Notes
-
[*]
Denis Mellier, 7 rue du professeur Sisley, 69003 Lyon.
-
[1]
Publié en français chez Fayard en 1991.
-
[2]
F. Dalal (1998), Taking the group seriously. Towards a post-foulkesian group analytic theory. The International Library of Group Analysis series, Number 5, Jessica Kingsley Publishers. Farhad Dalal pense que les idées de Foulkes sont restées trop proches d’une vision individuelle et psychanalytique du groupe ; il promeut ainsi une vision plus radicalement sociologique avec notamment l’idée d’un « inconscient social » et un « retour » à Elias.
-
[3]
La qualité du groupe va ainsi dépendre de la manière dont les individus ont pu cliver leur partie symbiotique (1971, p. 55-56). Si ces individus restent dominés par leur partie symbiotique, ils vont prendre pour identité celle du groupe, réduisant ainsi les processus de différenciation dans le groupe. Si, au contraire, le clivage a été insuffisant comme chez les personnalités « as if », les états-limites, les psychopathes ou les pervers, le groupe risque d’être peu investi.
-
[4]
Les hypothèses de base issues du système protomental incarnent les résistances à penser du groupe. Cet évitement de la réalité prend trois formes (celle du couplage, de la dépendance ou de l’attaque/fuite). Ces formes ont été empruntées à l’historien Toynbee et à sa description différentielle des civilisations. Cf. Gérard Bléandonu (1990), Wilfred R. Bion. La vie et l’œuvre, Paris, Dunod.
-
[5]
Centre d’accueil thérapeutique à temps partiel. Sur ce point, voir le travail de Jean-Paul Ber-trand Petit dans ce numéro. Pour les groupes à médiation, consulter le dernier numéro de la revue.
-
[6]
Le repérage par exemple de la problématique de l’attachement consiste en fait à évaluer la différenciation pour l’enfant entre ses groupes de familiers par rapport aux étrangers. La relation duelle n’est ainsi qu’une image réductrice des enjeux à cette période de la vie.
1 Le groupalité psychique est une hypothèse qui est née avec l’approche psychanalytique du groupe. Nous ferons deux remarques pour analyser cette conception : l’une concerne son émergence et son évolution, l’autre sera centrée sur le développement de la pratique clinique qu’elle permet.
2 Présente dès les premiers travaux sur les groupes, l’idée de groupalité psychique s’est précisée en s’appuyant notamment sur des connaissances sociologiques.
3 En devenant ainsi une réelle hypothèse sur la nature groupale de la psyché, la groupalité psychique permet certes de penser les dispositifs analytiques de groupe mais elle permettrait également d’approfondir la compréhension de la pratique clinique, notamment celle des groupes cliniques et celle marquée par la confrontation avec des souffrances très primitives.
La groupalité psychique et l’individu. Quelques remarques sur un concept
4 L’idée de groupalité psychique est ancienne. Elle est corrélative de la manière de concevoir la vie psychique de l’individu et n’est pas indépendante de la manière dont la sociologie théorise la notion d’individu dans la société. Une revue de la littérature montre l’existence de différentes conceptions de cette notion ainsi que de la place accordée aux données sociales. Ces courants coexistent souvent chez un même auteur.
5 Dés le départ, l’approche psychanalytique du passage de l’individu au groupe, et réciproquement du groupe à l’individu, a eu des effets sur la définition même de « l’individu ». Rappelons le travail princeps de S. Freud : « Dans la vie psychique de l’individu pris isolément, l’Autre intervient très régulièrement en tant que modèle, soutien et adversaire, et de ce fait la psychologie individuelle est aussi, d’emblée et simultanément, une psychologie sociale, en ce sens élargi mais parfaitement justifié » (Freud, 1921, p. 123). Freud alimente sa réflexion de données en psychologie sociale issues de son temps : Le Bon, Tarde, Trotter ou Mc Dougall sont largement cités dans son essai pour rendre compte de la réalité psychique de l’individu en foule. Rappelons sa thèse qui initie l’idée d’une groupalité psychique. L’individu isolé perd son identité en foule, tout en participant à sa construction via l’investissement du meneur. Cette formule de la foule, prise comme individu isolé, montre qu’une même instance psychique, l’idéal du moi, intervient aussi bien dans l’analyse du moi d’un individu que dans un groupe social, le phénomène de masse.
6 Depuis Freud, la groupalité psychique indique a minima la possibilité que des individus participent à la construction psychique d’une réalité autre, celle du groupe. Tous les psychanalystes de groupes pourraient adhérer à cette proposition. Résonance, valence, représentation mutuelle interne, interfantasmatisation, organisateur psychique, etc., sont les différents processus invoqués pour cette construction de la réalité psychique du groupe. Le partage des eaux entre ce qui relève du « groupe social » et celui de la réalité psychique n’est cependant pas identique pour tous les auteurs, ceci est vraisemblablement en rapport avec la définition de leur propre pratique.
Groupe social et groupe de la réalité psychique, une dualité
7 Des psychanalystes travaillent en groupe mais le groupe n’en demeure pas moins une réalité sociale qui a, en tant que telle, sa propre identité. La définition restreinte de la groupalité psychique dépend de la prise en compte de ces deux entités.
8 Ces auteurs s’appuient ainsi particulièrement sur une connaissance sociologique des groupes. C’est le cas de S.H. Foulkes : « L’analyse de groupe considère que la nature sociale de l’homme lui est fondamentale et les individus apparaissent comme le résultat de développements dans la communauté, tout comme en psychanalyse la personnalité d’un individu apparaît comme se dégageant de la famille et formée par elle » (1964, p. 171). Le groupe ne provient pas des interactions des individus, il appartient au registre social. La dimension proprement dite sociale ne se confond pas avec la problématique pulsionnelle, qui reste ainsi pour Foulkes l’apanage de la psychanalyse, de la cure individuelle. Le sociologue Norbert Elias (1984) fut un de ses proches. Analysé, formé à la groupe-analyse, il a participé avec lui à la fondation de la Group Analytic Society à Londres. Ayant déjà à l’époque rédigé deux des trois textes de La société des individus (publié plus tard en 1987 en Allemagne) [1], il critique la conception solipsiste de l’individu. Il s’est attelé à montrer l’émergence historique de cette notion en fonction du « procès de civilisation ». L’individu et la société ne s’opposent pas, ce sont deux niveaux d’observations différents d’une même « configuration ». En refusant cette coupure, il analyse la civilisation comme un ensemble ordonné de modifications affectant les individus et les structures sociales. Au sein même de la « group analysis » existe une tendance à radicaliser l’apport sociologique en insistant ainsi sur l’apport initial de Elias [2].
