Couverture de RPPG_051

Article de revue

Le travail de l'emprise : accords et désaccords

Pages 81 à 92

Notes

  • [*]
    Alain Ferrant, 276, rue de Créqui, 69007 Lyon. alain. ferrant@ univ-lyon2. fr
  • [1]
    Louis Ferdinand Céline (1936), Mort à crédit, Paris, La Pléiade, 1981.
  • [2]
    S. Freud (1912), « La dynamique du transfert », trad. fr. dans ocf-p, XI, Paris, puf, 1998.

1L’emprise est habituellement associée aux idées de domination, de pouvoir, de force et de puissance. Dans le champ du droit, elle qualifie une mainmise de l’administration sur une propriété privée. Dans son sens le plus courant – et cette perspective est classiquement adoptée en psychanalyse –, elle renvoie à une domination intellectuelle, affective et physique. Dans notre domaine, dire à quelqu’un ou de quelqu’un qu’il exerce son emprise n’est jamais synonyme de compliment. Dans notre monde, l’emprise n’a pas bonne presse. Elle colporte un parfum de psychopathologie marquée par une pulsionnalité anale serrée et un redoutable fond d’angoisse de séparation. Les psychologues cliniciens formés à la psychanalyse, ou inspirés par la métapsychologie, sont portés par le principe de l’association libre et soucieux de la liberté d’expression de chacun. L’emprise sent la tyrannie et nourrit rapidement les bruits de couloir et les conseils amicaux : il faudrait que le supposé tyran fasse une analyse ou, pire, refasse une analyse.

2Je vais prendre un parti un peu différent et faire l’éloge de l’emprise. Sans aller jusqu’à vanter les plaisirs de la tyrannie, je défendrai la conception d’une emprise nécessaire au développement de la vie psychique et au travail psychothérapeutique. Les conduites d’emprise, ou les relations d’emprise, sont évidemment des symptômes qui renvoient à des ratés ou à des échecs de ce que j’appelle le travail de l’emprise (Ferrant, 2001). Mais en même temps, les relations d’emprise ne peuvent pas toujours se réduire aux scories d’une histoire individuelle. Formulé autrement, le principe de l’association libre, auquel nous sommes attachés, suppose l’exercice de l’emprise. Il n’y a d’association libre que sur fond de servitude. La négligence de l’emprise, voire sa condamnation systématique, nous fait courir le risque d’un dévoiement pervers. Comme toujours, méfions-nous d’abord des gens vertueux. Comme disait un patient qui s’y connaissait?: « Ce sont les pires. »

3L’étymologie du mot « emprise » dans notre langue est assez ancienne. Le terme procède du latin imprehendere (prendre), utilisé comme substantif du verbe emprendre équivalent du verbe entreprendre. L’étymologie donne ainsi deux sens complémentaires?: prendre et entreprendre. L’emprise réfère donc autant à une « prise » qu’à une « entreprise » ; elle relève autant de la saisie que du projet.

4Il serait fastidieux de détailler les différentes émergences de la question de l’emprise chez Freud. On peut cependant repérer quelques jalons qui permettent de hisser la notion au rang de concept clé, de carrefour organisateur de l’œuvre, même si elle est relativement peu développée. Ce concept a connu, à partir des années quarante, un extraordinaire développement à travers les travaux d’Imre Hermann sur le cramponnement (Hermann, 1943) puis de John Bowlby (Bowlby, 1969) et de ses successeurs autour de l’attachement.

5Tout d’abord, la question de l’emprise se retrouve à chaque moment organisateur de l’œuvre de Freud?: en 1905, avec les Trois essais sur la théorie sexuelle?; en 1913 et 1915 avec les développements sur l’organisation anale de la pulsion?; en 1920 enfin, avec la mise en travail de la nouvelle dualité pulsionnelle. Par suite, il n’existe pas une mais trois théories de l’emprise chez Freud?: la première définit l’emprise dans le cadre du lien oral avec une visée d’ajustement et de cadrage de l’expérience de satisfaction?; la deuxième lui assigne la fonction de maîtrise de soi et du monde, dans la perspective de l’analité?; la troisième la fait basculer du côté de la pulsion de mort. On ne peut pas conclure que la dernière conception, qui pousse l’emprise dans le giron de la pulsion de mort, efface ou annule les deux autres. J’en tire plutôt argument du côté d’une polysémie de l’emprise et de la complexité de ses enjeux. Je crois possible de parler d’une emprise de vie en considérant que les pathologies d’emprise sont des effets tardifs du manque à construire une emprise bien tempérée.

