Notes
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[1]
J’exprime mes remerciements au professeur Joël Bouderlique pour ses conseils à propos de la traduction des termes, des expressions et des citations de Bin Kimura ; et également aux trois évaluateurs de la Revue Philosophique, qui ont procédé à une expertise très précise et bienveillante de ce travail.
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[2]
Le mot « phénoménologie historique » est un terme propre à Michel Henry, mais nous l’utilisons ici pour désigner un statut phénoménologique opposé à celui des « phénoménologies de la vie » que partagent Michel Henry et Bin Kimura.
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[3]
C’est cet écart que Michel Henry nomme « distance phénoménologique » dans L’Essence de la manifestation (Henry, 1963/1990, p. 87).
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[4]
Le mot « médiateté » est un néologisme pour traduire le mot japonais 間接性 / kansetsusei qui est exactement opposé au concept d’« immédiateté » (直接性 / chokusetsusei) (Kimura, 1992, p. 137).
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[5]
L’opposition entre la « médiateté » et l’« immédiateté » chez Kimura correspond approximativement à celle entre la « médiation » et l’« immédiat » chez Henry ; cette dernière est aussi, chez Henry, parallèle à l’opposition entre la « transcendance » et l’« immanence » (Henry, 1963/1990, pp. 344-347).
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[6]
Dans Barbarie ou culture, au terme de son étude comparative de la pensée de Bin Kimura et de la phénoménologie de la vie de Michel Henry, Frédéric Seyler aboutit à une conclusion opposée à la nôtre : il voit entre les deux philosophes une divergence plutôt qu’une convergence. Mais son opinion résulte peut-être du peu de textes de Kimura qu’il a pu consulter en français. Il ignorait sans doute l’importance que Kimura accorde à l’interprétation henryenne du cogito cartésien comme videre videor et qu’il développe largement à propos de la relation entre le soi et l’immédiateté (Frédéric Seyler, Barbarie ou culture : L’éthique de l’affectivité dans la phénoménologie de Michel Henry, Paris, Kimé, 2010, pp. 265-275).
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[7]
Nous retraçons ici ce parcours selon la description donnée par Husserl dans La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale.
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[8]
Dans L’Essence de la manifestation, Henry appelle la pensée philosophique qui ne reconnaît que ce type de phénomène « monisme ontologique » (Henry, 1963/1990, p. 91 sq.).
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[9]
Les mots « réalité » et « actualité » ne sont pas généralement opposés, mais Kimura les utilise comme concepts opposés l’un à l’autre. Selon Kimura, tandis que le mot « réalité » vient du mot latin res qui signifie la « chose », le mot « actualité » provient du mot latin actio qui désigne l’« action ». Inspiré par l’origine étymologique des deux mots, Kimura comprend la « réalité » comme ce qui indique l’être des choses perçues, comme objet de la connaissance, et l’« actualité » comme ce qui apparaît non pas à la connaissance, mais dans l’action, comme aspect agissant et affectif des choses (Kimura, 2001, VI, p. 260 et VII, p. 62).
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[10]
Chez Kimura, les adjectifs « noématique » et « noétique » sont indépendants du sens qui leur est donné dans la philosophie de Husserl. Tandis que, pour Husserl, au sein de la conscience le « noème » veut dire le contenu objectal de la pensée et la « noèse » l’acte de visée de la pensée, pour Kimura, qui emprunte ces deux concepts à la philosophie de Kitaro Nishida, ils ne sont pas les éléments constitutifs de la conscience. Chez Kimura, le « noétique » désigne le jaillissement même de l’action avant son attribution au sujet ou à l’objet et le « noématique » l’action ou la chose thématisée et objectivée par la conscience (Kimura, 2001, I, pp. 107-108 et VI, pp. 144-145 ; Kimura, 1988/2000, pp. 46-47).
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[11]
Voir note précédente.
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[12]
Nous optons ici pour la traduction « pathique », au lieu du terme « pathétique » utilisé par Michel Henry.
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[13]
Chez Kimura, l’adjectif « métanoétique » désigne le caractère noétique propre à la dimension de l’aida/ あいだ (l’entre) des actes noétiques. Par exemple, chaque musicien de l’orchestre, qui joue actuellement sa propre partie, joue virtuellement la musique exécutée par tout l’orchestre. Autrement dit, la musique de l’orchestre, compris comme ensemble, s’incarne dans chaque musicien et dirige sa propre exécution. La musique de l’orchestre qui se situe dans l’aida des musiciens fonctionne comme acte noétique supérieur pour diriger chaque exécution et est vécue intérieurement à celle-ci. Kimura qualifie de « métanoétique » cet acte intersubjectif qui intègre chaque noèse particulière (Kimura, 2001, VI, pp. 143-144 ; Kimura, 1988/2000, pp. 45-46).
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[14]
Ce mouvement de venue en soi-même, qui est caractéristique de l’auto-affection, a été interprété dans L’Essence de la manifestation comme réceptivité propre à l’immanence, réceptivité qui n’est pas la réception de l’horizon, mais celle de la transcendance (Henry, 1963/1990, p. 256).
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[15]
C’est un terme que Kimura emprunte à la philosophie de Kitaro Nishida.
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[16]
Ce que Kimura appelle « Vie » signifie le lieu à partir duquel chaque vivant singulier s’engendre et vers lequel il va mourir (Kimura, 2012, p. 13 ; Kimura, 2001, II, pp. 231-232). La Vie est donc, selon lui, équivalente à la Mort.
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[17]
Voir Sigmund Freud, « Das Unheimliche », inGesammelte Werke, XII, Werke aus den Jahren 1917-1920, Francfort, S. Fischer, 1966 [1947], pp. 227-268.
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[18]
Le concept de « Vie absolue » de Michel Henry renvoie au Dieu du christianisme, alors que la « Vie métanoétique » de Kimura n’a rien à voir avec celui-ci. On pourrait voir dans la différence entre ces deux concepts de « Vie » une raison profonde de divergence entre ces deux phénoménologies de la vie. Ce n’est pas ce que nous pensons car ce qu’Henry a cherché à clarifier est à proprement parler l’essence du phénomène ou de l’être élucidée par la pensée chrétienne, et non pas l’essence du christianisme. C’est dans cette optique que nous interprétons ici le concept henryen de « Vie absolue » et le comparons avec celui de « Vie métanoétique » de Kimura.
1Le titre « phénoménologie de la vie » marque une visée commune aux pensées de Michel Henry et de Bin Kimura (木村敏). Henry qualifie de « phénoménologie de la vie » sa propre philosophie et Kimura, après les années 1990, développe sa psychopathologie phénoménologique autour du terme de « vie ».
