Notes
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Guy Baillon, psychiatre honoraire des hôpitaux de Ville-Evrard, Bondy, président d’honneur de l’association « Accueils » (Avec la collaboration de Patrick Chaltiel, chef de service à Bondy).
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G. Baillon, Les urgences de la folie, l’accueil en santé mentale, Paris, Gaëtan Morin, 1998.
1 L’accès aux soins, malgré les progrès considérables réalisés par la psychiatrie de secteur depuis trente ans, impose au patient et à son entourage une succession de traumas supplémentaires à ceux qui ont déjà marqué la survenue des troubles psychiques. Un travail dit « d’accueil », intervenant avant tout soin, peut, par son anticipation hors des structures classiques et à distance des processus de soin classiques, jouer un double rôle novateur : proposer un mode original de début d’écoute offerte au trauma initial, et éviter la cascade de traumas que risque de provoquer une trajectoire de soin. Cependant, ce travail d’accueil ne peut être élaboré qu’en relation étroite avec la « continuité des soins », principe essentiel de la psychiatrie de secteur, dont il est utile d’interroger l’histoire au travers du récit d’une équipe précise.
2 Je soumet le récit suivant à la sagacité des spécialistes de la psychothérapie d’orientation psychanalytique et de la psychothérapie de groupe. Je le fais avec la plus grande modestie en précisant que nous nous sommes lancés voici trente-trois ans dans un travail de « défrichage » du terrain sur les deux communes de notre secteur pour y réaliser une nouvelle psychiatrie, cela sans formation préalable ni à la psychothérapie, outre une psychanalyse personnelle, ni à la psychothérapie de groupe, ni à la santé publique, tout en ayant reçu d’emblée une responsabilité entière et collective à l’égard de la population de ce secteur.
3 Cette présentation ne cherche pas une quelconque « validation » a posteriori, elle veut simplement témoigner d’un travail réalisé avec « les moyens du bord », pensant que nous aurions pu aller plus loin si nous avions eu les formations adéquates (aucune n’était transmise officiellement). Notre souci ici serait de provoquer un retour, afin pour que nos successeurs puissent discuter avec vous des remarques que vous pourriez faire à partir des travaux que vous avez élaborés dans vos laboratoires associatifs, en particulier sur les différentes étapes du travail de groupe à multiple facettes que nous avons utilisées. Nous centrerons notre réflexion sur le traumatisme que représente aujourd’hui pour les patients l’accès aux soins, et en particulier sa forme violente qu’est la notion d’urgence, son bien-fondé relatif et ses excès considérables, et la proposition de réponse que nous avons élaborée en termes de « travail d’accueil » et de « travail de crise ».
Un lent cheminement de 30 ans + 3 ans
4 Une équipe de secteur est créée en 1971 pour répondre aux besoins en matière de psychiatrie d’une population de deux communes (65000 habitants) ; elle est rattachée, comme treize autres équipes de psychiatrie générale et trois équipes infanto-juvéniles (pour un million d’habitants) du 93 à un ancien asile datant de 1868, Ville-Evrard. La première urgence est de rendre les trois pavillons hérités de l’histoire plus humains, tout en commençant à apprendre à être disponibles pour les consultations en ville. Pour ce faire, il y avait nécessité d’un apprentissage d’un travail de groupe, pour coordonner des infirmiers jusqu’alors abandonnés ; en rêvant avec eux d’une autre psychiatrie à venir où le respect de l’homme reprenait son exigence et où la parole se voulait l’outil essentiel, le seul qui ne soit pas discuté âprement par une administration écrasante, tatillonne, attentive à la plus petite économie (pour remplacer un balai ou une assiette, il fallait en apporter les morceaux à l’économe !) ; un puis deux psychiatres, trois internes, 60 infirmiers, 92 patients hospitalisés (d’autres jeunes équipes de secteur avaient plus de 200 patients), et un dispensaire d’enfants en ville. Il y avait 1200 psychiatres en France dont les deux tiers en service public en 1965. Le livre blanc de la psychiatrie de 1965-1967 avait estimé le besoin à 4000 pour réaliser la psychiatrie de secteur que la première circulaire de 1960 avait définie, mais qui devrait attendre 1985 pour être officialisée par une loi. La deuxième circulaire sur la politique de secteur allait paraître en mars 1972. Le département de la Seine-Saint-Denis, avait pris les devant, les psychiatres de Ville-Evrard avaient bousculé la ddass, et, grâce aux élus, avaient obtenu du préfet la création, dès novembre 1971, des 17 équipes nécessaires pour mettre en route cette politique sur l’ensemble du département en même temps (il faudra dix à vingt ans pour que l’ensemble de la France soit pourvue et que le nombre de psychiatres français passe à 12000, dont un tiers pour le service public ; les 60000 infirmiers restant à peu près stables). Ainsi la pénurie actuelle, qui est le début d’une courbe décroissante prévue par le numerus clausus de 1974, n’est pas tout à fait la même que celle que nous avons connue il y a trente ans ; elle touche surtout le service public et la mauvaise répartition des psychiatres dans l’Hexagone. En fait, la question posée aujourd’hui est d’une part de savoir si l’hémorragie des psychiatres du service public vers le privé va se continuer, d’autre part si les méthodes de soins utilisées en psychiatrie sont adaptées à la société moderne et à des moyens en diminution. Il n’est pas possible de se cacher la réalité de la nécessaire limitation des dépenses de santé. La question qui nous concerne est de savoir si nous aurons la capacité d’imaginer de nouvelles modalités thérapeutiques tenant compte de cette réalité, sans nous protéger dans une plainte stérile.
5 Ainsi, entre 1971 et 1981, nous avons dû faire l’apprentissage du travail de groupe décliné de cent façons, sans y avoir été formés : d’abord, mettre les soignants en groupes pour réfléchir sur les modalités de soin à promouvoir ; puis leur faire accepter les réunions mixtes associant dans chaque pavillon les soignants à l’ensemble des patients, règle de base si l’on veut diminuer le poids inhumain de la concentration des patients et leur promiscuité dans ces espaces fermés. Il a fallu accepter d’entendre les réactions agressives et justifiées des patients devant cet intolérable, et leur permettre de commencer à construire une autre identité que celle d’exclus, seule reconnue jusqu’alors. Il est étonnant de constater que cet acquis – les réunions quotidiennes soignants-patients dans tout espace de soin collectif – a souvent régressé depuis, alors que nos moyens humains augmentaient parallèlement. Dans toute structure de soin collective, les patients ont besoin « aussi » de constituer une identité de groupe, étayant celle de chacun, pour s’approprier la nouvelle réalité qui leur est imposée et construire ainsi leur adaptation. Ce besoin est très contesté.
6 Ensuite, nous avons appris à tenir compte des enseignements des rencontres « publiques » faites avec des patients en ville. Ainsi en 1979, au moment où nous allions ouvrir un petit hôpital de jour dans l’ancien presbytère d’une des deux villes, nous tenons une réunion publique pour savoir si les efforts d’humanisation réalisés depuis sept ans dans le service d’hospitalisation à Ville-Evrard étaient enfin appréciés. Nous recevons à cette occasion une claque majeure dont nous allons tirer les leçons : de jeunes femmes, apparemment malades, réunies là, nous ont dit avec force « que si elles avaient besoin de soins, elles feraient tout, y compris risquer le suicide, plutôt que d’accepter d’être envoyées à l’asile » (nous étions en 1979 ; la stigmatisation des anciens asiles était extrême, il faut reconnaître qu’elle persiste du fait de la pérennisation de ces grands hôpitaux encore en 2004) ; « tout ce que vous y faites n’a donc aucun intérêt ; pas plus que vos dispensaires qui ne sont ouverts qu’aux heures ouvrables alors que nos troubles, nos angoisses ne choisissent pas leur heure ! Le jour où vous serez vraiment disponibles et accessibles ici, en ville, nous reprendrons cet échange ; mais il n’y a rien à attendre de vous avant ! »
7 Le choc était rude. Parler de psychiatrie en public, chercher à humaniser nos lieux de soin, tout cela n’avait donc pas de sens. Il fallait d’abord écarter tout l’enseignement académique et la classification des maladies mentales qui nous avaient été transmis, ne pas rester coincés dans la fausse application de la notion de « demande » (utile pour les névroses, bien peu ici), retrouver un langage simple, surtout « réviser » nos modalités de soin et aller en ville pour les rendre accessibles. Ainsi, les patients voulaient une vraie disponibilité de notre part, et il était temps pour nous de nous interroger sur la nature des soins utiles en psychiatrie. Une question fondamentale venait de nous être posée : si, avant d’engager un soin, avant de poser un diagnostic, nous prenions le temps de « parler » aux patients et leur entourage, plutôt que de nous contenter d’attendre, soit au dispensaire soit dans le service hospitalier, que les patients y soient envoyés pour des motifs divers dont… « le trouble de l’ordre public » ; plutôt que de parler d’urgence (que l’opinion et la médecine moderne n’allaient cesser d’invoquer dans les décennies suivantes), sans percevoir que ces excès de l’urgence allaient être sources de traumatismes successifs ? « L’essentiel est d’être disponible avant », demande fortement Claude Finkelstein, présidente de la fnappsy (Fédération nationale des associations d’ex-patients de psychiatrie). Force est de constater que, pour l’ensemble du corps professionnel de psychiatrie, c’est l’urgence qui a gardé la vedette, et la réflexion sur le préalable à tout soin est restée marginale.