6Enfin, les premiers travaux de Freud sur l’emprise en 1905 esquissent l’idée d’un appareil d’emprise, dans lequel les yeux, la bouche et les mains ont un rôle essentiel.

7La fonction de l’objet est évidemment centrale dans la construction de l’emprise bien tempérée. L’emprise n’émerge pas du sujet comme le lapin jaillit du chapeau. Elle est une résultante, l’effet d’un processus. Rien de ce qui advient psychiquement chez l’être humain ne peut se développer en dehors du lien et du jeu avec l’autre semblable. Il importe alors de repérer la nature du jeu, ses règles plus ou moins claires, son orientation profitable aux deux partenaires ou – c’est là que l’emprise pathologique prend naissance – détournée au profit d’un seul, au profit du seul narcissisme de l’objet.

8La conquête de l’autonomie du sujet passe par un temps de dépendance absolue à l’égard de l’objet. Grandir, devenir soi-même, est toujours une conquête au carrefour de quatre points de tension?: on grandit pour soi et contre l’autre, contre l’emprise que cet autre exerce, mais on grandit aussi contre sa propre tendance à rester dépendant et pour répondre au désir de l’autre, de la mère et du père qui poussent à l’autonomie. Il arrive que ce processus complexe soit entravé parce que l’objet redoute la séparation, parce qu’il se sent disqualifié par cette autonomie naissante ou, et c’est probablement le contexte le plus pathogène, parce qu’il ne voit pas, ne sent pas, ne reconnaît pas le besoin d’autonomie du sujet naissant.

9La clinique montre que ce qui n’a pas pu se développer activement au bon moment et dans de bonnes conditions reste en attente, prêt à surgir à chaque occasion dans le cours d’une vie. La clinique montre aussi que se développe alors une exigence accrue, démesurée, qui bascule du côté de la pathologie. Le sadisme, la perversion, l’asservissement d’autrui et le meurtre relèvent des traces de l’échec de ces conduites d’emprise primaires. Ce sont autant de fragments du passé qui se réactualisent. La caractéristique de ces fragments est d’échapper aux représentations de mots, à la mise en récit, à l’histoire telle que nous la construisons. Ces fragments relèvent d’une logique autre, d’une logique de l’acte. Ils ne se racontent pas, ils se font, ils se concrétisent. Leur intensité tient au fait qu’ils se développent hors de tout lien avec l’autre semblable reconnu comme tel, dans la mesure où ils résultent précisément de l’échec primaire de la rencontre avec cet autre semblable. Ils relèvent du domaine de la force et nourrissent les formes les plus serrées de l’organisation pulsionnelle anale. L’emprise est utile à l’accordage, elle est constitutive du lien, mais elle devient folle lorsque cet accordage est impossible ou chaotique.

10Je développerai deux grandes idées dans cet article. La première idée part de nos connaissances sur les enjeux précoces du lien et les conditions de son émergence. La seconde idée consiste à montrer que l’emprise est nécessaire au travail psychanalytique individuel comme au travail psychanalytique en groupe. L’emprise est une condition nécessaire à l’émergence de l’associativité moteur de tout travail psychothérapeutique.

