Couverture de RPHI_201

Article de revue

Agir : un engagement « surrationnel ». (Auto)portrait de Canguilhem en résistant

Pages 55 à 68

Notes

  • [1]
    J’emprunte la notion de « surrationnel » à Jean-François Dagognet (2014, p. 24) qui définit la philosophie de Canguilhem comme un « “vitalisme rationnel” – mieux “surrationnel” (le “sur” signifie un clin d’œil au surréalisme qui a visé l’affranchissement du rapport au convenu et aux règles) ».
  • [2]
    Les références de l’ensemble des textes de ce fascicule sont regroupées ci-dessous, p. 69.
  • [3]
    Voir aussi son analyse de la trajectoire intellectuelle de Canguilhem (Engel, 2018).
  • [4]
    La droite normalienne se recrutait aussi principalement parmi les fils de la bourgeoisie de province (Rubinstein, 1989).
  • [5]
    Son cours de philosophie générale et de logique de 1941-1942 inclut une leçon sur la méthode au cours de laquelle il traite des « insuffisances du positivisme », critiquant autant Auguste Comte que les positivistes logiques de l’école de Vienne (Canguilhem, 2015, p. 65-79).
  • [6]
    Canguilhem avait lu Maurras, dont il cite Mes idées politiques au chapitre XII du Traité de logique et de morale (1939) rédigé avec Camille Planet (in Canguilhem, 2011, p. 903).
  • [7]
    On peut le supposer au vu de la référence explicite aux philosophes de l’existence dans un hommage que Canguilhem rend à Cavaillès en 1969 sur les ondes de France-Culture : « Actuellement, quelques philosophes poussent des cris d’indignation parce que certains autres philosophes ont formé l’idée d’une philosophie sans sujet personnel. L’œuvre philosophique de Cavaillès peut être invoquée à l’appui de cette idée. Sa philosophie mathématique n’a pas été construite par référence à quelque sujet susceptible d’être momentanément et précairement identifié à Jean Cavaillès. Cette philosophie d’où Jean Cavaillès est radicalement absent a commandé une forme d’action qui l’a conduit, par les chemins serrés de la logique, jusqu’à ce passage d’où l’on ne revient pas. Jean Cavaillès, c’est la logique de la Résistance vécue jusqu’à la mort. Que les philosophes de l’existence et de la personne fassent aussi bien, la prochaine fois, s’ils le peuvent » (Canguilhem, 2015, p. 770).
  • [8]
    Que Pascal Engel soit remercié pour ses remarques sur cet article, de même que les lecteurs anonymes qui l’ont évalué.

Pensée et action

1Dans son hommage funèbre à Jean Cavaillès, Georges Canguilhem tente de comprendre comment « le philosophe français le plus familier avec les théories logiques les plus pures de toute relation à la contingence d’un devenir extra-rationnel allait contribuer pour sa part, avec le sang-froid et l’audace conjuguée d’un homme d’action et même par moment d’un homme de main, à faire que quelque chose se passe dans le monde où nous vivons » (Canguilhem, 2015, p. 220) [2]. Il expose ici le paradoxe de l’opposition entre pensée et action, opposition prégnante dans les représentations de l’entre-deux-guerres en raison de l’expérience du premier conflit mondial, lequel avait « démocratisé » les normes de virilité auparavant réservées à l’aristocratie et aux militaires de carrière. Cette extension des normes viriles liées à l’action combattante à toutes les couches de la société renforçait, d’une certaine manière, l’effet de féminisation des trajectoires d’intellectuels, que leur activité hors du monde plaçait en position dominée par rapport à leurs pères et congénères tournés vers l’action industrielle ou politique (Boltanski, 1975 ; Sapiro, 2006).

2Ce sentiment d’infériorité des intellectuels face à l’action, et notamment l’action armée, se retrouve dans la Résistance, où s’établissent spontanément des hiérarchies selon le risque pris : degré de dangerosité des types d’action (participation à l’action armée vs. activité intellectuelle clandestine), précocité de l’entrée en Résistance (les premiers étant ceux qui ont pris le plus de risque), etc. (Douzou, 1995 ; 1997). Sous ce rapport, Canguilhem appartient comme Cavaillès à une minorité statistique. Peu nombreux sont en effet les intellectuels ayant pris les armes : Jean Cavaillès (Azéma et Aglan, 2002), Georges Canguilhem, Albert Lautman, Gilles-Gaston Granger, Jean Gosset, René Char, Jean Prévost, et quelques autres – Cavaillès, Lautman et Prévost y ayant sacrifié leur vie. La plupart de leurs confrères qui se sont engagés dans la Résistance se sont cantonnés à leur savoir-faire en mobilisant les armes de l’esprit dans un mouvement de Résistance civile en grande partie organisé par le Parti communiste français dans le cadre du Front national pour l’indépendance de la France à partir de juin 1941 (Virieux, 1995). Ce mouvement regroupait des intellectuels par spécialité : les universitaires furent pionniers, ayant fondé dès l’automne 1940 L’Université libre, les écrivains se rassemblèrent à l’été 1941 et fondèrent Les Lettres françaises ; suivirent les juristes, les médecins, les artistes et le monde du spectacle, lesquels ne parvinrent toutefois pas à recruter aussi largement que le Comité national des écrivains (Sapiro, 1999). Un tel constat pose la question du choix, qui se décline en deux volets : pourquoi choisit-on un camp plutôt qu’un autre ? Pourquoi choisit-on une forme d’action plutôt qu’une autre ?