8 Nous avons donc décidé, dès 1979, à la suite de cette claque salutaire, de créer un centre dit « d’accueil » qui serait ouvert 24/24 heures, sans lit, et où les patients et leur entourage seraient reçus sans attente, ni lettre d’introduction. Quand nous l’avons ouvert en octobre 1982 (de façon « volontariste », sans moyens supplémentaires, mais avec les soignants libérés par la fermeture d’un de nos pavillons hospitaliers), nous savions que cette « ouverture » aurait du mal à être acceptée des autres médecins, qui pouvaient vouloir ignorer cette nouvelle façon de faire la psychiatrie. Nous avons donc décidé qu’aucune demande d’hospitalisation directe, même par un médecin, ne pourrait être décidée sans l’aval de cette unité d’accueil, ayant constaté que trop d’hospitalisations étaient faites soit trop précocement sans préparation, soit de façon injustifiée pour des raisons non thérapeutiques, ou pour des motifs d’ordre public, ou seulement d’hébergement… Ayant déjà relaté toute cette démarche ailleurs [1], nous limiterons notre réflexion au repérage des liens entre ce travail et la notion de traumatisme au travers d’une réflexion sur les groupes.
9 Auparavant, permettez-nous quelques remarques sur les familles et sur les médecins généralistes qui allaient devenir très lentement nos partenaires essentiels. La certitude, léguée par l’histoire de la psychiatrie, c’est que les troubles psychiques étaient le domaine réservé des professionnels, les psychiatres de service public et leurs équipes, et que non seulement nous n’avions rien à partager avec personne, mais il fallait absolument protéger les patients de l’hostilité de la société environnante. Ainsi la notion même de groupe avait une référence négative à l’égard des patients en raison de leur propre vulnérabilité. Seul le mouvement de psychothérapie institutionnelle, depuis les années 1945-1950, avait cherché à travailler autour de l’effort fait pour recréer un lien social, mais uniquement à l’intérieur des hôpitaux, c’est-à-dire sous l’œil jaloux des soignants, renouvelant l’idée utopiste des premiers aliénistes, rêvant de créer là de nouvelles cités garantes du bonheur de l’homme. L’asile ayant échoué en raison de sa structure hiérarchique autoritaire, la psychothérapie institutionnelle avait proposé un partage collectif de la vie quotidienne sous l’œil vigilant de psychanalystes. Ce travail de groupe très spécifique, redonnant la parole aux patients, avait eu une grande influence de 1950 à 1970, mais il allait décroître avec le développement de la politique de secteur. Son évolution a été parallèle à celle du mouvement des cemea (Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active, créés en 1936 pour les moniteurs de colonies de vacances), qui avait développé, mais en dehors de l’influence analytique, la notion de groupe sous le terme « d’équipe soignante ». Le groupe soignant, appelé ainsi équipe, était reconnu comme l’outil essentiel de la psychiatrie. Depuis les années 1980, ces deux mouvements ayant très fortement diminué, on doit constater que le travail de groupe ne fait plus aujourd’hui l’objet de formations, alors que la réalité du « groupe » dans le soin en psychiatrie est restée constante. La conception dominante en psychiatrie de service public est anachronique ; secrétée au siècle dernier, elle est encore constituée par la certitude que la folie ne concerne qu’une personne, tout étant centré sur l’individu, toujours considéré seul, qu’il faut tenter d’autonomiser, cette capacité d’autonomie étant considérée comme la seule garantie pour qu’il sorte des espaces de soin. À aucun moment, la famille n’était un appui pour le soin, pas plus que le généraliste. Ils étaient en général vécus comme hostiles. Seules les écoles de thérapie familiale ont pris le relais, mais leur influence est restée partielle, voire marginale.
10 Pour notre équipe, c’est notamment à partir de notre expérience de rencontres quotidiennes au centre d’accueil, que nous avons peu à peu découvert les rôles variés des familles, pendant qu’elles-mêmes, d’ailleurs, poursuivaient une évolution parallèle. D’abord, nous avons eu beaucoup de difficultés à penser que les familles n’étaient pas « systématiquement » hostiles à leur patient, nous avons eu beaucoup de mal à penser que la parole des familles était « vraie » et non pas « manipulatrice », tellement l’héritage de la psychiatrie classique avait été violemment martelé en termes d’accusation et de défiance à leur égard (le message radicalement hostile de l’antipsychiatrie s’étant ajouté entre-temps ; rappelons nous le film Family life). Cela venait expliquer à quel point la notion de groupe humain était ainsi totalement dévalorisée dans le champ thérapeutique. Ensuite, nous avons commencé à recevoir les familles dès le début de la rencontre avec un nouveau patient dans le cadre de notre travail d’accueil. Puis, en revoyant la même famille pendant des années, et en pesant sa difficulté à modifier sa perception des troubles, nous avons apprécié l’intérêt qu’il y avait à recevoir plusieurs familles ensemble : elles construisaient là des soutiens en s’appuyant sur la capacité d’identification mutuelle qu’elles pouvaient ainsi développer. Nous avons commencé à réaliser des « groupes de famille », qui se sont régulièrement renouvelés depuis. Ce n’est que plus tard que nous avons compris la richesse que les familles étaient en train d’accumuler en créant une association nationale (l’unafam) capable de défendre les droits des patients sur la place publique. Certes localement, dans les rencontres officielles dans notre secteur, dès 1977, nous lui avions donnée une place constante à nos côtés quand il s’agissait de développer notre dispositif de soin et de le défendre auprès des élus, face à des administrations encore réticentes. Il nous a tout de même fallu vingt ans de collaboration pour distinguer ce qui s’était passé, et qui donne tant de force aujourd’hui à l’unafam (celle-ci a eu 40 ans en 2003) et à la fnappsy (qui a eu 10 ans en 2003). Nous avons perçu que les familles (n’est-ce pas le groupe de base de chacun ?) ont en réalité suivi deux formes d’élaboration de leur vécu. La première est celle de la « compétence » que donne l’expérience : vivre 5, 10, 30 ans avec un patient psychotique apprend aux acteurs une nouvelle façon de vivre « extrême », car invitant à explorer des espaces inconnus et singulièrement troublants (cette compétence, qui rejoint celle des soignants qui vivent des jours entiers avec les patients, pourrait être, pour les psychiatres et les autres soignants, source d’un remarquable enseignement complémentaire). Ensuite, quand ces familles se rassemblent (nouveau groupe) et décident de se mobiliser pour affirmer publiquement qu’elles veulent simplement être reconnues, elles signalent qu’à la base, dans le cadre des soins, elles voudraient chacune pouvoir être « reçues » par le psychiatre qui soigne leur proche (il faut vivement dénoncer la persistance d’une telle attitude de refus de nombreux soignants encore en 2004, de nombreux psychiatres refusent de voir les familles, pour un chapelet de fausses raisons : protéger le « secret », protéger l’inaliénable de la « demande psychanalytique » ; les mêmes continuant à parler « d’intrusion » des familles dans notre travail quand elles « osent » frapper à la porte de nos lieux de soin où sont « enfermés » leur patient…). Les familles disent ensuite qu’elles veulent simplement essayer de comprendre le drame tragique qu’elles vivent, ce défi humain que représente la folie, énigme persistante quels que soient les progrès réalisés dans tous les domaines. Leur souffrance est bien plus éprouvante et plus blessante sur le plan narcissique que ne l’imaginent les soignants. Si au moins les « savants » que nous sommes pouvaient, avec les familles, faire la part de leur savoir et de l’énorme ignorance qui persiste, les familles se sentiraient plus solidaires de nos efforts. « Savez-vous que quand une psychose se déclare dans une famille, c’est brusquement et pour longtemps la « guerre civile » dans cette famille ? » : cette phrase, figurant en première page du rapport Charzat remis au ministre en 2002 devrait nous faire réfléchir. Ainsi, les familles en groupe sont en train d’acquérir ce qui, dans notre travail de soignants, nécessite des années : être capable de « prendre de la distance » pour mesurer ce qui est en train de se passer dans l’échange avec une personne présentant des troubles psychiques profonds.