Emprise, ajustement et accordage

11Les travaux d’Antoine Guedeney (2007) analysent les positions de microretrait de la part du bébé, microretraits qui interviennent face aux écarts inévitables dans les procédures d’ajustement maternel. Il avance l’hypothèse que ces microretraits sont à l’origine du processus de subjectivation. Antoine Guedeney distingue nettement cette situation d’un retrait durable, potentiellement pathologique, qui est une tentative pour échapper à la violation continue du monde du bébé. Le microretrait est pour Antoine Guedeney la matrice de la prise de conscience du temps. Ces éléments soulignent la valeur de l’accordage réciproque, c’est-à-dire des mouvements d’adaptation et d’ajustement soutenus entre la mère et le bébé. Les erreurs d’accordage, les micro-dysrythmies, sont nécessaires au processus de subjectivation à condition de se dérouler au sein d’un accordage macrorythmique suffisamment constant (Marcelli, 1992?; Ciccone et Ferrant, 2006). Le monde du lien précoce interhumain est un monde d’ajustements, d’écarts et d’accords cadrés par une rythmicité constante.

12Dès le commencement de la vie, différentes formes de présence sont étroitement mêlées. Les temps de rencontre entre mère et bébé interviennent dans un contexte de recherche et d’ajustement croisés ponctués d’écarts. Dans les termes de l’économie pulsionnelle, il faut que l’emprise en direction de l’objet aboutisse à l’acmé de la satisfaction. La mère et le bébé jubilent ensemble lorsqu’ils cherchent et trouvent l’autre, comme ils jubilent d’être cherchés et trouvés par cet autre. Les procédures d’ajustement, de recherche et d’adaptation à l’autre se développent et se diversifient parce qu’elles trouvent régulièrement leur aboutissement.

13Comment se présentent ces conduites d’emprise?? Il suffit de se référer aux expériences réalisées par Harry Harlow (1959), puis par John Bowlby (1969) mais aussi à l’ensemble des observations sur les interactions mère-bébé qui ont été effectuées pour préciser les enjeux et les pathologies de l’attachement. Toutes ces observations confirment les remarques de Freud sur l’appareil d’emprise (Freud, 1905), et la fonction des yeux, de la bouche et des mains. L’enfant se cramponne, s’attache, se lie, non seulement avec ses mains, mais aussi avec les yeux et avec ses cris. Il développe très vite des procédures de contrôle et de réglage de la distance. Il garde l’objet à proximité, sous son contrôle, et manifeste de l’angoisse, ou de la rage, si l’objet s’éloigne trop, et trop longtemps. Les observations réalisées en crèche par des générations d’étudiants en psychologie clinique soulignent combien certains bébés font payer chaque soir à leur mère, par une attitude de détournement, la séparation qu’ils doivent subir chaque matin. L’emprise exercée sur l’objet a un but?: maintenir cet objet source de satisfaction à proximité immédiate. L’emprise a pour fonction de réunir les facteurs propices à l’expérience de satisfaction (Denis, 1997).

14Le lien d’emprise est également présent du côté maternel. Il soutient la fonction de contenance, le holding et le handling décrits par Winnicott (1951), et toutes les conduites de contrôle exercées par la mère sur le bébé. Bowlby (1969) met en lumière un équivalent des conduites d’attachement chez l’adulte. Il forge la notion de caregiving, qu’on peut traduire par « prêter attention », ou « prendre soin ». Le caregiving est à la fois héritier de l’attachement infantile et différent de cet attachement. Ces conduites ont pour but la protection de l’enfant. L’attachement et le caregiving visent le sentiment de sécurité. Au cours du développement, les conduites d’emprise ou d’attachement du bébé rencontrent, comme un écho, comme un complément, les conduites de caregiving développées par les parents.

15Si emprise et satisfaction sont en suffisante réciprocité, le sujet se décramponne progressivement de l’objet dans la réalité et se cramponne à la représentation de l’objet. Les moments de microretraits montrent que le bébé forge la représentation en présence de l’objet. Il n’y a pas un temps de présence puis un temps d’absence. C’est en présence de l’objet que se construit la représentation de l’objet. Cette mise en latence n’est pas seulement le fait de l’objet lui-même, elle est aussi et surtout le fait du sujet qui suspend activement la présence perceptive de l’objet pour cramponner une présence autre, une présence représentative. Ce processus est à la source des autoérotismes, liés au rebroussement pulsionnel et au double retournement de la pulsion (Green, 1995). L’emprise et les autoérotismes jouent complémentairement?: les autoérotismes naissent de l’harmonisation entre emprise et satisfaction.