Dispositions

3La philosophie de l’action individualiste et la sociologie de l’action rationnelle privilégieront des explications finalistes. On sait que la réflexion de Sartre sur la liberté de choix a été fortement marquée par l’expérience de la guerre (Sartre, 1943 ; Sapiro, 2006). Dans son hommage à Cavaillès, Canguilhem, en médecin et philosophe des sciences, ne choisit pas cette orientation, mais cherche des facteurs explicatifs du choix de Cavaillès qui sont clairement sociologiques et que l’on peut qualifier de « dispositions » dans le vocabulaire conceptuel de Pierre Bourdieu, lequel fut, ce n’est pas un hasard, l’élève de Canguilhem. Il faut préciser que, dans la théorie sociologique de Bourdieu (1979 ; 1980), la notion de « dispositions » s’oppose à la causalité mécaniste que la phénoménologie reprochait au behaviorisme : il avait en cela retenu la leçon de son maître, comme celle de Sartre (1938) dans sa réflexion sur les émotions. La théorie de l’habitus développée par Bourdieu repose sur l’idée que les dispositions éthico-politiques, intellectuelles et esthétiques acquises au cours de la socialisation primaire (familiale) et secondaire (scolaire) forment un système qui oriente – sans la déterminer entièrement – l’action et la vision du monde des individus, et qui est plus ou moins infléchi par la socialisation dans les champs professionnels. C’est cet éclairage qu’on va porter ici sur le choix de Canguilhem, en l’inscrivant dans un espace des possibles et des probables.

4Canguilhem met en lumière plusieurs facteurs explicatifs du choix de Cavaillès. En premier lieu, ce que Bourdieu appellerait l’habitus militaire familial. Lors de sa détention à Fresnes, selon des propos rapportés par Canguilhem, à la question qui lui était posée de savoir « pourquoi vous, professeur, intellectuel de grande classe, êtes-vous devenu agent de renseignement et chef de saboteur ? », Cavaillès aurait répondu : « Je suis officier, fils d’officier. Je continue la guerre avec les moyens à ma portée. Le reste, la politique, ne m’intéresse pas » (Canguilhem, 2015, p. 222). Cavaillès avait effectué son service comme sous-lieutenant dans une unité de tirailleurs sénégalais, et avait été mobilisé en 1939. Sa déclaration nous rappelle que les dispositions à l’action militaire ne sont pas innées, et nécessitent un entraînement. On peut penser avec Canguilhem que cette disposition de Cavaillès a fortement contribué à ce que l’action armée se présente comme un possible, voire comme l’unique option, en dépit de son caractère improbable pour un intellectuel, c’est-à-dire un homme ayant fait le choix de l’ascèse intellectuelle, impliquant le retrait de la vie active, un renoncement à des formes d’action physique intensive comme le sport, et un rapport au temps distancié de l’urgence de l’action immédiate, la scholè (Bourdieu, 2003). Cependant, à la différence de Pascal Engel (2006) dans son article sur les vies parallèles de Louis Rougier et Jean Cavaillès, je pense que cette disposition ne suffit pas à expliquer son choix de la Résistance plutôt que de la milice, par exemple, d’autant que l’officier est tenu d’obéir aux ordres.

5Le deuxième facteur que met en avant Canguilhem est la religion, la foi protestante de Cavaillès. Malgré le jeu de mot de Cavaillès qui lui dit, à propos du refus de prêter serment au Maréchal – « C’est une question de foie ! » (Canguilhem, 2015, t. IV, p. 224), en se référant à la phrase de Descartes lorsqu’il raconte à Mersenne qu’il est guéri de la chaleur de foie qui lui faisait aimer les armes jeune –, Canguilhem retient la religion comme facteur explicatif de son « attitude de refus intime, même de résistance déclarée ». Je souscris à cette hypothèse, qu’écarte Pascal Engel. Il ne s’agit nullement de supposer un lien intrinsèque entre religion protestante et Résistance : c’est la position dominée de cette religion minoritaire en France et l’histoire des persécutions infligées à ses fidèles, dont la mémoire s’est transmise d’une génération à l’autre, qui explique qu’elle contribue à orienter le refus de Cavaillès de se soumettre. Certes, tous les protestants n’ont pas été résistants. En outre, ce facteur n’agit pas isolément, mais combiné à d’autres. Si Canguilhem, né à Castelnaudary, qui fut un haut-lieu de l’hérésie cathare, et marié à une protestante, y est sensible, ce facteur ne lui suffit d’ailleurs pas, car bien qu’il permette de comprendre la réaction immédiate d’opposition de Cavaillès, il ne rend pas compte du passage à l’action armée, le « moins verbal, le plus exposé parce que le plus efficace » des moyens clandestins de lutte : « Une chose est de résister en pensée, en parole, par l’écrit, autre chose de déboulonner un rail de chemin de fer, de manipuler un émetteur radiotélégraphique » (ibid., p. 225). La combinaison de ces deux facteurs, origine sociale et religion, constitue en revanche un facteur prédictif assez puissant en termes de probabilité, à savoir les chances de faire tel ou tel choix.