9 Enrique Pichon-Rivière (1971) fait également appel à la psychosociologie (Lewin) et au marxisme (le matérialisme et la dialectique) pour dégager les réseaux de communication dans le groupe et l’importance de la praxis pour l’individu et le groupe.
10 Cette connaissance du fonctionnement des groupes sociaux, « externes », pour penser la psyché d’un sujet, a permis de dégager l’idée d’une intériorisation de ces groupes. Les notions de « groupes internes » (Pichon-Rivière) ou de « groupalités internes » (Napolitani, cité par Neri, 1995, p. 156) résultent de leurs travaux. L’individu ne peut se concevoir sans envisager le réseau auquel il appartient et ce qu’il a pu intérioriser. La maladie provient d’un dysfonctionnement dans ce réseau, dans ces relations.
11 Il y a ainsi plus d’un rapport entre le groupe comme réalité sociale et le groupe comme réalité psychique. La notion de « groupe d’appartenance » traduit bien cette conception : la réalité psychique d’un individu ne se comprend pas sans la prise en compte de sa place dans le groupe social. Jean Claude Rouchy (2003, 2005) maintient ainsi le lien entre psychanalyse et psychosociologie. Le groupe est un espace intermédiaire, « transitionnel » entre l’individu et le social.
12 Didier Anzieu (1968) est également parti de la connaissance du groupe social, de la psychosociologie des groupes, mais on pourrait dire qu’il a en quelque sorte converti ces données pour ne retenir que le groupe de la réalité psychique (1972). René Kaës, qui avait initialement étudié les représentations sociales, s’est directement inscrit dans cette optique. Ses premiers travaux sur l’appareil psychique groupal (1976) portent cependant la marque de la prise en compte de la réalité sociale du groupe. Le couple isomorphie/homomorphie traduit le degré de différenciation entre les appareils psychiques individuels et celui du groupe, perçu comme réalité externe, tandis que la notion d’organisateur socioculturel jouxte celle d’organisateur psychique. Ses travaux ultérieurs mettront toujours l’accent sur cette « logique croisée » entre le sujet et l’ensemble intersubjectif, mais il s’agit alors de deux niveaux d’une même réalité, la réalité psychique.
Institution sociale et « institution psychique » : la personne est groupe
13 Dans une conception plus élargie, certains travaux indiquent que la psyché elle-même est de nature groupale, notamment dans son rapport à l’institution. Les mêmes processus valent pour définir aussi bien l’institution sociale, « externe », celle des établissements où nous travaillons, que celle qui fait institution pour un Sujet.
14 Poursuivant les travaux de Pichon-Rivière, José Bleger a explicitement une conception groupale de la psyché : « Dans nos théories et dans nos catégories conceptuelles, nous opposons individu à groupe et organisation à groupe, dans la mesure où nous supposons que les individus existent isolément et qu’ils se réunissent pour former des groupes et des organisations. Tout cela n’est pas correct et n’est qu’un héritage de conceptions associationnistes et mécanistes. L’être humain avant d’être une personne est toujours un groupe, pas dans le sens où il appartient à un groupe mais dans celui où sa personnalité est un groupe » (1967, p. 59).
15 Bleger met en évidence le côté « cadre » ou institution de la personnalité présent également dans les groupes. Le clivage de la partie symbiotique, psychotique ou indifférenciée de la personnalité est la condition nécessaire de tout processus de discrimination, de la partie névrotique de la personnalité. Comme « non-processus », elle est institution. Dans un groupe, la mise en commun entre les individus de cette partie indifférenciée constitue de même « l’institution » du groupe, une sociabilité syncrétique qui permet des processus de discrimination, la sociabilité par interaction. L’institution est réceptacle ou dépositaire de la partie indifférenciée des psychés individuelles [3].
16 W.R. Bion (1970) défend explicitement l’idée que « l’homme est un animal de horde » : « L’homme est un “animal politique” signifie qu’il a la contrepartie mentale des caractéristiques physiques d’un animal grégaire. En tant que psychanalyste, nous nous attachons à la contrepartie mentale de ces caractéristiques physiques telles qu’elles peuvent se discerner chez l’individu lorsqu’il est à demi isolé de son groupe, tout en étant étroitement impliqué dans une situation susceptible de stimuler ses caractéristiques d’“appariement”. Naissance, dépendance, couplage et guerre – telles sont les situations de base auxquelles correspondent les pulsions affectives fondamentales » (p. 119). La cure stimule le couplage mais permet d’isoler l’individu du groupe. Les pulsions tendent sinon à se satisfaire avec les objets de l’environnement du patient, ce qui alimente la partie omnipotente de l’individu. Le problème pourrait être ainsi formulé : l’individu a à accomplir un travail personnel de reconnaissance, de prise de conscience de sa partie omnipotente par rapport à « lui-même comme personne ordinaire » (p. 135). « C’est un travail de différenciation. S’il ne le fait pas, ses projections vont alimenter le groupe, il y a risque, là, que son état d’esprit soit agi, et reste ainsi non modifié » (p. 136). Le groupe en quelque sorte accrédite ses projections.
17 Cette notion d’establishment prolonge son point de vue initial sur l’institution définie comme un « groupe de travail spécialisé » qui est « particulièrement apte à stimuler l’activité d’une certaine hypothèse de base » (1961, p. 107) [4]. Elle devient un concept commun à la société, au groupe ou à l’individu.
18 Chez ces auteurs, l’individu comme l’institution sont définis de manière analogue, avec une conception groupale du psychisme.
La groupalité psychique ou la nature groupale de la psyché
19 Dans le prolongement des précédentes perspectives, des auteurs développent une conception plus généralisée de la groupalité. Ils partent du point de vue de processus communs entre l’individu et le groupe.
20 Claudio Neri (1995) décrit ainsi dans un groupe le mouvement oscillatoire entre dimension individuelle et dimension groupale. Le « commuting » permet de penser ces échanges avec la métaphore spatiale d’un « commuter train », d’un train de banlieue qui va du centre à la périphérie et vice versa. Avec l’idée d’une « pulsion d’interliaison » Ophélia Avron (1996) cherche à caractériser les points de rencontres à un niveau très archaïque de l’individu et des autres, du groupe.
