Notes
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Bernard Cadoux, psychologue clinicien, chargé de cours, Université Lumière Lyon 2, 39 montée du Gourguillon, 69005 Lyon.
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[1]
S. Ferenczi décrit la fonction traumatolytique du rêve par un double niveau de rêve dont le premier est une pure répétition du traumatique sans représentation et dont le second est une tentative d’élaboration. S. Ferenczi, Psychanalyse, t. IV, p. 142.
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[2]
On peut considérer l’« interlocuteur intérieur » comme une déclinaison possible de la notion de « public interne » telle que la propose Michel de M’Uzan (1977).
« Je me suis reconnu poèteCe n’est pas tout à fait ma faute.C’est faux de dire : je pense.On devrait dire On me pense.Pardon du jeu de mots, Je est un autre… »
« Écrire, une manière de palper, pétrir, modeler la substance interne. »
1
Groupécriture : par ce mot-valise, je désigne un dispositif thérapeutique qui propose deux médiations contradictoires et complémentaires, le groupe et l’écriture :
- contradictoires dans la mesure où l’écriture se conçoit habituellement comme un acte intime qui a lieu dans le retrait d’une solitude féconde et qui ne s’ouvre aux autres que secondairement ;
- complémentaires dans la mesure où l’écriture créative trouve son origine dans une sorte de « complot groupal » (dont le surréalisme est le paradigme).
2 L’écriture a une position naturellement intermédiaire, instauratrice ou restauratrice de transitionnalité, car elle permet de trouver/créer du sens à partir d’un « déjà-là » dans l’environnement culturel du sujet et du groupe. L’écriture est en effet un objet culturel partagé et qui repose sur la conventionnalité d’un code commun concrétisé dans le dispositif par le Dictionnaire historique de la langue et sur la vertu fondatrice des récits attestée par le Dictionnaire des symboles qui révèle l’arrière-plan mythique des mots les plus ordinaires et décline à travers le récit différentes manières d’appréhender le réel.
3 La consigne qui scelle l’alliance de travail oriente vers la fiction, c’est-à-dire la fabrication de récits, et se formule ainsi : « Nous sommes là pour faire des histoires, ensemble à partir de la mise en commun de nos pensées. »
4 D’autre part, l’écriture est une « activité manuelle », artisanale, dont nous amplifions la dimension matérielle en proposant des outils particuliers : plumes, encres et papiers de couleur, buvards, pochettes individuelles pour ranger les textes. Et cette réalité matérielle de l’écriture lui confère une efficience spécifique, elle figure la pensée par son rythme même et cette figuration graphique est une réalisation là où la parole est une évocation volatile. La trace est à la fois le lieu d’un affrontement entre la plume et le support et de la concrétisation d’une pensée qui persiste, signe et s’échange. Cette opération concrète se propose en outre à travers chaque séance comme un donné à voir et à lire, puisque les textes circulent d’une personne à l’autre, et aussi comme un donné à entendre, puisque dans un second temps les textes produits sont lus à haute voix. Chacun saisit le texte de l’autre dans sa matérialité graphique, puis dans sa matérialité sonore.
5 Si j’insiste tant sur les aspects matériels du dispositif, c’est qu’ils me semblent essentiels à la fondation de la réalité psychique. C’est en tout cas une des dimensions de l’hypothèse que je développerai ainsi : je confère au groupécriture une fonction traumatolytique à l’instar de celle que S. Ferenczi attribue au rêve. D’une part, toute mise en groupe est potentiellement traumatique, en ce qu’elle heurte la singularité de l’individu, ébranle ses limites et les assises précaires de sa réalité personnelle. Elle fait resurgir des impressions effractives de nature sensorielle et corporelle qui sont non résolues et aspirent à résolution [1]. D’autre part, le groupe, par l’entremise du récit qui se développe en son sein, permet la mise en forme de ces éléments traumatiques restés jusque-là « lettre morte ». J’appelle récit du groupe le récit polysémique qui se développe, au cours d’une séance puis d’une séance à l’autre, et qui à la fois fonde et relate l’aventure collective, en formalise les aléas et leur donne sens. Cette notion se réfère à celle de « discours de groupe », par laquelle R. Kaës (1999, p. 57-58 et 77-82) désigne le maillage des associations singulières en une énonciation collective qui décline les raisons du groupement et les motifs qui l’organisent. Mais elle s’en distingue, car le récit de groupe se construit sur l’oscillation entre le miroir multidimensionnel, multisensoriel de l’expérience vécue en groupe et le miroir matériel, bidimensionnel que constitue pour chaque participant la feuille de papier placée devant lui, qui localise la pensée, lui donne un lieu de précipitation et de persistance à partir duquel elle pourra rebondir, un lieu d’archivage aussi.