Du pacifisme à la Résistance : la trajectoire intellectuelle et politique de Canguilhem

6Qu’en est-il concernant Canguilhem ? Il n’a pas les dispositions militaires de Cavaillès. Fils d’un tailleur ayant épousé la fille d’un régisseur de fermes, il est, certes, un sportif, mais surtout un antimilitariste convaincu dès la guerre de 1914, et, en bon élève d’Alain, auquel il doit sa vocation de philosophe, il est, dans l’entre-deux-guerres, un militant pacifiste appartenant au courant du pacifisme intégral. Le pacifisme était bien représenté à l’École normale supérieure, où il a fait ses études, mais Canguilhem était un des étudiants les plus engagés dans sa défense (Israël et Mochon, 1994, p. 193-198 ; Sirinelli, 1988, p. 314-343 ; p. 464-466). Contre ceux qui, à l’image d’un Henry Montherlant ou d’un Pierre Drieu La Rochelle, rapprochaient alors la guerre et le sport, il protestait que le sport est un jeu où l’on ne triche pas, où il y a des règles que la conscience suit à tout moment, alors que dans la guerre, « la conscience démissionne » et la fin justifie les moyens (Canguilhem, 2011, p. 408). Son pacifisme intégral aurait du reste pu le conduire à la collaboration, comme nombre de tenants de cette position, à commencer par leur meneur, Félicien Challaye, dont il était proche. C’est en tant que médecin et intellectuel qu’il s’engage dans la Résistance, auprès d’Emmanuel d’Astier de la Vigerie, qui a fondé le mouvement Libération-Sud avec Cavaillès. Cependant, plutôt que de prendre part au travail de contre-propagande, il se concentre sur les activités de liaison, de transport de documents et d’organisation, suppléant dès 1941 Cavaillès parti à Paris (Douzou, 1995, p. 243). En février 1944, il siège au Directoire régional des Mouvements Unis de la Résistance, avant d’être nommé en mai responsable de l’état-major politique d’Henry Ingrand, chef régional des MUR, puis de rejoindre le maquis du Mont-Mouchet, où il sert comme médecin (Limoges, 2015, p. 14).

7Les dispositions éthiques et les orientations politiques antérieures ont indéniablement conditionné les choix faits sous l’Occupation, comme j’ai pu le montrer pour les écrivains : trois quarts de ceux ayant appartenu au Comité national des écrivains avaient participé à un mouvement antifasciste (Sapiro, 1999). C’est bien plus l’antifascisme que le nationalisme – la plupart étaient « internationalistes » – qui les conduit à la Résistance, quand beaucoup de « nationalistes » parmi les plus radicaux d’avant-guerre se rallient à la politique de collaboration décrétée en octobre 1940 par le régime autoritaire de Vichy. Cavaillès avait été confronté à la montée du nazisme lors de ses séjours en Allemagne, où il mena des enquêtes, ainsi que le souligne Canguilhem.

8Le milieu, les réseaux de relation expliquent, dans le cas de Canguilhem lui-même, la rupture plus tardive avec le pacifisme intégral, autour de 1936. Comme l’a montré Nicolas Offenstadt (1990), ceux qui restent fidèles à ce courant après cette date sont des intellectuels moins dotés en capital culturel hérité et acquis, beaucoup d’instituteurs notamment. Si l’on trouve dans ces années des normaliens aux deux extrêmes politiques, Robert Brasillach à l’extrême droite, Paul Nizan à l’extrême gauche, la majorité d’entre eux se rallient comme Canguilhem à la cause antifasciste. Il adhère ainsi en 1934 au Comité de vigilance des intellectuels antifasciste (sur le CVIA, voir Racine 1977, 1992), mais met quelques temps à rompre avec le pacifisme, nonobstant les mises en garde de collègues comme Raymond Aron dès 1933. Lors d’une conférence en hommage au libraire toulousain Silvio Trentin, Canguilhem a évoqué l’importance qu’a eue, dans son propre repositionnement à partir de 1936, ce professeur de droit et ancien militant antifasciste italien, qui avait démissionné de son poste après l’arrivée de Mussolini au pouvoir (cité in Camelli, 2011, p. 520 ; voir aussi Braunstein, 2011, p. 112). Son essai sur Le fascisme et les paysans, rédigé pour le CVIA, porte la trace de cette évolution : il y cite l’idée antifasciste selon laquelle le fascisme est « l’ordre militaire prolongé dans la paix », en dénonce la forme « totalitaire », et le définit comme un « régime de tyrannie généralisée, au profit de l’oligarchie économique qui sacrifie délibérément, sous couleur de les leur conserver, les droits des classes moyennes », prônant une alliance des paysans avec la classe ouvrière (Canguilhem, 2011, p. 566 et p. 58). Et il y a évidemment aussi, dans son entourage, Cavaillès, à qui il succède en avril 1941 à la faculté de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand, et qui l’associe à la fondation du mouvement de Résistance Libération-Sud.