2Cette forme de phénoménologie consiste à considérer l’essence du phénomène comme « vie ». Une telle phénoménologie en arrive au « renversement » (Henry, 2000, p. 33) de la « phénoménologie historique » (ibid., p. 41) [2]. Alors que celle-ci voit le principe du phénomène dans l’écart issu de la temporalité [3] – dans la médiation de la différence –, la phénoménologie de la vie le trouve dans l’épreuve immédiate de la vie – épreuve de la vie sans la moindre médiation de la différence – ; autrement dit : dans la profondeur d’un présent séparé de l’horizon temporel. Lorsque l’essence du phénomène est entendue non pas comme temporalité mais comme vie, quelle transformation subit alors l’approche phénoménologique ?
3Pour cette forme de phénoménologie, notre expérience apparaît à trois différents niveaux ontologiques. Ceux-ci sont nommés, par Kimura, « médiateté » [4], « immédiateté sereine » (静かな直接性 / shizukana chokusetsusei) et « immédiateté chaotique » (荒ぶる直接性 / araburu chokusetsusei) [5] (Kimura, 2001, IV, p. 23 ; Kimura, 1992, p. 148).
4La phénoménologie historique, pour sa part, considère le niveau de la médiateté comme essentiel pour tous les phénomènes. Par contre, la phénoménologie de la vie trouve l’essence du phénomène dans l’immédiateté, et c’est précisément ce qui constitue le trait commun aux pensées de Michel Henry et de Bin Kimura [6]. C’est en étudiant le concept de phénomène dans le cas de la psychose que Kimura a pu jeter une lumière sur la couche la plus profonde de l’immédiateté, celle qu’il appelle l’« immédiateté chaotique ».
5En examinant ces différents niveaux ontologiques du phénomène, nous allons montrer comment la phénoménologie de la vie décrit l’essence de notre expérience et renouvelle ainsi la compréhension qu’en propose la phénoménologie historique.
Le phénomène comme médiateté
6Selon Kimura, la phénoménologie historique trouve l’essence du phénomène au niveau de la médiateté. Pour préciser cette perspective, retraçons brièvement le parcours suivi par cette phénoménologie à partir de ses débuts [7].
7À l’arrière-plan de la naissance de la phénoménologie historique, au début du xxe siècle, on trouve le constat général que notre expérience immédiate était recouverte par l’idéalité et que celle-ci – bien qu’originellement fondée sur l’expérience sensible – la remplaçait et en venait à occuper la place privilégiée de la réalité. Observant ce détournement dans le domaine scientifique, Husserl qualifiait cette situation de « crise des sciences ». Pour permettre aux sciences de remédier à cette crise, Husserl a essayé de fonder l’objectivité idéale des sciences sur le « monde-de-la-vie » (Lebenswelt), à savoir sur le monde empirique donné dans l’intuition. Il a ainsi fondé une nouvelle science, « la phénoménologie », qui a pour but d’élucider la structure apriorique de ce monde-de-la-vie. Selon Husserl, pour atteindre l’objectif de la phénoménologie, il faut opérer deux réductions fondamentales : l’une est la réduction de l’idéalité au monde-de-la-vie ; l’autre, celle du monde-de-la-vie à la subjectivité transcendantale.
8Husserl accomplit tout d’abord l’épochè au niveau de l’idéalité et la réduit au monde-de-la-vie. Par cette opération, le « vêtement d’idées » (Ideenkleid) (Husserl, 1954, pp. 51-52) qui recouvre notre expérience tombe et l’expérience pure peut être retrouvée. Après cette réduction, Husserl trouve, en tant qu’a priori de ce monde-de-la-vie, une structure horizontale qui le définit comme expérience des objets individuels sur fond d’horizon spatio-temporel. Selon Kimura, ces objets individuels dont nous faisons toujours l’expérience sur cet horizon sont déjà articulés sémiologiquement, parce que celui-ci n’est autre que l’ouverture même de l’écart spatio-temporel qui différencie ces objets les uns des autres et leur attribue un sens qui les distingue.
9Et pourtant, pour l’élucidation radicale de l’« a priori » du monde-de-la-vie, le dévoilement de sa structure horizontale n’est pas suffisant ; il faut encore interroger le « comment » de cette structure, à savoir sa condition de possibilité ultime. Ainsi Husserl passe-t-il au deuxième stade de la réduction phénoménologique et réduit le monde-de-la-vie à la subjectivité transcendantale. Il saisit la possibilité ultime du monde-de-la-vie, dont l’essence a une structure horizontale, dans la temporalité de la subjectivité transcendantale. C’est parce que la structure fondamentale de la subjectivité transcendantale est articulée selon une temporalité constituée à travers « la rétention » (Retention), « l’impression originaire » (Urimpression) et « la protention » (Protention), que le monde est formé comme horizon ouvert par l’écart temporel et que, dans l’horizon ainsi ouvert, les objets individuels apparaissent, selon Kimura, avec leurs propres sens.
10Ce que Kimura appelle « médiateté », et Henry « monde » ou « extériorité », consiste en cette structure d’horizon de monde qui a son essence dans la temporalité de la subjectivité transcendantale. Pour la phénoménologie historique, les phénomènes qui apparaissent par la médiation de l’écart et de la différence dans le monde de la médiateté sont considérés comme des phénomènes proprement dits [8].
La phénoménologie de la vie et l’« immédiateté sereine »
11La phénoménologie historique comprend ainsi l’apparition du monde et des objets comme une apparition perceptive qui a pour essence une structure horizontale et qui trouve sa possibilité ultime dans la temporalité de la subjectivité transcendantale. Mais les travaux de Kimura remettent en question cette conception. Dans les cas de dépersonnalisation que Kimura présente dans ses œuvres, il observe des patients qui ne peuvent pas avoir d’expérience affective vivante bien que leurs expériences perceptives soient intactes. Les patients atteints de dépersonnalisation perçoivent et comprennent qu’il y a des choses autour d’eux, mais ils n’éprouvent pas leur existence. Ils ne peuvent pas ressentir la réalité du monde extérieur, bien que leur faculté perceptive ne soit pas défaillante (Kimura, 2001, VII, p. 289 sq.). Ce symptôme psychopathologique montre que l’expérience perceptive fondée sur une structure temporelle horizontale ne suffit pas pour qu’on éprouve le sentiment d’existence des choses. Autrement dit, en se plaçant au seul niveau de la médiateté, sur lequel s’appuie la phénoménologie historique, notre expérience quotidienne ne peut pas s’expliquer. Distinguer les choses du monde extérieur est assurément la condition cruciale de l’expérience quotidienne. Cependant, cette expérience n’est pas simplement établie par les perceptions ; une expérience quotidienne authentique exige que les choses perçues soient données avec une vivacité, une intensité et une richesse affectives. Kimura appelle « actualité » l’apparition non seulement perceptive mais aussi affective des choses, et « réalité » l’apparition réduite à la perception des choses, à savoir l’apparition au seul niveau de la médiateté [9]. La question se pose alors de savoir comment se produit l’apparition de l’« actualité ».
