Notes
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Jean-Pierre Pinel, Université Paris-xiii, ufr lshs, avenue J.-B. Clément, 93430 Villetaneuse.
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Sylvie Morel, Cinésis, 4 place Championnet, 38000 Grenoble.
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Au cours d’une même séance d’intervention, on peut observer la succession de phases de désorganisation et de réorganisation dans certaines équipes institutionnelles qui ont élaboré un mode de fonctionnement suffisamment fluide. En revanche, ce qui fait symptôme, c’est l’inaptitude de l’ensemble à tolérer ces mouvements de déliaison-relaison, soit en surinvestissant des liaisons figées, soit en privilégiant une dissociation radicale.
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Bion a examiné une forme particulière, une version de ce présupposé de base, que l’on peut qualifier de forme perversifiée, à savoir le rapport Idée nouvelle/establishment.
1 Notre propos se centrera sur l’exploration du travail de l’intersubjectivité s’imposant à une équipe soignante confrontée aux différentes expressions de l’autisme et de la psychose infantile. Nous développerons une analyse des défenses paradoxales et des mécanismes d’anti-processualité, conscients et inconscients, mobilisés pour contenir une catastrophe groupale-institutionnelle incorporée par l’ensemble. Cette exploration s’appuiera sur l’analyse d’une intervention clinique institutionnelle conduite dans un hôpital de jour accueillant des enfants autistes et psychotiques.
2 Les hypothèses ordonnant la démarche méthodologique et l’analyse théorique peuvent être formulées de la manière suivante. Les équipes institutionnelles confrontées à des sujets présentant de graves troubles de la symbolisation ont à affronter des mécanismes de déliaison qui suscitent un mode de fonctionnement collectif aspiré vers l’homologie fonctionnelle (Pinel, 1989). Cette homologie est à la fois nécessaire en ce que les praticiens ont à s’identifier aux contenus des identifications projectives injectés par les patients pour établir une relation thérapeutique, mais elle peut s’avérer pathologique lorsqu’elle abolit tout écart ou différenciation. Ainsi, dans certaines conditions groupales et institutionnelles, les aménagements psychotiques et autistiques vont-ils solliciter une forme d’engrènement (Racamier, 1990) telle que la pathologie se répercute sans butée à l’intérieur de l’équipe instituée en délitant les liens et les cadres personnels, groupaux et institutionnels. Dans ces configurations, la pathologie psychotique et autistique tend à devenir l’organisateur central de l’économie institutionnelle.
3 Dès lors, l’intervention aura à prendre une double fonction : directe, en ce que l’analyse et l’élaboration des mécanismes de déliaison traversant l’équipe permet de rétablir des liens plus vivants et d’ouvrir sur un mode de fonctionnement moins destructeur, mais aussi indirecte en soutenant les fonctions thérapeutiques de l’ensemble. L’analyse des effets de résonance produits par les économies autistiques et psychotiques sur l’équipe instituée permet d’accéder à la compréhension de certaines singularités méta-psychologiques qui demeureraient difficilement accessibles, voire irreprésentables sans le recours à cet intermédiaire. Parallèlement, cette analyse ouvre sur une meilleure compréhension quant aux conditions de déploiement d’un travail psychique intersubjectif étayant les pratiques soignantes. Avant de développer ce système d’hypothèses, il convient de définir l’objet de l’intervention en spécifiant certains points théoriques.
L’objet de l’intervention : l’équipe soignante instituée
4 En appui sur le modèle proposé par Bion (1961), nous pouvons définir l’équipe soignante comme un groupe de travail organisé autour d’une tâche primaire prédéterminée par l’institution. Il s’agit donc d’une formation intersubjective ayant à appareiller des systèmes de liens et différents registres du fonctionnement psychique pour créer des représentations de buts suffisamment partagées. Or, Bion a montré que tout groupe rationnel est traversé par un courant émotionnel constitué d’éléments archaïques qui présentent la caractéristique de se combiner entre eux sous la forme de présupposés de base (p.b. : dépendance, attaque-fuite et couplage). Dans les institutions accueillant des sujets psychotiques, le groupe de base est particulièrement sollicité par les matériaux archaïques issus de la pathologie. Ces matériaux (des éléments ß au sens de Bion) sont constitués d’impressions sensorielles, de perceptions internes diffuses, d’éléments faiblement psychisés où le corporel et la pensée sont agglutinés. Ces matériaux bruts auront à être contenus, qualifiés et transformés pour former l’ombilic du processus soignant.
