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Article de revue

Schizophrénie, aliénation et psychothérapie institutionnelle

Pages 45 à 54

Notes

  • [1]
    L. Bonnafé, Désaliéner ? Folie(s) et société(s), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1991, p. 201.
  • [2]
    Dans son ouvrage Un monde de fous (Paris, Le Seuil, 2006), Patrick Coupechoux montre très bien que la famille, la rue et la prison ne constituent pas des dysfonctionnements dans la trajectoire de prise en charge de la schizophrénie que propose la société mais bien un fonctionnement.
  • [3]
    J. Oury, Le collectif, Paris, Éditions du Scarabée, coll. « L’ouverture psychiatrique », 1986, p. 175.
  • [4]
    J. Lacan, 1966, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1999, 583.
  • [5]
    J. Oury, L’aliénation, Paris, Galilée, 1992, p. 21.
  • [6]
    Nous pourrions soulever, à partir des travaux de Pierre Bourdieu, la possibilité d’apercevoir, dans un dépassement de Marx, une troisième forme d’aliénation sociale qui relève de l’intériorisation des rapports de domination qui structurent cette aliénation sociale. Cette intériorisation structurant, dès lors, des structures internes aliénées homologues aux structures externes dont elles sont issues et qu’elles reproduiront.

1Que l’on travaille dans le secteur privé ou public, dans le champ sanitaire ou médico-social, la rencontre de la psychose interroge toujours les savoirs, les expériences et les capacités d’élaboration des professionnels. La pathologie schizophrénique, dans sa dissociation, dans ses processus de déliaison, dans son défi lancé à une réalité qu’elle reconstruit, est continuellement une mise à l’épreuve des modes de pensée individuels et collectifs de ceux qui ont en charge son traitement. Les figures actuelles de l’aliénation sociale ne sont pas sans effet sur les logiques internes et sur les productions symptomatiques des sujets psychosés. Nous sommes ainsi régulièrement confrontés, au travers de ces patients, à des situations où les dynamiques psychopathologiques et sociales s’articulent au point de questionner fondamentalement tant nos perspectives psychanalytiques que nos pratiques soignantes collectives. Face à cette clinique de l’aliénation schizophrénique, il apparaît que la psychothérapie institutionnelle, dans son histoire comme dans ses fondements, nous permet encore de soutenir une démarche thérapeutique renouvelée et créatrice.

2La clinique de la psychothérapie institutionnelle s’est construite autour du traitement psychanalytique de la psychose en institution et particulièrement de la psychopathologie schizophrénique. Cette pratique offre la possibilité de prendre en charge psychanalytiquement la psychose là où la cure-type ne le peut pas.

3Sa théorie actuelle se structure autour du fonctionnement psychique du sujet schizophrène dont la caractéristique première est la dissociation. Le sujet psychotique ne pouvant prétendre à une unité de son monde interne transférable sur une seule et même personne se verra contraint de rejouer les relations premières organisatrices de sa psyché de façon partielle et dissociée. La psychothérapie institutionnelle a ainsi pour fonction de transformer un établissement de soin en une institution capable de recevoir le « transfert dissocié » du sujet psychotique pour, en réunissant les différents morceaux projetés sur l’ensemble de l’équipe soignante, reconstruire, par le contre-transfert, ce qu’il peut en être de l’ensemble unifié du monde interne de ce sujet.

4Cette pratique par laquelle la psychanalyse vient à l’institution pour prendre en charge la psychose, cette pratique par laquelle l’institution devient elle-même le partenaire avec lequel le sujet établit son transfert, semble répondre exactement au vœu que faisait Freud (1918) au cinquième congrès international de psychanalyse à Budapest lorsqu’au sujet des limites de la cure-type concernant certaines problématiques pathologiques ou sociales, il avançait : « On peut prévoir qu’un jour la conscience sociale s’éveillera [...] À ce moment-là, on édifiera des établissements, des cliniques, ayant à leur tête des médecins psychanalystes qualifiés [...] Nous nous verrons alors obligés d’adapter notre technique à ces conditions nouvelles [...] Mais quelle que soit la forme de cette psychothérapie populaire et de ses éléments, les parties les plus importantes, les plus actives demeureront celles qui auront été empruntées à la stricte psychanalyse dénuée de parti pris. »

5L’idée princeps de la psychothérapie institutionnelle est, dans cette perspective freudienne : la psychose rend nécessaire l’institution.