9Sous ce rapport, le réseau intellectuel dans lequel s’inscrit Canguilhem constitue un facteur en soi d’entrée en Résistance, car c’est Cavaillès qui l’introduit dans l’action clandestine, où le recrutement s’opère de façon très contrôlée, par un processus extrêmement sélectif, signe de la confiance qu’il inspirait à son collègue (Cavaillès recrutera également Jean Gosset, un de ses anciens agrégatifs). Sartre, pourtant leur ancien condisciple à l’ENS, n’y parvint pas, quant à lui, avant 1943 malgré ses efforts dès 1941 pour former un groupement d’opposition (« Socialisme et liberté ») et son appartenance au réseau Gallimard-NRF, dont est issu le premier Front national des écrivains : le fondateur de ce groupement, le communiste Jacques Decour, s’était en effet opposé au recrutement du disciple de Heidegger, promoteur de l’idéalisme allemand en France, et ce n’est que quelques temps après son exécution en mai 1942 que Sartre sera invité par Jean Paulhan à rejoindre le Comité national des écrivains (Sapiro, 1999, p. 491).

10Avant d’en venir aux choix intellectuels, il faut ajouter à ces variables socio-culturelles l’âge, qui constitue un facteur assez déterminant de l’entrée dans l’action clandestine, la propension à prendre des risques décroissant avec le vieillissement social. Ce facteur a été observé de façon assez globale pour la résistance armée – 30 ans en moyenne pour Libération-Sud (Douzou, 1995 ; 1997) –, et je l’ai constaté pour la Résistance littéraire : près de deux tiers des écrivains engagés dans la Résistance civile ou armée ont moins de 40 ans, et neuf sur dix moins de 50 en 1940 (Sapiro, 1996 ; 1999, p. 82-86). Cavaillès et Canguilhem n’ont pas 40 ans en 1940 et correspondent d’autant mieux à cette population que leur position sociale n’est pas encore assise : Cavaillès a soutenu ses deux thèses en 1937 ; maître de conférences à l’université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand, il est nommé suppléant à la Sorbonne en février 1941 ; Canguilhem, d’un an son cadet, travaille à sa thèse de médecine, qu’il soutient en 1943 ; Paul Reiss, tout juste âgé de 40 ans lorsqu’il entre dans la Résistance en 1941, après s’être distingué pendant la « drôle de guerre » comme médecin-capitaine, vient d’être suspendu par le gouvernement de Vichy en raison de ses origines juives, puis d’être réintégré grâce à une citation à l’ordre du jour des armées. Cela étant dit, il faut reconnaître que la capacité à préparer une thèse et à enseigner tout en menant une activité résistante n’est pas largement distribuée : Jean Prévost ne s’engagera complètement qu’après avoir soutenu sa thèse sur Stendhal en novembre 1942.

Résistant « par logique » ?

11Canguilhem ajoute, à propos de Cavaillès, un facteur supplémentaire, à ses yeux déterminant : c’est dans la « rigueur logique » qu’il trouve « l’unité de Cavaillès philosophe et de Cavaillès résistant ». Il s’agit ici de son ethos professionnel de logicien. Pour étayer son hypothèse, il cite une déclaration de celui-ci lors de la même conversation en 1941 : « Toute la sottise malfaisante de l’heure est à la base de sophismes. La morale, c’est la rectitude du raisonnement. » Cet ethos professionnel se constitue en morale à travers l’illusio (Bourdieu, 1998), c’est-à-dire la croyance dans une certaine activité philosophique – la logique – comme source non seulement du vrai mais aussi du bien. En en faisant un facteur explicatif majeur de l’engagement de Cavaillès, Canguilhem montre qu’il partage cette illusio. Cela soulève, comme pour la religion, la question de l’essentialisme. La rigueur logique est-elle intrinsèquement source d’une morale infaillible ? On peut en douter si l’on pense à Louis Rougier, tenant du positivisme logique rallié à Vichy, dont Pascal Engel (2006) propose une analyse éclairante par comparaison avec Cavaillès [3]. Par ailleurs, Jacques Bouveresse, dans sa préface aux Œuvres complètes de Canguilhem, rappelle que la relation entre la logique et la morale n’est pas simple et qu’il ne suffit pas d’invoquer le spinozisme comme le fait Canguilhem à propos de Cavaillès pour les réconcilier, ni pour expliquer ce qu’il décrit comme sa « tendance à traiter les fautes contre la logique comme étant également des fautes contre la morale et à considérer, inversement, les fautes morales comme des sortes de manquements à la logique » (Bouveresse, 2011, p. 15). Il rappelle aussi que Canguilhem avait quant à lui opté non pour la nécessité logique, mais pour la contingence inhérente à l’histoire et aux sciences de la vie.