16Si on s’accorde sur le rôle maturant de l’emprise dès le début de la vie, on peut considérer que les pathologies d’emprise, telles qu’on les rencontre dans la clinique, relèvent toutes, à des degrés divers, d’un échec de ce travail d’emprise premier. Si l’échec des conduites d’ajustement est la règle, si l’objet est trop frustrant, trop empiétant, ou imprévisible, alors l’emprise occupe le devant de la scène parce que le sujet s’agrippe comme un forcené à l’objet qui se dérobe. Si la discontinuité et le chaos du lien outrepassent les capacités du bébé, il lui reste l’ultime solution de se couper de ce qui souffre en lui, et de se retirer au moins partiellement de la scène. Le sujet s’absente de lui-même et de son monde. Il ne se passe rien.

17Dès le début de la vie, le lien à l’objet mêle intimement différentes formes de présence. D’emblée, présence perceptive, présence représentative et présence émotionnelle sont solidaires, comme dans les phénomènes transitionnels analysés par Winnicott?: l’objet est à la fois trouvé et créé, sans qu’on puisse sortir du paradoxe. L’objet est présent de différentes façons, rythmiquement présent ici et présent ailleurs. Cette rythmicité des différentes formes de présence fait défaut dans toutes les pathologies de l’emprise. L’objet est « trop » là, ou « pas assez » là. Ce qu’on appelle l’absence est un mouvement vers la présence, une présence en devenir.

18La préoccupation maternelle primaire est nécessaire au développement psychique et moteur. Le bébé est un tyran, un petit tyran, et sa mère, soumise à ses besoins, vit la plupart du temps cette période de façon heureuse. La mère est heureuse d’être soumise au « bébé tyran » et ce bonheur maternel, ce plaisir dans la soumission, dans la servitude, sont nécessaires à la bonne santé psychique et à l’épanouissement du bébé et de la mère. Mais la servitude maternelle à l’égard du bébé ne dure qu’un temps. D’une part, le bébé devient progressivement capable, par identification, d’accomplir pour lui-même ce qui était jadis nécessairement dévolu à la mère, et d’autre part cette mère, après quelque temps, redéploie son attention au-delà du bébé en direction du partenaire sexuel.

19Le concept d’étayage, avec les quatre dimensions repérées par René Kaës (1993) – appui, empreinte, écart et reprise –, cadre et harmonise l’ensemble du processus. L’emprise joue un rôle fondamental dans l’appui comme procédure d’ajustement des conditions de satisfaction. C’est l’emprise définie par Freud en 1905. Elle sous-tend l’écart et la reprise, c’est-à-dire le détachement relatif à l’objet et le développement des capacités d’autonomie vectorisées par les autoérotismes. C’est la définition de l’emprise liée à l’organisation anale de la pulsion. Symétriquement, l’empreinte, c’est-à-dire la marque de l’objet, est traversée par l’emprise exercée par cet objet. C’est contre cette emprise que l’écart se développe au nom du principe de plaisir combiné au principe de réalité. Ce processus implique un entrecroisement d’emprises, moyen et source de satisfaction partagée. Les enjeux de cet entrecroisement sont extraordinairement diversifiés puisqu’ils conduisent à toutes les différenciations psychiques. De ce point de vue, le travail de l’emprise assure l’architecture du moi dans son double rapport au ça et à la réalité. Ce processus conduit à la capacité de supporter l’absence de réalisation immédiate du désir sans en lâcher le projet. L’emprise est mère de toute stratégie et de toute tactique.

20La fonction de l’emprise comme source de la stratégie et charpente du principe de réalité vectorisé par le principe de plaisir occupe les soutes de notre travail quotidien. Ce sont les ratés de ce travail d’emprises croisées, assurant en écho les conditions effectives de la satisfaction, qui conduisent aux folies d’emprise, à ce que Roger Dorey (1981) appelle les relations d’emprise. Ces relations d’emprise résultent de l’échec du travail d’emprise premier qui vise la satisfaction. Ainsi, nous sommes conduits à comprendre ces formes psychopathologiques comme les effets d’un non-accordage primaire, et comme un mouvement compulsif vers une satisfaction perdue. Simultanément, la répétition de l’échec premier inclut toutes les torsions successives résultant de cet échec.

