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Article de revue

Mise en chantier de la notion de libre association groupale

Pages 9 à 18

Notes

  • [*]
    Ophélia Avron, 10 rue Claude Matrat, 92130 Issy-les-Moulineaux.
    opheliavron@wanadoo.fr
  • [1]
    R. Kaës, chap. IV : « Organisateurs psychiques et emplacements subjectifs dans le processus associatif groupal, le groupe avec Solange, ou le porte-parole », La parole et le lien : processus associatifs dans les groupes, Paris, Dunod, 1994, p. 117-148.
  • [2]
    Je citerai les deux livres de W.R. Bion qui m’ont le plus influencée : Les recherches sur les petits groupes, Paris, puf, 1965 ; Aux sources de l’expérience, Paris, puf, 1979.
  • [3]
    W.R. Bion, Recherches sur les petits groupes, Paris, puf, 1979, p. 27.
  • [4]
    W.R. Bion, Aux sources de l’expérience, Paris, puf, 1965, p. 74-75.
  • [5]
    Ibid., p. 59.

1À la question qui nous est posée aujourd’hui, « Comment penser les groupes de parole en 2007 ? », j’ai d’abord envie de répondre par une autre question : « Qu’est-ce que notre expérience des groupes a emprunté et apporté de nouveau à la conception freudienne des fonctionnements psychiques conscients et inconscients ? »

2Même si nous avons une formation analytique de base, il ne suffit pas en effet d’accoler l’adjectif analytique à nos diverses expériences groupales pour être assuré d’un travail analytique. Que partageons-nous comme conception et compréhension des fonctionnements et dysfonctionnements individuels et groupaux à partir des différentes pratiques désignées comme psychothérapie analytique, psychodrame analytique, psychothérapie familiale analytique, psychothérapie de couple analytique, relaxation analytique à inductions variables (méthode Sapir) et j’en passe…

3L’invite qui nous est faite d’échanger à partir de nos expériences respectives conduira forcément vers des zones de fonctionnement inhabituel dans la mesure où si nous maintenons dans la pratique des groupes un échange par la parole, nous ne craignons pas d’introduire aussi des médiations les plus diverses : le jeu, la musique, l’écriture, le toucher de la relaxation, les arbres généalogiques, etc.

4Sans compter la diversité des finalités assumées : psychothérapie, formation, supervision, intervention institutionnelle, etc.

5Notre audace est grande et tant mieux, notre compréhension a-t-elle le même envol ? Il faut sans doute de l’incertitude pour provoquer la quête de l’inconnu.

6J’ai coutume de dire que toute situation thérapeutique doit être considérée en même temps comme lieu de travail clinique et lieu de recherche. Les fonctionnements psychiques sont en effet si complexes qu’ils nous surprendront toujours à condition de nous laisser surprendre.

La méthode de libre association

7À partir de ma pratique des groupes thérapeutiques et de ma formation psychanalytique, la seule chose que je puisse tenter, c’est de dégager mes propres lignes de compréhension, mes propres tiraillements et la nécessité d’approfondir sans cesse ma réflexion.

8Je vais pour cela essayer aujourd’hui de mettre en chantier ce qu’il en est de la méthode d’investigation capable de détecter la dimension inconsciente opérant dans les groupes. Autrement dit, comment percevoir en situation de groupe ce qui derrière le manifeste observable est mobilisé de l’invisible inconscient en chacun et plus difficile encore ce qui est fabriqué ensemble à l’insu de tous.

9Bien entendu, une question méthodologique de cet ordre ne peut prendre consistance qu’à travers la clinique et les conceptions que nous avons élaborées sur l’inconscient, le fonctionnement psychique individuel et groupal.