6Nous soutenons ainsi l’idée que le traitement psychanalytique des psychoses rend nécessaire la pratique clinique de la psychothérapie institutionnelle et que cette pratique ne peut se comprendre, historiquement, cliniquement et théoriquement, qu’à partir du concept de double aliénation qui distingue l’aliénation sociale et l’aliénation psychopathologique. Le concept d’aliénation est ainsi, pour nous, l’outil principal qu’utilise la psychothérapie institutionnelle dans sa pratique du traitement de la psychose.

Une lutte contre l’enfermement de la psychose

7Fidèle à l’adage de Lucien Bonnafé selon lequel « il faut détruire le système aliéniste et bâtir son contraire sur ses ruines [1] », le mouvement désaliéniste de psychothérapie institutionnelle a tenté d’opérer une refonte totale de la pratique asilaire du traitement de la schizophrénie. La psychothérapie institutionnelle, qui, telle la psychiatrie, ne fut nommée ainsi que plusieurs années (1952) après sa création, a développé progressivement, à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, des méthodes destinées à résister à ce qui peut être concentrationnaire dans un hôpital psychiatrique afin de transformer ce lieu d’une véritable « renfermerie » en un outil d’ouverture psychothérapique voué au traitement des patients psychotiques. L’idée originaire de la fondation de ce mouvement est simple, et pointe bien notre régression actuelle, elle tient dans le postulat qu’il n’est pas possible de soigner la psychose dans un lieu totalitaire ou totalisant. Très rapidement, il est apparu qu’en modifiant l’organisation sociale de l’hôpital, certaines réactions pathologiques les plus marquées disparaissaient. La première réussite de la psychothérapie institutionnelle a été de réduire considérablement les phénomènes d’agitation, d’hystérisation, de contagion au point de pouvoir supprimer, bien avant l’arrivée des médicaments, les quartiers d’agités. La première démarche de cette pratique est, depuis, de lutter contre les phénomènes de « pathoplastie » : le milieu produit de la pathologie, si on ne traite pas au préalable ce milieu, on ne pourra pas soigner les personnes qui y sont reçues (et qui, à terme, seront « suraliénées » par celui-ci). Le travail sur le lieu de soin lui-même est ainsi un travail clinique car il a un effet sur la symptomatologie des patients. Donc, pour pouvoir soigner des patients psychotiques, il faut d’abord soigner l’hôpital. C’est ici la mort de l’asile et la transformation progressive, et que nous imaginions sans retour, d’une psychiatrie du « cachot » vers une psychiatrie humaine et sectorisée. La complémentarité de la psychothérapie institutionnelle et de la psychiatrie de secteur a ainsi constitué le désaliénisme comme rempart face à l’enfermement de la psychose.