6 Cette oscillation entre la volatilité de la parole et la « demeurance » de l’écriture, entre la proximité – parfois envahissante – de la première et le retrait protecteur que la seconde autorise, entre les échanges verbaux et les échanges matériels (d’outils, de textes, de livres…) construit une réalité incertaine, inobjective (dans le sens où elle est à tous et à personne), réalité groupale, transitionnelle à l’articulation de l’intrapsychique et de l’intersubjectif et faite de cosensorialité et de communauté rythmique.
7 Participe aussi à cette construction l’oscillation entre les deux médiations. En effet, le refuge dans l’écriture permet parfois de se protéger des effets intrusifs de la mise en groupe, tandis que l’appui sur le groupe permet de soutenir l’émergence en soi de « l’inattendu » déclenché par le travail d’écriture.
8 Le récit de groupe invente cette réalité intermédiaire à travers une fiction qui souvent s’articule à certains récits collectifs fondateurs : contes ou mythes. Je rapproche le récit de groupe de la rêverie et du « raconter » maternels dans leur fonction contenante et élaborative de certains éprouvés corporels et sensoriels que l’enfant ne peut se formuler et mettre en forme lui-même. À l’instar de ces derniers, il traiterait le réel insignifiable en le transformant en une réalité pensable et acceptable parce que partagée par tous. Il permettrait ainsi la figuration et la métaphorisation des éléments non pensés mais simplement perçus que la mise en groupe a fait resurgir, mettant en travail « l’impensé corporel » (D. Anzieu) à travers le (ré)accordage des affects et des mots.
9 Le récit de groupe, mis en perspective par le sujet de l’écriture et sous-tendu par un fantasme organisateur, ramasse par le jeu des identifications projectives croisées les morceaux épars de l’expérience, les dramatise et les inscrit dans une trame narrative à la fois contenante et ouverte qui fonde la réalité groupale dans la mise en scène d’une expérience partageable. Au pur subir traumatique le récit substitue une réalité fictive (dans la mesure où elle est construite) qui n’est plus celle d’une blessure individuelle indicible, mais, comme le dit A. Artaud, d’une « blessure de groupe » à la fois mise en paroles et mise en traces. C’est sur ce récit collectif que plus tard chacun pourra fonder sa propre réalité psychique, taillant dans l’étoffe groupale son récit personnel.
10 Je vais essayer de montrer comment le récit de groupe à travers les fictions qu’il construit donne une réalité psychique groupale aux éléments traumatiques et sert de socle à la naissance progressive des subjectivités.
11 La mise en groupe a des allures de cataclysme plus ou moins violent : le rapproché physique et émotionnel qu’entraîne la situation met les participants dans des proximités dissolvantes, les livre à des regards absorbants ou absents, à des silences glacials, à des émotions explosives, à des paroles effractives. L’espace est envahi d’éprouvés et d’agirs. Guy manifeste son angoisse par des débâcles intestinales qui parfois l’empêchent de participer aux séances, ou s’en protège en s’enfermant dans ses théories délirantes sur l’intelligence artificielle et un type d’enseignement fondé non pas sur la parole et l’écrit mais sur la transmission de pensée. Lydie se sent enfermée et en butte à des regards insistants, se dit incommodée par des odeurs nauséabondes qu’elle est la seule à percevoir et auxquelles elle cherchera à échapper en ne venant pas à certaines séances.