10Afin de donner une assise analytique à mon exploration je vais partir de la méthode de libre association inventée par Freud pour approcher les contenus inconscients. Je rappelle rapidement qu’est demandé au patient d’exprimer le plus librement possible toutes les pensées qui lui viennent à l’esprit sans choix délibéré et élimination. Dans cet état est espérée une baisse de vigilance qui en desserrant la logique inconsciente du récit laissera surgir certaines représentations refoulées. Le souci de Freud et de tout analyste est d’entrevoir ce qui refuse de se montrer, ce qui a été impérativement « mis à l’écart » de la pensée consciente pour ne pas troubler son fonctionnement. Inutile d’ajouter que cette règle est pratiquement impossible à tenir vu les forces en jeu pour maintenir le refoulement. Cependant quoique fragmentaire cette méthode d’approche de l’inconscient est, comme le rêve, la voie royale qui viendra confirmer à travers la patiente poursuite des faux bonds associatifs, des oublis, des ruptures, ce qui constitue la découverte freudienne essentielle : l’existence chez les patients de représentations refoulées, interdites de conscience et qui, immédiatement travesties quand elles quittent leur abri, peuvent en toute innocence mais non sans souffrance, chercher la réalisation de désirs inextinguibles, ceux de la sexualité infantile. Freud découvrira plus tard que ce partiel retour du refoulé est possible parce que pris et stimulé par la relation transférentielle.

11Pouvons-nous parvenir au même objectif quand nous modifions la position rêveuse du patient, en mettant plusieurs patients face à face, et en état d’échanges directs. Que sommes-nous en train d’activer ? de masquer ? Comment repérer les signes du matériel enfoui en chacun, interdit à la pensée consciente ? Comment mettre en lumière les fonctionnements spécifiques qui se produisent entre les participants ?

12Pour aborder ces questions, je vais m’arrêter quelques instants sur les positions de René Kaës, dans la mesure où cet auteur a clairement adopté en situation de groupe la méthode freudienne de libre association. Il expose sa pensée à ce sujet dans son ouvrage La parole et le lien : processus associatifs dans les groupes plus particulièrement au cours du chapitre IV [1] où il rapporte les quatre premières séances d’un groupe de formation.

13« Les participants sont invités à dire ici et seulement à dire ce qui leur vient à l’esprit, ce qui se présente à eux, comme cela leur arrive sans critique ni restriction » (p. 119). Comment cette règle de libre association adressée à une dizaine d’individus va-t-elle favoriser l’apparition de leurs contenus inconscients alors qu’ils sont plutôt mis en situation d’être distraits de leurs propres associations et d’être envahis par celles d’autrui ?

14Pour fonder son approche méthodologique des effets de l’inconscient, René Kaës va s’appuyer sur une vaste conceptualisation soigneusement argumentée et qui, réduite ici à sa plus simple expression, démontre que la matière psychique est structurellement groupale à tous les niveaux de son fonctionnement. Qu’elle soit examinée sous l’angle des fantasmes intrapsychiques, des liens intersubjectifs, des formations groupales, sa caractéristique constitutive est de fabriquer des groupements, des nouages, des liens. Le sujet de l’inconscient est donc en même temps sujet du groupement qu’il constitue et qui le constitue. Vu dans ce contexte conceptuel « chaque élément de la chaîne associative groupale prend sens par rapport aux autres et leur donne sens, soit dans le référent du sujet singulier, soit dans celui de l’ensemble groupal, soit dans l’un et l’autre… De ce fait, le processus associatif groupal, en tant que tel, rend disponibles des signifiants perdus, occultés, fondus ou encryptés qui n’adviendraient probablement pas dans le processus associatif du sujet singulier » (p. 305).

15Le sujet associant librement en groupe reçoit les divers effets conscients et inconscients des associations des autres sujets qui se déchargent d’une partie inacceptable de leur psyché : « Ces déterminations intersubjectives forment la matière des alliances inconscientes, des contrats narcissiques, des pactes dénégatifs, de la communauté de déni… Tous ces emplacements sont d’une manière ou d’une autre des accomplissements de désirs et des mécanismes de défense intriqués dans l’intersubjectivité » (p. 243).