11 Les patients qui se réunissent en association font une démarche analogue, mais en prenant une place encore différente, qui devrait faire réfléchir fortement l’ensemble de la société. À l’instar d’autres malades, ils viennent en association sur la place publique, affirmant sans se cacher la réalité de leurs troubles : ils s’affirment à la fois comme fous et comme hommes, et revendiquent leurs droits et leurs devoirs de citoyens, à la fois malades et porteurs d’un handicap, le handicap psychique, qui leur accorde enfin (loi de 2004) des droits, ce que les professionnels n’avaient pas su promouvoir. Eux aussi accumulent deux expériences, celle de la maladie, de la souffrance intérieure, et cette capacité de prise de distance leur donnant droit à expliquer à l’opinion et aux professionnels ce qu’est l’épreuve de la souffrance et des traumatismes successifs que sont les non-réponses qu’ils reçoivent souvent et certaines réponses thérapeutiques « brutales », et ce dont ils ont besoin à ce titre.
12 Parallèlement, souvenons-nous aussi que d’autres familles, d’autres patients, en bien plus grand nombre que ceux que nous venons d’évoquer, continuent à souffrir en silence, trop écrasés par la honte, la culpabilité de l’histoire de notre civilisation et la stigmatisation actuelle de nos sociétés à l’égard de la folie et de la réponse « opaque » qu’est la psychiatrie. Ils ne peuvent et ne veulent pas se regrouper en associations, celles-ci par ailleurs demandent générosité et ascétisme, ce qui ne saurait être imposé à tous. Quant aux généralistes, ils constituent un point clé, névralgique pour la psychiatrie de secteur, remarquables quand ils fonctionnent encore comme médecins de famille. La diminution de ce rôle est une perte considérable pour le lien social de tout un chacun, particulièrement pour les troubles psychiques qui mettent des années avant d’être mal tolérés. En raison de leur place, ils permettent à chacun de « garder racine », car ils sont garants de leur continuité, dans leur histoire familiale et locale, et intègrent l’homme dans sa globalité avec son corps, son fonctionnement psychique, son mode d’être à l’autre. Le généraliste a une fonction dans ces trois registres qu’il ne sépare pas ; il assure une partie de la psychiatrie de base (rappelons que 75% des psychotropes sont distribués par les généralistes), mais il ne peut l’affirmer et le continuer dès que le soin devient complexe, sauf si un psychiatre partage avec lui sa confiance autour d’un lien thérapeutique triangulaire avec le patient. Nous avons constitué un groupe de réflexion clinique depuis 1998 avec l’Information psychiatrique, « Psychose au quotidien », entre généralistes, psychiatres publics et libéraux, pour éclairer cette notion de « cothérapie ». Il se continue.
13 Un très large débat est ainsi ouvert aujourd’hui, pour promouvoir auprès de l’élu et de l’opinion une psychiatrie respectueuse de l’homme. Qui a droit à la parole : les professionnels, les familles ou les patients ? Ce qui est sûr, c’est que les professionnels ne sont plus les seuls à pouvoir légitimement le faire, et de toute façon ils vont être obligés de sortir de leur tour d’ivoire, ils vont être obligés d’être « compréhensibles ». Ni la folie ni la psychiatrie ne peuvent rester l’objet d’un discours fermé, accessible à un petit cénacle. L’une et l’autre concernent l’homme, et la société dans son ensemble ; ce nouveau langage est nécessaire à leur déstigmatisation.
14 Le trauma a joué pour Freud un rôle introductif à la connaissance de l’inconscient… Puis la notion d’après-coup révélant tardivement un trauma précoce passé inaperçu. Le délai entre les deux donne toute sa place au fantasme dans l’éclosion du trauma. Il faut remarquer comment l’opinion aujourd’hui refait surgir le trauma comme fléau social, succédant aux guerres et à toute catastrophe, avec les excès qui invitent à faire accompagner presque sur le champ de bataille les soldats par des psychologues qui diminueraient leur trauma à venir, sans plus s’interroger sur l’origine des guerres ! Ce que nous voulons seulement développer ici, c’est le trauma surajouté que constitue la difficulté, pour le patient et son entourage, d’accéder aux soins en 2004, en France, lorsque survient un trouble accompagné de souffrance psychique de la personne et de son entourage. Rendre l’accès aux soins si difficile, caché, complexe, vient évidemment en rajouter considérablement au trauma que constitue pour une personne la blessure narcissique de présenter la faillite touchant le bien le plus essentiel pour chacun : un « mauvais » fonctionnement psychique. La faille est considérable quand on apprend que la majorité des psychiatres français se seraient révoltés d’entendre parler de souffrance psychique plutôt que de maladies. Saisissent-ils mieux si l’on parle de « blessure narcissique » ? Notre première tâche est de partager le langage du « groupe social » qu’est notre société.
15 En effet, nous sommes persuadés que nous n’avons pas encore clairement mis en évidence la multiplicité des traumatismes qui accompagnent d’abord la survenue des troubles psychiques dans la vie sociale de chacun, et ensuite les réponses que nous leur donnons. Enfin, nous n’avons que partiellement approfondi l’importance et la pertinence des fonctionnements de groupe comme modalités de réponses privilégiées à ces traumatismes. Il est temps que les professionnels de la psychiatrie se rendent compte que les nouveaux acteurs sociaux que sont les patients et les familles en associations sont déjà dans l’élaboration, et rencontrent les élus autour de cette question. Pourquoi les professionnels de la psychiatrie sont-ils sur ce point si aveugles ? De toute façon, ils sont en retard. Cette question est d’autant plus étonnante que la psychiatrie est pourtant essentiellement une démarche thérapeutique qui travaille sur les liens.
16 L’accessibilité des soins et des soignants sera donc ici notre recherche dominante. Je soulignais que notre équipe, à partir d’une forte critique de simples habitants de notre secteur, s’était décidée à orienter une partie de notre activité et de notre énergie sur cet effort. Pour éclairer cette démarche autour du modeste, mais essentiel car inaugural, travail d’accueil et de crise, dans un soin psychiatrique, voici une histoire clinique récente, rapportée par Patrick Chaltiel, qui m’a succédé comme médecin-chef. Ainsi l’initiative commencée en 1982 avec cette unité d’accueil (année où il était interne dans notre équipe) se continue, vingt ans plus tard malgré le changement de chef de secteur.
Une Histoire récente d’« accueil à domicile »
17 Mme B. est signalée au centre d’accueil par le ccas de la ville. Elle a 67 ans, elle vit seule, recluse dans un appartement complètement envahi d’objets et de détritus de toutes sortes, dont elle refuse de se séparer. Elle est veuve depuis cinq ans et le voisinage s’est alarmé de la dégradation progressive de son état physique et psychique.
18 Elle frise la cachexie, fait des chutes dans la rue, refuse qu’on l’aide, claquant la porte au nez de la sollicitude des voisins et des travailleurs sociaux, et s’enferme dans un logis où elle n’occupe que les quelques mètres carrés de chambre restés libres, comme un minuscule îlot dans un océan d’ordures. Bref, elle est folle !
19 Proposition est faite par les services de la mairie d’une hospitalisation sous contrainte, assortie d’une « descente » des services de salubrité qui se chargeront d’évacuer l’appartement pour le rendre à un état d’habitabilité socialement acceptable.
20 Contre-proposition de l’équipe de secteur : un travail de crise à domicile pendant deux à trois mois. L’hypothèse de crise, construite au terme de quelques rencontres entre les soignants et Mme B., transforme la définition du problème et permet à la patiente d’adhérer rapidement au projet commun.
21 Cette hypothèse s’appuie, en effet, sur les mots de Mme B. elle-même, mots validés par l’équipe soignante, qui s’engage à en respecter la valeur, transformant le discours sécuritaire en discours sécurisant. Mme B. n’y est plus « une folle en danger, barricadée au cœur d’un océan d’immondices », mais « une petite fille triste abandonnée dans un océan de trésors ».
22 Suivra, pendant plusieurs semaines, à un rythme presque quotidien, la visite d’un couple de soignants de l’équipe d’accueil ; chacun à son tour, reviendra de chez Mme B. avec un objet dont elle a accepté de se dessaisir, après lui en avoir raconté l’histoire. Un jour un vieil aspirateur hors d’usage, dans son carton d’origine, le lendemain un coffret de photos, le surlendemain des fleurs séchées d’âge canonique.