21 René Kaës (1993) a très précisément formulé cette hypothèse : « La notion de groupalité psychique qualifie une structure et une activité fondamentale, originaire et constante de la psyché : celle d’associer de la matière psychique, d’en combiner des éléments, de les différencier, de les transformer et de les organiser en des ensembles de complexité variable, mais aussi de la dissocier, ou de les réduire en une masse compacte et indifférenciée, ou encore de les agglomérer en des formations composites et hétérogènes » (1999, p. 113).
22 Cette hypothèse permet d’envisager la construction d’un groupe, son processus groupal et le travail psychique en son sein ainsi que la groupalité propre à un individu. Avec la notion de « groupes internes », l’idée d’un appareillage individuel de la psyché devient possible tout en permettant la compréhension d’un appareillage avec la psyché de l’autre et de plus d’un autre pour former un « groupe externe » : groupe thérapeutique, groupe familial, groupe constituant une équipe, groupe s’organisant en couple, etc. L’étude paradigmatique d’un appareil psychique de groupement permet de préciser ces différents fonctionnements psychiques selon les caractéristiques de ces groupes.
23 Cette conception d’une nature groupale du psychisme ne serait pas sans lien avec la nécessité d’envisager pour le groupe un processus associatif équivalent à celui de la parole dans la cure.
Un changement de paradigme dans le champ de la connaissance ?
24 L’hypothèse de la groupalité a des correspondances avec l’évolution du champ de la connaissance. Or, actuellement, le paysage change, notamment du côté de la sociologie, mais aussi au sein de la psychanalyse.
25 Des auteurs comme Cornelius Castoriadis, Eugène Enriquez ou Michel Foucault, le courant sociologique des institutionnalistes (Lourau, Lapassade) ou de l’anti-psychiatrie ont contribué à penser le soubassement des groupes, de nos institutions et de la société. L’individu apparaissait comme traversé par des mouvements d’aliénation dont il devait se libérer. Actuellement, les grandes entités sociologiques que représentaient les notions d’individus, de groupe, de famille ou de société volent en éclat. « Le mythe de l’individu » (Benasayag, 1998) est à nouveau d’actualité, mais dans un paradigme qui semble changé. La sociologie aurait moins affaire à une critique du rapport de l’individu à la société en termes de régulation sociale ou de « normalisation des individus » qu’à une analyse de la relation même de l’individu, de son identité.
26 Post-modernité ou approfondissement de la modernité, le triptyque individu-groupe-institution n’est plus opératoire, sans doute en rapport avec une relative dé-institutionnalisation couplée au déliement des relations sociales, à l’effacement des frontières nationales et à la domination de plus en plus nette d’un capitalisme financier au niveau mondial. Pour le travail social, plusieurs sociologues se sont ainsi engagés à étudier le terrain de l’expérience des individus (Ion, 2005 ; Karsz et Autès, 2000).
27 Dans ce contexte, les travaux de Danilo Martuccelli sur l’individu ne peuvent que nous interroger. Leur objet n’est pas le groupe mais ils impliquent une telle conception de l’individu que l’idée de ce qui fait groupe ne sort pas indemne de son analyse. Prolongeant par certains côtés le travail de N. Elias, il renvoie dos à dos la sociologie traditionnelle qui opposait l’individu face à la société et une tendance actuelle de la sociologie qui se centre uniquement sur l’individu. La thèse qu’il a soutenue au colloque de la sfppg se décline en cinq points, comme une nouvelle « grammaire » de l’individu (2002) : un rapport au collectif profondément marqué par la méfiance, la culture qui ne ferait plus médiation entre l’individu et la société (mais bien au contraire, dissociation), la valorisation du contexte d’une expérience plutôt que de celle-ci (avec l’accent mis sur son « climat », son « ambiance » et le rôle de l’intuition), un rapport aux autres marqué par la civilité, la gêne et l’évitement du conflit, le problème enfin d’une relation aux autres qui est d’abord marquée par le réglage d’une « bonne distance ».
28 Pour cet auteur de la postmodernité, les notions d’identité, de rôle, de statut ou de fonction deviennent impuissantes à définir l’individu. Il s’agirait plus de repérer des différentiels dans un champ social, devenu malléable, élastique, la « consistance » devenant le maître mot de cette problématique (qui rappelle sur ce point celle de Baudrillard).
29 Ce sociologue n’étudie pas l’artefact que représentent nos groupes thérapeutiques, mais la problématique psychique qui se dégage de ses travaux peut être mise en rapport avec celle de processus présents dans ces groupes, celui de la différentiation/indifférenciation. Le groupe n’est plus pensé comme le lieu de l’intériorisation de normes, ou comme celui où les individus déposent en commun leur partie psychotique. Le groupe devient inexistant comme pour les personnalités « as if », la frontière entre soi et l’autre devient poreuse. La question de la responsabilité du sujet perd de sa consistance, chacun se replie derrière l’autre comme si c’était au groupe à prendre sa responsabilité, mais un groupe sans leader, fait de « tout le monde », extensible à l’infini. Le problème n’est plus la relation avec l’autre mais la distance par rapport à l’autre.
30 En termes de groupalité psychique, cette perspective décrit de notre point de vue l’effacement des frontières entre les individus, les groupes et les institutions. Elle traduit la faillite de ce qui fait institution et révélerait, paradoxalement, une exacerbation d’une problématique de la groupalité en termes non verbaux. Les « liens » sont en passe de se substituer aux « relations » ou aux « attaches » (vinculum, au sens de Pichon-Rivière, ou « système interne opérant », au sens de Bowlby).