16Certains sujets pourront assurer une fonction refoulante, d’autres une fonction de frayage dans la levée du refoulement.

17La fonction interprétative de l’analyste de groupe consistera, en tenant compte de son propre contre-transfert, de mettre à jour « la situation du sujet singulier dans le processus groupal et du processus groupal en tant que tel dans ses liens avec le processus de chaque sujet » (p. 299).

18Voilà rapportée sommairement une pensée complexe mais extrêmement cohérente. Les présupposés théoriques et méthodologiques sont clairement articulés. Prises dans l’intercursivité et l’intersubjectivité les chaînes associatives groupales se nouent avec l’inconscient des sujets structuré lui-même groupalement.

Émotionnalité participative

19En ce qui me concerne, ma propre sensibilité engagée, certaines lectures dont celle de Bion [2], ma longue expérience des petits groupes à finalité thérapeutique et qui de ce fait se poursuivent sur plusieurs années, m’ont tout autant alertée sur les dires pris dans l’enchaînement groupal que sur certaines organisations inter-liantes non verbales. Plus précisément, car il ne s’agit pas d’opposer la communication verbale et la communication non verbale, les deux voies pouvant poursuivre les mêmes finalités, je dirai plutôt que la situation de groupe m’a fait prendre conscience d’une forme quasi permanente de conflictualité souterraine entre la réalisation du plaisir sexuel narcissique de chacun et la poussée à une participation groupale destinée à procurer en même temps une sécurité identitaire a minima. Cela m’a obligée à quelques élaborations théoriques sur la participation groupale en vue de mieux saisir cette articulation à la fois impérieuse et problématique.

20Pour mieux approfondir mon observation et ma pensée, je suis partie du postulat qu’il s’agissait de deux fonctionnements pulsionnels différents tout aussi contraignants l’un que l’autre, possédant des défenses spécifiques, se combinant ou s’excluant partiellement selon les moments. Leur alliance semble toujours en cours de réalisation mais toujours aléatoire et menacée. J’ai postulé deux fonctionnements pulsionnels dans la mesure où les finalités sont antagonistes, le plaisir individuel d’un côté, le regroupement sécuritaire de l’autre. L’exigence de leur réalisation est impérative et indispensable au développement de la vie psychique individuelle et groupale. J’oppose donc la pulsion sexuelle et la pulsion que j’appelle d’inter-liaison. Bien que ces deux forces pulsives cohabitent et entremêlent leurs effets, rendant difficile leurs observations respectives, la situation de groupe qui soumet les participants à un certain partage en vue d’une activité commune est relativement favorable à mettre en lumière le fonctionnement de la pulsion d’inter-liaison. C’est ce que j’ai tenté.

21On peut constater que dès qu’ils se trouvent réunis, les individus, sans même s’en apercevoir, sont comme happés par la présence d’autrui, des stratégies complexes se mettent en route pour attirer l’attention extérieure ou pour l’éviter. Mais ce qui est basique, c’est la mise en activité d’une force énergétique élémentaire en appel mutuel qui crée une immédiate tension-attention, mobile, extensive, englobant tous les participants quels que soient leur nombre, leur apparent intérêt ou leur indifférence. Très vite cette activité basique prendra des formes secondarisées où la réflexion, les échanges verbaux, les intérêts communs ou la séduction prendront place, mais à la base il y a une sorte de captation énergétique représentée par la présence de tout être vivant. C’est ce qui m’a amenée dans une première approximation à définir cette mise en activité mutuelle comme « effet de présence ».