23 Ainsi, d’objet en objet, de fragment en fragment, Mme B. « recolle » son histoire éparpillée en la livrant aux soignants : son enfance dans un petit village d’Allemagne, sa rencontre avec son mari, l’exclusion et l’ostracisme dont elle fut victime dans sa belle famille, l’anorexie mentale, puis le suicide de sa fille, son seul enfant, la haine mutuelle qui en a résulté au sein de son couple, puis la maladie, le décès du maudit…, et le grand silence de mort qui s’en est suivi. Au bout du compte, Mme B., acceptant peu à peu de se dessaisir de ses trésors, trouve tout d’un coup son appartement bien trop vide…, à l’image de ce qu’il reste de sa vie. Elle tente de se pendre, puis se ravise et appelle l’accueil. Elle demande alors à l’équipe de l’admettre pour quelques jours à l’hôpital et de la soigner. Depuis, Mme B. a basculé du côté de la vie et a quitté de son plein gré l’enfer de ses trésors de mémoire pour un joli studio proposé par l’ophlm, où elle se sent, dit-elle, comme la jeune fille fraîchement débarquée de son Allemagne natale.
24 Des belles histoires comme celle-là, il y en a des milliers que pourraient raconter des centaines de soignants de secteur psychiatrique. Il y a au moins trois avantages à ce travail d’accueil à domicile : travailler au rythme du patient (respecter sa temporalité et y adapter la temporalité des soins, éviter les traumatismes de rupture et de contrainte) ; développer la « clinique du patient en société » (le bain de ville) ; soutenir sa valeur pédagogique (pour la famille, pour l’entourage, le voisinage, pour les partenaires sociaux du soin).
Les conditions d’un tel travail
25 Un tel accompagnement psychiatrique de la personne en détresse psychique paraît, à le raconter ainsi, une chose simplissime, qui va de soi. Pourtant, il s’agit là d’une suite d’actes soignants d’une extrême sophistication dans leur contenu, et conditionnés par quantité de conditions contextuelles. Je voudrais décrire rapidement les conditions requises pour qu’un tel travail puisse exister.
26 Il faut, tout d’abord, une équipe motivée par un fort désir collectif de prise de risque et d’invention. Pour cela, il faut que cette équipe n’ait pas été maltraitée par une administration sadique et tatillonne, par un chef de service paranoïaque, cynique ou déprimé, par une impéritie du politique laissant s’installer une pénurie de moyens conduisant à une désertification des ressources humaines locales.
27 Il faut aussi que cette équipe ait su maintenir, par des transmutations continues de ses lieux et de ses méthodes de soins, l’idée fondamentale que le soin psy passe par le lien, et la proximité humaine, bien avant les murs ou les molécules. Il faut que cette équipe ait choisi de positionner au moins le quart de ses moyens humains en amont du soin, dans une écoute de la souffrance psychique, d’où qu’elle vienne et par quelque biais qu’elle se présente.
28 Il faut en outre que cette équipe se soit ouverte sur son environnement, sur son écosystème citoyen, afin d’y repérer les ressources locales d’entraide et de soin (famille, médecins généralistes, services d’urgence, services d’aide sociale, réseau associatif, élus locaux, etc). Il faut que cette équipe se sente encouragée, soutenue et valorisée dans ses efforts par une réelle volonté politique de déstigmatisation, et d’intégration des personnes en souffrance psychique.
29 Il faut enfin que ce consensus médical, administratif et politique, ne soit pas un simple discours démagogique, mais qu’il s’inscrive dans les faits, par des mesures concrètes et efficaces : l’accès prioritaire au logement adapté ; l’accompagnement à la vie sociale des personnes isolées ; l’accès à des formes de formation et d’insertion professionnelle adaptée aux handicaps psychiques résultant des troubles mentaux. Car une équipe de secteur ne peut être seule à soutenir l’intégration sociale des personnes touchées par la stigmatisation psy. L’asile, ce ne sont pas seulement les murs, c’est toute situation conduisant les patients à ne plus avoir d’autres interlocuteurs sociaux que des psys. C’est cela, une existence asilaire ! Et cela peut très bien se faire à domicile. La régression asilaire commence quand la vie et le soin sont confondus, que le soin envahit la vie et que la survie envahit le soin.
30 Tout soignant psychiatrique sait que les souffrances psychiques intenses s’expriment souvent par projections sur l’environnement, et qu’il peut être fort thérapeutique de réparer une armoire, de déboucher un lavabo ou de cuire un œuf avec un patient. Pour autant, il n’est pas du ressort de la psychiatrie de réparer toutes les armoires, de déboucher tous les lavabos, ni de cuire tous les œufs.
31 La psychiatrie a besoin, pour continuer dans le sens du progrès humain, que la société, dans son ensemble, ait le courage politique d’assumer les conséquences des choix qu’elle a effectués, en repoussant la réclusion, l’exil et l’oubli asilaire. La psychiatrie intégrée à la ville, telle que nous nous efforçons de la tricoter depuis plus de trente ans, ne peut rien si la société demeure profondément maltraitante à l’égard des malades psychiques et de leurs familles. Ce qu’elle est encore bien trop !
Psychiatrie et santé mentale
32 Nous sommes donc à un nouveau carrefour de cette saga passionnante de la psychiatrie. Ce carrefour est clairement à l’intersection du clinique et du politique, d’où l’importance de rencontres entre ces deux champs.
33 L’enthousiasme des soignants, quelque peu abrasé ces dernières années par une conjoncture très lourde, ne demande qu’à renaître, en s’appuyant sur la construction d’une nouvelle clinique : clinique du patient dans son milieu, par opposition à la clinique classique, basée sur l’observation du malade hospitalisé, voire interné. On a bien compris que Mme B., extirpée, au nom des soins, de son océan de trésors n’était plus rien et que toute sa réappropriation d’elle-même n’a pu se produire qu’à la faveur de ce patient travail de deuil des traumatismes de son histoire. À l’hôpital, on aurait tout au plus « traité la dépression » à l’aveugle.
34 Mais cette construction restera en panne si le mouvement de la santé mentale, dans tous ses aspects multidimensionnels, ne fonde pas l’action du politique. Cette politique de santé publique doit repérer, dénoncer et résoudre toutes les formes de maltraitance sociale des malades psychiques et de leurs proches (ostracisme, exclusion, abandon, internement, oubli) (P. Chaltiel).
35 Reprenons un certain nombre de points de ce récit et de cette prise de position. Le soin en psychiatrie de service public est souvent demandé par l’entourage immédiat ou par un relais social (ici le bureau social de la mairie). La suite dépend en général de deux choses : la présence en ville d’une équipe de soignants disponibles et accessibles, et une réelle tolérance du milieu social. À une autre époque dans cette ville, actuellement dans d’autres, sont invoquées devant pareil fait : la nuisance pour l’environnement, la plainte des voisins, la demande l’expulsion par le propriétaire. Les services de la mairie peuvent alors enfin redonner la salubrité nécessaire à cet espace et cette dame se retrouve à la rue. Sur le plan des soins, le processus utilisé est encore plus inquiétant ; aujourd’hui grâce à la loi récente de 1990, qui prétend éliminer les internements arbitraires, il est devenu très facile de résoudre ce problème grâce à un « groupe » factice qui se constitue ainsi : le service social fait un signalement en mairie, un proche est convoqué qui ne veut pas s’engager dans un échange avec sa parente, il appelle aussitôt un généraliste, celui-ci à sa demande veut hospitaliser cette dame étant donné son délire et l’état de son appartement ; il demande à cette dame « qui va mal » si elle accepte, celle-ci lui répond qu’il n’en est pas question et que c’est lui qui est fou ; le médecin constate dans cette attitude un refus de soin et fait un certificat qui permet au « groupe » d’hospitaliser cette dame contre son gré en psychiatrie ; les services de la mairie vont assainir ce logement ; l’avenir de cette dame déchirée, face à un milieu totalement hostile, est bien difficile à imaginer.
36 Dans ces éventualités, la réponse psychiatrique est un grave traumatisme supplémentaire, le groupe qui s’est constitué a été « efficace » ; et bien qu’il n’ait sur le plan du lien humain aucune « validité », c’est lui que la loi légitime. Dans la situation décrite ici, par contre, ce n’est pas « une personne » qui a eu une action déterminante, c’est une équipe de service public connue qui a répondu et qui constitue d’emblée un groupe dont la fonction est bien de répondre. Celui-ci a joué plusieurs rôles : d’abord, reprendre avec cette dame le cours de sa vie. En l’accompagnant dans le travail de deuil de son passé, il a commencé à soutenir cette dame dans la reconstruction d’un « possible » qui lui convenait, mais, cela, progressivement. Le tout s’est élaboré dans la confiance, celle du service demandeur, et celle de la dame avec ses interlocuteurs. Il est important de souligner que, dans ce déroulement, chaque intervenant a un rôle précis : les infirmiers sont en première ligne, car ils établissent un lien simple sur les faits et les choses de la vie quotidienne ; le sens de chaque objet mobilisé n’est pas le produit d’une interprétation faite par le psychiatre à la dame, le travail est constamment élaboré par le groupe des membres de l’équipe, et ce sont les infirmiers s’appuyant sur la confiance établie directement qui vont donner un nouveau sens aux objets et aux espaces, permettant à la dame le transfert de ses investissements. C’est ensuite que le traitement a commencé, et à la demande de la dame. Et plus tard encore, sa vie reprend son sens grâce aux liens et aux appuis multiples, y compris les services de la mairie.