8Le travail sur le milieu soignant est un travail réel sur les possibilités de circulation, d’initiative et de responsabilité, donc de réduction de l’aliénation sociale du lieu, mais est également un travail sur les représentations agissantes dans ce milieu soignant. Il n’est possible de soigner la psychose que si le milieu ne reproduit pas l’ordre social qui a exclu le sujet psychotique et face auquel il n’a pu tenter de se sauver que par la fabrication du délire. En somme, et c’est son essence, il est clair que la psychothérapie institutionnelle ne peut travailler qu’au nom d’un autre ordre que l’ordre social. Soigner la psychose n’est possible qu’en se défaisant de l’ordre dominant duquel se structure le social. Nous pouvons commencer à entendre que la « suppression » de l’aliénation sociale, qui n’est jamais totalement possible, est la condition pour traiter l’aliénation psychopathologique psychotique. Il est, dans cette perspective, au fond assez logique que l’ordre social fasse retour en attaquant les modalités du traitement de la psychose que propose la psychothérapie institutionnelle. Les modalités de prise en charge de la psychose que propose l’ordre social sont d’ailleurs bien connues et pratiquement toutes antérieures à la psychothérapie institutionnelle. Elles sont au nombre de cinq et ont toutes trait à l’enfermement : l’enfermement dans la famille, qui de plus en plus paye un lourd tribut au désengagement de l’État ; l’enfermement dans le dehors, c’est-à-dire la rue et l’errance abandonnique ; l’enfermement dans le dedans qui a deux figures : la prison et l’hôpital psychiatrique où se jouent simultanément les questions de la force, de la contrainte physique et de la surveillance. La seule « nouveauté » est l’enfermement dans le silence que procurent les prescriptions massives de neuroleptiques. Famille, rue, prison [2], asile (qui n’ose pas encore dire son nom), silence, face à ces perspectives de réception de la psychose, et particulièrement de la schizophrénie, la psychothérapie institutionnelle conserve une modernité clinique et épistémologique tout à fait exceptionnelle.

9

Le transfert dissocié comme organisateur du traitement thérapeutique

10La psychothérapie institutionnelle met le fonctionnement psychique du sujet psychotique au cœur du processus thérapeutique. Le soin s’organise autour du fonctionnement psychique psychotique. Il est donc nécessaire d’en repérer les caractéristiques majeures. Elles sont de deux ordres : le remplacement de la réalité extérieure par la réalité interne et la dissociation psychique. Cette dissociation psychique entraînera chez le sujet psychotique la projection d’un transfert d’une autre nature que celui de la névrose, que nous nommons depuis Oury [3] « transfert dissocié » et qui sera le véritable organisateur du dispositif de soin que la psychothérapie institutionnelle propose au sujet psychotique.

11Bleuler, lorsqu’il inventa en 1911 le terme de « schizophrénie », insistait déjà sur la fragmentation et la dissociation fonctionnelle des associations. L’absence de la capacité de faire des liens est alors le trouble essentiel de la dissociation psychique et du repli intérieur entraîné par la rupture avec la réalité. C’est bien l’absence de continuité entre l’intérieur et l’extérieur de soi et entre les différentes parties de soi qui caractérise la psychose schizophrénique. Le sujet qui est en proie au morcellement et à la dissociation de la psyché a construit son monde interne dans un rapport pré-objectal avec le monde qu’à la différence du névrosé, il ne peut transférer sur une seule personne. Si le fonctionnement psychique caractéristique de la psychose est différent de celui de la névrose, sa manière d’être projeté vers l’extérieur pour en jouer la répétition est également différente. Le transfert est bien, pour chaque sujet, l’outil principal à partir duquel le travail thérapeutique va se mettre en place, mais ce transfert dans la psychose est fondamentalement différent du transfert dans la névrose. Lacan nous disait déjà en 1958 que : « Dans la cure des psychotiques, il faut se former à une conception nouvelle de la manœuvre du transfert [4]. » Le sujet psychotique projette de manière dissociée, partielle, la manière dont il s’est construit au cours de son histoire. Le transfert dissocié du patient nécessite alors une multitude d’investissements possibles et c’est l’institution elle-même qui devient le support qui permettra de recevoir cette dissociation du transfert psychotique. Ainsi, loin de la relation duelle, c’est l’institution dans son ensemble qui devient le partenaire du lien transférentiel qu’établit le sujet psychotique. Dans la prise en charge de la schizophrénie, le travail institutionnel consiste alors en grande partie à construire un dispositif de soin qui permette de réunir les fragments psychiques du sujet projetés dans le cadre de son transfert dissocié afin de reconstruire une unité de son monde interne.