21C’est ce point que j’aborde maintenant sous l’angle de l’emprise et de l’association libre.

Emprise et association libre

22Au cours de la séance de la Société psychanalytique de Vienne, le 30 octobre 1907, Freud annonce que la technique psychanalytique a changé. Le psychanalyste, désormais, ne cherche plus à obtenir le matériel qui l’intéresse lui-même. Il permet au patient de suivre le cours naturel et spontané de ses pensées. Lorsqu’il évoque ces changements dans son Autoprésentation (Freud, 1925), il précise que les pressions exercées au début pour surmonter la ré­sistance étaient indispensables. Mais, à la longue, dit-il, « elles devinrent trop fatigantes pour les deux parties et elles ne paraissaient pas exemptes de certains inconvénients assez évidents ».

23Quels sont ces inconvénients?? Freud souligne que désormais l’analyste n’introduit rien de sa propre attente. Cela signifie que le thérapeute exerçait jusque-là une contrainte, c’est-à-dire une emprise, sur le patient?: le patient devait aller là où le thérapeute voulait qu’il aille. Je cite Freud?: « Les pratiques de pression et d’assurance ont été relayées par une autre méthode qui est en un certain sens leur contraire. Au lieu d’inciter le patient à dire quelque chose sur un sujet dé­terminé on l’invite à présent à s’abandonner à l’association libre » (Freud, 1925). Freud ajoute que rien n’est moins libre que cette association libre car le patient est soumis à l’influence de la situation analytique. Rien d’autre ne lui vient à l’idée que ce qui est en lien avec cette situation. La contrainte est minime mais elle n’est pas absente?: le patient est désormais exposé à la « dose minimale de contrainte ». On peut ajouter qu’il y a aussi une correspondance étroite entre l’absence de liberté dans les associations et les logiques du matériel pré­conscient ou inconscient, sous-tendues par les mouvements pulsionnels organisateurs de la psyché du patient.

24Comment rendre compte des enjeux de cette transformation?? D’une part, le psychanalyste n’exerce plus de contrainte directe. L’emprise est désormais déléguée, c’est-à-dire transférée, à la situation analytique elle-même. L’emprise fonde le cadre. D’autre part, le patient est soumis à l’emprise de son monde interne, de ses logiques et de ses vectorisations pulsionnelles. Ces logiques pulsionnelles orales, anales et phalliques sont théorisées dans les Trois essais sur la théorie sexuelle en 1905 en même temps que le sadisme et le masochisme. C’est aussi dans ce texte que l’emprise fait son entrée dans la théorie psychanalytique. Il faut donc deux ans, de 1905 à 1907, pour que Freud tire toutes les conséquences techniques de ses découvertes sur les logiques du fonctionnement psychique. Le coup de génie de Freud est de saisir que l’emprise est nécessaire au travail psychanalytique, et spécifiquement au travail associatif, mais qu’exercée directement par le psychothérapeute sur le patient elle risque le dévoiement pervers de la séduction narcissique. C’est la raison de son transfert en direction de la situation analysante.

Emprise et psychodrame analytique individuel

25L’immobilité est une des constantes de la situation analytique classique, divan-fauteuil ou face-à-face. Il faut évidemment nuancer le propos et souligner que dans le face-à-face l’analyste dispose, s’il en a besoin, de tout le registre mimopostural pour faire écho à ce que dit, et à ce qu’éprouve, le patient. Néanmoins, dans un cas comme dans l’autre, la motricité est mise en latence. La révolution apportée par le psychodrame est de mettre en scène le mouvement. Sa particularité la plus originale n’est pas seulement que le patient soit désormais autorisé à se déplacer mais surtout qu’il puisse commander les déplacements des thérapeutes.