37 Certes, toutes les situations qui se présentent au centre d’accueil ne suivent pas le même cours. Certaines rencontrent des obstacles plus grands, ou se présentent comme des drames immédiats, d’autres comme de simples demande de renseignement sur la souffrance d’un proche. Mais les soignants de cette équipe ont en main tous les outils pour changer d’une façon analogue la suite classique de tant d’événements qui aboutit habituellement au rejet, à l’urgence. Certes, ces soignants peuvent faire face aussi aux différentes situations dites d’urgence, mais surtout, ils peuvent intervenir « avant l’urgence », à la demande soit d’un proche, soit d’un service, mais aussi d’un patient lui même ; quand celui-ci connaît cette équipe, et que la souffrance s’est accrue brusquement, ou si un événement a entraîné la rupture d’un soin en cours, de son fait, ou parce qu’un soignant n’a pu faire face à une difficulté inattendue. L’imprévisible est bien ce qui caractérise souvent le trouble en psychiatrie.
38 Le point essentiel est que ce travail dit d’accueil a comme souci constant, du début à son terme, la « continuité du soin » à envisager, du moins dans les situations qui la justifient. Un trouble de la gravité de celui relaté plus haut s’inscrit sur une longue période dans le déroulement d’une vie ; le but de l’accueil n’est pas de « guérir un symptôme », mais de commencer à diminuer la souffrance, sans chercher à la faire disparaître d’emblée. De ce fait, la chimiothérapie ne va pas être convoquée massivement pour changer d’emblée l’état de conscience, elle sera modeste, se limitant à apporter un début de modification ; ainsi la tension psychique maintenue invitera la patiente à continuer le travail engagé par l’équipe avec elle ; il n’est pas question de faire un diagnostic plus affiné, ni de commencer le traitement définitif, ni de décider d’emblée où la patiente sera dirigée ou traitée. Nous prenons d’abord le temps de nous connaître mutuellement. Il est question d’aider cette dame à s’interroger sur la nature de sa souffrance et à commencer à avoir envie de souffrir moins ; à partir de là, il devient possible de travailler avec elle sur la suite à donner.
39 De façon précise, ce travail d’accueil des premiers jours se transforme en travail de crise (c’est le terme que nous avons choisi, reprenant la proposition d’Andréoli, qui n’accorde aucune valeur clinique au mot de crise, mais souligne que, pour rester dans ce moment où se prépare l’élaboration d’une demande de soin, le maintien d’une tension psychique accompagnée par le transfert sur un petit noyau de soignants est pertinent) à partir du moment où est comprise la nécessité de poursuivre le temps initial d’accueil qui est simple. Ce travail de crise va s’appuyer sur la volonté que les mêmes infirmiers conduisent cette étape de bout en bout ; « transfert et contre-transfert obligent » ; les entretiens avec deux infirmiers se succèdent, entrecoupés de moments d’élaboration avec le psychiatre ou la psychologue, de temps en temps l’intégration du psychiatre pour faire ensemble un point avec la patiente, proposer une chimiothérapie d’appoint. Cela constitue un temps de psychothérapie de groupe qui aura son point d’orgue à la fin (après un ou deux mois) pour « assurer » la solidité de la suite par un soin avec une autre partie de l’équipe de secteur, et remplacer la rupture entre deux équipes par un lien construit. Nous procédons à la fin à ce que nous avons appelé « un passage », réunion triangulaire où, en présence du patient, un infirmier qui a assuré la continuité du travail de crise (dont la durée a été fixée dès le début) expose à son collègue de l’unité de soin où ira le patient, les points forts qui justifient que soit proposé un soin (il est question ici de parler non pas de diagnostic, mais de souffrance, de proposition de sens donné à cette souffrance dans le champ relationnel du patient, de mouvements psychiques apparents notés dans les réactions du patient au cours des interactions, et faisant preuve de l’éveil de son intérêt à lui-même et aux autres). À chaque passage, le patient réagit en s’étonnant, en contredisant, en pensant que le nouveau soignant, par les questions qu’il pose, le comprend mieux que celui d’avant. Ainsi, il commence à désinvestir le soignant précédent au profit du nouveau, sans prolonger le deuil ; il s’étonne que l’on s’intéresse ainsi à lui et commence à se reconstruire. Il nous a paru assez évident que nous étions là en train de travailler sur l’un des « outils de travail de groupe » les plus utiles tout au long du soin « collectif » qui se développe en psychiatrie, et que cela débordait largement le travail d’accueil. Mais c’est dans ce « laboratoire » que nous l’avons découvert et peaufiné.
40 L’accès à une écoute de la souffrance psychique reste difficile aujourd’hui, hérissé de barrières, du fait de la stigmatisation. En effet, il est exigé des candidats aux soins : de poser les « bonnes questions », avec les mots des spécialistes et non pas ceux du langage commun ; de faire état d’une « demande » explicite formulée par l’intéressé ; de s’adresser au « bon endroit » (le cmp ou le cabinet privé), au « bon moment » (heures ouvrables des jours ouvrables, variant en fait d’un espace à l’autre) ; d’accepter que la « file d’attente » vous fasse attendre des jours, des semaines, voire des mois (ce qui varie en fonction de la façon dont chaque équipe a organisé son travail ; disons clairement que pour une fois, cela dépend concrètement de l’équipe, aucune administration ne s’en mêle : il n’y a aucune attente dans un centre d’accueil).
41 Tout cela n’est pas en rapport avec des données ou des organisations administratives, l’équipe et son responsable ont là une autorité souveraine. C’est clairement une question de « culture psychiatrique » qu’il s’agit ensemble de travailler. La culture actuelle dépend encore des modes « d’observation » des troubles faits il y a deux siècles, dans les cabinets clos de nos maîtres aliénistes face à des patients exclus, bannis, et surtout isolés, internés. Elle est le produit d’observations réalisées en rencontrant toujours le patient « seul », et savamment coupé de son « contexte », à distance de tout son tissu relationnel ; elle dépend ensuite du choix privilégié de la névrose comme référence dans les démarches thérapeutiques : avec la fameuse « demande », le dialogue duel exclusif de toute autre rencontre avec l’entourage, les attentes successives, le refus de voir les familles, le secret lourd comme une porte de prison… Comment ne pas dire que cette ancienne culture, toujours effective, n’est pas empreinte de dogmatisme, et que celui-ci est d’autant plus fort qu’il est sournois, non reconnu ?