12 Mourad, lui, s’absente par l’intérieur, en ressassant mélancoliquement son incapacité et en la manifestant par un effondrement corporel. Mison retourne sa crainte d’être envahie en envahissant le groupe d’une plainte hémorragique qui mêle des vécus dysmorphophobiques aux échos de la discorde familiale permanente dans laquelle elle dit être prise.
13 Abdel tient tout le monde en haleine en jouant les funambules au bord du cadre, absent quand on l’attend, présent quand on ne l’attend plus, ou au bord de la consigne, évoquant complaisamment ses tentatives de suicide lorsqu’il faut écrire, proposant d’écrire avec son sang quand les autres s’engagent dans la parole.
14 Les premiers récits évoquent un monde sans limite, noyé de brume, peuplé de formes improbables, de lémures, de spectres ou un monde inhabitable dans lequel la mer devient visqueuse et lentement se solidifie, soudant entre eux les continents. D’autres fois au contraire les plaques continentales s’entrechoquent, les volcans crachent leurs entrailles, la mer se déchaîne et engloutit tout. Ne reste alors que la nostalgie d’un continent effondré comme l’Atlantide. Ces paysages qui passent de la pétrification à la liquéfaction, de la glaciation à la fournaise donnent forme aux angoisses agonistiques réveillées par la mise en groupe. L’évocation d’un jardin suspendu au-dessus du désastre est la première figuration de l’enveloppe groupale naissante et de ce surplomb salvateur que procure l’écriture.
15 Ce premier temps de l’aventure collective est marqué au sceau de l’inquiétante étrangeté ; la lutte contre l’indifférenciation et le débordement pulsionnel génère des formes littéraires qui ressortissent au fantastique. Surgissent des personnages composites comme le monstre de Frankenstein, patchworks incertains d’organes empruntés à différents corps et curieusement assemblés, faits comme l’écrit collectif « de parties périmées, acquises, anciennes, déséquilibrées » à la manière du cyborg, montage savant d’organes et de composants électroniques, ou de l’ornithorynque, animal bien réel mais qui paraît emprunter à différentes espèces. Ces figures composites inquiétantes par leur monstruosité et parfois aussi par leur fragilité sont à l’image de ce groupe en voie de constitution. Ce sont les premières représentations de la réalité groupale en train de se construire à partir des parts de soi que chacun cède à l’ensemble.
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Un jeu d’écriture connu, que propose Lydie va mettre en travail le sentiment de perte d’identité. « Si j’étais »… qui donne les variations suivantes :
- « Si j’étais un animal, je serais un ornithorynque » (Guy) ;
- « Si j’étais un cyborg, je serais désorienté » (Abdel) ;
- « Si j’étais un cyborg, je m’achèterais une âme » (le stagiaire) ;
- « Si j’étais un crayon, j’écrirais, si j’étais une feuille, on écrirait sur moi » (Mourad).
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La réalité groupale s’esquisse à travers ce récit collectif composé selon le principe de l’écriture tournante (chaque césure marquant le changement de narrateur).
Ce récit qui a préalablement pris appui sur la définition que le dictionnaire donne de l’ornithorynque rassemble des vécus sensoriels épars et par-delà les articulations syntaxiques incertaines les unifie dans une forme authentifiée par la qualité d’un regard. Au fil des séances, le groupe vient progressivement se représenter dans les textes.« Si j’étais un ornithorynque, je me sentirais bien seul / ne sachant si je suis un oiseau, un mammifère ou un poisson / mais je sens que je vis / à vous de dire qui je suis / regardez mes yeux / et nous allons faire connaissance / ça dépend du point de vue que vous adopterez. »
18 On pourrait dire du récit groupal qu’à la fois il raconte et invente la manière d’être ensemble, il crée une culture commune à laquelle chacun va se sentir appartenir et qui fera office de fondation.