12Il n’est, dans cette dimension, pas faux de dire que la méthode psychanalytique originairement construite sur l’analyse des névroses se trouve complètement réinterrogée par les pathologies psychotiques les plus graves. L’enjeu de la psychothérapie institutionnelle, sous l’impulsion donnée par Tosquelles et Oury notamment, est de rendre le traitement psychanalytique accessible à des personnes dont les pathologies psychotiques dissociatives rendent impossible le traitement en cure-type. C’est alors la technique psychanalytique qui doit accepter de se déplier et de se modifier pour devenir opérante là où sont reçus les patients souffrant de ces pathologies, c’est-à-dire en établissement psychiatrique. L’utilisation par la psychothérapie institutionnelle du transfert dissocié du sujet schizophrène comme levier principal de la thérapie de cette psychose nous paraît en être, à ce titre, une parfaite illustration. L’institution devient ainsi une des modalités du traitement clinique que la psychanalyse propose à la pathologie schizophrénique.

13Nous savons bien, à titre d’exemple, que l’institution constitue chez le psychotique le lieu de dépôt des parties non-symbolisées de sa psyché. En injectant sa propre pathologie dans les failles institutionnelles, il vise régulièrement à homogénéiser son fonctionnement interne avec le fonctionnement externe de l’institution dont la désorganisation devient alors homologue à celle de ce sujet psychotique. La création, par Tosquelles, de la notion de contre-transfert institutionnel est alors ce qui permet, par l’analyse de celui-ci, de ne pas opérer la répétition institutionnelle du fonctionnement psychique du patient qu’il transfère sur l’institution et d’éviter par là même les formes les plus graves d’embolie des capacités d’élaboration des membres de l’équipe soignante qui risqueraient alors de pathogénéiser leurs propres appareils psychiques. Il n’est aujourd’hui guère envisageable d’engager une cure psychothérapique avec un patient psychotique dans un établissement de soin sans prendre, en même temps, en charge l’analyse de l’institution.

L’analyse de l’aliénation sociale de l’institution comme préalable permettant l’analyse de l’aliénation psychopathologique du sujet psychotique

14La psychose réclame l’analyse sociale de l’espace de son traitement comme préalable à l’analyse de son fonctionnement psychique. C’est là le fondement principal sur lequel la psychothérapie institutionnelle a basé les modalités de sa technique de traitement de la psychose : la nécessaire prise en charge dialectique de la double aliénation, à savoir dans une perspective marxienne de l’aliénation sociale du lieu de soin et dans une lignée freudienne de l’aliénation psychopathologique du sujet. Ce mouvement, en déclarant qu’« il faut désaliéner », s’inscrit simultanément dans la psychanalyse et dans l’analyse sociale. Ce sont là les deux jambes de la psychothérapie institutionnelle dont parlait Tosquelles : la psychanalyse comme outil d’analyse de la dimension structurale de l’aliénation subjective psychopathologique et la théorie marxienne comme outil de l’analyse des mécanismes de l’aliénation sociale.

15En vérité, l’événement fondamental tient dans la prise de position paradigmatique de Jean Oury [5], en 1948, lorsqu’il déclare qu’il y a une « double » aliénation : une aliénation sociale et une aliénation psychopathologique. Ces deux aliénations vont avoir à s’articuler. C’est tout entier autour de cette distinction qu’il est possible de comprendre les positions et les propositions de la psychothérapie institutionnelle dans le traitement de la psychose. C’est, par exemple, cette distinction que n’a pas comprise vingt ans plus tard l’antipsychiatrie avec pour effets les dérives que nous savons.