42 Il serait utile de passer en revue nos autres comportements « thérapeutiques », sources de tant d’autres traumas, depuis l’« annonce » du diagnostic jusqu’à l’hospitalisation, en passant par la pérennité des hôpitaux anachroniques et l’inaccessibilité des soins, la peur d’aller au domicile d’un patient. La liste est longue. Cela commence par l’annonce sans préparation d’un « prétendu diagnostic de schizophrénie » ! Un diagnostic en psychiatrie est en réalité une « démarche thérapeutique », qui demande de la confiance, qui se déroule dans le temps, qui est évolutive. De plus, le terme de schizophrénie, dont les données existent sur Internet, est clairement associé à un pronostic péjoratif, alors qu’en réalité, il évoque seulement une structure de personnalité dont les termes sont variables d’une personne à l’autre et d’un moment de la vie à l’autre. En outre, un tel diagnostic doit impliquer la personne « et » un groupe, son groupe environnant. Jusqu’à l’hospitalisation, on note une « flambée actuelle et régulièrement croissante des hospitalisations sans consentement » en France en 2004 ; ce sont en fait toujours des « internements », malgré le changement de terme, et ils sont toujours arbitraires, car ils ne sont justifiés que pour un très petit nombre de personnes (nous l’avons très bien mis en évidence dans les deux communes de notre secteur, avec la disponibilité de notre unité d’accueil, où ces démarches sont rares). Ils ne tiennent pas compte de la personne et font tout peser sur un « pseudo-groupe » qui se constitue pour cette seule décision et se dissout aussitôt après, personne ne se sentant lié par le « contrat » qui vient par cette décision de tenter d’établir des liens entre les acteurs d’un instant. Mais plus encore, le maintien des grands hôpitaux psychiatriques, bastilles d’un autre âge permettant l’augmentation de ces internements arbitraires (chacun étant une atteinte à la liberté qui date d’autres époques et d’autres régimes politique que les nôtres), continue à stigmatiser la maladie mentale, alourdissant le soin d’attitudes bien peu humaines : éloignement, isolement, concentration, promiscuité, « faux groupes de vie artificiels », l’ensemble sans justification aucune, ni bénéfice (notre équipe de secteur, comme sept autres, ont en Seine-Saint-Denis quitté en totalité l’hôpital de Ville-Evrard, car, à notre demande, un service d’hospitalisation de vingt lits a été construit dans un immeuble en pleine ville. Les patients les plus graves comme les plus légers y sont reçus pour des durées courtes ; les soins sont donnés sans rupture avec l’entourage qui vient continuellement les voir et participer aux soins grâce à l’implication de la famille, du médecin de famille. Il s’y déroule, non cachée, une psychiatrie humaine, simple, à laquelle l’entourage participe, une vraie révolution, sans bruit, ni terreur…). Mais cette remarque critique pourrait s’étendre à l’ensemble des soins actuels. Ainsi, avec notre centre d’accueil et de crise (sans lit, car le lit dissout les liens essentiels de la personne avec sa vie quotidienne et son entourage), nous avons mieux compris que chaque nouvelle décision de soin, tout comme chaque « fin » de soin intensif, sont des épisodes traumatisants, mais qu’ils peuvent être dépassés, transformés, s’ils sont « accompagnés » par des attitudes thérapeutiques complémentaires. Un trouble grave nécessite d’abord un temps de calme, de distance, un appoint chimiothérapique sous surveillance, l’élaboration commune avec des proches en situation de rupture sociale avec le patient. La décision d’une hospitalisation sera possible sans contrainte grâce à un travail d’accueil et de crise, mais il en est de même de la fin d’une hospitalisation qui constitue aussi un choc, et celui-ci peut être prévenu. Il m’a fallu faire moi-même, avant de partir en retraite, ces expériences du travail de crise à partir de ce nouvel espace d’hospitalisation banalisé en ville, pour comprendre enfin à quel point il était justifié de proposer un temps de travail de crise à la fin d’une hospitalisation. Suivant de près l’évolution de patients que nous avions vus à l’accueil, et ayant décidé leur hospitalisation, j’ai compris à quel point le retour dans la famille constituait un vrai choc traumatique : c’était le face-à-face avec l’agresseur qui l’avait tellement déstabilisé, agresseur familial lui-même craintif et prêt à ne pas se laisser influencer par le patient, nouvelle spirale de violence des vécus de chacun en perspective. Ce patient délirant avait pourtant très fortement évolué pendant cette courte hospitalisation, mais au lieu « d’oublier » l’événement déclenchant comme nous tentons de le faire classiquement, il n’avait pu « élaborer » ce qui, en lui, devait lui permettre de retrouver sa cohérence interne. Un travail de crise, mené quotidiennement pendant les quinze premiers jours de son retour, lui permettait au contraire de faire cohabiter en lui son délire résiduel et la réalité partagée, et de commencer un chemin dans cette élaboration, chaque chose venant prendre une vraie place avec son retour au domicile. Cette découverte montrait à quel point la construction de nos temps et de nos modalités de soin était seulement le fait de nos aménagements professionnels, hérités de nos ancêtres, conformes à notre confort, mais ne s’appuyant pas sur le constat de l’évolution des troubles chez le patient. Comment penser qu’une hospitalisation de trois semaines avec une équipe soignante l’entourant à tous les instants pouvait être suivie brusquement d’un retour à domicile et d’une simple consultation mensuelle prétendant travailler les suites d’un délire ? Cela correspond-il à l’évolution des troubles des patients et à leurs besoins ? On comprenait en même temps pourquoi des hospitalisations, si mal adaptées au suivi nécessaire, se prolongent tant, puisque rien ne permet aux patients de « travailler » leur retour chez eux. Ne faut-il pas retravailler cet héritage du passé ?
43 La réalité de la psychiatrie française reste violente aujourd’hui et « traumatisante » pour les patients, alors que rien ne le justifie. Nous disposons d’un système de soin en avance sur tous les pays, nous avons acquis en trent-cinq ans des capacités de connaissance et des savoir-faire remarquables, mais nous ne tirons toujours pas collectivement les acquis de cette histoire.
44 Les grands remèdes dont on nous bassine aujourd’hui pour résoudre ce retard, tels les « réseaux », sont de méchants trompe-l’œil. La psychiatrie de secteur a été le modèle qui a donné naissance en médecine à l’intérêt de la notion de réseau, et voilà que ce modèle nous revient, mais perverti ; il part d’une mauvaise analyse des difficultés de la psychiatrie actuelle : si la psychiatrie est en panne, c’est parce qu’elle n’établit pas assez d’articulations avec les autres acteurs du champ sanitaire et social, dit le ministère ! Alors, on va regrouper plusieurs secteurs en « territoires » et ces territoires « devront » avoir des liens avec les différents hôpitaux et les différentes structures sociales environnantes, grâce à des « conventions » entre toutes ces institutions. L’absurdité d’un tel schéma anonyme, gigantesque, inhumain, nous fait trembler sur la qualité du regard que nos décideurs portent sur l’humain, l’homme, ses liens, ses groupes.
45 Ne faudrait-il pas clairement expliquer ce qu’est un « groupe humain », à quel point le petit homme se construit, vit et meurt dans un groupe humain, à l’échelle humaine ? C’est là qu’il apprend à créer des liens, il s’entoure d’une sorte de cocon imaginaire qui va l’entourer toute la vie. Ne faudrait-il pas expliquer que lorsqu’un trouble psychique vient déséquilibrer le fonctionnement de la personne, des brèches se mettent à fragiliser, voire à détruire partiellement, ce cocon ; la personne est doublement vulnérable : en elle même et dans ses liens. Vouloir l’isoler est une agression supplémentaire, le travail avec le groupe environnant est une exigence évidente.
46 Tant que le service public ne fera pas le choix d’une telle simplicité dans la présentation des modes d’entrée en psychiatrie, il ne sera pas crédible et ne permettra pas à la stigmatisation de la folie de diminuer son influence. Mais il est essentiel de présenter ce travail d’accueil et de crise comme indissociable du reste du fonctionnement de la psychiatrie. Ce temps d’accueil est une introduction aux soins, où les temps d’échange individuel alternent avec des temps de travail de groupe, ces derniers étant plus nombreux. Pour cette raison, nous sommes obligés d’affirmer que le travail aux urgences des hôpitaux généraux, certes incontournable, ne joue en réalité qu’un rôle très modeste dans les besoins de soin en psychiatrie, car l’essentiel de la réponse à la démarche initiale se fait après ce court échange aux urgences, il se fait avec les soignants qui connaissent le détail du contexte où vit le patient ; ils s’organisent pour rencontrer son entourage avec lequel ils s’efforcent de nouer « alliance », comme avec son médecin de famille. L’hôpital général, du fait de sa dimension, de son aire de recrutement, de son éloignement, de son anonymat, de son travail sur l’individu seul et de la mise à l’écart de tout groupe, y compris la famille, du fait de sa comptabilité horaire qui fait que tous les instants sont comptabilisés pour en diminuer le coût, cet espace est le plus mauvais espace pour faire de la psychiatrie. Ce n’est pas à partir des urgences que le travail exposé plus haut pourrait se faire, ce n’est pas non plus à partir des urgences que l’on peut aller à domicile, ce que demandent régulièrement les familles, ce que refusent encore beaucoup d’équipes de secteur, même certaines unités dites d’accueil qui, voulant accueillir les patients de nombreux secteurs, ne sont que des gares de triage. Il faut ajouter qu’un service d’urgence mobile, qu’il soit public ou privé, rend certes un service sur le moment, mais comme il travaille en solitaire, il va, par cette activité limitée, à nouveau morceler le soin psychiatrique, alors que l’expérience de la psychiatrie de secteur nous a clairement montré la qualité et la supériorité que représente la continuité des soins. Un accueil durable fait par une équipe d’accueil isolée externe, publique ou privée, et auquel succède un soin fait par une équipe de secteur sans lien avec cet accueil, est une erreur thérapeutique, venant couper la confiance établie entre soignants, famille et patient. Les soignants du départ savaient ne pouvoir maintenir ce lien de confiance, c’est donc une tromperie. En réalité, il est faux de décrire un travail d’accueil et de crise en dehors de la mise en place de la continuité des soins à l’intérieur du dispositif de soin d’une même équipe de secteur. Rappelons que le premier contact entre un patient, son entourage et les premiers soignants, est un moment privilégié, chargé de messages forts, souvent non verbalisés, longtemps retenus. Une maturation de plusieurs années s’impose pour que l’entourage se décide à appeler la psychiatrie ; ces messages ne seront pas renouvelés ni répétés, car ils sont à la limite du conscient. Ils doivent faire l’objet d’une attention précise des soignants ; ils sont mis en miettes si l’accueil n’est pas fait par les membres de la même équipe de secteur qui assure le soin ultérieur. De même, le travail aux urgences n’est pas pour la psychiatrie un vrai travail de groupe, il est la succession rapide d’urgentistes exceptionnels mais isolés.