19 Il y a un véritable style du récit de groupe (selon justement les groupes) qui se construit au travers d’une certaine rythmicité, au gré des oscillations, entre le retrait narcissique et l’ouverture à l’autre, entre le vécu d’effondrement et l’appui : on peut dire que le processus de différenciation est essentiellement rythmique. La chaîne associative à la fois verbale et écrite tisse le récit en générant des formes narratives surprenantes à l’égard desquelles chacun est obligé de se situer, soit en les refusant, soit en les saisissant comme relance de sa création. Par le jeu des identifications projectives croisées, chacun dans la chaîne est à la fois porteur d’éléments inélaborés, informes, dont il se décharge sur les autres, et porteur d’éléments de signification qui vont être utiles aux autres. Chacun propose des esquisses de sens que les autres vont formaliser, transformer en représentations, en les associant à des références culturelles partagées par l’ensemble.
20 R. Barthes (1964, p. 1169) a insisté sur ce soubassement collectif du travail créateur : « Le sens d’une œuvre (ou d’un texte) ne peut se faire seul ; l’auteur ne produit jamais que des présomptions de sens, de formes si l’on veut et c’est le monde qui les remplit. Tous les textes qui sont donnés en sont comme les maillons d’une chaîne de sens, mais cette chaîne est flottante. » La phrase d’A. Rimbaud placée en exergue, « on devrait dire on me pense », exprime ce fond de réalité groupale à l’origine de toute création singulière.
21 Dans l’élaboration de ce récit de groupe l’attitude et le mode de présence des animateurs-thérapeutes sont essentiels. Deux d’entre eux se livrent aux jeux de l’écriture courante avec les participants en essayant de mettre en forme les émotions et les impressions que leur fait vivre l’expérience groupale.
22 La mise en œuvre de leur processus de pensée et de création sert d’étayage à celui des patients. Leur écriture a une fonction de miroir contre-transférentiel. Le troisième thérapeute n’écrit pas, il est garant du processus groupal qu’il soutient si nécessaire par ses interventions verbales. Cela consiste à souligner la dimension groupale des expressions individuelles. Celui qui parle ou celui qui écrit est toujours pour une part le porte-parole ou le porte-plume des autres. Cela consiste à souligner les convergences émotionnelles, les points communs par-delà les différences, à mettre en opposition dynamique les points de vue.
23 Le vécu de catastrophe qui, on l’a vu, s’actualise lors de l’instauration du cadre au début du groupe s’estompe progressivement au fil des séances, mais fait retour avec une moindre amplitude lors de toute rupture de cadre lié à une défaillance (départ inopiné d’un participant, absence d’un animateur, suppression d’une séance). Ainsi l’interruption provoquée par les vacances entraîne un vécu de persécution. Lydie a l’impression que le groupe (qui a perdu son enveloppe) est envahi par des bruits extérieurs, que des machines déchirantes nous menacent. Puis soudain elle ne retrouve plus la feuille sur laquelle elle avait commencé à écrire, elle s’exclame qu’on la lui a volée en regardant les animateurs d’un air soupçonneux, puis la retrouve. Le mini-drame dans et pour le groupe met en scène l’impression de préjudice provoquée par l’escamotage d’une séance. A contrario le récit de groupe va inventer un monde de machines qui ne s’arrêtent jamais et contrôlent tout, de cyborgs qui ne souffrent d’aucun aléa extérieur, ne dépendent de personne et changent eux-mêmes leurs organes défaillants. Si les angoisses agonistiques reparaissent elles trouvent désormais leur lieu dans l’écriture.
24 « On écrit des mots sur une feuille et puis ils s’envolent, le sens s’évade dans le contexte et se met à tout contredire au lieu de signifier quelque chose. » « Pour écrire il faut un stylo bien droit. Un stylo tordu écrit ce qu’il veut, et les mots s’effondrent en un petit tas d’aspect louche avant qu’on ait eu le temps d’écrire la moitié d’une phrase » (Guy). Dans l’instant Guy est alors le porte-plume de l’ensemble exprimant la catastrophe du sens à laquelle tous sont en butte.
