qui s’adresse à l’éducatrice pour parler et non pas au psychologue.

42 N’est-ce pas dans l’oubli du cadre que nous pouvons entendre le sujet, sinon le cadre ne fonctionne-t-il pas comme grille interprétative pour tenter de capturer le sujet dans les mailles d’un filet alors qu’il peut advenir de passer entre celles-ci ? De quel bout de réel pouvons-nous témoigner dans les impasses de nos discussions, dans l’affect qui est venu se loger là où notre discours est discontinu, là où ce qui fait couture dans le cadre s’effiloche, là où le fil rationnel vient à s’interrompre ? Nous accusons réception que nous avons entendu quelque chose dont nous sommes incapables de dégager du sens sinon celui d’être touché, marqué d’un trait qui fait trace signifiante. Il s’est passé quelque chose qui fait date mais dont le déchiffrage est en reste, mais pas lettre morte et d’où s’inscrit la portée d’une lettre alerte et sonore dans l’espace informel du présymbolique.

L’instant clinique et l’oubli du cadre

43René Kaës nous dit que « l’assise d’un groupe est un territoire » et que « la base matérielle du groupe est l’espace qu’il trouve et qu’il crée [7] » et nous pourrions penser qu’à oublier cet espace nous arriverions à l’instant clinique où, suffisamment intériorisé, il nous échapperait, comme le musicien qui ne fait qu’un avec son instrument. L’instant clinique est ce moment où l’écoute est la plus large possible, l’espace le plus ouvert, où nous oublions les artifices de l’imaginaire sur les représentations qui nous offrent autant de raisons de penser à autre chose. Quand le comédien s’absente du jeu, se laisse surprendre par un jeu qui le déroute, et que pour autant il maintient l’espace théâtral, ne s’approche-t-il pas de l’instant clinique ? Le substantif « jeu » d’ailleurs pâtit de la pauvreté lexicale en français. Souvent nous nous référons à l’anglais pour diversifier entre le play et le game (Winnicott), mais cela ne recouvre pas vraiment cette différence que je pourrai nommer « le jouant » et le « joué ».

44De là, pouvons-nous nous autoriser à extraire de l’idée de l’oubli de l’espace, la capacité de l’oubli du cadre théorique ? Il me semble que les notions théoriques servent d’étayage à la mise en place du groupe et aux reprises des séances, mais quand elles reviennent à commenter dans le déroulement de la séance, elles contribuent à l’oblitération de l’émergence des fantasmes et nous savons depuis Jacques Lacan (1953) que la résistance est du côté de l’analyste. Ces manifestations inconscientes franchissent les témoins qui nous éclairent parfois sur ce que nous décrivons comme transgression du cadre et que René Roussillon nous a appris à entendre comme une reprise des butées dans l’histoire de la symbolisation de l’enfant. Bien sûr, un défaut de contenant inciterait à une déliaison psyché-soma et aux productions de violence, mais ce dont je parle est tout autre. Les travaux de Bernard Chouvier (2003) sur les structures de groupe nous intéressent particulièrement quand il décrit le fond, la totalité, la durée et la grille comme garants de la soutenance, de la contenance, de la maintenance et des capacités de discrimination, d’oubli et de conservation dans les dispositifs de groupe.

45Au point où le cadre est fiable et intériorisé – et à l’instar du cadre intrapsychique, nous parlerons de cadre psychique groupal, que souvent nous décrivons comme enveloppe groupale constituée –, alors le fonctionnement du dispositif doit permettre d’accompagner les mouvements psychiques du groupe. Soutenir l’immuabilité du cadre inhibe les transformations évolutives de l’enfant, alimente les défenses qui fabriquent le bouc émissaire, la dépendance, la résistance au changement, les identifications imaginaires, la violence.

46Le sujet de l’inconscient n’a pas pour vocation de rester dans la servitude du moi, coincé entre les injonctions surmoïques et les exigences contradictoires de la réalité et des poussées de la pulsion. Il se fraie un chemin dans la subversion et il n’est sans doute pas le seul. Un groupe anime le vif de ses déterminants inconscients à travers l’inédit qui le détourne d’une trajectoire tracée d’avance et le rend inconfortable pour l’institution où pourtant les pactes narcissiques avaient été tacitement posés.

47Les défauts de contenance, les accrocs à la dynamique libidinale s’élaborent par le registre transférentiel qui doit sa mise en place aux délimitations symboliques et au cadre dans sa composante spatio-temporelle, mais qui, si nous souscrivons à un travail analytique, doit permettre de se départir des phénomènes de projection et de dépendance à la parole de l’adulte, pour soutenir d’abord l’individuation et le travail sur les angoisses corporelles avant d’œuvrer à la subjectivation. Dans ce long cheminement, la pensée sur le cadre s’efface au profit de l’écoute des fantasmes individuels. L’espace pré-scénique s’extrait afin de dégager les associations et les liaisons individuelles car les fonctions de contenance, d’intériorisation et de transitionnalité du dispositif-cadre une fois effectives (même si elles se rejouent en permanence à différents niveaux) invitent à un travail sur les séparations, les passages d’un bord à un autre et les effets de coupure de la parole. Après avoir veillé sur les liens narcissiques et les vides liés à la forclusion des symbolisations, nous pouvons quitter la vigilance sur le cadre pour être à l’écoute de ce qui s’inter-roge dans les impensés du groupe.

Bibliographie

Bibliographie

  • CHOUVIER, B. 2003. « Objet médiateur et groupalité », RPPG n? 41, Groupes à médiation en pratiques institutionnelles.
  • DAUMEZON, G. 1955. « Travail thérapeutique », Encyclopédie médico-chirurgicale, Paris, H. Ey ed. Psychiatrie, III, 37930, A 20.
  • DELIGNY, F. 1975. Cahiers de l’immuable 1, Recherches, n? 18, avril.
  • KAËS, R. 1976. L’appareil psychique groupal, Paris, Dunod, 2010.
  • LACAN, J. 1953-1954. Le séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Le Seuil, 1975.
  • MARY, A. 2012. « Le sourire du chat de Chester – Ou doit-on parler des patients que l’on invente ? », Psychanalyse, n? 23.
  • OURY, J. 1972. « Thérapeutique institutionnelle », Encyclopédie médico-chirurgicale, Paris, 37930 G 10.
  • OURY, J. 1986. Le collectif, Paris, Le scarabée/CEMEA.
  • ROUSSILLON, R. 1995. « Les fondements de la théorie du cadre et la spécificité du travail de symbolisation », dans P. Privat et F. Sacco (sous la direction de), Groupe d’enfants et cadre psychanalytique, Toulouse, érès.
  • WINNICOTT, D.W. 1971. Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, NRF, Gallimard, 1986.

Mots-clés éditeurs : espace groupal, groupe thérapeutique, groupe à médiation, transfert, dispositif, Cadre

Mise en ligne 03/12/2012

https://doi.org/10.3917/rppg.059.0083

Notes

  • [1]
    R. Kaës, L’appareil psychique groupal (1976), Paris, Dunod, 2010, notes p. 187.
  • [2]
    Ibid., p. 192.
  • [3]
    Ibid., p. 194.
  • [4]
    Ibid., p. 195.
  • [5]
    F. Deligny, Cahiers de l’immuable, n? 1, Recherches, n? 18, avril 1975, p. 3-4.
  • [6]
    R. Kaës, L’appareil psychique groupal, op. cit., p. 114.
  • [7]
    Ibid., p. 113.
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