5 Dans la continuité des travaux de F. Duparc (1995) et B. Duez (1999), nous considérons que les présupposés de base sont au groupe ce que les fantasmes originaires sont au sujet singulier : des matrices pour la pensée et un mode de traitement de la violence originaire. Le travail de l’appareillage psychique groupal (Kaës, 2000) consiste précisément à constituer une trame fantasmatique offrant à chacun et à l’ensemble la possibilité de penser l’origine et de s’inscrire dans une temporalité. En considérant la corrélation entre fantasmes originaires et p.b., nous pourrions notamment articuler fantasme de séduction et dépendance, castration et attaque-fuite, scène primitive et couplage. Chaque p.b. serait ainsi l’expression groupale d’un fantasme originaire et d’une relation d’objet partiel, témoignant d’une modalité particulière du lien : autoconservation pour la dépendance, opposition et dégagement de la confusion pour l’attaque-fuite, accès au désir de l’objet et à l’altérité pour le couplage. Chaque p.b. peut prendre une valence progrédiente ou régrédiente : parasitisme ou désir de l’autre pour la dépendance, destruction des liens ou différenciation pour l’attaque-fuite et scission (voire fragmentation) ou création pour le couplage.
6
Pour parvenir à se constituer comme un groupe de travail, apte à apprendre par l’expérience, et ainsi mobiliser un processus d’élaboration, les membres de l’équipe auront à constituer et à perlaborer ces p.b. On peut penser que cette perlaboration, toujours relative et partielle, vaut pour le groupe ce que l’intégration œdipienne vaut pour le sujet singulier. Or, ce processus peut être immobilisé à chacun des niveaux décrits par Bion. Nous aurions ainsi, et nous sommes là évidemment trop schématiques, quatre grandes formes de fonctionnement dans les équipes instituées :
- la prévalence du groupe de travail sur le groupe base autorisant le travail de la pensée et de la perlaboration, mais favorisant le risque d’un fonctionnement obsessionnalisant car trop coupé des racines pulsionnelles ;
- la domination du groupe base sur le groupe de travail, associée à des ruptures de la pensée et à des mouvements régrédients de repli sur l’imaginaire groupal ;
- l’immobilisation du groupe sur une p.b. exclusive, figeant l’ensemble sur une modalité particulière de liens (notamment la dépendance) et générant un fonctionnement idéologique qui entrave les possibilités de décentrement et de créativité ;
- et, enfin, l’impossibilité d’accéder à une véritable combinaison des phénomènes protomentaux. La déliaison interdit la constitution de formations fantasmatiques : les p.b. qui surgissent dans une version archaïque sont systématiquement attaquées. La disqualification des processus fixe le groupe dans un mécanisme bouclé d’auto-engendrement/désengendrement (Racamier, 1985).
Présentation du dispositif d’intervention clinique
7 Nous serons ici très brefs, pour nous limiter à l’essentiel, le dispositif ayant été présenté de manière détaillée par ailleurs (Pinel, 1996). Sollicités par la surveillante du service, nous avons organisé une première rencontre destinée à apprécier la demande de l’équipe et notre capacité à offrir une écoute et un dispositif d’analyse clinique. Dès cette première rencontre, nous serons saisis par la massivité de la déliaison et la crudité de la violence en résultant : la souffrance est pointée par chacun des praticiens. Il apparaît dans les propos : une impossibilité d’échanger sur les pratiques, une disqualification mutuelle et généralisée, une confusion entre parole et acte et la récurrence des passages à l’acte. En contrepoint, cette équipe est constituée de praticiens formés, en nombre important, désireux d’engager un travail d’analyse et de réélaboration collective. L’engagement de chacun dans l’intervention est ainsi clairement énoncé. Il est ici à noter que, malgré l’importance de la destructivité, cette équipe a su mobiliser chez nous le désir de répondre à la demande.