12Par opposition à la phénoménologie historique, qui trouve la possibilité de la « réalité » dans une temporalité horizontale, la phénoménologie de la vie voit celle de l’« actualité » dans le présent. Elle retrouve le fondement des phénomènes non pas dans le mouvement de différenciation du temps, mais dans l’instant qui en est le point de départ. Le monde de la médiateté présuppose l’ouverture de l’horizon qui est originellement développé par la rétention et la protention ; et pourtant cette ouverture même de l’horizon par ces intentionnalités a son origine dans le présent, dans l’impression originaire. Henry trouve l’essence de celle-ci dans ce qu’il appelle l’auto-impression, dans l’auto-affection qui est séparée de la dimension horizontale du temps (Henry, 1990, p. 32 sq.). Kimura qualifie lui aussi le présent de « dimension verticale », ou de « dimension de la profondeur » (Kimura, 2001, II, p. 244), présent qui n’a rien à voir avec l’horizon temporel et qu’il interprète comme dimension dans laquelle le soi se génère. Pour lui, le présent est l’instant indissociable de la dimension verticale dans laquelle le soi s’engendre originairement en tant qu’auto-affection ; le soi s’éprouve lui-même immédiatement dans ce présent et c’est dans cet éprouvé de soi-même que surgit l’« actualité » du soi.
13Que la dépersonnalisation provienne du défaut de la dimension de l’auto-affection et soit accompagnée de la perte de l’« actualité » des choses prouve que c’est l’auto-affection du soi qui soutient l’« actualité » des choses et en est la condition même. Quoique la « réalité » du monde soit rendue possible par la temporalité horizontale, ce qui rend possible son « actualité », c’est l’auto-affection au sein du « présent vivant » indissociable de la dimension de la profondeur. L’expérience vivante immédiate n’est pas seulement « réelle » mais également « actuelle », et elle est soutenue non seulement par la dimension horizontale de la temporalité, mais aussi par la dimension verticale de la profondeur du présent propre à l’auto-affection. La phénoménologie de la vie trouve ainsi l’essence de notre expérience du monde dans son « actualité », dans sa dimension verticale, c’est-à-dire au niveau de l’immédiateté. Kimura appelle cette couche de l’immédiateté « immédiateté sereine » ; en s’unissant toujours à la médiateté, elle constitue la profondeur et l’« actualité » de notre expérience. La phénoménologie de la vie dévoile donc que le monde de la médiateté n’est que le monde perceptible, le monde de la dépersonnalisation, et que pour avoir l’expérience du monde vivant actuel, la dimension horizontale de notre expérience doit être ouverte et soutenue par la dimension verticale qui est la dimension de la vie même.
14Dans cette optique propre à la phénoménologie de la vie, comment apparaissent le soi, le monde et autrui en tant que phénomènes fondés sur l’« immédiateté sereine » ?
Le soi et le monde comme phénomènes au niveau de l’immédiateté
15Dire que la phénoménologie de la vie trouve l’essence du phénomène dans le présent en tant que dimension verticale et que cette dimension est interprétée comme genèse originaire de l’auto-affection constitutive de l’autogenèse du soi, cela revient à dire qu’elle considère l’être du soi comme noyau crucial de l’immédiateté. Ce constat exige donc qu’on analyse le phénomène du soi qui jaillit comme présent au centre du monde de l’immédiateté.
16Selon Michel Henry, il convient de traduire le videre videor cartésien, généralement interprété comme « je pense que je vois », par « il me semble que je vois » (Henry, 1985, p. 24). Dans la définition du cogito en tant que « je pense que je vois », le « je voyant » est l’objet du « je pensant ». Ici, c’est l’écart, la différence qui rend possible le phénomène « moi ». Ce « moi », ou plus généralement le « soi » qui apparaît par la médiation de la différence, c’est le soi au niveau de la médiateté ; Kimura l’appelle « soi noématique » [10]. Par contre, dans la proposition videre videor, le « je voyant » n’est pas posé à l’écart comme objet. Elle exprime plutôt que l’événement « je vois » se passe au « lieu » du moi indiqué dans cette proposition par le pronom « me » (il me semble que je vois). Elle signifie que l’événement « je vois » se produit en tant que « semblance primitive » (ibid., p. 27) et que le « je », qui joue le rôle du sujet dans la proposition « je pense que je vois », est ici présent à cet événement en tant que « lieu » de celui-ci. Dans videre videor, il n’y a plus d’opposition entre le sujet et l’objet. La « semblance primitive » qui surgit au « lieu » du moi n’est plus l’intentionnalité qui vise le « je voyant » comme objet, et celui-ci n’est pas non plus l’objet que vise l’intentionnalité. Elle exprime que le « je voyant » s’apparaît à lui-même, s’éprouve lui-même, et que, en d’autres termes, le voir se présente immédiatement à lui-même. C’est ce qu’Henry identifie comme « penser voir », « un voir qui se sent voir » ou encore ce qu’il nomme « l’auto-affection » (ibid., p. 29, p. 39). Kimura nomme, pour sa part, le soi de cette auto-affection, « soi noétique » [11]. Tandis que le soi de videre, le soi noématique, est celui qui relève de la « réalité », le soi noétique de videor est saisi immédiatement dans la genèse originaire de la « semblance primitive », à savoir en tant que soi-actualité (Kimura, 2001, VII, p. 267). Henry reconnaît la modalité d’apparaître de celui-ci dans le pathos. Alors que le soi noématique est l’apparition perceptive à travers la médiation de l’écart, le soi noétique s’éprouve lui-même dans le sentiment actuel sur le registre pathique [12]. Pour la phénoménologie de la vie, le soi n’apparaît pas dans le temps, dans l’écart, mais il est donné comme dimension pathique immédiate de lui-même. Or, ce n’est pas uniquement le soi qui est donné dans l’auto-affection.
17Mari Nagai (長井真理), qui s’est intéressée de la même manière qu’Henry à la proposition videre videor de Descartes, remarque que le verbe videor a le sens de la voix moyenne, bien qu’il soit formellement un passif (Nagai, 1990, p. 365). Selon Benveniste, le moyen ne se situe pas entre l’actif et le passif ; il est plutôt la diathèse opposée à l’actif avant l’opposition entre l’actif et le passif. Il définit ainsi le moyen par rapport à l’actif : « Dans l’actif, les verbes dénotent un procès qui s’accomplit à partir du sujet et hors de lui. Dans le moyen, qui est la diathèse à définir par opposition, le verbe indique un procès dont le sujet est le siège ; le sujet est intérieur au procès » (Benveniste, 1966 / 1993, p. 172). Le moyen exprime que le sujet est le siège dans lequel l’action ou l’état se produit. Le verbe videor (il me semble que…) montre donc que le moi, indiqué par le pronom « me », est le siège au sein duquel videre (je vois) se produit. Le soi noétique signifie, en tant que siège du procès, le sujet intérieur à ce procès, le sujet lié à celui-ci.