22À la différence de la relation sexuelle qui se définit par la recherche de l’objet de satisfaction et ensuite par celle de ses représentations, la mise en activité des individus rassemblés n’est pas mobilisée par la représentation de l’objet sexuel mais par toute source énergétique représentée par les êtres vivants présents. Au niveau le plus élémentaire, cette activité énergétique ne représente ni une décharge d’excitation, ni une coalescence indifférenciée, ni la transmission d’un état affectif précis. Cette mise en mouvement réciproque entre tous est probablement liée à un processus énergétique régulateur de stimulation-réceptivité qui permet d’être instantanément sensible aux pressions énergétiques extérieures, de les recevoir et d’en assurer une première évaluation sommaire source de réponse. Se crée ainsi une mise en circuit énergétique qui produira non pas des traces représentatives mais l’inscription de schèmes d’actions psychiques en interdépendance. Toujours pour essayer de rendre compte de cette activité énergétique spécifique, je l’ai aussi désignée comme émotionnalité rythmique ou émotionnalité participative. Cette émotionnalité participative à l’inter-liaison évoluera à travers la multiplication des expériences, elle gagnera peu à peu en partielle prévisibilité. Des défenses spécifiques pourront s’organiser en vue d’immobiliser ou de refuser cette mise en lien. La secondarisation processuelle progressive en quête de prévisibilité, proche encore de son ancrage énergétique émotionnel, favorise ce que Bion définit comme des proto-pensées.

23Je ne développerai pas davantage mes recherches à ce sujet mais, pour rester dans l’axe de réflexion d’aujourd’hui, je dirai que ce qui m’intéresse en tant que psychanalyste, c’est d’essayer de saisir les alliances, ou les ruptures, ou les compromis qui ont pu s’établir chez les patients lorsque ont été créés avec l’entourage les premières expressions de la sexualité infantile et les premiers schèmes des actions psychiques en interdépendance de l’émotionnalité participative. Bien que la pulsion d’inter-liaison ait une capacité d’extensivité plus grande que celle de la pulsion sexuelle, dans la mesure où elle est mobilisée par toute source vivante quels que soient le sexe, l’âge, le nombre des participants, il n’en demeure pas moins que l’enfant commence à participer aux interactions avec tout son entourage dont les personnages clefs de ses premiers émois sexués. Des différenciations, confrontations, aménagements précoces inscriront des marques indéfectibles dans la constitution de la personnalité et dans ses éventuelles pathologies.

24Le travail en groupe qui favorise la réactualisation des schèmes interactifs de l’émotionnalité participative permettra d’entrevoir leur vitalité offensive et défensive. L’observation du thérapeute portera tout autant sur les contenus verbaux et leur sens sous-jacent que sur la manière de chacun d’être en état ou non de participation active. Sans développer ici les défenses spécifiques de l’inter-liaison, objet de mes recherches actuelles, je citerai simplement une forme relativement aisée à observer que je reprendrai en partie dans l’exemple final : la mise en avant d’une polarité énergétique qui s’immobilise soit sur la surstimulation, soit sur la passivation réceptive. Défense qui permet de se protéger partiellement de l’imprévisibilité des actions externes, celles-ci se trouvant bloquées dans un lien immobile.

25C’est dire que la méthode de libre association telle qu’elle a été conçue par Freud est nécessaire mais non suffisante pour essayer d’entrevoir, d’une part les contenus inconscients liés à la sexualité infantile et d’autre part les modalités du fonctionnement de l’émotionnalité participative. Pour cela, l’écoute du psychanalyste doit pouvoir changer de registre suivant les moments et prendre conscience de sa propre participation au fonctionnement émotionnel ambiant. Comme le conseille Bion j’essaie d’être en état « d’observation réceptive ». Il ne s’agit pas de participer sans recul mais de ressentir au mieux ses propres mouvements internes, de supporter d’être perturbé et sans clairvoyance jusqu’à ce que la nécessité d’intervenir s’impose, sachant que l’intervention restera elle-même en partie subjective ; « J’irais jusqu’à dire, écrit-il, que l’expérience du groupe est profitable à l’individu, dans la mesure où il parvient simultanément à porter un jugement plus exact sur sa situation émotionnelle dans le groupe et à tolérer le fait que cette plus grande exactitude est encore très au-dessous de ses besoins [3]. »