31 L’intersubjectivité participe à la compréhension de la groupalité. Nous noterons brièvement, sur un autre plan, que cette notion est de plus en plus employée en psychanalyse, même si c’est dans des sens très différents. Il ne s’agit pas de la problématique lacanienne du Sujet divisé qui repose sur une conception foncièrement intersubjective du langage, le sujet est ici radicalement décentré de l’individu. Il s’agit de conceptions plus objectivantes de la psychanalyse, plus interactionnistes et aussi plus proches de données issues des neurosciences. Que cela soit l’école des intersubjectivistes aux États-Unis (Tessier, 2004) ou l’approche plus développementale issue plus ou moins directement des travaux de Bowlby avec P. Fonagy (2001) ou D. Stern (2003), ces conceptions tendent à mettre plus l’accent sur l’interpsychique que sur l’intrapsychique de la sphère individuelle. Avec les idées de « neurones miroir » (Jeannerod, 2002), de « plasticité neuronale » ou de l’empathie comme « sens inné de l’autre » (Trevarthen 2001 ; Decety, 2002), il existe une correspondance biologique à cette conception. L’idée de groupalité serait également à étudier plus précisément dans cette direction.
32 De cette brève revue de la littérature, on pourrait dire qu’il y a différents degrés d’acceptation de l’hypothèse de la groupalité psychique. Celles minimales, réduites, permettent d’envisager la construction du groupe à partir des individus. Celles plus généralisées permettraient également d’envisager la réciproque d’un tel processus, la construction de l’individu à partir du groupe. On passerait d’une « théorie restreinte » de la groupalité à une théorie « généralisée » de celle-ci.
33 La psyché s’étayant doublement sur le corps et le social, la biologie et la sociologie apparaissent comme les deux frontières de ces conceptions, chaque auteur accordant un poids différent à ces disciplines.
La groupalité psychique, un apport à l’intervention clinique
34 La groupalité du psychisme est une hypothèse particulièrement adaptée pour envisager le travail psychique dans des dispositifs psychanalytiques groupaux comme les groupes de thérapie, de formation, le groupe familial ou les groupes d’enfants, etc. Mais si elle est envisagée dans son sens large, cette hypothèse peut être également très utile d’une part pour approfondir la pratique de différents groupes cliniques peu formalisés autour de la théorie groupale, d’autre part pour penser les situations où des personnes sont trop en souffrance pour formuler une demande d’aide à un clinicien.
35 Cette hypothèse devient là particulièrement fructueuse pour analyser les limites mêmes de nos possibilités d’intervention car, dans ces situations, le poids des souffrances est alors porté par d’autres à défaut de l’être par les « sujets en souffrance ». Tels des « bébés en détresse » (Mellier, 2005), ces sujets ne trouvent un appui que dans ce qui fait groupe et lien avec eux.
36 Dans ces deux occurrences, nous verrons que les niveaux les plus primitifs de la groupalité sont impliqués.
Intervention clinique en groupes
37 L’hypothèse d’une nature groupale de la psyché permet d’envisager avec plus de facilité les processus psychiques dans des groupes qui ne sont pas a priori orientés vers la connaissance du processus groupal. Nous pensons ici aux groupes de parole, groupes de soutien, groupes à médiation, groupes pour analyser la pratique, divers groupes de formation ou groupes pour superviser une équipe, etc. Traditionnellement, dans ces groupes, l’écoute des processus de groupe se réalise souvent « en plus », quand des processus de groupes deviennent trop évidents pour ne pas les prendre en considération. C’est le cas par exemple quand une personne ou un sous-groupe prennent trop de place, quand quelqu’un semble être laissé pour compte ou quand le groupe n’arrive plus à penser ou à travailler, etc. L’hypothèse de la groupalité permet au contraire de constamment penser les processus psychiques en rapport avec leurs émergences intersubjectives. Cela suppose une écoute constante du niveau de la tâche en rapport avec la place de chaque personne ainsi qu’en rapport avec l’état du groupe. Cette écoute « plurielle » est plus complexe car elle suppose une « conversion » de la tâche du groupe, du rôle et de la place de chacun. Cette écoute peut apparaître parfois comme assez déstabilisante pour les participants, surtout au début, ceux-ci ne comprenant pas encore la position du clinicien qui peut sembler trop passif au regard de la tâche à effectuer.
38 Cette hypothèse nous semble d’autant plus fructueuse que le travail du groupe s’effectue dans la durée et à des niveaux très archaïques de la psyché. Nous ne pourrons ici que brièvement l’illustrer avec deux types de groupe, les groupes de supervision d’équipe et les groupes à médiation.
Groupalité et supervision d’équipe
39 Nous mentionnons ici les interventions dans des équipes même si l’importance des processus de groupes est déjà ici classiquement bien reconnue. Les crises institutionnelles, les conflits d’équipe, les dérégulations sont ainsi mis sur le compte de dysfonctionnements groupaux qui aboutissent à l’indifférenciation, à la confusion des tâches, places, rôles et statuts de chacun. Si l’on ne peut que globalement souscrire à l’existence de tels faits, les interprétations divergent quant à leur sens. La double étiologie sociale et psychique est une référence pour de nombreux auteurs. L’hypothèse « généralisée » de la groupalité psychique s’inscrit au contraire uniquement dans le champ de la réalité psychique. Elle nous paraît être plus en congruence avec notre propre pratique, mais elle suppose une conversion, une traduction, des différentes notions psychosociales dans ce seul registre.
40 Le niveau institutionnel doit être considéré comme une complexification du niveau groupal (Mellier, 2000). Si l’individu appareille sa propre psyché en constituant avec d’autres un groupe, en institution il faut considérer que ses multiples « appareillages » dépendent de l’histoire des liens institués dans cette institution. Ainsi, en équipe, l’hypothèse de la groupalité du psychisme permet bien sûr d’envisager celle-ci comme un groupe de travail, comme un appareil psychique groupal centré sur une tâche, comme un groupe surdéterminé par son cadre institutionnel, avec les pactes, alliances et contrats que cela implique, mais cette hypothèse désigne tout sujet comme participant pour une part à ce fonctionnement.
41 Périodiquement, depuis une dizaine d’années, l’équipe d’un hôpital de jour a à faire face au départ d’un de ses membres pour la rentrée scolaire. Généralement, les raisons sont communément admises, départ à la retraite, formation, promotion ou projet personnel, mais la rentrée a été parfois appréhendée comme un véritable « séisme ».