25 Puis une discussion s’engage à propos du carré magique qui a la propriété de toujours donner la même somme quel que soit le sens dans lequel on additionne les chiffres qui le composent. Mourad aussitôt en recopie la définition dans le Dictionnaire des symboles. « Le carré évoque dans ses strictes limites le sens du secret et du pouvoir occulte, il est un moyen de capter un pouvoir. »
26 Cette figure protectrice et magique va nous accompagner pendant plusieurs mois. Mourad en sera le porteur et la fera resurgir chaque fois que l’intégrité du groupe sera mise à mal et menacée par la crainte d’un démantèlement. Elle est la représentation d’un groupe pérenne immuable, qui survit aux aléas qui le malmènent. Ce pouvoir d’évocation magique est ensuite attribué au langage lui-même. Il va être question de mots déguisés, friandises et jeux carnavalesques. Guy écrit : « Comme un masque, les mots montrent la réalité dont ils prennent la place… le temps d’un jour de carnaval… » Désormais, la métaphore pointe son nez, il est possible de jouer avec les mots, ils peuvent maintenir le lien, par-delà l’absence.
27 Le dictionnaire devient le représentant de la dimension protectrice et pare-excitante du récit de groupe : « Un dictionnaire se promenait déguisé en parapluie, ça lui plaisait beaucoup de protéger les gens des intempéries » (Guy).
28 L’image de la toile d’araignée est la métaphore du tissage groupal. Comme filet, elle retient, protège du vide, mais elle emprisonne et menace, une veuve noire guette ses proies. L’évocation de l’araignée conduira Lydie à parler de l’abandon dans lequel l’a laissée la mort de son père. La menace d’un groupe vampire, d’autant plus prégnante ce jour-là que deux participants sont absents, entraîne l’évocation d’une « petite redoute » où se mettre en sécurité et ne pas se laisser envahir. « C’est comme une carapace qu’on se fait malgré nous pour se protéger de certains mots », écrit Mison en parlant des intrusions maternelles qu’elle a eu à subir.
29 La réalité groupale s’invente au fil du récit à travers un balancement qui va de l’écriture collective à l’écriture singulière, du retrait à l’ouverture aux autres. C’est à partir de ce fond rythmique, de ce bercement, qu’un sens possible s’instaure ; Guy écrit ce jour-là : « Ça ne veut rien dire si on n’a pas le swing. »
30 Ce fond rythmique qui donne sa permanence à l’être fera retour sous une autre forme. Après une interruption de deux semaines due aux vacances, la séance de reprise s’inaugure avec l’évocation du sommeil, de l’insomnie dont Mourad découvre dans le dictionnaire qu’elle est nommée aussi « le sommeil veillant ».
31 Guy esquisse alors un début de récit : « Un soldat s’endort pendant qu’il est de garde et se voit sévèrement sanctionné. » Le thérapeute associe sur le groupe en sommeil deux semaines durant : « Que fait un groupe en sommeil ? À quoi rêve-t-il ? » Il se voit répondre vertement : « Vous n’avez qu’à lire le cahier de rêverie ! » Il s’agit d’un cahier mis à disposition de tous dans l’institution et qui en est comme le journal au quotidien et sur lequel certains membres du groupe avaient fait part de leur mécontentement. Puis Mison évoque son manque total d’idées, comme si la perte avait tout effacé. Elle se met à feuilleter alors ses textes anciens, en exhume un dans lequel il était déjà question de son incapacité à trouver le sommeil. Elle lit à haute voix et fredonne « sur l’écran noir de mes nuits blanches, moi je me fais du cinéma… » Lydie fait de même, mais le texte qu’elle retrouve ne lui plaît guère, mauvais souvenir, elle ne le lira pas, et puis si ! Elle avait écrit : « J’ai l’impression que tout le monde est contre moi. » Elle n’aime pas cette image retrouvée d’elle, alors elle lit un autre texte émouvant qui met en scène le vieillissement de sa mère, les rides qui se creusent… l’abandon où la plongerait sa mort ; elle serait seule alors, puisque son père, lui, n’est plus là.
32 Guy invente alors des ordinateurs qui ne dormiraient jamais, monde sans sommeil, monde perpétuellement en éveil, qui ne connaît pas la pause, l’arrêt. Solution omnipotente et déshumanisée qui fait retour et permet de faire l’économie du désespoir. Puis Mison évoque la petite fille aux allumettes d’Andersen, son destin tragique : livrée au froid, elle regarde les gens lovés dans leur intérieur douillet, la dernière allumette qui s’éteint, elle meurt dans un laisser-aller quasi hallucinatoire… figure extrême de l’abandon et de l’indifférence des autres.