12L’approche relationnelle développée par Pierre Bourdieu nous invite à rompre avec tout type de substantialisme et à penser les rapports de force entre spécialités d’une même discipline (Bourdieu, 1984 ; 1988). Ainsi la sociologie de la culture n’est pas intrinsèquement féminine, pourtant elle attire plus de femmes que la sociologie des sciences, reproduisant les rapports « genrés » entre sciences et lettres. Si la philosophie était, depuis les débuts de la Troisième République, la « discipline de couronnement », selon l’expression de Jean-Louis Fabiani (Fabiani, 1988), la logique, la philosophie mathématique et la philosophie et l’histoire des sciences, représentée par les élèves de Léon Brunschvicg, notamment Cavaillès, Albert Lautman et Gaston Bachelard, lequel a dirigé à son tour les thèses de Canguilhem, Jean Gosset, et Gilles-Gaston Granger, occupaient une position relativement dominée par la métaphysique ou la phénoménologie allemande (Pinto, 2002). Leurs origines modestes et provinciales contribuent à expliquer leurs choix intellectuels peu mondains. Ils n’en sont pas moins, à la faveur du système méritocratique républicain, normaliens et agrégés de philosophie, marques d’excellence qui les situent au pôle de la légitimité académique – à la différence de Rougier, qui n’est pas du « sérail » : il vient d’une famille de la bourgeoisie catholique lyonnaise et n’est pas normalien [4] ; ses thèses sur le rationalisme et le cartésianisme – auquel il reproche son égalitarisme, pour en faire une des causes de la Révolution française –, empruntent sans doute plus au théoricien d’Action française Pierre Lasserre, auteur d’un livre intitulé La Doctrine officielle de l’Université, paru en 1911, où il développe cet argument, qu’au positivisme logique (sur Lasserre, voir Sapiro, 2004). On sait, grâce aux travaux de Stéphane Israël (2005), que parmi les élèves de l’ENS, les scientifiques furent plus nombreux à opter pour la Résistance que les littéraires. L’épistémologie et la philosophie des sciences représentaient le pôle rationaliste de la philosophie (Cavaillès et Canguilhem étaient entrés à l’ENS par la section C dont le concours comprenait une composition de science), se démarquant du pôle spiritualiste dominant, qui fut dans sa majorité proche de Vichy. Cette opposition fut incarnée sous l’Occupation par les deux directeurs de l’ENS, l’historien Jérôme Carcopino, qui fut ministre de l’éducation de 1941 à 1942, et le physicien Georges Bruhat, mort en déportation pour n’avoir pas livré les noms des élèves résistants de son établissement (Israël, 2005).

13À la différence de Rougier, Canguilhem était un farouche anti-empiriste, voire, sous certains aspects, un antipositiviste [5]. Il reprochait aux positivistes leur « soumission aux faits ». « Si l’on admet cependant que ce qui fait l’homme moral, c’est une puissance propre d’agir pour la réforme d’une nature donnée, le principe de tout idéal en général sera celui d’une résistance au déterminisme naturel », explique-t-il, dans le Traité de logique et de morale (1939 ; Canguilhem, 2011, p. 840), coécrit avec Camille Planet, préférant en cela Kant aux réalistes. Il en va de même de la soumission aux contingences historiques, comme il ressort de la dernière partie du Traité, consacrée aux relations internationales, à la guerre et à la paix, où Canguilhem et Planet écrivent : « Le problème est de choisir entre une attitude de soumission aux contingences historique ou aux nécessités, qu’on les estime métaphysiquement ou physiquement fondées, et une attitude de résistance ou plutôt d’organisation. Mais quelle résistance et quelle organisation ? » (Canguilhem, 2011, p. 920).

Buts et valeurs

14En politique, le positivisme d’Auguste Comte – auquel Canguilhem avait consacré son mémoire de diplôme d’études supérieures – avait été accaparé par Charles Maurras, le leader de la Ligue monarchiste d’Action française, qui en avait fait le fondement de son « empirisme organisateur [6] ». Dans le portrait idéal typique qu’il dresse du Collaborateur dans un essai de 1949, Sartre reprend cette notion de « soumission aux faits » pour en qualifier l’attitude : il aura accepté la défaite comme une fatalité (Sartre, 1976b, p. 56). Or, en fondant le droit sur le fait, le Collaborateur « réaliste » fait, selon Sartre une « morale renversée » : « Sa métaphysique implicite, identifie l’être et le devoir-être. Tout ce qui est est bien ; ce qui est bien, c’est ce qui est » (ibid., p. 55). Cette « soumission aux faits » que le Collaborateur pense être une école de virilité est en réalité de mauvaise foi, car il a choisi les faits qui corroboraient sa doctrine. De cette attitude découle une autre propriété des collaborateurs : le recours à la ruse, arme « féminine » par excellence. À l’opposé, les résistants sont, selon Sartre, ceux qui ont su dire non aux faits et ont ainsi assumé leur rôle d’hommes (au sens d’êtres humains mais aussi par opposition à la supposée passivité féminité).

15Ce texte est, de façon ironique, un des rares textes, sinon le seul, où Sartre se réclame de Durkheim, autre héritier de Comte très critiqué par les normaliens philosophes de l’entre-deux-guerres pour son « positivisme » également (qui n’a cependant rien à voir avec le sens qu’un Maurras donne à ce terme). Sartre reprend l’explication durkheimienne du suicide par le défaut d’intégration, pour rendre compte de la Collaboration. J’ai pu montrer que cette explication ne fonctionnait pas pour la collaboration intellectuelle : les écrivains ayant prôné la collaboration avec l’occupant étaient plutôt bien intégrés socialement, quoiqu’en mal de reconnaissance (Sapiro, 2011, p. 526-534). Il est remarquable que, malgré leur méfiance partagée à l’égard des explications causales pour rendre compte de l’action humaine – dont témoigne l’Esquisse d’une théorie des émotions (1938) de Sartre, qui oppose l’intentionnalité au mécanisme behavioriste –, Sartre comme Canguilhem éprouvent le besoin d’expliquer les choix de cette époque par des facteurs sociaux et intellectuels, sans se satisfaire d’une approche intentionnaliste et spontanéiste que le premier élabore par ailleurs dans L’Être et le néant, de 1943. De fait, Sartre entreprendra après la guerre de se confronter au marxisme, ce qui donnera lieu aux ouvrages majeurs de la maturité, Critique de la raison dialectique (1960) et la biographie inachevée de Flaubert, L’Idiot de la famille (1971-1976), où il interroge les conditions sociales dans lesquelles s’enracine la vocation de l’auteur de L’Éducation sentimentale, tout en restant critique des thèses marxistes.