47 Le domicile, nous ne devons pas l’omettre, est un espace important, très utilisé aujourd’hui par notre équipe d’accueil. Il nous introduit d’emblée dans l’intimité de la personne et de son groupe familial ; il met en place un travail de groupe très particulier, fortement mobilisateur, qui justifie une réflexion et une élaboration poussée des professionnels. En raison de cette richesse, et des liens qui s’établissent, la continuité entre les acteurs de l’accueil et du reste de l’équipe de secteur est essentielle. Cette continuité n’est pas « donnée » d’emblée par le simple fait qu’une équipe et ses membres s’appellent soignants « de secteur » et qu’il est « entendu » que l’équipe réalise une continuité des soins. Celle-ci doit se bâtir « de haute lutte » : la population concernée étant importante (plus de 60000 heures) et le nombre de personnes vues chaque année étant en moyenne un millier (avec un renouvellement annuel de plus de 20 %), il est nécessaire de se diviser le travail des 80 professionnels de l’équipe entre la consultation, l’hospitalisation et les soins ambulatoires ou intermédiaires. De fait, le résultat est clairement une nette « discontinuité des soins », compliquée par les difficultés relationnelles survenant entre unités et membres d’une telle équipe. Comme les patients utilisent assez facilement les différentes unités, ils risquent de subir un véritable morcellement de leurs soins si un travail ne se développe pas dans l’ensemble de l’équipe pour dépasser cette discontinuité et pour en faire des expériences de vie complémentaires. Pourtant, l’élaboration d’une continuité n’est pas encore réalisée dans toutes les équipes. À la place de l’excessive surenchère de contrôles administratifs actuels, cette question devrait être posée à toute équipe de secteur. L’« élaboration d’une continuité des soins » ne saurait être édictée de l’extérieur, c’est un véritable travail de groupe qui se décline en accord avec les orientations fondamentales de l’équipe, appliquées à une population précise, et qui doivent avoir fait l’objet d’une analyse attentive et évolutive par chacun et par l’équipe. La notion de changement est donc au rendez-vous, c’est une exigence fondamentale de la psychiatrie de secteur, imposée par les changements de toute population, comme par l’usure des méthodes de soin, justifiée par la créativité convoquée par l’équipe pour réaliser les adaptations successives de fonctionnement.
48 Cette élaboration dépendra de plusieurs données. D’abord de la philosophie de l’homme partagée par l’équipe : « Tout patient est une personne qui a un corps, un fonctionnement psychique et un mode d’être à l’autre, ces différents aspects sont indissociables, tout homme devant être rencontré dans sa globalité, son unité, et tout homme faisant partie d’un groupe. » Cela dépend ensuite de la conception de la folie partagée par cette équipe, par exemple comme le propose Gladys Swain, « la certitude qu’en tout homme “coexistent conscience et folie”, le patient ayant à faire face à un fonctionnement qui a perdu sa souplesse et sa cohérence ». Cela dépendra enfin de la politique de soin choisie par l’équipe pour appliquer la politique de secteur à cet échelon de base qu’est un secteur, « tenant compte de ses fondamentaux : la continuité des soins, le contexte [l’appui des soins sur l’entourage de la personne], la proximité des soins pour les habitants, leur accessibilité et la disponibilité des soignants ». Pour finir, enfin une conception du soin devra privilégier « le travail sur les liens ». Certes, la connaissance et l’utilisation de la chimiothérapie et de la dimension éducative (habillée de cognitivisme et de comportementalisme, toujours présents dans tout soin) sont des appoints et font partie du soin. En l’absence de réflexion maintenue de l’équipe, il arrive qu’un patient ait les cheveux qui se dressent sur la tête quand il voit son ordonnance se multiplier par 2, voire par 5, d’un médecin à l’autre, entre deux espaces de soin de la même équipe.
49 La notion d’équipe n’est jamais un outil acquis, tout prêt à servir. Une « équipe », c’est toujours la quête d’un groupe à reconstruire, à faire vivre, à rendre « positif » : ni coupable de ne pouvoir faire disparaître toutes les souffrances qui lui sont présentées, ni persécuté par les demandes normales de l’administration pour connaître le devenir des fonds public, ni soumis aux demandes de contrôle absurdes de la même administration (pmsi, accréditation). C’est surtout un groupe acharné à repérer comment un même patient peut se construire au travers de soins successifs, une équipe dont la créativité est stimulée par l’énigme à résoudre, celle de la folie. Cela demande la constitution de plusieurs groupes ayant des fonctions complémentaires : organiser le travail de l’équipe, élaborer la politique de soin et ses changements ; faire face à plusieurs niveaux d’élaboration clinique, le niveau d’une unité de soins, et parallèlement le niveau de l’ensemble de l’équipe, mais aussi, rassembler les efforts faits dans les « interstices » des soins avec un niveau de groupes intermédiaires engageant des fonctions institutionnelles de transversalité dans l’ensemble de l’équipe, veiller à une distribution complémentaire des rôles, à la constitution de groupes thérapeutiques aux techniques différentes… Tous en référence à une réflexion clinique commune, un bien commun, base de la démarche thérapeutique « et » organisationnelle de chacun. Cela nécessite la continuité d’un travail associant pratique et théorie, mutuellement mises en tension par un groupe moteur de l’équipe. Formation permanente et réunions cliniques vont le souder et le renouveler.
50 Pour qu’il y ait « continuité des soins », encore faut-il que chaque soignant soit persuadé de son intérêt. Cela n’existe que si chacun sait qu’il ne remplit jamais que l’un des aspects du soin. Encore faut-il que chaque soignant ait la volonté de réaliser un soin qu’il sait à chaque fois « incomplet » : ainsi le patient, mobilisé mais non « repu » par le soin déjà donné, sentira qu’il a besoin de la complémentarité d’autres gestes thérapeutiques de la part d’autres acteurs. Cela veut bien dire que le soin ne cherche pas à être « complet », mais qu’à la fois il installe une réponse et confirme un « manque » pour la personne, manque qui lui donne le désir de continuer lui-même à se construire, et d’être capable d’élaborer une demande de soin complémentaire (sinon, la structure de soin se transforme en structure de vie, ce qui est perversion et persécution).
51 La continuité des soins ne pourra être assurée que si, au préalable, ce fonctionnement d’équipe existe, souple malgré une surcharge surmoïque. Ce fonctionnement doit être cohérent, chacun doit se situer clairement, sait le rôle qu’il joue et trouve la satisfaction et le plaisir nécessaires à son renouvellement. La continuité des soins ne va donc pas de soi, elle ne peut être réalisée « systématiquement » alors même qu’elle est au centre du traitement. Il n’y a pas « une » méthode pour cela, mais il est nécessaire que la démarche permettant de la réaliser soit « lisible », pour les membres de l’équipe, mais aussi pour les associations d’usagers, comme pour les tutelles à qui il est justifié de donner des signaux sur la qualité des soins. Ce dont il s’agit enfin, c’est de permettre à chaque patient de se situer lui-même dans une trajectoire de soins qui peut durer des années, et de concevoir cette trajectoire non pas comme une série de rechutes, voire de dégradations, mais comme une démarche constamment ascendante dans son évolution, où chaque période de soin constitue un acquis de plus dans son évolution. Il est donc essentiel pour une équipe de secteur, certes de travailler sa propre évolutivité, d’en écrire les projets successifs et l’histoire, mais surtout d’être le garant de l’évolution d’un patient, la référence de son histoire, de travailler clairement sur ses liens : les liens internes qui se créent dans les soins, et les liens de sa vie. Il s’agit notamment de montrer comment le soin évolue en s’appuyant sur le tissu relationnel de chaque patient. Le travail avec la famille – prise dans son sens « actuel », c’est-à-dire les personnes composant le cercle dans lequel vit la personne – est ici primordial. En dehors des associations de thérapie familiale, cette démarche n’a pas été l’occasion d’approfondissement élargi à l’ensemble du soin. Pourtant, c’est avec leur famille qu’un grand nombre de patients sont la plus grande partie de leur vie. C’est auprès de sa famille que le patient puise la plupart de ses ressources psychiques. L’homme ne vit pas seul. Les soignants ne peuvent cultiver un tel fantasme d’autonomie pour les autres. Le groupe familial est le groupe de base de toute personne. Comment le patient peut-il continuer à élaborer ses liens avec ce groupe ? Quel appui lui donnons-nous pour cela ? Au-delà de ce cercle dont il est utile qu’il ait la connaissance de son fonctionnement, qu’en est-il des autres cercles, les autres groupes dont il fait partie, et dans lesquels il a noué des liens ?