33 Ce conte devient alors objet culturel commun, le groupe s’en empare, l’histoire se transforme, un passant tente de réanimer la petite fille, non il est trop tard, elle est morte. Triste histoire pour les enfants !… Non décidément on ne la laissera pas mourir !… Finalement, elle mourra ! On voit là comment la rupture du cadre que provoque la suspension momentanée du groupe entraîne un vécu d’effondrement, des angoisses d’abandon, de mort que l’écriture permet de figurer.
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Désormais la catastrophe n’est plus irrémédiable mais devient la première strophe du poème collectif qui se déploie. L’effondrement impensable fait place aux représailles contre les thérapeutes défaillants, qui s’incarnent dans la double image d’une mère traumatisante par défaut (celle qui laisse mourir la petite fille de froid) ou par excès (la veuve noire intrusive et meurtrière). Mourad fredonne « si maman si… ». La chansonnette cette fois-ci conjure la solitude et l’abandon. Le texte collectif qui s’écrit exprime avec netteté la dimension apaisante, rassurante des histoires qui apprivoisent la nuit.
L’absence des thérapeutes devient pensable, se formalise dans une scène primitive, quand ils ne sont pas là ils sont ailleurs, occupés ailleurs. Et leurs occupations avivent la curiosité, affûtent la créativité groupale sur fond d’identifications réciproques et de rivalités. Mourad s’exclame qu’on lui a pris des textes mais pour ajouter aussitôt que c’est la preuve qu’ils ont de l’intérêt. Lydie déclare qu’elle a eu la même idée que l’animatrice et au même moment. Mison s’empare de la plume de cette dernière qu’elle trouve meilleure que la sienne, ensuite elle lui emprunte systématiquement ses textes pour y adosser sa propre écriture. Mourad, reconnaissant, dit que c’est Guy qui lui a passé le « carré magique ». Le groupe redécouvre l’enfance de la langue, joue avec la matérialité sonore des mots, ces première syllabes qui dans leur redoublement et leur réversibilité ont composé cette houle portante dont la parole de l’enfant a lentement émergé.« Quand j’étais enfant, je dormais avec ma sœur / nous nous racontions des histoires et on rigolait bien / avant de dormir on se racontait des histoires assez longues / nos parents rigolaient dans la pièce d’à côté. »
35 Ce jeu se prolongera ensuite dans la proposition faite par Guy d’inventer des mots et d’en donner la définition.
36 J’ai particulièrement retenu cette définition : « Emberlifitricoter : mélanger et nouer les fils de son tricot. » C’est là une belle définition de l’écriture dans sa fonction de reprise et du travail de nouage relationnel qui s’opère au sein du groupe.
37 À la suite, Mourad ajoute, désolé : « Moi, je ne sais pas tricoter, mais il paraît que ça s’apprend. » À quoi le premier répond : « On peut aussi tricoter des poèmes avec le fil des mots. Si les vers sont bien réguliers avec des espaces de sens, c’est une dentelle poétique. »
38 Ces espaces de sens sont la marque des absents au sein du groupe, la preuve qu’ils en sont partie intégrante et sont représentés dans le récit collectif. Ils ne sont plus seulement la cause d’une catastrophe indicible, mais l’objet du récit. On leur en veut, on les attaque à coup de stylo-bille (plume trempée dans le fiel de certains critiques acerbes et redoutés). On les évoque, on les convoque au gré des mots, ils n’auront plus désormais le dernier mot.
39 Les textes collectifs déclinent ensuite des plaisirs simples mais gorgés de sensorialité : l’immersion dans un paysage auquel la rêverie donne sa tessiture et une étrangeté poétique : « Le rire lève le brouillard / le soleil nous éclaire l’esprit / que la montagne est belle / petit croissant de lune croustillant savouré sur un banc / à l’ombre d’un peuplier / des grenouilles vertes et jaunes sautent par la fenêtre de la chambre / quel boucan. »
40 L’épuisement hémorragique du début fait place à la fatigue : « Une fatigue grosse comme une marmelade sur une biscotte qui nous écœure… », écrit Lydie. C’est la fatigue qui fait suite à l’effort accompli par tous pour appréhender le réel et le symboliser. La réalité groupale s’incarne à travers cet amarrage sensoriel et métaphorique.