8 Le dispositif proposé est celui d’une intervention clinique auprès d’une équipe instituée ; il vise à créer les conditions pour que l’équipe crée un néo-cadre conteneur (Kaës) suffisamment décalé des dispositifs habituels pour permettre un mouvement de déprise-reprise de ce qui s’avère jusque-là non métabolisable. Les coordonnées du dispositif, visant à introduire un premier écart différenciateur, sont les suivantes : une réunion mensuelle d’une durée de trois heures (entrecoupée d’une pause de vingt minutes) est organisée à jour fixe, elle réunit l’ensemble des professionnels qui ne sont pas régulièrement en congés afin de comprendre ce qui se produit dans l’équipe instituée. La règle formulée est celle de la libre parole, limitée par le caractère institutionnel de la situation. Cet aménagement de la règle est destiné à exercer une fonction de limite et de pare-excitation externe, en soutenant indirectement la différenciation entre parole, pensée et acte. Cette disposition est particulièrement fondée dans les équipes prises dans une indifférenciation archaïque de l’ordre du « tout dire et tout faire toujours ensemble ».
9 Chaque séance d’intervention fait l’objet d’un temps de reprise, durant lequel nous procédons à une analyse croisée de nos contre-transferts. Ces analyses font l’objet d’une réélaboration groupale lors de séances mensuelles de supervision collective effectuées avec les membres de notre association d’appartenance. Cette instance vise notamment à élucider les aspects institutionnels mobilisés par la démarche d’intervention, c’est-à-dire à élaborer notre contre-transfert sur l’institution.
Les phases essentielles de l’intervention
10 Dès les premières séances de travail, l’indifférenciation apparaît massivement. L’équipe est régie par une confusion extrême, le chaos affecte l’ensemble, aucun organisateur ne semble autoriser le tissage de liaisons. Notre écoute est d’emblée déroutée, décontenancée. Les participants n’attendent plus rien de quoique ce soit ni de personne : un messie est déjà venu et il a abandonné l’équipe, l’opposition et la révolte ont été vouées à l’échec, l’équipe s’est battue contre des moulins à vent et c’est toujours pareil, rien ne change. Autrement dit, il apparaît que si chacun des présupposés de base a pu constituer un organisateur partiel et momentané pour l’équipe, il a été usé et détruit systématiquement. Il en a résulté une désillusion radicale, une désespérance affectant les idéaux singuliers et groupaux. Dès lors, nulle pensée, nulle théorie, nulle croyance commune ne peuvent être formées : l’équipe semble désemparée.
Indifférenciation, incestualité et désintitutionnalisation
11 Durant le premier semestre d’intervention, nous sommes confrontés à la violence d’une déliaison systématique, résultant d’une dédifférenciation majeure. Chacune des différences institutionnelles est rendue inopérante : les différences hiérarchiques, fonctionnelles, privé/professionnel, pensées/paroles/actes sont systématiquement désavouées. Les paroles sont destructrices et indifférenciées du pôle moteur : elles sont assenées comme des coups et ressenties comme telles par les participants. Toute parole singulière est associée au risque de s’exclure ou d’attaquer directement l’autre. Parallèlement à ces pensées-actes, le silence est insupportable. Travailler ensemble est vécu comme une promiscuité intolérable et en même temps il est impossible de se séparer. Aucun praticien ne peut se dégager du groupe-masse (enfants et équipe réunis) pour conduire une activité spécifique et différenciée. On repère une non-différenciation entre le vrai et le faux : toute parole se vaut et personne n’a à répondre de ses actes. La différence présence/absence n’est pas constituée : « On ne sait jamais qui est là et qui n’est pas là. »
12 Il en résulte une absence de limites, de fonction encadrante, un vécu global d’inanité et, partant, une profonde désymbolisation. La tâche primaire est soumise à des défenses drastiques : l’élaboration des modes de relation établis avec les enfants se voit massivement repoussée. Cela s’est traduit par la suppression des réunions d’échanges autour des enfants, l’absence de projets personnalisés et un vécu d’insécurité totale.
13 Ce mode de fonctionnement indifférencié et clôturant ne va pas sans évoquer une forme groupale d’incestualité, telle que celle décrite par Paul Claude Racamier pour rendre compte de relations familiales ou institutionnelles marquées par l’absence de différences des sexes et des générations d’une part, et par la prévalence de la séduction narcissique d’autre part. Or, pour l’auteur, l’incestualité constitue l’organisateur princeps des organisations pathologiques perverses et psychotiques. L’incestualité scelle un mode de relation narcissique dans lequel l’objet est maintenu dans un statut de non-objet, fétichisé, idéalisé et fécalisé qui est disqualifié dès lors qu’il tente de se séparer. L’incestuel présente la caractéristique de détruire la fantasmatisation, l’identité, la conflictualité et l’originaire.