26Il y a un moment qui, du point de vue du travail de l’emprise, est fondamental dans une séance de psychodrame. Lorsque le scénario de la scène est construit, on procède à la distribution des rôles et le patient désigne les personnes qui vont jouer. Il leur donne un prénom et un âge?; quelquefois il esquisse la trame de leur jeu. Le psychodrame psychanalytique est à ma connaissance la seule technique psychothérapeutique dans laquelle le patient modèle concrètement le thérapeute à sa convenance. On peut comparer ce moment de la séance à un jeu avec la pâte à modeler. Le thérapeute est malléable. Il répond ainsi aux principales caractéristiques proposées par René Roussillon (1991) pour spécifier le médium malléable?:

  • indestructibilité?: exception faite de circonstances liées à la maladie, le thérapeute est présent à chaque séance?;
  • extrême sensibilité?: il est capable de sentir, en deçà des aspects manifestes du rôle qu’on lui a confié, les enjeux profonds sur lesquels il va pouvoir mettre l’accent?;
  • indéfinie transformation?: le thérapeute peut jouer n’importe quel rôle, un homme, une femme, un enfant, un vieillard, un animal ou un objet?;
  • inconditionnelle disponibilité?: le thérapeute est là pour le patient?; il met sa sensibilité, son appareil psychique et sa motricité au service du patient?;
  • animation propre?: le thérapeute est vivant?; il est capable de transformer le rôle et de jouer en dehors du schéma que lui a assigné le patient?; il est inventif.
Le psychanalyste, dans les dispositifs classiques divan-fauteuil et face-à-face, réunit toutes ces caractéristiques sauf une partie de la dernière. Il n’est pas complètement animé. Habituellement, le psychanalyste reste tranquille. Calé en position suffisamment confortable dans son fauteuil, il s’efforce de ne pas interférer, par ses gestes ou ses mouvements intempestifs, dans la trame associative déroulée par le patient. C’est d’ailleurs une des raisons avancées par Freud pour passer du face-à-face au divan?: il ne supporte pas d’être regardé pendant plusieurs heures par jour, et surtout il ne peut pas se laisser aller à des mimiques en écho avec ce que dit le patient.

27Dans le psychodrame, à l’inverse du dispositif classique, le mouvement est prescrit. Il est prescrit au patient et il est prescrit par le patient.

28C’est en ce point que nous retrouvons la question des emprises croisées. Le patient commande les mouvements du thérapeute. Il exerce son emprise sur le thérapeute qui se prête, avec plaisir, à cette exigence. Mais l’exercice de cette emprise prescrite par le patient a ses limites?: la règle du psychodrame est qu’on peut tout jouer à condition de faire semblant. Symétriquement, le directeur de jeu prescrit le jeu au patient. Il est garant de la règle. Il peut intervenir à tout moment pour faire répéter une scène, inverser les rôles, ou demander à un thérapeute de prendre une fonction de double. Il est également celui qui organise le temps et met fin à la séquence de jeu. Il est enfin, dans la forme de psychodrame individuel que je pratique, le seul interlocuteur du patient. Les thérapeutes restent silencieux avant et après le jeu. Cette dernière particularité est importante car elle met en scène, dans l’architecture du dispositif, ses règles et ses usages, différentes formes de présence. Le directeur de jeu parle mais ne joue pas. Les thérapeutes jouent, mais n’interviennent pas dans la discussion. Ces différentes formes de présence, par le geste, par la parole, par le silence, sont rythmées au sein d’une même séance et permettent d’expérimenter plusieurs formes de lien, d’être ensemble, qui se déclinent à partir du jeu de la bobine. On se souvient que, dans ce jeu décrit par Freud dans « Au-delà du principe de plaisir » (Freud, 1920), l’enfant travaille différentes formes de lien à l’objet?: vu et touché, non vu mais tenu, etc. Le dispositif de psychodrame est héritier de ce jeu.