18Il en est de même pour la proposition avec le verbe pronominal réfléchi qui correspond à la voix moyenne. Par exemple, quand un marcheur déclare : « la mer se voit d’ici », il n’y a pas, dans cette proposition, d’opposition entre « le sujet voyant (un marcheur) » et « la mer vue ». Le sujet intérieur au procès, sujet qui n’apparaît pas dans cette proposition, est ici entendu comme le siège où se produit la sensation « vue de la mer ». Cette proposition exprime que la sensation (le phénomène) « vue de la mer » surgit dans le sujet sous-entendu comme siège de cette sensation. Elle désigne non pas que le sujet voit ce phénomène, mais qu’il est présent implicitement à son apparition. L’être du sujet fait donc corps avec la sensation « vue de la mer » ; il n’est rien d’autre que l’auto-affection même de cette sensation. En examinant la proposition « la mer se voit d’ici », Kimura écrit que, « comme le dit Henry, il y a ici “l’originel apparaître à soi de l’apparaître”, “le se sentir du sentir” et on doit dire qu’ils constituent l’“auto-affection” de la sensation » (Kimura, 2014, p. 151). La sensation exprimée par la proposition « la mer se voit d’ici » est identique à l’apparaître du sujet, à son être-même.
19S’il en est ainsi, le soi noétique comme videor est le siège où se génère l’événement du monde ; il ne fait qu’un avec sa genèse. Il est donc l’auto-affection de videre. Que je m’éprouve moi-même en tant qu’auto-affection, ou qu’auto-impression, rend possible l’apparition affective du monde. C’est en ce sens qu’Henry affirme que « seul ce qui s’éprouve soi-même, seule la vie peut éprouver de la chaleur [du mur] » (Henry, 1988, p. 124). La chaleur du mur et l’être du soi ne sont pas des choses différentes : ils sont une et même chose. Il en est de même pour Kimura : pour lui, le fait que cette fleur soit rouge est un événement qui surgit au « lieu » (場所 / basho) que je suis. Dès lors, cet événement et l’être du moi ne font qu’un (Kimura, 2001, I, pp. 121-122). Par conséquent, pour Henry comme pour Kimura, la chaleur du mur, la couleur de la fleur, l’apparaître-même du monde n’est pas donné en dehors de l’auto-affection du sujet qui est le siège de cet apparaître. Il ne fait qu’un avec l’auto-affection. L’essence du phénomène du monde ne consiste donc pas à être donné comme objet de l’intentionnalité, à apparaître à l’écart de celle-ci, mais à se générer au sein de l’auto-affection comme événement immanent à celle-ci.
20Ce qui par conséquent se donne dans l’auto-affection n’est pas seulement le soi, mais aussi les phénomènes du monde. La phénoménologie de la vie comprend que non seulement l’être du soi, mais aussi l’être du monde apparaissent essentiellement dans l’immédiateté, dans la dimension verticale. On peut effectivement observer que, chez les patients atteints de dépersonnalisation, le sentiment d’existence de soi disparaît en même temps que celui du monde extérieur. Ce symptôme psychopathologique suggère donc que l’être du monde et celui de soi ne font qu’un au niveau du sentiment d’existence. Ce qu’Henry appelle « monde-de-la-vie », auquel il reconnaît une signification plus radicale que celle donnée par Husserl (Henry, 2000, p. 139), c’est ce monde qui se confond avec le sentiment d’existence de soi, avec l’être du soi. Selon Henry, avant d’être donné dans la temporalité, dans la perception, le monde apparaît affectivement, pathiquement, dans l’auto-affection du soi. La phénoménologie de la vie trouve l’essence de l’apparaître du monde dans l’apparition pathique, dans la tonalité affective, et c’est cet apparaître affectif que Kimura appelle « actualité ».
La Vie absolue comme spontanéité originaire
21Ainsi, pour nos deux phénoménologues, le monde et le soi sont unis pathiquement l’un à l’autre dans l’auto-affection qui est au présent. Ce présent qualifié par Kimura de « dimension verticale », ou de « dimension de la profondeur » se retrouve chez Michel Henry. Mais pour quelle raison fondamentale ce présent est-il qualifié de « profond » ou de « vertical » par Kimura ?
22Kimura remarque que le mot japonais 自己 / jiko (soi) a une signification spécifique absente des termes occidentaux lui correspondant : soi, self, Selbst. Le secret de cette spécificité du terme jiko tient au caractère « 自/ ji » qui est utilisé également dans un autre mot japonais, 自然 / jinen (la nature), qui signifie « ce qui est tel de soi-même ». Selon Kimura, on ne voit pas, en Orient, la nature à l’extérieur de soi, en opposition avec soi-même, mais on les pense comme successifs. D’un côté jinen (la nature), ce qui relève du procès dit onozukara/おのずから (自ずから) (de soi-même), et de l’autre jiko (le soi), ce qui relève du procès dit mizukara / みずから (自ら) (par soi-même ; de sa propre chair) comportent le même caractère « 自, ji ». Il s’agit de deux manières d’apparaître de « 自 / ji », c’est-à-dire d’une coappartenance fondamentale (Kimura, 2001, VI, pp. 223-224 / Kimura, 1988/2000, pp. 140-141).
23Que signifie ce caractère « 自 / ji » utilisé à la fois pour 自己 / jiko et 自然 / jinen ? Kimura l’entend comme « spontanéité originaire » (根源的自発性/kongenteki jihatsusei) (Kimura, 2012, p. 43). Selon lui, le caractère « 自 / ji » exprime l’origine ou le commencement : il évoque le mouvement même de commencer spontanément et originairement, et cela indépendamment de l’intention d’un sujet agissant (Kimura, 2001, VI , p. 223 ; Kimura, 1988/2000, p. 141). Par ailleurs, il explique également le sens d’« ono / おの » d’ono-zukara et de « mi / み » de mi-zukara. Selon Kimura, « ono » signifie « soi-même », pas au sens d’un soi singulier (Kimura, 2001, VI, p. 263), mais au sens de la nature originaire avant l’individuation de l’individu (Kimura, 2008, pp. 141-142). Onozukara, qui est le procès de jinen, signifie la spontanéité originaire de la nature même, et Kimura le définit comme natura naturans (nature naturante) (Kimura, 2001, IV, p. 349). Par contre, le « mi » de mizukara signifie le corps charnel (身 / mi) qui fait de l’individu un soi singulier distinct des autres (Kimura, 2001, VI , pp. 224-225 ; Kimura, 1988/2000, p. 142). Kimura entend donc par mizukara, qui est le procès constitutif du jiko, le mouvement de la nature spontanée qui s’incarne comme individu pour s’auto-générer originairement comme soi-même (Kimura, 2001, VI, pp. 224-225 ; Kimura, 1988/2000, p. 142 ; Kimura, 2008, p. 146 ; Kimura, 2012, pp. 38-39). Selon cette explicitation, le soi est inséparable de la nature, de la spontanéité originaire et il a son origine dans celle-ci. Il n’est rien d’autre que cette spontanéité originaire qui se détermine, s’individualise dans le corps charnel.