14 Parallèlement, le fonctionnement de l’équipe s’accompagne d’une désinstitutionnalisation massive : on repère notamment une absence de règles communes régissant et différenciant les espaces, les temps et les actions. Les relations ne reposent sur aucune règle, on note l’absence d’invariants, voire de ritualisations, un seul interdit semble organiser l’ensemble : « On ne doit pas se séparer, on ne doit pas travailler seul avec un enfant. » Cet interdit indique clairement la menace d’un agir incestueux qui doit être constamment démenti par le regard du groupe sur chacun. D’où l’incapacité à réguler la distance psychique : vivre ensemble est insupportable, se séparer est impossible. Les rapports intersubjectifs sont désinstitués, majorant ainsi les angoisses primitives, notamment persécutives.
L’atteinte de l’Idée du Moi
15 C’est après six mois d’intervention que les professionnels commenceront à évoquer les enfants accueillis. Le premier cas choisi est celui d’une fillette dont les « hurlements de bête sont insupportables, surtout quand on ne la voit pas… Elle pousse des cris inhumains ». Les associations groupales sont confuses mais nous laissent entendre que la survie de cet enfant est menacée par une comitialité sévère et par l’agir d’un membre de sa famille qui aurait interrompu son traitement. Les professionnels s’interrogent sur leur positionnement et sur la question de l’obligation de soins. Cet enfant creuse profondément les différences humain/non-humain et vie/mort. Il renvoie l’ensemble, de manière radicale, à la question de l’Idée du Moi analysée par Fustier (1999) dans les institutions accueillant des sujets présentant des pathologies sévères. Le concept d’Idée du Moi, forgé par Racamier, est ce qui nous permet de reconnaître en autrui « la même pâte que la nôtre ». Habituellement, cette idée du Moi est inconsciente, c’est un organisateur institutionnel qui autorise une représentation de l’humanité du patient, analogue à celle des professionnels, et préalable à la reconnaissance de l’altérité. Dans le cas de ce service, les soignants témoignent dans une intense souffrance qu’une menace radicale pèse sur l’inter-identification, disqualifiant les rapports identité/altérité. Il en résulte une perte de la capacité à reconnaître dans l’enfant à la fois du même et du différent. Or, ici, cette identification fondamentale est non seulement mise en défaut et clairement démutisée (Fustier), mais elle ne peut devenir l’objet d’une reprise élaborative. L’absence de cadre institutionnel désétaie ce qui pourrait advenir comme l’organisateur d’une démarche de pensée et partant de projet.
Anti-processus, éternité et deuil expulsé
16 La fin de la première année d’intervention se centrera sur la question du rapport au temps et à l’histoire. Il apparaît clairement que le service fonctionne dans une annulation de la temporalité et de la mémoire. Les séances de travail ne laissent aucune trace : « On ne se souvient jamais de ce qui a été dit lors de la séance précédente, on est tous amnésiques. » S’adressant directement à nous, la responsable du service nous demande de tenir une fonction de mémoire auxiliaire. La faillite du préconscient de chacun est ici clairement repérable. Dès lors, la parole est sans effet car elle ne laisse aucun souvenir : « Parler, c’est radoter ; quoiqu’on dise, on se retrouve toujours au même point. » De l’histoire du service, ils ne peuvent se souvenir : la seule représentation possible est celle de la prématurité. Le service est né trop tôt, avant terme, avant d’être prêt à vivre et à se séparer du corps maternel. Le service est un avorton, un non-né ou, comme l’a écrit Jean-Bertrand Pontalis, un enfant des limbes (1998) : « Celui qui ne peut pas dire “moi”, qui a l’immense bonheur de n’être rien et de se créer indéfiniment. » Une forme d’éternité semble figer l’ensemble dans la commémoration d’un moment où un cadre institutionnel fut rêvé plus que construit et maintenu. Il y eut un temps mythique pour les fondateurs, reposant sur l’édification d’un couplage entre le responsable de service et le psychologue. Cela ne fut jamais possible et si un psychologue parvint à construire un cadre de travail, si un processus de travail fut engagé : « Il est parti et il a tout emmené avec lui. » La dépression n’a pu être élaborée et la haine s’est déversée sur les suivants. Après les présupposés de base dépendance et couplage, la venue d’un messie mobilisant probablement une forme de séduction narcissique, surviennent l’effondrement et le retour au chaos. Plusieurs psychologues tenteront de rétablir un cadre de travail mais il sera toujours inadéquat et détruit.