16Bien qu’ayant combattu de son côté le déterminisme géographique de l’école de Ratzel, dont il a identifié la parenté avec le maurrassisme et autres doctrines racistes françaises, Canguilhem n’en avait pas moins défendu le « possibilisme géographique » de l’école de Vidal de la Blache, qui a développé la théorie des « genres de vie » pour appréhender le rôle de l’activité technique dans les rapports des groupes humains avec leur milieu (Cammelli, 2011, p. 525-526). À cette époque déjà, le futur docteur en médecine s’intéresse de près aux sciences morales naissantes (la sociologie durkheimienne en particulier) et à l’histoire (l’école des Annales notamment, mais aussi le marxisme, qui imprègne ses textes d’alors) et aux rapports entre conditions sociales et comportement humain (il recense l’ouvrage de Maurice Halbwachs sur Les Causes sociales du suicide en 1931). Au déterminisme causal, il oppose ainsi l’approche structurale qu’il développera dans sa thèse de médecine sur le normal et le pathologique, et qui se nourrira aussi par la suite de la réflexion de Maurice Merleau-Ponty sur La Structure du comportement (1942), ouvrage qu’il découvre alors que le livre issu de sa thèse, Le Normal et le pathologique, est à l’imprimerie (il paraît en 1943). La réflexion sur les conditions sociales de l’action humaine est donc loin de lui être étrangère. Néanmoins, il n’existe selon lui de morale que pour s’opposer ou résister à ces conditions (Canguilhem, 2011, p. 841).

17Lorsqu’il rend hommage à la mémoire du journaliste Jean Rochon, son camarade de Résistance mort en déportation à Buchenwald, Canguilhem insiste aussi sur la gratuité de ce choix, sur son désintéressement :

18

Rochon n’a pas été contraint à la Résistance, comme d’aucuns qui peut-être s’en seraient bien passés. Rochon a choisi la Résistance, comme on choisit, sans nécessité et sans pression extérieure, un devoir intime. Rochon n’a cédé à aucune contagion, puisqu’il fut l’un des premiers. Rochon n’a cédé à aucune passion, puisqu’il ignorait tout dogmatisme politique. Rochon n’a eu en vue aucun avantage, puisqu’il a abandonné sa situation pour un risque intégral à un moment où l’expérience de tant d’accidents survenus à des militants amis pouvait l’instruire de la gravité des dangers encourus. Jean Rochon est entré dans la Résistance gratuitement, pour un idéal qui n’était pas celui d’un affilié ou d’un cotisant, mais celui d’un homme libre, dont le cœur n’était pas moins sensible que l’intelligence n’était perçante (Canguilhem, 2015, p. 217).

19Cette citation nous invite à mobiliser, sur le plan sociologique, la distinction qu’opère Max Weber entre la rationalité par rapport à un but et la rationalité par rapport à des valeurs. La rationalité par rapport à un but requiert l’organisation de moyens adéquats en vue de cette finalité, quand la rationalité par rapport à des valeurs liées à un devoir moral ou à une cause subordonne l’action aux croyances, indépendamment de ses conséquences. Une distinction que le philosophe soucieux des valeurs qu’était Canguilhem n’aurait pas récusée. Si l’organisation de la Résistance constitue en soi une action rationnelle par rapport à un but collectif – la libération d’un pays occupé –, la prise de risque qu’elle implique est telle que les individus qui s’y sont engagés ont nécessairement fait primer leurs valeurs et leur sens du devoir sur leurs intérêts immédiats de préservation de soi. En termes d’intérêt individuel, il n’était pas nécessaire d’être grand stratège pour arriver à la conclusion que mieux valait, pour ceux qui ne tombaient pas sous le coup des catégories stigmatisées, juifs, communistes, antifascistes, opter pour la Collaboration, d’autant plus que l’occupant veillait à récompenser les intellectuels de bonne volonté par des campagnes de promotion exceptionnelles, voire par une traduction en allemand (réservée à quelques « élus » particulièrement zélés) (Sapiro, 1999).

Un engagement désintéressé

20Le régime de Vichy offrait également des gratifications temporelles et symboliques à ses serviteurs les plus empressés. Mais Canguilhem énumère ici les conditions sociales de l’engagement résistant : contagion (entraînant des effets d’imitation selon Gabriel Tarde), passion politique (il vise sans doute là les communistes), espoir de promotion sociale ou sentiment de n’avoir rien à perdre – Rochon a, au contraire, « abandonné sa situation pour un risque intégral » dont il avait conscience –, diversité de conditions qui s’observe aussi bien pour l’entrée en Résistance (Douzou, 1997) que pour d’autres engagements à risque comme celui des volontaires partis combattre dans les brigades internationales en Espagne, et qui se recrutent aussi, en France, parmi une population d’hommes relativement jeune (la moyenne d’âge est de 29 ans), plus souvent célibataires ou divorcés que la moyenne de la population, et pour la grande majorité (82 %) ouvriers (Skoutelski, 1997).