16Nous pouvons dire que l’aliénation sociale est ce qui résulte de l’entrée dans l’organisation sociale, dans les rapports sociaux qui structurent l’ordre d’un lieu. Nous attachons de l’importance à relever deux formes d’aliénations sociales [6] : l’aliénation sociale globale, générale, qui est propre au méta-cadre social (par exemple, les nouvelles lois sur la psychiatrie) et l’aliénation sociale locale. Il existe une multitude de « locales » pour l’aliénation sociale, autant que de regroupements structurés d’êtres humains. L’aliénation sociale locale, il en existe une dans sa famille, dans son établissement psychiatrique, dans son université, dans le café où l’on a ses habitudes. Elle est à chaque fois différente, mais elle reste toujours infiltrée par l’aliénation sociale globale du méta-cadre dans lequel s’inscrivent ces micros-structures. Nous sommes ainsi, dans nos professions, confrontés à l’aliénation sociale du méta-cadre dont est porteur l’établissement de soin (l’accréditation, la certification, la tarification à l’acte...) mais également, et parfois surtout, à l’aliénation sociale locale, celle qui se structure dans le lieu où l’on se trouve et qu’il faut constamment analyser si l’on veut pouvoir travailler avec des patients psychotiques.

17L’aliénation psychopathologique résulte, elle, de l’entrée dans l’organisation psychique, dans les rapports qui structurent sa propre psyché et son fonctionnement interne. Nous repérons trois organisateurs psychiques œuvrant à la construction de cette aliénation psychopathologique : la constitution de l’image spéculaire, l’ordre symbolique du langage présent antérieurement au sujet et dans lequel il devra s’insérer, la problématique du désir en tant qu’elle est une inscription première de l’altérité au cœur du sujet. Car si le désir de l’homme est bien le désir de l’autre, c’est en tant qu’il est autre que l’homme désire et c’est des agencements symboliques et œdipien opérés depuis cet autre que se structurera en l’homme la subjectivité d’un fonctionnement désirant. Si notre éclairage de ces trois thématiques se soutient principalement des apports de Lacan, nous précisons que nous ne le suivons nullement à partir de la rupture qu’il fait subir en 1964 au concept d’aliénation en le rapprochant de la notion de vel. En somme, l’aliénation psychopathologique relève, pour nous, de l’agencement psychique que peut opérer chaque sujet en fonction de ces trois organisateurs inconscients que sont l’image, le langage et le désir. Selon cet agencement inconscient, tout individu sera le sujet d’une aliénation psychopathologique d’ordre névrotique, psychotique ou pervers. Nous pourrions ainsi dire que chaque tableau psychopathologique, chaque famille nosographique a sa propre aliénation : une aliénation psychopathologique névrotique de type hystérique ou bien une aliénation psychopathologique psychotique de type schizophrénique, etc.

18L’aliénation sociale est collective, propre à un lieu structuré, l’aliénation psychopathologique est individuelle, propre à une psyché structurée. Nous pouvons très exactement considérer l’aliénation sociale comme une « suraliénation » qui s’ajoute à l’aliénation psychopathologique et en modifie l’expression. C’est-à-dire que chaque sujet est pris dans une double aliénation et qu’il va devoir articuler ces deux aliénations. Il va devoir investir sa propre aliénation psycho­pathologique dans l’aliénation sociale collective. C’est précisément ici qu’intervient la psychothérapie institutionnelle car cette articulation de la double aliénation correspond exactement à ce que ne peut pas faire le sujet schizophrène. Dans la grande majorité des cas, les sujets souffrant de pathologies psychotiques graves ne peuvent pas articuler leur aliénation psychopathologique avec l’aliénation sociale. Et pour cause, pourrions-nous dire, cette aliénation sociale est avant tout faite par des névrosés pour des névrosés. Les lieux réels et actuels de cette articulation de la double aliénation pour le sujet schizophrène sont la rue ou la prison, il suffit de circuler dans les rues de Paris à proximité de la gare du Nord pour observer la réalité nue de cette articulation. La mort, notamment durant ces années 1940 qui ont vu naître l’idée du « combat désaliéniste », selon le mot de Bonnafé, fut également et très régulièrement l’aboutissement de l’articulation de ces deux aliénations.