L’originaire évidé : l’auto-engendrement et le désengendrement
17 Nos interprétations quant au désir d’annuler l’histoire du service finirent par produire, outre l’agacement des plus anciens, une relative curiosité chez quelques nouveaux venus, dont les praticiens les plus engagés dans la demande d’intervention. En l’absence d’une transmission assurée par les anciens, les nouveaux se mirent en quête de découvrir une histoire institutionnelle passée sous silence. Fouillant dans les archives, leur recherche documentaire aboutit à la découverte… d’une enveloppe vide. Cette trouvaille, rapportée au groupe en séance de travail, demeura apparemment sans effet : ni étonnement ni regret, comme si cela ne concernait le groupe en aucune manière.
18 Ce groupe sans affect, sans mémoire et sans histoire renvoie frontalement à l’écrasement des fantasmes originaires. L’enveloppe vide révèle l’impossibilité de constituer des organisateurs groupaux pour la pensée. L’enveloppe vide est un anti-fantasme, un agir qui laisse toute la place à l’auto-engendrement. L’objet matériel évidé témoigne de l’absence d’un travail de deuil. Cet anti-deuil conduit à ce que la perte soit incorporée et non introjectée. La mise en échec du travail de la perte génère envie et destructivité dans une attaque contre les liens généralisée.
19 Malgré l’intensité d’un contre-transfert, soumis à rude épreuve et mobilisant une dépressivité envahissante, demeurait insistante la question des processus ayant ouvert à cet agir d’évidement. Si une hypothèse traumatique guidait nos temps d’analyse inter-transférentielle, l’équipe manifestait une résistance farouche à s’engager dans cette exploration. L’essentiel des échanges se centrait sur le manque de cadre institutionnel, l’impossibilité de travailler ensemble et le manque de direction (au double sens du terme).
La paradoxalité
20 L’effacement de l’origine et l’annulation de sa propre naissance en remontant le temps relèvent de la science-fiction ou du délire de filiation et débouchent sur la paradoxalité. Les travaux de l’école de Palo Alto, repensés dans une perspective psychanalytique, ont mis en évidence que le paradoxe est un mode de fonctionnement affectant les ensembles intersubjectifs (familles, groupes, institutions), mais aussi l’économie intra-psychique. Comme l’a montré René Roussillon (1991), la paradoxalité est l’indice même de la déliaison. Elle délie les différents niveaux d’organisation psychique : le montage pulsionnel, l’affect et la représentation. D’un point de vue topique, la paradoxalité réalise l’écrasement du préconscient et la dédifférenciation entre processus primaires et processus secondaires. D’un point de vue dynamique, elle interdit toute ambivalence et toute conflictualité. Elle démonte le principe de jugement et d’attribution, son modèle est : « Tout est dans rien et réciproquement. » Elle est fondamentalement destructrice de l’origine. Sa formulation princeps pourrait être la suivante : « Ma mère n’a pas eu d’enfants. » (Novarina, 2000). Autrement dit, le groupe dénie son existence en même temps qu’il demeure dans un auto-engendrement radical. Le fonctionnement de ce groupe, envahi par la paradoxalité, ne va pas sans évoquer celui des protistes. Cette métaphore, introduite par Freud (1920) et reprise par René Roussillon (1991) à propos de la réaction thérapeutique négative, décrit des organismes unicellulaires qui s’autodétruisent par une auto-intoxication liée à la production de leurs déchets, c’est-à-dire par défaut d’une différenciation des fonctions cellulaires. Dans le cas de ce service, l’indifférenciation généralisée produit une intoxication groupale telle que la psychose devient l’organisateur central de l’ensemble. Tout se passe comme si la psychose maintenait l’équipe dans un déni de la temporalité en fixant des mécanismes d’anti-deuil qui gèlent l’ensemble dans un originaire non subjectivable.
Les processus de reliaison
21 C’est au cours de la deuxième année d’intervention que nous pourrons noter une modification, d’abord ténue et fragile, affectant les processus groupaux. Cette transformation de l’économie groupale transitera par l’émergence de différenciateurs groupaux et institutionnels et l’accès à une reconstruction historicisante.