42 Cette répétition pourrait être interprétée en termes de processus groupaux, d’autant plus que les conflits se cristallisent souvent autour d’une même fonction dans l’équipe, la surveillante. Le médecin directeur assure une place importante dans cette équipe, il semble assurer un rôle bienveillant pour l’équipe infirmière tout en défendant cette structure et son projet contre des menaces bien réelles provenant de l’institution centrale. N’y a-t-il pas finalement une sorte de collusion dans ce groupe qui aboutit à s’en prendre au chaînon intermédiaire, la surveillante, pour ne pas attaquer le « père » médecin qui cumule également une bienveillance toute maternelle ? Ce scénario, grossièrement croqué ici, est plausible et il nous a servi de mode de compréhension pour certains problèmes amenés en supervision d’équipe, mais il n’est pas assez pertinent car il ne tient pas suffisamment compte de l’histoire de cette structure, de l’évolution de ses pratiques et des expériences avec les enfants.
43 Cette répétition pourrait être interprétée en termes institutionnels. Cette structure est issue d’une période héroïque, elle fait référence dans la région et ce passé n’est pas sans effets récurrents lors des réunions d’équipes. Chaque départ d’une personne de l’équipe semble vécu comme une trahison ; l’équipe n’a-t-elle pas été réunie autour du même dévouement pour les enfants ? Les conflits qui surgissent entre les personnes pourraient être caricaturalement imagés comme un conflit entre ceux qui détiendraient « l’orthodoxie » et les nouveaux, le médecin essayant chaque fois d’être un conciliateur pour ne pas l’exacerber. Il s’agirait ainsi d’un conflit de « génération », cette équipe n’arrivant pas à faire le deuil d’un fonctionnement passé pour accepter les nouvelles conditions d’accueil des enfants. Ce type de conflit est également bien souvent repéré et somme toute classique dans toute dynamique institutionnelle.
44 Chaque participant de l’équipe, ancien ou nouveau, est concerné par le premier type groupal de problème, celui de la répartition des places et des rôles dans l’équipe, et est traversé par ces enjeux historiques profondément institutionnels. Les expériences qui se transmettent entre les personnes de cette équipe, entre les anciens et les nouveaux, les expériences qui se créent quotidiennement à l’occasion de problèmes actuels avec un enfant et sa mère par exemple, toutes ces expériences participent pour une part à l’expérience singulière de chaque psyché individuelle et pour une part aux expériences communes qui façonnent cette équipe. L’hiatus vécu entre part personnelle et part professionnelle est souvent mis en avant, il alimente les conflits. Les disjonctions au sein même des expériences communes sont également objets de tensions, comme nous l’avons vu. L’enjeu dans le travail d’équipe résiderait dans le maillage de ces expériences de part et d’autre. La réflexion clinique autour de situations actuelles qui réunissent de fait sur un pied d’égalité l’ensemble des participants nous semble propre à créer un nouveau « tissu » institutionnel car se trouvent remis sur le chantier les liens institués propres à cette équipe. La tâche est cependant rude, les enfants souffrant d’autisme ou de psychose amenant avec eux confusion, terreur et parties clivées de leur monde, de leur corps ou de leurs parents.
45 L’appréhension du départ de membres de l’équipe ne peut pas être seulement interprétée en termes groupal ou institutionnel, elle est aussi alimentée par ce qui n’arrive pas à être contenu dans le quotidien des expériences de soin. Elle en constitue un dérivatif, peut-être tout à fait nécessaire.
46 L’hypothèse de la groupalité de la psyché permettrait d’allier simultanément les différentes voies interprétatives qui concernent le sujet dans ses liens intimes par rapport à sa pratique, par rapport à son groupe d’appartenance, l’équipe, et par rapport à l’institution où il travaille.
Groupalité et groupe thérapeutique à médiation
47 Les groupes à médiation sont d’abord centrés sur les processus que peuvent engendrer les médiations. Jeux, activités ludiques, contes, marionnettes, théâtre, photos, expériences avec la vidéo, écriture, musique, sculpture, collage, etc., peuvent devenir des moyens d’expression et de création pour des enfants, des adolescents ou des adultes. La visée de processus artistiques est renforcée par la coprésence d’un professionnel (artiste, photographe, comédien, etc.) ; il a une fonction de leader et apporte une stabilité et un sens au groupe que les soignants ne peuvent porter à eux seuls. Les relations entre les personnes du groupe sont la condition du travail de production « artistique » du groupe mais elles peuvent devenir un frein, voire un évitement de la tâche centrale.
48 Différentes pratiques et conceptions des groupes à médiation sont possibles. Nous mettrons l’accent ici sur l’intérêt de les considérer comme autant de possibilités de ranimer, développer ou maintenir un fonctionnement groupal, plutôt lié à la sensorialité, pour des sujets gravement en souffrance dans leurs identités relationnelles. Nous pensons à la fonction jouée par des groupes thérapeutiques à médiation avec des adultes psychotiques au sein de cattp [5].
49 Joseph participe à un groupe de peinture. Même s’il semble intéressé par l’objectif du groupe, il critique systématiquement l’animateur, rivalise avec lui et l’entraîne dans des discussions où, tout compte fait, il ne se met plus au travail avec la matière proposée, la peinture. Dans un autre groupe, Gabrielle s’est collée à une femme plus âgée, elle semble « pomper » son identité et cherche des rapprochés affectifs à l’image vraisemblablement de ce qu’elle connaît avec sa mère. Jusqu’où peut-elle aller sans mettre en danger l’espace nécessaire que chacun doit avoir pour se mettre au travail avec la médiation ? Gisèle, une infirmière assez interventionniste, va beaucoup au-devant des patients, la relation de stimulation et de soutien qu’elle a nouée avec un patient semble maintenant l’enfermer, celui-ci n’arrêtant pas maintenant de la réclamer. Jusqu’où les relations de soutien aux patients peuvent-elles aller sans mettre en péril la tâche du groupe ? Dans toutes ces vignettes, les enjeux relationnels, bien sûr nécessaires et inévitables entre les membres du groupe, patients, animateur-peinture et infirmiers, deviennent un évitement au travail psychique du groupe, celui d’une production avec une matière, la peinture.
50 Entre Gabrielle et la femme plus âgée qu’elle vampirisait, la relation a évolué et il existe maintenant des productions différentes chez l’une et chez l’autre, même si on constate des effets de miroir. Une évolution se fait jour où on voit Gabrielle changer de style, puis s’investir plus à fond dans le travail de la peinture. Le travail au sein même de la médiation permet de retrouver et de s’inscrire dans des processus d’historicisation.