21Ce que Canguilhem dit ici de Rochon s’applique à lui-même : marié, père de famille, ayant une position stable d’enseignant, il avait tout à perdre de cet engagement, qu’il a choisi « comme on choisit, sans nécessité et sans pression extérieure, un devoir intime ». Présentant la notion de devoir au chapitre IV du Traité, Canguilhem et Planet rappellent qu’« au commencement de toute moralité, il y a l’abnégation, et le sacrifice par l’individu de ce qui lui serait naturellement le plus précieux. La question de savoir pourquoi ce sacrifice s’impose à l’individu reviendrait à déterminer à quelle fin le sacrifice est accompli » (Canguilhem, 2011, p. 832). C’est sur ce dernier point que les doctrines divergent, de la morale chrétienne à la morale kantienne, et à la morale sociologique durkheimienne, dont ils comparent les mérites et les ambiguïtés. Dans le choix de la Résistance tel que décrit par Canguilhem à propos de Rochon, on reconnaît le premier principe de l’impératif catégorique kantien : « Agis uniquement d’après la maxime dont tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » (cité ibid., p. 835). Un tel devoir repose en effet sur l’autonomie de la volonté selon Kant, et non sur l’obéissance aveugle à l’autorité, dont Canguilhem et Planet rappellent, suivant en cela Rousseau, qu’elle « n’est justifiable que si elle est une délégation ; que c’est donc l’accord ou le consentement des individus qui fonde seul leurs devoirs » (ibid., p. 851). Mais, discutant Kant dans leur Traité, Canguilhem et Planet anticipaient les difficultés inhérentes au choix : « Aucune action n’est simple, aucune décision concrète ne peut se dériver d’une seule règle. Des règles peuvent se contredire dans un cas donné […]. Il faut donc, chaque fois, s’interroger sur les raisons de suivre telle ou telle règle » (ibid., p. 837). Cette incertitude est selon eux corrigée par la seconde maxime de l’impératif catégorique : « Agis en sorte que tu traites l’humanité, aussi bien en toi qu’en autrui, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen » (cité ibid., p. 835).

22Reste à élucider la question du désintéressement, ou de la gratuité de cet engagement décrit par Canguilhem, qui est affirmation de la liberté par un choix donnant sens à l’acte, ainsi que Sartre la théorise au même moment. Ce désintéressement, cette gratuité, ressortent de la description de l’action de Canguilhem dans sa citation à l’Ordre de l’Armée, lors de la cérémonie de remise de la Croix de guerre. Le médecin-philosophe aura montré

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un courage et une abnégation totale en allant soigner les blessés derrière les lignes allemandes. Il s’est présenté spontanément pour accomplir une mission dangereuse quoique sachant qu’il allait à peu près à coup sûr dans un secteur d’où il ne reviendrait pas. Il a ajouté « il faut que quelqu’un y aille, donc j’y vais » (Ordre général n° 7, 28 septembre 1944, cité par Michele Cammelli, 2011, p. 522).

24L’impératif catégorique nous ramène à la question initiale des rapports entre pensée et action. Le Traité de logique et de morale présente les deux principales conceptions philosophiques de l’action : la première la considère comme le produit d’une volonté libre, ne provenant par conséquent que de la pensée de celui qui agit ; la seconde cherche à l’insérer dans une série causale. Pour les champions de la première, c’est donc l’éducation de la volonté qui prime du point de vue moral, quand pour les tenants de la seconde, « il n’y a de traitement correct du problème moral que par l’éducation de l’intelligence, ou, pour employer l’expression de Spinoza, par la “Réforme de l’entendement” » (Canguilhem, 2011, p. 813). Sans souscrire à une thèse déterministe, ils penchent pour la seconde car, tant sur le plan sociologique que physique, la réalité apparaît à la fois comme « prétexte et obstacle à tout activité » : elle peut être obstacle à travers les routines incorporées qu’un comportement réflexif, fruit de la conscience thétique, est susceptible de corriger. Et nos auteurs de conclure que pour « agir consciemment, nous avons d’abord intérêt à connaître le mieux possible cette limite de notre action éventuelle que constitue la réalité donnée » (ibid., p. 813-814).