26Tout autant que l’expérience des émois sexuels, l’expérience de l’émotionnalité participative est fondatrice car elle met en contact avec l’existence psychique des autres, avec la mobilisation psychique que nous exerçons sur eux et qu’ils exercent sur nous, fondant ainsi le précaire et indispensable sentiment d’identité. Restera ensuite la progressive et lente tâche de la secondarisation qui consistera à transformer ces expériences proto-mentales en pensées plus clairvoyantes. Cette tâche de transformation, source de croissance psychique, nécessite efforts et frustrations. Bion indique qu’elle peut être refusée à travers l’attaque destructrice des liens de pensée et plus radicalement encore par l’attaque de l’émotionnalité qui les enracine. C’est le cas de la psychose. « Cette incapacité est dramatique… la prise de conscience d’une expérience émotionnelle est aussi nécessaire, aussi vitale, que la prise de conscience des objets concrets réalisés au moyen des impressions des sens [4]. » Il précise : « L’incapacité d’utiliser l’expérience émotionnelle provoque un désastre… je compte au nombre de ces désastres les différents degrés de détérioration psychotique que l’on pourrait décrire comme une mort de la personnalité [5]. »

27Cela m’a amenée au moment de la mise en route des groupes thérapeutiques à donner une souple règle de libre association qui tienne compte tout autant du dire que des éprouvés. Ma formulation sollicite une parole aussi libre que possible sur tout ce qui vient à l’esprit concernant la vie personnelle, les souvenirs, les souffrances mais aussi sur les éprouvés que les paroles, les réactions, les présences des uns et des autres provoquent ici et maintenant en nous.

28Cette formulation demande à être éclairée, soutenue, rappelée suivant les moments de l’évolution groupale.

Un exemple clinique

29Les exemples cliniques sont toujours difficiles à donner, non seulement parce qu’ils tendent à trop mettre en évidence ce que l’on veut prouver mais surtout par le fait que, sortis du contexte de leur continuité en mouvement (auquel je tiens tant), ils risquent de perdre leur pertinence.

30Je vais prendre une séquence d’un groupe de psychodrame. Comme je l’ai indiqué, il s’agit de groupes thérapeutiques au long cours. Séance hebdomadaire de deux heures. La décision de rester ou de partir en fin d’année est laissée à chacun, occasion de nombreux échanges entre les patients. Il y a généralement deux entrées en septembre dans un groupe comportant six ou sept membres. La moyenne de participation se situe à trois ans environ.

31Le jeu proprement dit sera précédé par une première phase de libre discussion et il sera suivi par une phase élaborative où chacun sera invité à s’exprimer sur ce qu’il a ressenti. Le travail prend sens dans ce contexte évolutif.

32Nous sommes à une séance de reprise, après la première semaine des vacances de février où je me suis absentée. Habituellement à sept, les participants se retrouvent à quatre seulement, trois ayant pris leurs vacances la deuxième semaine.

33J’ai choisi cette séance de reprise dans la mesure où cette coupure, ces absences sont venues bousculer les mouvements de liaison-déliaison habituels rendant plus sensibles les efforts des membres du groupe pour faire tenir ensemble ce qui risque de se dissocier.

34Quelques précisions d’abord sur l’ambiance actuelle du groupe.

35Puis sur l’ambiance de ce jour-là.

36Et enfin, quelques indications sur un des jeux proposés.

L’ambiance d’ensemble

37J’ai trois groupes de psychodrame. Celui-ci comprend surtout des personnalités à tendance dépressive et en retrait, sauf Christine et l’un des absents à situer plutôt du côté d’une hyperexcitation maniaque. Le compagnonnage a été difficile et depuis quelque temps une sécurisation fragile des liens prend place.