51 Nous devons ainsi considérer différents réseaux, différentes facettes de la groupalité psychique. À côté du niveau relationnel classiquement admis qui met en jeu le réseau des différentes identifications des sujets les uns avec les autres, il faut considérer des niveaux plus liés aux premières enveloppes psychiques. Au niveau non verbal existent différentes possibilités associatives, sensorielles, émotionnelles, relativement déconnectées de l’appareillage associatif du langage. Marion Milner (1952-1955) avait ainsi plus insisté sur la valeur associative du jeu que sur son contenu et son sens symbolique. Ces registres de la groupalité psychique reposeraient sur des phénomènes de « commuting » infra-verbaux, non intentionnels (Neri, 1995). Ils sont ancrés dans les premières expériences « d’être soi » chez le bébé ; le monde est d’abord constitué de processus plus sensoriels et émotionnels que cognitifs et verbaux (Stern, 1985).
52 Le plaisir esthétique permet de renouer avec les traces archaïques de la mère comme premier objet, non encore différenciée du bébé. Le plaisir de produire relance une dynamique appropriative du sujet. On peut penser que chaque type de médiation « invite » les personnes à un plaisir et à un type d’attention particulière liée à un canal sensoriel ou à une fonction spécifique comme le regard, la voix, l’écoute, le geste ou tel type de sensation, d’action, d’équilibre ou de raisonnement, etc. En engageant la psyché sur un secteur où la présence de l’autre est effective, un travail psychique devient possible. Cet engagement deviendra plus difficile par contre si le sujet est maintenu dans un réseau identificatoire imaginaire en restant trop dans des enjeux relationnels ou d’attaches avec d’autres.
53 Loin d’être occupationnels ou seulement d’expression, ces groupes peuvent réellement avoir la fonction de soutenir l’existence d’un travail psychique, partiel. L’introduction de la problématique de la groupalité psychique peut permettre en outre une stratégie de soin en repérant comment certains patients s’inscrivent différentiellement aux groupes et espaces possibles dans leur environnement institutionnel.
Intervention clinique pour des sujets qui n’ont pas de demande de soin psychique
54 Actuellement, de nombreuses pratiques qui se développent dans le champ de la prévention, du handicap, du médical, de l’insertion, de l’aide humanitaire ou de la précarité pourraient, voire gagneraient à se référer explicitement à cette hypothèse de « structures générales de liaison inhérentes à la vie psychique ».
55 Quand des sujets sont trop en souffrance pour être dans l’adresse d’une demande verbale, leurs propres groupes internes n’apparaissent pas suffisamment déployés en scénarii fantasmatiques et secondarisés pour « loger » l’angoisse et permettre une parole à un autre. Au niveau verbal, le processus associatif individuel est interrompu, « l’activité fondamentale » de la psyché qui permet « d’associer de la matière psychique » manque au sujet. Les groupes externes hébergent ainsi ces souffrances déniées par le sujet. Les groupes sont dominés par des tensions émotionnelles, car ces sujets sont en souffrance au niveau de leurs propres limites avec les autres. Ils sont soit en repli par rapport aux autres, soit constamment en position stimulante, envahissante, l’émotionnalité groupale (Avron, 2002) ne permet plus une alternance plus souple entre stimulation et réception.
56 La réception de la souffrance devra passer par un autre pour que soit relancé un processus de subjectivation rompu ou impuissant. C’est au niveau non verbal que l’on peut retrouver le « fil » de la liaison, du côté de l’éprouvé et de l’émotion, avant qu’un lien puisse être créé.
Kamel ou l’exportation dans le groupe de sa violence
57 Toute la psychopathologie précoce pourrait être interprétée en termes de groupalité psychique, le symptôme chez un bébé renvoyant immanquablement à son entourage. Tant que son espace interne, ses groupes internes, ne sont pas suffisamment stabilisés, son propre monde est celui qu’il perçoit dans son entourage [6].
58 Nous prendrons l’exemple d’une souffrance qui passe par l’agir, car l’impact sur le groupe externe est le plus visible, mais des troubles psychosomatiques ou de la sphère du mental comme l’autisme ont également un impact sur l’entourage.
59 Quand la souffrance ne peut être contenue dans les « groupes internes » de l’enfant, le groupe externe peut devenir un terrain d’affrontement et de déchirement. Kamel, 2 ans, a été le témoin de violences entre ses parents, sa mère est partie du domicile à cause de ces violences (Mellier, 2003). À la crèche, il n’arrive pas à jouer avec les autres et sans arrêt il est en train de pousser, tirer, déranger ceux qui jouent. Dans le groupe, il y a une contagion de cette tension, une difficulté des enfants à jouer entre eux, un épuisement des professionnels sans cesse sur la brèche, pour interdire, punir, protéger. Il ne s’arrête pas à l’émotion qu’il fait naître chez les autres, les pleurs, il « balaie » tout sur son passage comme « un éléphant dans un magasin de porcelaine ». Il a d’ailleurs très peu de contacts avec les autres. Parfois, dans la cour, il reste à l’écart du groupe d’enfants, il lance des cailloux et cherche la sortie. Il parle peu.
60 Ce qui était violent en lui a pu s’apaiser petit à petit à mesure que l’équipe a pu résister à ses actes agressifs par des interventions de type « contention de son agressivité », pour entrer ensuite en contact avec les ruptures en lui, recevoir sa souffrance et l’aider à s’individuer.
61 Un moment significatif dans ce suivi s’est déroulé quand Kamel a pu exprimer ses émotions lors des situations de séparation et de retrouvailles avec sa mère. Le personnel ne note aucune manifestation particulière lors de la séparation, il est à la crèche comme s’il avait toujours été là ; même après une absence d’une semaine, il revient comme s’il n’avait pas été absent. Le soir de même, il est avec sa mère comme s’il ne l’avait pas quittée. Nous en parlons longuement en réunion d’équipe. Un mois après, on note qu’il a pleuré un matin quand sa mère est partie, on constate qu’il est aussi devenu plus calme, il regarde plus attentivement les autres, il n’est plus une « boule de billard » qui rebondit d’un enfant à un autre, il semble plus « habiter » la crèche, ses tendances à agir sont moins fréquentes.