52 Nous avons vu que, dans le déroulement du soin, les « passages » constituaient des relais remarquables entre deux soins, mais aussi entre deux unités de soin, comme entre deux soignants. Cette démarche permet au patient, depuis la rencontre dite d’urgence jusqu’aux soins hospitaliers et aux rencontres avec l’unité d’accueil et les unités ambulatoires, de devenir vraiment « acteur » de sa démarche de soin, au lieu d’être seulement passif, dépendant. Il s’agit là d’un moment de thérapie de groupe particulier. On peut se demander pourquoi la continuité des soins n’a pas été l’occasion de nombreux travaux alors qu’elle est le principe essentiel de ce soin. Serait-ce parce qu’elle met en scène nécessairement la dimension de « groupe » et qu’elle ne se satisfait pas du travail psychothérapique duel (et qu’en plus, elle implique des transferts multiples) ? Ce que la psychothérapie classique n’autorise pas. Les « passages » sont certainement un outil clinique fondamental pour mettre en place cette continuité et sensibiliser sur le terrain les différents acteurs ; ils justifient d’être étudiés avec attention, mais ils ne sont pas suffisants. D’autres outils sont à façonner.
53 Des psychiatres psychanalystes comme Gaëtano Benedetti et ses élèves donnent des pistes quand ils expliquent comment il est nécessaire, pour soigner un psychotique, de se laisser submerger par son délire pour pouvoir ensuite (tel Bion et la fonction alpha permettant à la mère de transformer par son rêve le chaos de son nouveau-né, tel Hochmann et la « narrativité ») restituer ce délire augmenté d’un détail propre à l’auditeur. C’est ainsi que se met en place une spirale de l’échange, inscrivant chacun dans le discours de l’autre, et établissant un lien entre le délirant et son environnement humain. Car, pour prolonger l’élaboration de Benedetti, il est possible aussi, à partir de cet échange, de faire la part de ce qui est du secret de l’entretien psychothérapique et de ce qui peut être partagé avec l’équipe soignante et qui accompagne l’évolution du patient. Ainsi pouvons-nous mieux établir des liens constructifs entre les différentes expériences de soin et de vie que nous faisons succéder dans une trajectoire de soin.
54 Cette recherche pour prolonger la continuité des soins se prolonge aussi dans le mode de succession du médecin-chef de l’équipe de secteur. Pour cette raison, l’accord de mon successeur pour participer à l’écriture de ce texte m’apparaît être un indicateur intéressant de l’évolution du travail d’une équipe. Le médecin-chef, dans une équipe de service public, n’a de sens que s’il peut rassembler et défendre le travail d’un groupe qui, pour ce faire, a besoin de lui. Mais chaque fin de mandat présente un double danger de rupture : avec l’équipe et avec la population de ce secteur, car chaque équipe signe un contrat tacite pour mener à bien la réponse aux souffrances psychiques des habitants de cette cité. Le lien politique est fort entre l’application de cette politique de santé et la ville, donc les élus, car l’épanouissement du patient est parallèle à la place qu’il occupe dans la cité et à la tolérance dont la folie est l’objet. Le fait qu’un jeune psychiatre des hôpitaux veuille partager la paternité de l’évolution d’une équipe, avec son ancien, trois ans après le départ en retraite de celui-ci, montre l’intérêt qu’il porte à la prise de risque que constitue le fait de dire qu’il n’est pas seul responsable de son destin. Cela donne à l’ensemble de l’équipe la certitude que le travail de l’équipe est reconnu et consolidé en parallèle, et non pas en infériorité, par rapport au rôle du chef. Cette position est importante aussi pour une unité d’accueil. Dans ce centre d’accueil, qui reçoit des patients en rupture de soin de tous les points du secteur, l’implication directe du chef est importante, car elle permet de dépasser les conflits qui se constituent dans les rivalités entre unités de soins et qui viennent s’exhiber constamment. Il faut l’implication du chef de service pour résister à ces coups de butoir internes contre le fonctionnement d’une équipe mobilisée en réalité par les troubles des patients.
55 Certes, il s’agit d’aider aujourd’hui la psychiatrie à continuer à développer et à améliorer la psychiatrie de secteur, tout en ayant la volonté déterminée d’abandonner le lourd héritage asilaire et les hôpitaux anciens. Mais l’avenir de la psychiatrie dépend aussi de deux grands choix : une capacité à aborder et à réaliser des soins collectifs, des soins de groupe en cmp, car la multiplication des soins individuels ne peut suivre l’augmentation constante de demande de soin ; une capacité à être attentif aux besoins des patients dans leur vie quotidienne en dehors des soins, pour établir des articulations entre les soins et ce qui sera fait pour « compenser » le handicap psychique. Car la même personne, dans la même journée, reçoit des soins et bénéficie d’un accompagnement dans sa vie sociale ; elle a besoin de la cohérence de ces différents acteurs. Ce sont les associations de familles et d’usagers qui ont mis en évidence des données cliniques qui avaient échappé aux cliniciens, et montré que les patients, en dehors des soins, souffraient de plus en plus d’isolement. Il était justifié de demander pour les patients ayant, du fait de leurs troubles, un handicap psychique, des compensations ; celles-ci étaient à peu près absentes des réalisations sociales et médico-sociales de la loi de 1975, attentive surtout aux personnes porteur d’un handicap intellectuel.
56 Nous voulons conclure sur l’objectif majeur, en 2004 et pour les années à venir, que se sont donné ces associations. Ce point est majeur pour deux raisons. D’abord, il est assez réconfortant de constater que cet objectif des usagers est convergent avec celui du champ thérapeutique français, sans se confondre avec lui. Ensuite, cet objectif concerne le sujet de cet article : diminuer le trauma de la souffrance psychique grâce à un accueil rendu possible par la création d’un groupe (thérapeutique pour les uns, éducatif pour les autres, et pour les autres encore constitutif de la solidarité humaine) : les clubs.
57 Le premier club thérapeutique a été inventé en pleine guerre, sous l’Occupation, dans un ancien asile à Saint Alban, en Corrèze, pour lutter contre la famine (il allait y avoir 50000 morts de faim dans les seuls hôpitaux psychiatriques). Les soignants ont ouvert les portes de l’asile, abandonné la hiérarchie asilaire et, avec les patients, se sont redistribué les rôles « sociaux » pour survivre en utilisant les denrées de la campagne. Non seulement ils ont survécu, mais ils ont donné naissance à une conception nouvelle du soin : celle qu’a développée ensuite la psychothérapie institutionnelle, et dont le « club » est l’outil de travail essentiel, redonnant aux patients la parole et le droit de commencer à gérer des éléments de réalité de la vie hospitalière quotidienne, un peu d’argent, des activités, au lieu d’être soignés dans une totale dépendance. Les psychanalystes présents ont approfondi cette démarche, percevant à quel point elle constituait un appui considérable pour faire avancer le traitement des troubles psychotiques. Malheureusement, des querelles d’école analytiques et politiques ont bloqué son évolution et sa nécessaire adaptation hors hôpital, et dans l’espace social du secteur. En raison de la « révolution » que constituait la politique de secteur dans les esprits et dans les pratiques, cet outil n’a continué à être utilisé que modestement, mais il a pu être fédéré grâce à la vigilance de la Fédération des associations de Croix-Marine qui continue à les animer.
58 Il est donc assez émouvant de constater que lorsque les associations d’usagers (familles et patients) cherchent à se mobiliser, depuis leur Livre blanc de la santé mentale, en 2001, non plus en rivalité des soignants, mais intelligemment, en complémentarité, elles se centrent sur la création de clubs. Nous n’en dirons que quelques mots car cette question justifie à elle seule un numéro entier de revue pour en aborder toutes les facettes. Un club est clairement un « groupe ». Selon l’association qui va l’abriter, ce groupe sera soutenu par des soignants s’il est thérapeutique, par des acteurs sociaux s’il est créé par l’unafam, social dans les autres cas. De toute façon, sa fonction première est d’accueillir des personnes souffrant de difficultés psychiques et en désarroi pour faire face à leur isolement et aux difficultés de la vie quotidienne. L’entrée dans ces clubs est libre. Le point fort est la découverte qu’y font les personnes avec quelques animateurs qui se veulent effacés : ils font la découverte de la solidarité humaine et s’appuient sur tous leurs acquis accumulés dans les structures de soin et dans les structures sociales. Cette réappropriation de leur vie leur donne l’occasion, enfin hors dépendance, de dépasser l’autonomie souhaitée par d’autres et qui aboutit pour eux à un isolement, et plutôt de nouer des liens correspondant à leurs aspirations, tout en faisant là l’apprentissage d’une société démocratique.
Notes
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[*]
Guy Baillon, psychiatre honoraire des hôpitaux de Ville-Evrard, Bondy, président d’honneur de l’association « Accueils » (Avec la collaboration de Patrick Chaltiel, chef de service à Bondy).
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[1]
G. Baillon, Les urgences de la folie, l’accueil en santé mentale, Paris, Gaëtan Morin, 1998.