Conclusion

19Face à ce constat de l’incapacité pour le psychotique grave d’articuler son aliénation mentale, psychopathologique, avec l’aliénation sociale, il existe deux grands types de position. La première est d’opter pour son exclusion : par la mort, par l’abandon ou par l’enfermement (prison, hôpital psychiatrique). C’est, semble-t-il, la position choisie par l’ordre social actuel. La seconde consiste à dire que la folie est une valeur humaine consubstantielle à notre propre humanité et que chacun appartenant à la société a le droit d’y vivre sa propre existence, aussi folle soit-elle. Il s’agit là d’une position désaliéniste. C’est dans le cadre de cette position que deux perspectives vont diverger, créant des modalités de traitement de la psychose très différentes. La première perspective consiste à modifier l’aliénation sociale de la société pour que le sujet puisse s’y articuler. En somme, détruire les hôpitaux psychiatriques et rendre les schizophrènes à une société que l’on change. C’est la perspective antipsychiatrique. La seconde, partant du constat qu’il ne sera pas possible de modifier l’aliénation sociale globale, celle de la société, entend modifier l’aliénation sociale locale, celle de l’établissement de soin où se trouve le psychotique. Il n’est alors plus question de détruire les hôpitaux psychiatriques mais de les transformer en des lieux où l’aliénation sociale est analysée et ne reproduit pas celle de la société.

20Donc, transformation et création de lieux où il devient possible de vivre sa folie, c’est-à-dire où l’aliénation sociale n’écrase pas l’aliénation psychopathologique du sujet psychotique et où celle-ci devient donc accessible à un traitement thérapeutique. Cette idée d’une double aliénation impose dès lors à l’institution une double créativité : dans l’analyse et la subversion de l’aliénation sociale qui se présente constamment sous des figures nouvelles ainsi que dans l’analyse de l’aliénation psychopathologique du sujet dont les figures inconscientes s’actualisent d’une manière toujours singulière sur nos dispositifs institutionnels. Face à l’évolution des pathologies et des logiques sociales, cette perspective soutenue par la psychothérapie institutionnelle permet à l’institution comme à ses praticiens de soutenir une lecture innovante de la clinique schizophrénique.

Bibliographie

Bibliographie

  • BONNAFÉ, L. 1991. Désaliéner ? Folie(s) et société(s), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 201.
  • COUPECHOUX, P. 2006. Un monde de fous. Comment notre société traite ses malades mentaux, Paris, Le Seuil.
  • FREUD, S. 1918. « Les voies nouvelles de la thérapeutique », dans La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1972.
  • LACAN, J. 1966. « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1999.
  • OURY, J. 1986. Le collectif, Paris, Éditions du Scarabée, coll. « L’ouverture psychiatrique ».
  • OURY, J. 1992. L’aliénation, Paris, Galilée.

Mots-clés éditeurs : aliénation, institution, psychothérapie institutionnelle, psychanalyse, psychiatrie, Schizophrénie

Mise en ligne 03/12/2012

https://doi.org/10.3917/rppg.059.0045

Notes

  • [1]
    L. Bonnafé, Désaliéner ? Folie(s) et société(s), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1991, p. 201.
  • [2]
    Dans son ouvrage Un monde de fous (Paris, Le Seuil, 2006), Patrick Coupechoux montre très bien que la famille, la rue et la prison ne constituent pas des dysfonctionnements dans la trajectoire de prise en charge de la schizophrénie que propose la société mais bien un fonctionnement.
  • [3]
    J. Oury, Le collectif, Paris, Éditions du Scarabée, coll. « L’ouverture psychiatrique », 1986, p. 175.
  • [4]
    J. Lacan, 1966, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1999, 583.
  • [5]
    J. Oury, L’aliénation, Paris, Galilée, 1992, p. 21.
  • [6]
    Nous pourrions soulever, à partir des travaux de Pierre Bourdieu, la possibilité d’apercevoir, dans un dépassement de Marx, une troisième forme d’aliénation sociale qui relève de l’intériorisation des rapports de domination qui structurent cette aliénation sociale. Cette intériorisation structurant, dès lors, des structures internes aliénées homologues aux structures externes dont elles sont issues et qu’elles reproduiront.
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