Ambiance du jour

38On connaissait l’absence des deux participants qui avaient prévenu. On s’inquiète pour le troisième, surtout Christine dont les défenses hyperstimulantes se sont organisées en soutien débordant. Dès qu’elle ressent un membre en état de retrait ou d’effondrement, elle est en état d’offrande systématique d’aide, d’attention, de conseil.

39Inquiète, elle me demande si cet absent a téléphoné car elle l’avait trouvé très angoissé au cours de la dernière séance, avant les vacances.

40Élisabeth, une nouvelle qui a plusieurs fois manifesté le désir de quitter le groupe dit, comme en réponse à Christine, et en souriant, « ça y est, la greffe est prise. J’ai rêvé du groupe », et de raconter son rêve. Il faisait très froid dans cette pièce et on se passait une couverture pour se réchauffer.

41Valentine, une ancienne, ne semble rien avoir entendu. Pâle, en retrait, elle prend la parole en bégayant : « Ça ne va pas du tout, je suis paralysée de terreur. » Elle a le surlendemain un entretien d’embauche, elle ne saura pas parler, dit-elle, « se défendre », et « ça ne marchera pas, c’est sûr ». En venant par le métro, elle a été frappée par l’indifférence des gens. Aucun regard bienveillant : « J’ai l’impression qu’on ne peut se raccrocher à rien et à personne. » Elle pleure.

42Aussitôt Christine, l’habituée du secours d’urgence, lui indique un livre qui vient de sortir sur la façon de préparer les entretiens d’embauche. Valentine, sur un ton exaspéré, « ça ne sert à rien, je le sais » ; elle baisse la tête comme pour couper la conversation. Christine ne se décourage nullement et lui prodigue des conseils : se faire accompagner, etc.

43Jean-Pierre – le plus ancien –, qui fait souvent office de « mémoire du groupe », semble lui aussi agacé. « Ceux qui écrivent ces livres ne savent pas ce que c’est. Je suis passé par là. » Sans lien apparent, il se tourne ensuite vers Élisabeth qui a raconté son rêve, et lui rappelle un jeu récent où en cours de dialogue avec sa mère dépressive elle s’était arrêtée pour dire : « Je n’arrive pas à penser et à lui parler, je n’entends que des commentaires intérieurs. » J’ai l’impression qu’il s’adresse tout autant à Valentine qu’à Élisabeth, comme s’il ne connaissait que trop l’emprise envahissante des déprimés qui par leur retrait obligent les autres à leur porter secours, à les bousculer ou à les éviter.

44Élisabeth le regarde de façon vivante comme si elle sortait de sa bulle et devenait présente. Christine, aussitôt : « Tu devrais jouer avec Jean-Pierre. »

45Toujours sans lien apparent, Jean-Pierre informe qu’il vient de recevoir une longue lettre de sa mère, il ajoute : « Comme d’habitude c’était un torrent de malheurs : première partie : sa vie détruite, l’ingratitude de ses amis – deuxième partie : la chance d’avoir des enfants, moi surtout. D’habitude, ça me touche, je compatis, là ça m’a agacé. Bien sûr je n’oserai pas le lui montrer, ça l’effondrerait. »

Le jeu

46Après réflexion, il demande à jouer « quelque chose à ce sujet ».

47

Scène d’enfance ; sa mère comme tous les soirs vient lui dire bonsoir, s’assoit au pied de son lit et lui raconte ses malheurs. Qui choisit-il comme mère ? Élisabeth qui est parfaite dans la sollicitation angoissée d’un « regard auquel on puisse se raccrocher ». Jean-Pierre dira à quel point enfant il aurait voulu sauver sa mère.

48Au cours du jeu de Jean-Pierre la tonalité des échanges avec la mère confirme les échanges qu’il entretient avec les personnalités dépressives du groupe et plus largement renvoie à sa fonction réparatrice légale dans son rôle professionnel d’éducateur « spécialisé » où il se montre particulièrement soucieux de prendre en charge les cas « désespérés ».