24Le soi en tant que mizukara est, pour Kimura, le soi noétique comme videor, c’est-à-dire l’auto-affection même : videor « est pour ainsi dire l’apparaître au moi de la spontanéité de la vie » (Kimura, 2001, IV, p. 349). Actualisation ou détermination de la spontanéité originaire dans l’individu incarné, le soi en tant que mizukara relève donc également du procès onozukara qui, en étant incarné dans le corps charnel des individus, apparaît pathiquement et affectivement. L’auto-affection du soi noétique signifie que la puissance originaire et universelle du vivre s’engendre au sein du corps charnel pour s’éprouver elle-même intérieurement, pour s’apparaître à elle-même affectivement. Kimura pense que la Vie métanoétique [13], pour ainsi dire la Vie absolue qui donne vie à tous les vivants, et qu’il appelle encore zoè à l’instar de Kerenyi, se génère « ici » dans le corps charnel incarné en tant que soi et que, par cette genèse originaire, mizukara (le soi) s’engendre en tant qu’auto-affection.
25Selon cette conception, le sens du soi comme sujet à la voix moyenne doit être élargi. Nous avons déjà vu que le soi en tant que siège où se produit le phénomène du monde est compris comme soi à la voix moyenne, en tant que soi noétique, mais, par rapport à la spontanéité originaire, celui-ci est compris comme le siège où cette spontanéité originaire s’éprouve elle-même et s’apparaît à elle-même. L’auto-affection comme videor est comprise comme activité dans laquelle s’engendre la puissance originaire qui donne vie à tous les vivants. Ces deux aspects du soi à la voix moyenne sont indissociables. Ce soi est en lui-même à la fois l’« aida horizontal » (水平のあいだ / suihei no aida) et l’« aida vertical » (垂直のあいだ / suichoku no aida) (Kimura, 2014, p. 197), c’est-à-dire qu’il relève à la fois du monde-de-la-vie (au sens henryen) et de la spontanéité originaire. C’est parce que le monde-de-la-vie est attaché étroitement à la spontanéité originaire comme Vie absolue, comme zoè, par l’intermédiaire du soi à la voix moyenne qu’il est donné comme phénomène plein de la tonalité affective et de l’actualité pathique.
26Le même type de conception se retrouve chez Michel Henry. Dans C’est moi la vérité, il distingue en effet « un concept fort et un concept faible de l’auto-affection » (1996, p. 135). L’auto-affection comme videor, que nous avons examinée précédemment, correspond à son concept faible, qu’il définit comme passif (ibid., pp. 136-137). Dans cette auto-affection, je m’affecte assurément moi-même, mais je ne suis pas la source de cette auto-affection, je me trouve toujours « auto-affecté » (ibid., p. 136). Par contre, Henry pose l’« auto-affection absolue » (id.) comme principe qui donne à chaque soi singulier son auto-affection propre. La Vie en tant qu’auto-affection absolue produit elle-même le contenu de sa propre affection, mais elle ne le crée pas hors d’elle, « elle se donne à elle-même ce contenu qu’elle est elle-même » (ibid., p. 135). C’est en ce sens qu’Henry qualifie cette auto-affection absolue d’« auto-affection naturante » (ibid., p. 138). L’auto-affection est l’essence du soi ; son ipséité est le principe du don de soi à soi-même. Henry la comprend comme mouvement ininterrompu de venue en soi-même, qui advient à chaque soi singulier de sorte qui l’ipséité surgit en lui [14]. Mais ce soi n’est jamais la source de ce mouvement ; celui-ci l’excède en principe. Son point de départ n’est donc pas le soi singulier, mais le Soi absolu (ibid., p. 79). Henry attribue le mouvement même du don d’un soi à chaque soi et le point de départ du mouvement du devenir soi-même à l’auto-affection absolue. « Le Soi ne s’auto-affecte que pour autant que s’auto-affecte en lui la Vie absolue » (ibid., p. 136).
27L’auto-affection absolue est donc le principe ultime de l’ipséité, la spontanéité originaire qui se constitue comme auto-affection. Et c’est là justement ce qui est nommé par Kimura zoè ou onozukara (de soi-même). En revanche, l’auto-affection comme videor, qui est singulière, indique plutôt mizukara (le soi). Le soi singulier ne s’auto-affecte qu’à l’intérieur du mouvement de l’auto-affection absolue ; mais celle-ci ne s’auto-affecte que pour autant que le soi singulier s’éprouve lui-même. Le soi singulier (mizukara) est en cela le siège dans lequel l’auto-affection absolue (onozukara) s’accomplit ; il est en ce sens le soi à la voix moyenne. De même que la genèse d’un événement et son siège ne sont pas dissociables, l’auto-affection absolue et celle de son accomplissement singulier ne le sont pas. L’auto-affection absolue ne s’accomplit que dans l’auto-affection singulière et, du même coup, le soi singulier ne s’affecte lui-même qu’à l’intérieur de l’auto-affection absolue. C’est toujours dans l’auto-affection singulière et comme celle-ci que l’auto-affection absolue s’accomplit.
28Pour Henry et Kimura, le soi comme videor possède donc en lui-même – en tant que siège où s’engendre la spontanéité originaire ou l’ipséité absolue – la profondeur de la Vie absolue. Dans la mesure où cette dimension de la profondeur n’est incarnée et ne s’accomplit que dans la dimension du soi singulier, dans l’instant présent, elle est contemporaine de celui-ci. Mais, étant donné que cette dimension de la profondeur est le fondement de cet instant et le point de départ de la venue en soi-même au présent, elle sous-tend et fonde cet instant présent comme « Avant-absolu » (ibid., 1996, pp. 199-200, pp. 205-206).
L’expérience d’autrui dans l’immédiateté
29Ainsi, pour Henry comme pour Kimura, c’est dans la dimension de la profondeur du soi comme videor que l’on trouve l’auto-affection absolue, la spontanéité originaire qui est l’origine de l’ipséité. Cependant, pour autant que cette spontanéité originaire se trouve dans la dimension de la profondeur, elle serait non seulement l’origine de l’ipséité de « ce moi-même », mais aussi de chaque moi. Pour Henry et Kimura, le fondement de l’intersubjectivité et de l’expérience d’autrui se trouve dans le fait que chaque soi noétique relève d’une et même spontanéité originaire : la Vie absolue dans leur « Fond » (Henry, 1990, p. 153). Ils saisissent donc l’essence de l’expérience d’autrui, non pas au niveau de la médiateté, mais au niveau de l’immédiateté. Citons les descriptions de l’expérience d’autrui données par Henry et Kimura :
C’est ici que la Vie absolue se révèle être […] l’accès phénoménologique à l’autre Soi comme elle est pour moi-même l’accès au mien : l’Ipséité en laquelle je suis donné à moi et viens en moi, en laquelle l’autre est donné à lui-même et vient en lui. En laquelle je puis venir à lui, en laquelle il peut venir à moi (Henry, 2000, p. 352).