Les différenciateurs groupaux et institutionnels : l’avènement d’une équipe instituée
22 Le dégagement de l’emprise du groupe-masse, soudant dans un même ensemble compact les adultes et les enfants, supposera le recours à une première différenciation archaïque entre le dedans et le dehors, de l’ordre du clivage. Les instances externes, les responsables administratifs et médicaux sont décrits comme l’œil de Moscou à maintenir hors du service. Ce mécanisme de projection, rejetant le mauvais et le dangereux sur l’extérieur, permet d’accéder à une première représentation du bon objet commun à préserver.
23 Une deuxième différenciation, absolument capitale de notre point de vue, se développera à l’intérieur du groupe de professionnels, à savoir la différence anciens-nouveaux. Cet équivalent groupal de la différence des générations autorisera la création de fonctions et de pratiques différenciées. La déconstruction progressive du vocable de « soignant », qui maintenait la collusion, ouvrira sur une redéfinition des fonctions de chacun. Ainsi, les personnels de service, les éducateurs et les infirmiers, jusque-là englobés dans la masse, pourront-ils accéder à la spécificité de leurs pratiques et de leurs identités professionnelles. Les cadres du service (psychologue et surveillante) se verront du même coup conduis à redéfinir leurs fonctions institutionnelles. Ces transformations procèdent d’un appareillage des liens fondé sur la différenciation et non sur l’agglutinement, qui permettra secondairement de soutenir la séparation adulte-enfant. Des dispositifs de travail, tels que des réunions de synthèse et d’élaboration clinique, seront à nouveau institués. La formation d’une équipe, constituée de professionnels différenciés mais reliés par des dispositifs élaborés en commun, nous semble indiquer que le groupe de base peut parvenir à s’organiser comme un groupe de travail.
L’historicisation
24 Durant la dernière phase de l’intervention, les nouveaux exigeront des anciens, témoins ou acteurs de la fondation, une transmission de l’histoire institutionnelle et groupale. De ce long travail de reconstruction, il apparaîtra que chacun des anciens se trouvait en position de dépositaire partiel d’une fondation traumatique et fragmentée. Il ressortira de ce processus de reprise collective une succession de pertes inélaborées, prises dans l’origine de l’institution. Pour des raisons de discrétion, nous ne pouvons être plus explicites. Cependant, il est à pointer que les pertes originaires ont été encryptées : la fondatrice est devenue un fantôme. Son départ prématuré a maintenu à la fois la prégnance d’un Idéal ravageur car inaccessible et une zone de séduction entravant le travail de la perte et du renoncement. Le départ du psychologue messie est venu réactiver ces incorporats (Rouchy, 1998) mais aucune reprise élaborative n’a pu être mise en œuvre par le groupe. Ainsi, les processus de symbolisation de l’originaire et la figuration de la création du service et de son histoire se sont-ils trouvés gelés.
25 Ce n’est que lorsque ce travail de reconstruction, et de deuil du deuil (Roussillon), sera suffisamment affirmé que nous pourrons envisager de négocier le terme de l’intervention et engager un véritable travail de séparation.
Les opérateurs de l’intervention
26 L’analyse des processus mobilisés par cette intervention nous conduit à accorder une fonction centrale à l’analyse inter-transférentielle (Kaës, 1976) et plus particulièrement aux temps de reprise centrés sur notre contre-transfert institutionnel. Cette double élaboration nous a permis de survivre aux attaques incessantes contre la pensée, aux effets de la disqualification et des formations paradoxales. Notre fonction, au-delà de celle d’un contenant de l’ordre du sein-toilette (Metzler), a consisté à repérer et analyser cette paradoxalité désorganisatrice des liens groupaux, à soutenir les différenciations symbolisables afin d’ouvrir sur un processus d’historicisation. L’issue à la paradoxalité a dépendu tout autant de nos interprétations, destinées à requalifier les expériences émotionnelles et à élucider les alliances inconscientes mises en œuvre, que de nos propositions de certaines métaphores acceptables par le groupe. Ces métaphores ont pu être reprises et enrichies par les praticiens (vaisseau fantôme, Radeau de la Méduse, navire sans timonier, récits de mutinerie, traversée de tempêtes, rythme de croisière…) dans la constitution d’un objet trouvé-créé qui a permis un travail de reliaison dans le groupe, entre le groupe et nous, dans la succession de nos présences/absences.