29À travers ce travail d’emprises croisées nous retrouvons le rythme, les procédures d’ajustement et les écarts. Le rythme est évidemment construit par la répétition suffisamment immuable des séances, du temps entre les séances et de leur durée. Mais le rythme est présent aussi, au sein de la séance, par les trois temps organisateurs?: construction de l’histoire, jeu et reprise après coup. Les procédures d’ajustement s’inscrivent au sein de la séance dans la construction préalable de la scène avec toutes les questions posées par le directeur de jeu?: comment imaginer telle ou telle situation, quels personnages, etc. Ces procédures sont également présentes dans le jeu lui-même, lorsque les thérapeutes s’efforcent d’être au plus près de ce qu’ils ressentent de la dynamique interne du patient. Enfin, dans la discussion conclusive, il s’agit de comprendre ce que peut ressentir le patient, et de lui en proposer une représentation animée par le partage d’affects. Le psychodrame introduit toujours un écart entre la scène imaginée et la scène jouée. Quelque chose se produit qui entraîne les thérapeutes au-delà, ou en deçà, de ce qui était prescrit. Il est fréquent qu’un patient, au cours de son travail, dise qu’il ne voit ou ne sent pas les choses comme elles sont jouées. Dire « ça ne se passe pas tout à fait comme ça » relève bien sûr d’une dénégation, c’est-à-dire d’un processus qui engage la levée des refoulements. Cela peut également amorcer la réduction d’un clivage, surtout lorsque des affects dépressifs circulent entre le sujet et l’ensemble du groupe des thérapeutes. Que ce soit dans l’ordre d’une dénégation ou dans la mise en travail d’une position de clivage, cet écart introduit une dysrythmie au sein d’un ensemble globalement marqué par la régularité.

30Il arrive cependant que le plaisir du jeu soit absent de la séance. Les thérapeutes ont le sentiment de répéter toujours les mêmes séquences, sans que la moindre évolution apparaisse. Le patient donne l’impression de s’ingénier à « couper les cheveux en quatre » au point de prendre tout l’espace de la séance pour construire une scène qui ne peut jamais être jouée faute de temps. Quelle que soit la forme prise par la difficulté, on a le sentiment que le travail ne s’engage pas. On s’ennuie, et on peut aller jusqu’à remettre en question l’indication qui est à l’origine du psychodrame.

31S’il est difficile de s’ennuyer tout seul – les psychanalystes le savent bien – il est par contre moins difficile de s’ennuyer à plusieurs sauf lorsque l’ennui est unanime. Il faut se méfier des équipes unanimes au moins autant que des gens vertueux. Les alliances inconscientes, et spécifiquement les communautés du déni décrites par René Kaës (1993) sont les pires ennemies du travail groupal. L’ennui unanimement partagé, comme la béatitude, sont des symptômes qui signalent la suture d’une problématique de clivage non repérée, généralement marquée par la violence. En revanche, l’ennui des uns confronté au plaisir relatif – ou à l’agressivité – des autres est toujours source de dynamisme psychique dont le patient profite.

32Pour l’essentiel, ces formes complexes de la clinique psychodramatique renvoient, au moins en partie, à des mécanismes d’emprise. Parfois, le patient ne veut pas aller là où nous voulons qu’il aille. Parfois, nous ne voulons pas qu’il soit là où il est. Parfois enfin, et c’est la conjoncture typique des pathologies d’emprise, le patient immobilise le monde, et le psychodrame par la même occasion.

33Deux systèmes d’emprises se croisent, s’affrontent et se potentialisent. On se trouve alors dans une situation semblable à celle que décrit Louis Ferdinand Céline dans Mort à crédit[1] lorsque sur un bateau secoué par la tempête, deux passagers s’abouchent et vomissent l’un dans l’autre. Le patient vomit dans l’équipe, qui vomit dans le patient. Le patient est solidement agrippé à l’équipe, elle-même solidement agrippée au patient. Un système d’identifications projectives croisées potentiellement infini se met en place. On se trouve alors dans la situation dont Freud a réussi à se dégager par le coup de génie de 1907. Une issue potentielle doit donc être cherchée du côté d’un tiers.