25Cette tension entre l’action routinière et la liberté de choix sera théorisée par Sartre dans L’Être et le néant, même si la conception sartrienne de la liberté s’apparente plus à la première option, qui voit l’action comme produit de la volonté libre. Selon la phénoménologie sartrienne, la conscience préréflexive n’existe qu’à travers ses objets. C’est pourquoi la facticité crée une responsabilité objective. Il prend comme exemple la guerre : par sa simple participation à la guerre, chacun se trouve « contaminé » par elle et en porte l’entière responsabilité. À la Libération, il décrira la situation de l’Occupation en des termes semblables : « Le mal était partout, tout choix était mauvais et pourtant il fallait choisir et nous étions responsables » (Sartre, 1976b, p. 37-38 ; sur la philosophie sartrienne de la responsabilité voir Sapiro, 2006 et 2011). À l’inverse, la capacité de résister, de dire non aux faits, est à ses yeux la plus haute expression de la liberté, qui transforme la responsabilité objective en responsabilité subjective. C’est le sens de la fameuse phrase ouvrant « La République du silence », le premier article qu’il publie au grand jour dans Les lettres françaises du 9 septembre 1944 : « Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande. » En posant la question même de la liberté et de ses limites – « son pouvoir de résistance aux supplices et à la mort » –, l’oppression quotidienne qu’ont subie les Français dans les circonstances particulières de l’occupation étrangère leur a en effet révélé la condition mortelle de l’homme. Elle les a mis face à la nécessité de choisir entre la servitude et la liberté, elle les a conduits à lutter contre cette oppression, à y résister. Sartre distingue l’élite des « vrais Résistants » qui ont pris les armes des Français ordinaires qui ont eux aussi résisté à leur façon, dans leur conscience, en disant non à l’occupant. Si, dans l’ombre, la Résistance a constitué une « démocratie véritable », la « plus forte des Républiques », cette république « sans institutions, sans armée, sans police » aura été, selon lui, affirmée par l’ensemble du peuple français qui a silencieusement dit non au nazisme.

26Canguilhem et Sartre semblent donc s’accorder pour voir dans la pensée la source d’actes libres permettant de résister aux faits, mais ils diffèrent dans leur manière de concevoir les moyens d’y parvenir : au surgissement spontané de la volonté chez Sartre s’oppose la foi de Canguilhem dans l’éducation et les vertus de la connaissance. L’articulation entre pensée et action ne prend pas non plus la même forme chez ces deux penseurs. Sartre, qui n’a participé qu’à la Résistance intellectuelle, va résoudre l’opposition entre pensée et action en affirmant à la Libération que la parole est un acte, voire la forme suprême de l’action, façon de surmonter le sentiment d’infériorité de la Résistance intellectuelle par rapport à la Résistance armée (Sapiro, 2006). Canguilhem répondait-il indirectement à Sartre lorsqu’il écrivait à propos de Cavaillès cette phrase citée plus haut : « Une chose est de résister en pensée, en parole, par l’écrit, autre chose de déboulonner un rail de chemin de fer, de manipuler un émetteur radiotélégraphique » (Canguilhem, 2015, p. 225) [7] ? Toujours est-il que Cavaillès et Canguilhem ont quant à eux résolu la tension entre pensée et action en les liant intimement dans la pratique, en transférant, au risque de leur vie, la pratique de la rigueur intellectuelle à la logique de l’action, une action non routinière, fruit d’un choix libre et désintéressé, exprimant le refus de la réalité de l’occupation et la projection dans un avenir autre [8].

Notes

  • [1]
    J’emprunte la notion de « surrationnel » à Jean-François Dagognet (2014, p. 24) qui définit la philosophie de Canguilhem comme un « “vitalisme rationnel” – mieux “surrationnel” (le “sur” signifie un clin d’œil au surréalisme qui a visé l’affranchissement du rapport au convenu et aux règles) ».
  • [2]
    Les références de l’ensemble des textes de ce fascicule sont regroupées ci-dessous, p. 69.
  • [3]
    Voir aussi son analyse de la trajectoire intellectuelle de Canguilhem (Engel, 2018).
  • [4]
    La droite normalienne se recrutait aussi principalement parmi les fils de la bourgeoisie de province (Rubinstein, 1989).
  • [5]
    Son cours de philosophie générale et de logique de 1941-1942 inclut une leçon sur la méthode au cours de laquelle il traite des « insuffisances du positivisme », critiquant autant Auguste Comte que les positivistes logiques de l’école de Vienne (Canguilhem, 2015, p. 65-79).
  • [6]
    Canguilhem avait lu Maurras, dont il cite Mes idées politiques au chapitre XII du Traité de logique et de morale (1939) rédigé avec Camille Planet (in Canguilhem, 2011, p. 903).
  • [7]
    On peut le supposer au vu de la référence explicite aux philosophes de l’existence dans un hommage que Canguilhem rend à Cavaillès en 1969 sur les ondes de France-Culture : « Actuellement, quelques philosophes poussent des cris d’indignation parce que certains autres philosophes ont formé l’idée d’une philosophie sans sujet personnel. L’œuvre philosophique de Cavaillès peut être invoquée à l’appui de cette idée. Sa philosophie mathématique n’a pas été construite par référence à quelque sujet susceptible d’être momentanément et précairement identifié à Jean Cavaillès. Cette philosophie d’où Jean Cavaillès est radicalement absent a commandé une forme d’action qui l’a conduit, par les chemins serrés de la logique, jusqu’à ce passage d’où l’on ne revient pas. Jean Cavaillès, c’est la logique de la Résistance vécue jusqu’à la mort. Que les philosophes de l’existence et de la personne fassent aussi bien, la prochaine fois, s’ils le peuvent » (Canguilhem, 2015, p. 770).
  • [8]
    Que Pascal Engel soit remercié pour ses remarques sur cet article, de même que les lecteurs anonymes qui l’ont évalué.
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