62 On peut penser que la « violence en lui » ne lui permettait pas de jouer, de se séparer, il restait « collé » à sa mère, à des scènes excitantes dont il ne pouvait pas se déprendre. Au début, la séparation n’a aucun effet, il continue de vivre à l’intérieur de la crèche ce qu’il vit dans son environnement familial. Groupes internes et groupes externes ne sont pas différenciés. Kamel ne pouvait éprouver les angoisses liées à la séparation, car vraisemblablement trop empreintes d’agressivité et de culpabilité, celles-ci sont niées. Un tournant s’est réalisé quand il a pu arriver à différencier ces deux espaces, ces deux groupes, quand il a pu avoir accès à la séparation de sa mère. Ses pleurs ont signé le début de cette prise de conscience. Autrement dit, Kamel n’avait pas intériorisé une figure d’attachement suffisamment fiable pour lui apporter une base de sécurité et un espace où pouvaient se déplier différents groupes internes. Il tentait ainsi de solliciter les autres dans son entourage, il tentait de ranimer une situation d’attention autour de lui pour contenir en lui-même ses propres éprouvés.
63 Notons que le dispositif d’observation du bébé ou du jeune enfant à la crèche permet d’avoir accès à la vie psychique de l’enfant dans ses liens, il est de plain-pied immergé dans la problématique de la groupalité psychique de l’enfant. Ce dispositif groupal est allié au travail en réunion d’équipe.
Linda ou la vacuité de ses groupes internes
64 Le cas de Linda illustre comment la vacuité des propres groupes internes d’un sujet se retrouve dans l’inconsistance de ses relations dans les groupes sociaux. Le travail psychique passe ici également par la reconnaissance de sa souffrance et l’élaboration de celle-ci avec elle mais aussi, préalablement, au sein même du groupe de professionnels. Les groupes d’analyse de la pratique ont ici ont un rôle important à jouer.
65 Linda est une jeune fille accueillie par un service de majeur protégé. Elle est décrite par les éducateurs comme étant à la limite de la clochardisation, d’une maigreur absolue, sans soin, avec toujours les mêmes vêtements, etc. Son appartement était soit déserté, soit complètement envahi par des personnes de passage.
66 Une des premières tâches a été de se préoccuper d’elle, de sa santé, de soins dentaires à réaliser. Quand un stage de réinsertion a pu être trouvé pour elle, elle n’arrivait pas à se lever le matin, ils devaient avoir ce souci journalier de la réveiller. Toute démarche administrative, toute gestion financière devait être accompagnée si on voulait qu’elle soit effective.
67 Bien sûr, les entretiens proposés ne semblaient avoir aucun impact, elle acquiesçait toujours, sans pouvoir entrer dans un questionnement. Ce qui semblait plus la tenir furent des rencontres régulières avec son éducatrice référente et surtout la sollicitude qu’elle a pu mettre à l’épreuve en ne venant pas au rendez-vous, en dilapidant en un week-end son argent mensuel, en mettant en échec son stage, en disant qu’elle était enceinte, etc. Tout se passe comme si elle n’avait pas éprouvé depuis longtemps la présence de quelqu’un pour qui elle comptait.
68 Son histoire familiale est « classique » dans ce secteur, avec de l’alcoolisme, le chômage récurrent des parents, une place de « raté » dans la famille. Elle a passé son adolescence comme oubliée, demandant peu, faisant peu, restant sur son lit des journées entières.
69 La prise en charge est complexe. Elle est au début peu différenciée, les éducateurs ont de multiples fonctions avant qu’une demande et qu’un travail différencié puissent se faire à la mission locale, au cmp ou à l’hôpital. L’étayage familial a manifestement fait défaut, elle n’a pas investi l’école, son « cadre » semble être celui de la rue.
70 Le groupe d’éducateurs, et notamment la référente, s’est trouvé sous l’impact de souffrances diffuses qu’il a dû accepter de reconnaître et de « porter ». L’inquiétude réelle des éducateurs a été un premier pas dans ce travail. Elle matérialise dans l’environnement de Linda la constance d’un sentiment qui peut lui permettre de « se voir », de pouvoir à son tour devenir inquiète par rapport à ses faits et gestes. Pour que cette inquiétude puisse avoir une fonction de contenance, il faut bien sûr qu’elle puisse être rapportée à des hypothèses concernant Linda, elle risque d’être sinon peu différenciée du propre ressenti personnel du professionnel.
71 Linda n’était paradoxalement pas vraiment séparée d’une problématique familiale confuse, prise entre une haine impossible à ressentir par rapport à sa mère et l’identification à un père « raté ». Par intermittence, elle semblait parfois plus préoccupée du devenir de sa sœur ou de sa mère que d’elle-même, comme ces enfants qui ne peuvent sortir d’une position de « thérapeute de leur parent ». Ses propres groupes internes étaient peu différenciés de son groupe familial. Elle arrivait difficilement à s’inscrire comme personne dans les différents groupes sociaux auxquels elle pouvait appartenir.
72 La précarité des liens caractérise ces deux exemples. À des âges différents, pour des causes différentes, ces sujets ne peuvent compter sur l’assise de groupes internes suffisamment constitués pour contenir leur souffrance. Tels des « bébés en détresse », ils sont en souffrance dans leurs liens. Seul le recours à l’environnement permet d’amorcer un travail psychique. L’hypothèse de la groupalité psychique permet de se positionner dès le premier abord là où la souffrance demande à être reconnue, contenue et élaborée. Le dispositif de groupe devient une nécessité de travail avec les différents professionnels communément confrontés à de telles problématiques en deçà d’enjeux relationnels suffisamment continus et différenciés.
73 Pour conclure, différents degrés sont possibles dans l’acceptation de l’hypothèse de la groupalité, en rapport peut-être avec la place conservée, réservée par les psychanalystes aux déterminants sociaux dans la conduite du groupe. Conçue dans un sens « généralisé », cette hypothèse s’avère féconde pour approfondir le problème de la conduite de différents groupes cliniques et pour intervenir dans des situations où l’individu ne peut seul porter une demande de soin. Dans ce cas, l’intervention concerne des registres très primitifs de la psyché, là où la fragilité des groupes internes des sujets appelle la présence de l’autre et du groupe.
Bibliographie
Bibliographie
- Anzieu D. et Martin J.-Y. (1968). La dynamique des groupes restreints, Paris, puf.
- Anzieu D. et al. (1972). Le travail psychanalytique dans les groupes, Paris, Dunod.
- Avron O. (1996). La pensée scénique. Groupe et psychodrame, Toulouse, érès.