34Nous savons que l’un des dangers auquel l’analyste est confronté est de croire qu’il peut s’en sortir tout seul sans référer à un tiers. Dans mon expérience, ce tiers ne peut jamais être purement fantasmatique. Freud le souligne dès 1912 [2]?: nul ne peut être tué en absence ou en effigie. Un collègue, lors d’une discussion dans laquelle je l’interrogeais sur les liens entretenus avec d’autres praticiens dans des conjonctures cliniques difficiles, m’avait répondu, avec superbe?: « Cher ami, quand je travaille, il n’y a que Freud et moi. » Il faut donc que le tiers comporte une dimension de réalité?: groupe analytique ou collègue. Il en va de même pour les groupes psychothérapeutiques. La dimension groupale, précisément parce qu’elle est plurielle, peut basculer du côté d’une position idéologique?: « Nous avons raison parce que nous sommes plusieurs?; nous avons raison parce que nous sommes un groupe. »

35Si le patient vient et immobilise le processus, c’est qu’il ne peut pas faire autrement. Il nous montre où il est, et nous regarde nous débrouiller avec l’emprise qu’il exerce. Il nous regarde répondre par une contre-emprise ou un retrait. Il observe nos façons de survivre, dans ce type de conjoncture. Et il ne sortira, peut-être, qu’après un long travail d’observation. C’est ce qu’on appelle le transfert, ni plus ni moins. Mais ce n’est pas un transfert classique par déplacement. C’est un transfert par retournement, un transfert de situation, un transfert de dispositif. C’est un transfert qui véhicule ce qui n’a pas été représenté, ce qui n’a pas été symbolisé par la rencontre avec l’expérience de satisfaction, ou qui a emprisonné l’expérience de satisfaction dans l’étroite jouissance de l’immobilisation du monde.

36Je terminerai sur une question à laquelle je n’ai évidemment pas de réponse. Faut-il, pour autant, référer ces conjonctures cliniques à la pulsion de mort?? La troisième conception de l’emprise, dans l’œuvre de Freud, va en ce sens. Chaque psychanalyste, chaque psychothérapeute doit-il, à la suite de Freud, effectuer lui aussi son « tournant » de 1920?? Pour le coup, et précisément à propos de l’emprise, je me rangerai plutôt à la position de Jean Laplanche (1986) qui parle de pulsion sexuelle de mort, ou de Nathalie Saltzman (1998) qui décrit la pulsion anarchique. C’est la sauvagerie de ce qui n’est pas élaboré dans et par le lien avec l’autre semblable qui se répète inexorablement. Pour l’emprise, je reprends la définition que Freud donne du transfert?: c’est à la fois une résistance, le plus grand facteur de résistance, dit-il, et un outil. Mais comme tous les outils, il ne faut pas le laisser manipuler par n’importe qui, et n’importe comment…

Bibliographie

Bibliographie

  • Bowlby, J. 1969. L’attachement, trad. fr., Paris, puf, 1978.
  • Ciccone, A.?; Ferrant, A. 2006. « Les échos du temps?: le rythme, le tempo et la mélodie de l’affect », dans B. Chouvier et R. Roussillon, La temporalité psychique, Paris, Dunod.
  • Denis, P. 1997. Emprise et satisfaction, Paris, puf.
  • Donnet, J.-L. 2005. La situation analysante, Paris, puf.
  • Dorey, R. 1981. « La relation d’emprise », Nouvelle revue de psychanalyse, 24.
  • Ferrant, A. 2001. Pulsion et liens d’emprise, Paris, Dunod.
  • Freud, S. 1905. Trois essais sur la théorie sexuelle, trad. fr. dans ocf-p, VI, Paris, puf, 2006.
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  • Winnicott, D.-W. 1951. « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », trad. fr. dans Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1971.

Notes

  • [*]
    Alain Ferrant, 276, rue de Créqui, 69007 Lyon. alain. ferrant@ univ-lyon2. fr
  • [1]
    Louis Ferdinand Céline (1936), Mort à crédit, Paris, La Pléiade, 1981.
  • [2]
    S. Freud (1912), « La dynamique du transfert », trad. fr. dans ocf-p, XI, Paris, puf, 1998.
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