41 L’écriture en groupe a une dimension essentielle, nourricière et fondatrice. Elle favorise l’étayage, le prêt-à-penser, ou le pousse-à-penser, chacun ressourçant son propre narcissisme à celui des autres ou à la part narcissique déléguée au groupe, chacun trouvant chez l’autre des motifs organisateurs de son propre « incréé », une relance de ses capacités associatives en panne.
42 Chacun alternativement se trouve dans la chaîne en position d’accueillir le texte de l’autre, de s’y reconnaître ou non, de l’accepter ou de le refuser, de le prolonger ou de le détourner, puis d’adresser le sien. Le texte qui passe de main en main et se tisse au fil d’ajouts successifs revient à celui qui l’a initié ; celui-ci le conclut s’il peut, lui donne un titre s’il veut et ainsi se l’approprie. Il en devient l’auteur et c’est lui qui le plus souvent le lira à haute voix le moment venu. Le résultat la plupart du temps laisse à désirer et prêtera à discussion, après la lecture des textes en fin de séance.
43 Chaque participant dispose d’une pochette à son nom dans laquelle il range ses écrits. Les textes collectifs deviennent la propriété de celui qui les a initiés et conclus, qui aura essayé de donner à ce patchwork, pas toujours évident, son unité en le lisant à haute voix. Moment d’illusion fécond où la singularité s’affirme et s’érige à partir des matériaux communs. On ne peut alors s’empêcher de citer Freud qui dans Psychologie des masses et analyse du moi affirme : « On ne saura jamais ce que le penseur ou le poète isolés doivent aux mutations de la foule dans laquelle ils vivent ni s’ils font plus qu’achever un travail psychique auquel d’autres ont simultanément collaboré. »
44 J’ai indiqué que la réalité groupale se construisait à travers le balancement entre participation et retrait. Mais les attitudes de retrait n’ont pas le même sens selon qu’elles se situent au début ou à la fin de l’aventure. Lors de la mise en groupe, en effet, elles sont une défense contre les craintes d’envahissement et d’indifférenciation. Vers la fin de l’aventure, elles sont une manière de s’individuer en construisant sa propre réalité interne à partir de celle du groupe. Ce mouvement d’individuation entraîne d’ailleurs la réapparition, mais amortie, d’angoisses catastrophiques. Guy par instants se montre lointain, réfugié dans l’omnipotence, il parle d’un garçon qui n’oublie rien sauf l’oubli. Mison de nouveau envahit le groupe de ses récriminations, Mourad paraît de nouveau effondré, marmonnant qu’il n’a plus d’idées. Lydie, en revanche, passe une séance presque entière à compulser ses anciens textes, elle réalise qu’elle est dans le groupe depuis deux ans bientôt, elle s’étonne de certains passages, n’aime pas l’image que parfois ils lui renvoient. La pochette qui jusque-là n’avait souvent été qu’un lieu de dépôt devient archives à partir desquelles le temps se déploie, une histoire se retrace. Mourad se met lui aussi à compulser son dossier. Mison réclame un livre qu’elle puisse recopier. Guy va lui en chercher un : L’Anthologie de la poésie française, elle s’apaise en copiant un poème.
45 En fin de séance, au moment de la discussion, Lydie dit préférer désormais écrire seule parce que « ça permet de s’exprimer de façon plus personnelle », mais reconnaît qu’écrire avec les autres lui a fait découvrir des choses. Le texte qu’elle lit après avoir parcouru l’ensemble de ses manuscrits est comme une récapitulation : « Avant mon écriture était raide, je faisais ce qu’on me disait, maintenant elle est plus ronde plus souple parce qu’on se laisse bercer par les mots des autres. On fait son meil des mots des autres », écrivant sommeil au lieu de son miel. Son lapsus marque bien ce que le récit de groupe lui a procuré comme ressource, comme fond de sécurité propre à soutenir la rêverie.