C’est la spontanéité originaire de la Vie avant la personnalité, avant la personne-même, qui engendre le « soi » personnel à la fois ici et là-bas, rendant ainsi la relation inter-personnelle possible entre « moi » et « toi », qui deviennent aussi absolument distincts l’un par rapport à l’autre sur le plan de la personnalité et de la personne (Kimura, 2012, p. 43).
31Comme nous l’avons vu, le soi noétique comme videor, le soi à la voix moyenne est, en son être même, le siège où la spontanéité originaire se génère ; il désigne donc l’épreuve affective de cette genèse. Or, si chaque soi est ainsi engendré en tant qu’auto-affection de cette spontanéité originaire, étant donné que celle-ci est commune à moi et à autrui, nous communiquons affectivement l’un avec l’autre en tant qu’auto-affection de la même spontanéité originaire. C’est dans une même auto-affection qu’à la fois je m’éprouve moi-même et que j’éprouve autrui. En éprouvant la spontanéité originaire, c’est-à-dire l’ipséité absolue dans ma propre profondeur, je m’affecte moi-même en tant que lieu où cette spontanéité s’accomplit, mais cette auto-affection est identique à celle en laquelle autrui s’éprouve lui-même. Je peux éprouver l’épreuve qu’autrui fait de lui-même en éprouvant la spontanéité originaire qui est au Fond, de même qu’autrui lui aussi peut éprouver l’épreuve que je fais de moi en communiquant avec le Fond. L’expérience d’autrui est ici interprétée non pas comme rapport entre moi et autrui opposés et distants l’un de l’autre – tel le rapport saisi au niveau de la médiateté –, mais comme rapport au niveau de l’immédiateté.
32Cette intersubjectivité au niveau de l’immédiateté détermine l’expérience d’autrui à la première personne. Autrui rencontré au niveau de la médiateté, par la médiation de l’écart et de la différence, est toujours à la deuxième ou troisième personne. Penser, toutefois, l’expérience d’autrui au niveau de l’immédiateté, cela signifie reconnaître l’essence de cette expérience dans la rencontre avec autrui à la première personne. En traitant de l’expérience d’autrui chez les patients atteints de dépersonnalisation, Kimura affirme qu’il y a là une disparition des « qualia de l’altérité » (他者性の実感/クオリア / tashasei no jikkan - kuoria), qui indiquent le sentiment d’existence d’autrui à la première personne, la présence de l’« altérité subjective » (主体的他者性 / shutaiteki tashasei) (Kimura, 2005, pp. 74-75). Les patients comprennent qu’il y a d’autres personnes devant eux, mais ils ne peuvent pas ressentir leur actualité vivante, ce qui suggère que l’essence de notre expérience d’autrui se trouve dans le sentiment de l’actualité d’autrui, dans la rencontre avec autrui à la première personne. La perte du contact immédiat avec la Vie absolue propre à la dépersonnalisation montre que c’est dans le lien à celle-ci, c’est-à-dire dans l’auto-affection de chaque soi, qu’autrui se donne à la première personne.
33Pour Henry comme pour Kimura, le fondement de l’expérience d’autrui se trouve dans ce que je vis avec autrui à la première personne : je vis une autre auto-affection que la mienne. C’est dans cette expérience d’autrui à la première personne que moi et autrui vivons ensemble comme « nous » proprement dit. Dans la mesure où ce vivre-ensemble appartient au niveau du pathos dans lequel chacun éprouve la spontanéité originaire, nous pouvons l’appeler, à l’instar d’Henry, « pathos-avec » (Henry, 1990, p. 137). Il n’en résulte pas pour autant que ce « pathos-avec » dissout l’individualité de chacun et annule la différence de chaque soi. La venue en soi-même ou l’auto-affection que chaque soi éprouve, quoiqu’elle soit fondée sur la spontanéité originaire commune à tous, a sa propre singularité qui empêche de le réduire à l’autre. Le « nous » du « pathos-avec », la subjectivité collective n’est donc jamais en contradiction avec la subjectivité singulière. Le « je » singulier et le « nous » collectif partagent la même racine qui est la Vie absolue. Pour Henry, comme pour Kimura, l’expérience d’autrui ne se trouve ni au niveau de la médiateté, ni au niveau de l’« aida horizontal ». Celui-ci, qui renvoie au rapport entre le soi noétique et l’autre, est toujours fondé sur l’« aida vertical » entre chaque soi noétique et la Vie absolue, entre mizukara et onozukara. Cet « aida vertical » qui précède l’« aida horizontal », Kimura l’appelle « pré-aida » (あいだ以前 / aida-izen) (Kimura, 2001, II, pp. 30-31 ; Kimura, 1992, p. 82 ; Kimura, 2001, IV, p. 229, pp. 236-237 et VI, p. 231 ; Kimura, 1988/2000, p. 149) ; il correspond à l’« Avant-absolu » d’Henry. Tous deux reconnaissent ainsi le fondement de l’expérience d’autrui dans un « pré-aida » qui est le mouvement spontané d’onozukara. Dans la phénoménologie de la vie, chacun communique pathiquement avec l’autre à la première personne en buvant l’eau de la même source qui est la Vie absolue (Henry, 1990, p. 178).
34Nous pouvons dire par conséquent que, pour la phénoménologie de la vie, l’être du soi, des choses et d’autrui appartiennent à la même actualité, laquelle se fonde dans la Vie absolue comme spontanéité originaire. Pour la phénoménologie de la vie, la relation nécessaire entre la Vie absolue et le soi, leur unicité, leur relation verticale, rend possible le rapport affectif pathique avec le monde et avec autrui. C’est un trait essentiel de la phénoménologie de la vie, qui conçoit une dimension verticale en contraste avec une dimension horizontale et tient que la première fonde la seconde. Dans cette perspective, la dimension horizontale, le niveau de la médiateté, s’appuie sur l’immédiateté pour constituer notre expérience quotidienne actuelle. Kimura appelle cette immédiateté qui fonde la médiateté pour établir le monde actuel l’« immédiateté sereine ». C’est dans celle-ci que la phénoménologie de la vie trouve la possibilité ultime de notre expérience quotidienne.
L’« immédiateté chaotique » comme Unheimliche
35Les phénoménologies de la vie de Michel Henry et Bin Kimura ont en commun de saisir l’essence du phénomène non pas dans la temporalité mais dans la dimension verticale ouverte à partir du présent. Dans ces phénoménologies, le soi, le monde et l’expérience d’autrui sont compris sur le fond de la relation verticale entre la Vie absolue et le soi noétique. Il existe cependant, dans la phénoménologie de Kimura, un aspect de la Vie absolue qui n’est pas remarqué par Henry. Ce dernier explique que c’est à partir de la Vie absolue que je m’éprouve moi-même, que je vis dans un monde de tonalité affective et que je rencontre autrui à la première personne ; mais il n’a pas cherché à comprendre l’impossibilité de ces expériences. Par contre, c’est cette tentative de compréhension qui guide toutes les études conduites par Kimura sur la schizophrénie, qui est à définir comme « crise du principe d’individuation » (個別化の原理の危機 / kobetsuka no genri no kiki), comme « insuffisance de l’établissement de l’ipséité du soi » (自己の自己性の成立不全 / jiko no jikosei no seiritsufuzen). Pour questionner la possibilité de la schizophrénie, Kimura recherche le principe de l’ipséité, et l’impossibilité de son accomplissement. La Vie absolue signifie, pour lui, à la fois le fondement de l’ipséité et la possibilité de sa destruction ou de son échec. L’établissement de l’ipséité n’est ni donné ni nécessaire, ce n’est qu’une possibilité, une contingence (Kimura, 2001, II, p. 195). La stabilité de l’ipséité relève de la contingence, et derrière cette contingence, il y a l’abîme béant de l’échec de son accomplissement.