27 Si les paradoxes incontenables sont le signe de la déliaison, ils constituent potentiellement le cœur de la transitionnalité : les phénomènes transitionnels se fondent sur la suspension temporaire des termes antinomiques et un travail de retournement de l’activité en passivité.
Conclusion : les rapports psychose-institution
28 Ce sont bien les liens entre psychose et institution qui font ici question. En effet, le service s’est constitué sur le mode d’un avorton, d’un non-né, qui présente un rapport d’homologie troublante avec la problématique de désengendrement propre à l’univers psychotique. L’avortement de l’identité du service s’accompagne d’une destruction des processus de symbolisation et d’un défaut de subjectivation de l’originaire qui nous paraissent exemplaires d’une homologie entre le fonctionnement institutionnel et la problématique psychotique.
29 Les troubles massifs affectant les praticiens au niveau de la pensée et de la communication, caractérisés par la fragmentation et la déliaison, sont à mettre en perspective avec l’absence d’une institutionnalisation des rapports intersubjectifs : elle repose sur l’impossibilité d’établir une communauté de renoncements (Freud). La clinique met ici en évidence que cette communauté de renoncements est à l’équipe instituée ce que le deuil originaire est à l’individu. Ce deuil raté entrave la constitution d’un contrat d’étayage et bloque la formation d’un groupe de travail fondé sur une véritable coopération. Les liens sujet-groupe-institution sont systématiquement détruits.
30 Ces remarques nous invitent à repenser le modèle proposé par Bion concernant les groupes et à adjoindre aux trois présupposés de base précédemment cités une quatrième dimension, centrale pour les groupes institués, à savoir la dialectique conservation-changement proposée par Fornari (1989). Ce présupposé de base nous paraît constituer, au-delà d’un marqueur des rapports de pouvoir, un organisateur des rapports entre cadre et processus [2], entre groupe et institution.
31 Il convient ici de souligner que l’intervention a permis de remanier progressivement cet organisateur. La position initiale, totalement envahie par la paradoxalité, a pu être progressivement réélaborée. Lors des débuts de l’intervention, le paradoxe se formulait ainsi : Il n’y a rien à espérer d’un changement puisque tous les changements ont été déjà expérimentés et que rien n’a changé. Autrement dit, plus on change, plus c’est pareil. La répétition s’avérait en elle-même traumatique et montrait le défaut radical de liaison, tant sur le plan intra-psychique qu’intersubjectif.
32 L’appui offert par le cadre de l’intervention a relancé les processus de liaison permettant à l’équipe de trouver-créer le paradoxe selon lequel changer suppose la nécessité d’invariants. L’élaboration du présupposé de base conservation-changement permet ainsi qu’un cadre symbolique, institué, soutenu par des dispositifs clairement définis, soit offert aux patients accueillis et aux praticiens eux-mêmes.
33 Pour conclure provisoirement, il apparaît que la psychose tend à déliter les différenciations et à désarticuler les rapports sujets-groupe-institution. L’exigence de travail psychique imposé à chacun des membres de l’équipe, et à la formation intersubjective qu’ils composent, consiste à réappareiller des systèmes de liens hétérogènes pour maintenir un cadre pour la pensée. Dans des conditions de différenciation et d’historicisation rétablies, l’équipe instituée constitue un dispositif potentiel de mise en figurabilité de ce qui se donne comme impensable dans la clinique directe. Autrement dit, l’analyse des mécanismes qui se déploient sur la scène intersubjective peut informer les praticiens sur certaines caractéristiques des mouvements intra-psychiques à l’œuvre chez les sujets qu’ils accueillent et, partant, leur permettre d’offrir un dispositif de soins plus vivant.
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Au cours d’une même séance d’intervention, on peut observer la succession de phases de désorganisation et de réorganisation dans certaines équipes institutionnelles qui ont élaboré un mode de fonctionnement suffisamment fluide. En revanche, ce qui fait symptôme, c’est l’inaptitude de l’ensemble à tolérer ces mouvements de déliaison-relaison, soit en surinvestissant des liaisons figées, soit en privilégiant une dissociation radicale.
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[2]
Bion a examiné une forme particulière, une version de ce présupposé de base, que l’on peut qualifier de forme perversifiée, à savoir le rapport Idée nouvelle/establishment.