46 Mourad, à l’étonnement de tous, fredonne ce qu’il a écrit : « Ce matin, le lapin a tué le chasseur ! », il s’interrompt et ajoute goguenard : « Non ça n’est pas ça, j’ai seulement écrit : “Ce matin, j’ai du mal à écrire…”, et puis j’ai recopié la définition d’écrire : trouer, inciser, graver quelque chose qui marque, qui a une réalité, de la valeur, une beauté. »
47 Le groupécriture est un voyage collectif au long cours qui permet à chacun de construire son for intérieur à partir des emprunts faits aux autres. Cela passe par une immersion prolongée dans la matière groupale et langagière, dans ce que Freud appelle « la substance commune », puis par l’appui sur le récit de groupe qui sert de matrice et de trame à la naissance de sujets singuliers. L’appropriation subjective se fait d’abord dans l’illusion d’être l’auteur de textes qui en réalité sont foncièrement pluriels puis dans la capacité d’écrire seul en présence des autres, à travers une écriture qui les absente. Chacun expérimente peu ou prou cette position de retrait. Lors des dernières séances, Mourad la manifestera par exemple en refusant un jour d’écrire, se contentant dans un mouvement d’identification au thérapeute principal de fournir des idées aux autres, de leur prodiguer des conseils, revendiquant sa place d’ancien du groupe. L’émergence d’une réalité psychique personnelle sera manifeste à travers notamment des brefs récits de rêve :
48 Lydie : « J’ai rêvé de mon père mort, il était debout dans ma chambre, il ne disait rien, mais j’ai l’impression qu’il me protégeait. »
49 Mourad décrit avec humour une sorte de rêve-gigogne : « J’ai rêvé que dans le rêve j’avais trouvé un travail et que dans la réalité j’allais réclamer mon salaire. »
50 Guy écrit : « Je me souviens d’abord d’un mot que je ne comprends pas, puis une voix qui chantonne, enfin un visage flou ou dessiné à gros traits. »
51 N’est-ce pas une manière de dire qu’avant d’avoir une signification, le sens est l’indication d’une direction, le déploiement d’un rythme fondateur qui associe l’évanescence du chant à la permanence d’une trace et esquisse le portrait de cet interlocuteur intérieur [2] qui atteste de l’émergence d’une subjectivité ?
Bibliographie
Bibliographie
- Barthes, R. 1964. Essais critiques, Paris, Le Seuil.
- Cadoux, B. 1999. « L’atelier d’écriture comme lieu d’émergence du sujet », chapitre IV dans Écritures de la psychose, Paris, Aubier, p. 170-213.
- Eliade, M. 1976. L’épreuve du labyrinthe, Paris, Belfond.
- Ferenczi, S. 1934. « Réflexions sur le traumatisme », Psychanalyse, n° 4, Paris, 1982, Payot, p. 139-147.
- Freud, S. 1921. « Psychologie des masses et analyse du moi » L5-83 dans Œuvres complètes, XVI, Paris, puf.
- Freud, S. 1985. « Le créateur littéraire et la fantaisie » dans L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard.
- Kaës, R. 1994. La parole et le lien, Paris, Dunod.
- Kaës, R. 1999. Les théories psychanalytiques du groupe, Paris, puf, coll. « Que sais-je ? », n° 3458.
- M’uzan de M. 1977. « Aperçus sur le processus de la création littéraire » dans De l’art à la mort, Paris, Gallimard, p. 3-27.
Notes
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[*]
Bernard Cadoux, psychologue clinicien, chargé de cours, Université Lumière Lyon 2, 39 montée du Gourguillon, 69005 Lyon.
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[1]
S. Ferenczi décrit la fonction traumatolytique du rêve par un double niveau de rêve dont le premier est une pure répétition du traumatique sans représentation et dont le second est une tentative d’élaboration. S. Ferenczi, Psychanalyse, t. IV, p. 142.
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[2]
On peut considérer l’« interlocuteur intérieur » comme une déclinaison possible de la notion de « public interne » telle que la propose Michel de M’Uzan (1977).