36Kimura s’est trouvé en face de ce paysage pathologique durant ses recherches à propos de la schizophrénie. C’est en saisissant la contingence de l’accomplissement de l’ipséité et l’abîme ouvert par son échec qu’il a découvert l’« immédiateté chaotique », au sein de laquelle il distingue deux modes de perte de l’ipséité du soi.
37Le premier, c’est la schizophrénie qui présente deux symptômes spécifiques : les « expériences d’influence » et la « divulgation de la pensée ». Le premier symptôme se manifeste lorsque le patient sent qu’autrui dirige sa propre action et le second lorsqu’il sent qu’autrui dérobe ce qu’il pense. Kimura définit alors la schizophrénie comme l’expérience dans laquelle l’autorité du soi est usurpée par l’altérité (ibid., p. 193). Dans cette expérience, ce n’est pas soi-même mais autrui qui se trouve au centre du soi. Kimura l’explique ainsi : la Vie absolue ne réussissant pas à s’accomplir comme soi singulier et lui apparaissant comme « absolument autre » (絶対の他 / zettai no ta) [15] (ibid., VI, pp. 214-215 ; Kimura, 1988/2000, pp. 129-130), l’individu comprend cet « absolument autre » qui apparaît au centre de lui-même comme autrui noématique. Ici, l’immédiateté n’est donc plus ce qui s’accomplit comme soi individuel, ce qui habituellement colore le rapport entre soi et monde, et soi et autrui. Elle se manifeste en tant que force violente qui excède le soi, en tant qu’« autre terrifiant » (恐るべき他者 / osorubeki tasha) (ibid., p. 215 ; ibid., p. 130), en tant qu’« absolument autre » et elle envahit, comme « immédiateté chaotique », le cœur de l’individu. Dans cette situation, « le fondement même du soi qui établit chaque soi comme soi perdant son principe d’ipséité et le soi étant aliéné pour ainsi dire de son propre fond, le patient est contraint de vivre en tant que ce soi fondamentalement aliéné » (Kimura, 2014, p. 78).
38Le deuxième mode de perte de l’ipseité du soi dans l’« immédiateté chaotique » correspond à ce que Kimura appelle les « pathologies de l’immédiateté » (直接性の病理 / chokusetsusei no byōri) telles l’épilepsie, la manie, la psychose atypique et l’état limite. La forme exemplaire de ces pathologies se trouve dans la crise épileptique : en étant détaché du monde de la médiateté, et de la temporalité quotidienne qui lui est inhérente, le patient vit d’un coup, pour ainsi dire, dans un présent éternel. Dans cette expérience, « le soi élargi jusqu’à l’univers s’enivre de la fête de réconciliation avec la nature comme Un originaire dans un maintenant éternel délivré de la détermination de l’individualité finie telle que jusqu’à maintenant et dès maintenant » (Kimura, 2001, II, p. 249). Le soi du patient devient « soi comme Un qui renonce au lui-même singulier et s’unit complètement à l’univers » (ibid., p. 119) et il vit une communion avec toute la nature. Il s’agit d’un état extatique dans lequel « le soi singulier (mizukara) est complètement absorbé par la force de vie trans-individuelle de tout l’univers (onozukara) » (ibid., VI, p. 295). Le soi, établi généralement comme mizukara par son auto-affection, est immergé dans onozukara comme spontanéité originaire, comme Vie absolue, et ainsi vit-il dans le renoncement complet de lui-même comme être singulier. Les patients font l’expérience d’être comme avalés par la totalité universelle, ils perdent leur centrage dans leur être propre, se fondent dans tout l’univers et s’unissent à tous les êtres. Kimura appelle cet état de renoncement au soi-même singulier « intra festum », ce qui implique, pour les patients, une « dimension éternelle » (永遠の次元 / eien no jigen), mais qui du côté de la quotidienneté provoque l’apparition inattendue du « principe d’une mort terrifiante » (恐るべき死の原理 / osorubeki si no genri) (ibid. II, p. 232). Dans ce mode d’être intra festum, l’individu se sent unis à tous les êtres et vit la Vie éternelle, mais en même temps il s’immerge dans le monde de la mort où disparaît toute la vie concrète quotidienne. Pour Kimura, la Vie absolue est à la fois le lieu à partir duquel la vie singulière s’engendre et la « grande Mort » (大いなる死 / ōinaru si) à laquelle cette vie singulière fait retour. « La grande Mort n’est que le nom de l’éternité » (ibid., p. 240). La Vie absolue apparaissant comme « immédiateté chaotique » est en même temps le principe de la mort. Dans le mode intra festum, en s’enfuyant du monde de la quotidienneté, de la médiateté et de la temporalité, en échappant au soi comme auto-affection, le sujet vit le monde éternel qui est à la fois Vie et Mort [16].
39En somme, dans la schizophrénie, le soi est privé de son autorité par l’« absolument autre » et, dans les pathologies de l’immédiateté, en s’immergeant dans le mode intra festum, il se dissout dans la totalité et dans la mort. Ce sont les deux manières selon lesquelles il perd son ipséité dans l’« immédiateté chaotique ». Cependant, cette « immédiateté chaotique » n’est pas essentiellement différente de l’« immédiateté sereine ». Celle-ci constitue le principe qui rend possible l’établissement de l’ipséité, mais l’ « immédiateté chaotique » n’appartient pas à un autre rang ontologique. Ces deux aspects de l’immédiateté relèvent tous les deux d’onozukara, de la spontanéité originaire qui est d’une part le principe qui donne la vie au soi singulier et d’autre part celui qui lui apporte la mort.
40Henry n’a saisi que l’aspect de la spontanéité originaire qui donne la vie au soi singulier, mais n’a pas reconnu celui qui apporte la mort, dissout le sujet dans la totalité et le prive d’ipséité. Sa phénoménologie de la vie ne mentionne pas la mort, l’« absolument autre » et la perte de l’ipséité qui se loge au niveau de l’« immédiateté chaotique ». Cela revient à dire qu’Henry a pensé pour ainsi dire au Heimliche de Freud, mais qu’il ne s’est pas rendu compte que ce Heimliche est en même temps à interpréter comme Unheimliche [17].