49Ce jeu est intéressant à plusieurs titres. Il renvoit en même temps aux aléas d’emprise identitaire et sexuel avec la mère. Les deux dimensions peuvent être utilisées défensivement l’une par rapport à l’autre selon les moments.

50C’est l’occasion de dire que mon expérience m’a souvent montré que des patients ayant fait de longues analyses individuelles comme Jean-Pierre, et qui connaissent parfaitement leur problématique œdipienne, peuvent la reprendre différemment quand eux-mêmes ont pu suffisamment renforcer leur propre sentiment d’exister. Au cours des séances de psychodrame Jean-Pierre a souvent fait allusion à cette impression angoissante d’être parfois aspiré « par une spirale sans fond où l’attendait la mort ». (Faut-il rappeler qu’il a fait une analyse individuelle après une tentative de suicide.) Il a pu approfondir peu à peu sa relation maternelle et plus globalement les tensions familiales dans lesquelles il se sentait « perdu », le père s’absentant pour éviter de prendre parti.

51Vu le contexte et l’évolution de Jean-Pierre, qui a pu souvent repérer en miroir (avec Christine notamment) ses fonctions de sauveur, quand le jeu avec la mère semble terminé je change de registre et je demande : « Où est votre père ? »

52Lui : « Comme toujours il est absent. Il ne compte pas pour ma mère, il ne doit pas compter pour moi. » Il est frappé par ce qu’il vient de dire. Ce n’est pas une révélation mais là il est brusquement ému et pense au père « interdit » de pensée (et non pas interdicteur).

53La discussion de groupe sera très animée. On commente, on associe, on rappelle d’autres scènes. Ça circule. J’ai l’impression d’un réveil énergétique qui ouvre à la mobilité scénique interne et externe.

54Je pense en effet, sans développer ici ma conception, que la formation des fantasmes et plus généralement toute structuration scénique est un combiné innovant de la rencontre de la pulsion sexuelle et de la pulsion d’inter-liaison. Structuration mouvante à plusieurs, où les désirs sexuels du sujet auront à tenir compte et à se limiter par rapport à la force inter-liante de tous les sujets réunis. Force d’inter-liaison qui participera aux éventuels refoulements.

55Ces forces pulsionnelles en étayage ou en opposition engendrent notre complexité psychique et font de nous des êtres d’une force et d’une fragilité inouïes.

Bibliographie

Bibliographie

  • Avron, O. 1996. La pensée scénique, Toulouse, érès.
  • Bion, W.R. 1965. Les recherches sur les petits groupes, Paris, puf.
  • Bion, W.R. 1979. Aux sources de l’expérience, Paris, puf.
  • Kaës, R. 1994. La parole et le lien : processus associatifs dans les groupes, Paris, Dunod.

Notes

  • [*]
    Ophélia Avron, 10 rue Claude Matrat, 92130 Issy-les-Moulineaux.
    opheliavron@wanadoo.fr
  • [1]
    R. Kaës, chap. IV : « Organisateurs psychiques et emplacements subjectifs dans le processus associatif groupal, le groupe avec Solange, ou le porte-parole », La parole et le lien : processus associatifs dans les groupes, Paris, Dunod, 1994, p. 117-148.
  • [2]
    Je citerai les deux livres de W.R. Bion qui m’ont le plus influencée : Les recherches sur les petits groupes, Paris, puf, 1965 ; Aux sources de l’expérience, Paris, puf, 1979.
  • [3]
    W.R. Bion, Recherches sur les petits groupes, Paris, puf, 1979, p. 27.
  • [4]
    W.R. Bion, Aux sources de l’expérience, Paris, puf, 1965, p. 74-75.
  • [5]
    Ibid., p. 59.
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