- Avron O. (2002). « La vie émotionnelle groupale, tensions et effets de présence », dans Mellier D. (éd.), Vie émotionnelle et souffrance du bébé, Paris, Dunod, p. 193-209.
- Benasayag M. (1998). Le mythe de l’individu, trad. fr., Paris, La Découverte, 2004.
- Bion W.R. (1961). Recherches sur les petits groupes, trad. fr., Paris, puf, 1965.
- Bion W.R. (1970). L’attention et l’interprétation. Une approche scientifique de la compréhension intuitive en psychanalyse et dans les groupes, trad. fr., Paris, Payot, 1974.
- Bleger J. (1967). Symbiose et ambiguïté. Étude psychanalytique, trad. fr., Paris, puf, 1981.
- Bleger J. (1971). « Le groupe comme institution et le groupe dans l’institution », trad. fr. dans Kaës R. (éd.), L’institution et les institutions. Études psychanalytiques, Paris, Dunod, 1987.
- Decety J. (2002). « Les sens des autres ou les fondements naturels de la sympathie », dans Michaud Y. (éd.), Université de tous les savoirs. Qu’est-ce que la vie psychique, Paris, Odile Jacob, p. 71-102.
- Elias N. (1984). Norbert Elias par lui-même. Interview biographique, trad. fr., Paris, Fayard, coll. « Agora », 1991 (édition Pocket en 1995).
- Fonagy P. (2001). Théorie de l’attachement et psychanalyse, trad. fr., Toulouse, érès, 2004.
- Foulkes S.H. (1964). La groupe-analyse. Psychothérapie et analyse de groupe, trad. fr., Paris, Payot, 2004.
- Freud S. (1921). « Psychologie collective et analyse du Moi », trad. fr. dans Essais de psychanalyse, Paris, Gallimard, 1983, p. 117-218.
- Ion J. (2005). Travail social et souffrance psychique, Paris, Dunod.
- Jeannerod M. (2002). La nature de l’esprit, Paris, Odile Jacob.
- Kaës R. (1976). L’appareil psychique groupal. Construction du groupe, Paris, Dunod.
- Kaës R. (1993). Le groupe et le Sujet du groupe. Éléments pour une théorie psychanalytique des groupes, Paris, Dunod.
- Kaës R. (1999). Les théories psychanalytiques du groupe, Paris, puf.
- Karsz S. et Autes M. (2000). L’exclusion, définir pour en finir, Paris, Dunod.
- Martuccelli D. (2002). Grammaires de l’individu, Paris, Gallimard.
- Mellier D. (2000). L’inconscient à la crèche. Dynamique des équipes et accueil des bébés, Toulouse, érès (3e édition révisée, 2004).
- Mellier D. (2003). « Le rôle de l’émotion dans l’agir chez le très jeune enfant. À la crèche, des enfants qui étaient témoins de violence parentale », Perspectives psychiatriques, vol. 42, n° 2, avril-juin, p. 77-82.
- Mellier D. (2005). Les bébés en détresse. Intersubjectivité et travail de lien. Une thérorie de la fonction contenante, Paris, puf.
- Milner M. (1952-1955). « Le rôle de l’illusion dans la formation du symbole », dans Chouvier B. (Éd.), Matières à symbolisation. Art, création et psychanalyse, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1999, p. 49-51.
- Neri C. (1995). Le groupe, trad. fr., Paris, Dunod, 1997.
- Pichon-Riviere E. (1971). Le processus groupal, trad. fr., Toulouse, érès, 2004.
- Rouchy J.C. (1998). Le groupe, espace analytique. Clinique et théorie, Toulouse, érès.
- Rouchy J.C., Soula Desroche M. (2004). Institution et changement, Toulouse, érès.
- Stern D.N. (1985). Le mode interpersonnel du nourrisson. Une perspective psychanalytique et développementale, trad. fr., Paris, puf, 1989.
- Stern D.N. (2003). Le moment présent en psychothérapie. Un monde dans un grain de sable, trad. fr., Paris, Odile Jacob.
- Tessier H. (2004). « Empathie et intersubjectivité », Revue Française de Psychanalyse, 68, 3, p. 831-851.
- Trevarthen C. (2001). « Autisme, motivation en résonance et musicothérapie », Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, n° 53, 2005, p. 46-53.
Mots-clés éditeurs : intersubjectivité, psychanalyse, groupalité, pratique clinique
Mise en ligne 01/02/2006
https://doi.org/10.3917/rppg.045.0091Notes
-
[*]
Denis Mellier, 7 rue du professeur Sisley, 69003 Lyon.
-
[1]
Publié en français chez Fayard en 1991.
-
[2]
F. Dalal (1998), Taking the group seriously. Towards a post-foulkesian group analytic theory. The International Library of Group Analysis series, Number 5, Jessica Kingsley Publishers. Farhad Dalal pense que les idées de Foulkes sont restées trop proches d’une vision individuelle et psychanalytique du groupe ; il promeut ainsi une vision plus radicalement sociologique avec notamment l’idée d’un « inconscient social » et un « retour » à Elias.
-
[3]
La qualité du groupe va ainsi dépendre de la manière dont les individus ont pu cliver leur partie symbiotique (1971, p. 55-56). Si ces individus restent dominés par leur partie symbiotique, ils vont prendre pour identité celle du groupe, réduisant ainsi les processus de différenciation dans le groupe. Si, au contraire, le clivage a été insuffisant comme chez les personnalités « as if », les états-limites, les psychopathes ou les pervers, le groupe risque d’être peu investi.
-
[4]
Les hypothèses de base issues du système protomental incarnent les résistances à penser du groupe. Cet évitement de la réalité prend trois formes (celle du couplage, de la dépendance ou de l’attaque/fuite). Ces formes ont été empruntées à l’historien Toynbee et à sa description différentielle des civilisations. Cf. Gérard Bléandonu (1990), Wilfred R. Bion. La vie et l’œuvre, Paris, Dunod.
-
[5]
Centre d’accueil thérapeutique à temps partiel. Sur ce point, voir le travail de Jean-Paul Ber-trand Petit dans ce numéro. Pour les groupes à médiation, consulter le dernier numéro de la revue.
-
[6]
Le repérage par exemple de la problématique de l’attachement consiste en fait à évaluer la différenciation pour l’enfant entre ses groupes de familiers par rapport aux étrangers. La relation duelle n’est ainsi qu’une image réductrice des enjeux à cette période de la vie.