41Nous pourrions sans doute dire que, quand Henry a défini l’auto-affection singulière fondée sur la Vie absolue comme « souffrance de soi », il a vu, dans le lien avec la Vie absolue, le « danger » (Henry, 1985, pp. 320-321) et peut-être même l’Unheimliche. Mais pour Henry, c’est ce danger (ou cet Unheimliche) même, auquel le soi singulier ne peut jamais échapper, qui le relie étroitement à la Vie absolue et lui apporte la joie. « La souffrance se dépasse vers la joie, en tant qu’elle révèle l’absolu » (Henry, 1963/1990, p. 847). Dans la phénoménologie de la vie de Michel Henry, la Mort, l’Unheimliche ou l’immédiateté chaotique ne se montre que comme ombre fuyante [18].
Bibliographie
Références bibliographiques
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Notes
-
[1]
J’exprime mes remerciements au professeur Joël Bouderlique pour ses conseils à propos de la traduction des termes, des expressions et des citations de Bin Kimura ; et également aux trois évaluateurs de la Revue Philosophique, qui ont procédé à une expertise très précise et bienveillante de ce travail.
-
[2]
Le mot « phénoménologie historique » est un terme propre à Michel Henry, mais nous l’utilisons ici pour désigner un statut phénoménologique opposé à celui des « phénoménologies de la vie » que partagent Michel Henry et Bin Kimura.
-
[3]
C’est cet écart que Michel Henry nomme « distance phénoménologique » dans L’Essence de la manifestation (Henry, 1963/1990, p. 87).
-
[4]
Le mot « médiateté » est un néologisme pour traduire le mot japonais 間接性 / kansetsusei qui est exactement opposé au concept d’« immédiateté » (直接性 / chokusetsusei) (Kimura, 1992, p. 137).
-
[5]
L’opposition entre la « médiateté » et l’« immédiateté » chez Kimura correspond approximativement à celle entre la « médiation » et l’« immédiat » chez Henry ; cette dernière est aussi, chez Henry, parallèle à l’opposition entre la « transcendance » et l’« immanence » (Henry, 1963/1990, pp. 344-347).
-
[6]
Dans Barbarie ou culture, au terme de son étude comparative de la pensée de Bin Kimura et de la phénoménologie de la vie de Michel Henry, Frédéric Seyler aboutit à une conclusion opposée à la nôtre : il voit entre les deux philosophes une divergence plutôt qu’une convergence. Mais son opinion résulte peut-être du peu de textes de Kimura qu’il a pu consulter en français. Il ignorait sans doute l’importance que Kimura accorde à l’interprétation henryenne du cogito cartésien comme videre videor et qu’il développe largement à propos de la relation entre le soi et l’immédiateté (Frédéric Seyler, Barbarie ou culture : L’éthique de l’affectivité dans la phénoménologie de Michel Henry, Paris, Kimé, 2010, pp. 265-275).
-
[7]
Nous retraçons ici ce parcours selon la description donnée par Husserl dans La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale.
-
[8]
Dans L’Essence de la manifestation, Henry appelle la pensée philosophique qui ne reconnaît que ce type de phénomène « monisme ontologique » (Henry, 1963/1990, p. 91 sq.).
-
[9]
Les mots « réalité » et « actualité » ne sont pas généralement opposés, mais Kimura les utilise comme concepts opposés l’un à l’autre. Selon Kimura, tandis que le mot « réalité » vient du mot latin res qui signifie la « chose », le mot « actualité » provient du mot latin actio qui désigne l’« action ». Inspiré par l’origine étymologique des deux mots, Kimura comprend la « réalité » comme ce qui indique l’être des choses perçues, comme objet de la connaissance, et l’« actualité » comme ce qui apparaît non pas à la connaissance, mais dans l’action, comme aspect agissant et affectif des choses (Kimura, 2001, VI, p. 260 et VII, p. 62).
-
[10]
Chez Kimura, les adjectifs « noématique » et « noétique » sont indépendants du sens qui leur est donné dans la philosophie de Husserl. Tandis que, pour Husserl, au sein de la conscience le « noème » veut dire le contenu objectal de la pensée et la « noèse » l’acte de visée de la pensée, pour Kimura, qui emprunte ces deux concepts à la philosophie de Kitaro Nishida, ils ne sont pas les éléments constitutifs de la conscience. Chez Kimura, le « noétique » désigne le jaillissement même de l’action avant son attribution au sujet ou à l’objet et le « noématique » l’action ou la chose thématisée et objectivée par la conscience (Kimura, 2001, I, pp. 107-108 et VI, pp. 144-145 ; Kimura, 1988/2000, pp. 46-47).
-
[11]
Voir note précédente.
-
[12]
Nous optons ici pour la traduction « pathique », au lieu du terme « pathétique » utilisé par Michel Henry.
-
[13]
Chez Kimura, l’adjectif « métanoétique » désigne le caractère noétique propre à la dimension de l’aida/ あいだ (l’entre) des actes noétiques. Par exemple, chaque musicien de l’orchestre, qui joue actuellement sa propre partie, joue virtuellement la musique exécutée par tout l’orchestre. Autrement dit, la musique de l’orchestre, compris comme ensemble, s’incarne dans chaque musicien et dirige sa propre exécution. La musique de l’orchestre qui se situe dans l’aida des musiciens fonctionne comme acte noétique supérieur pour diriger chaque exécution et est vécue intérieurement à celle-ci. Kimura qualifie de « métanoétique » cet acte intersubjectif qui intègre chaque noèse particulière (Kimura, 2001, VI, pp. 143-144 ; Kimura, 1988/2000, pp. 45-46).
-
[14]
Ce mouvement de venue en soi-même, qui est caractéristique de l’auto-affection, a été interprété dans L’Essence de la manifestation comme réceptivité propre à l’immanence, réceptivité qui n’est pas la réception de l’horizon, mais celle de la transcendance (Henry, 1963/1990, p. 256).
-
[15]
C’est un terme que Kimura emprunte à la philosophie de Kitaro Nishida.
-
[16]
Ce que Kimura appelle « Vie » signifie le lieu à partir duquel chaque vivant singulier s’engendre et vers lequel il va mourir (Kimura, 2012, p. 13 ; Kimura, 2001, II, pp. 231-232). La Vie est donc, selon lui, équivalente à la Mort.
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[17]
Voir Sigmund Freud, « Das Unheimliche », inGesammelte Werke, XII, Werke aus den Jahren 1917-1920, Francfort, S. Fischer, 1966 [1947], pp. 227-268.
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[18]
Le concept de « Vie absolue » de Michel Henry renvoie au Dieu du christianisme, alors que la « Vie métanoétique » de Kimura n’a rien à voir avec celui-ci. On pourrait voir dans la différence entre ces deux concepts de « Vie » une raison profonde de divergence entre ces deux phénoménologies de la vie. Ce n’est pas ce que nous pensons car ce qu’Henry a cherché à clarifier est à proprement parler l’essence du phénomène ou de l’être élucidée par la pensée chrétienne, et non pas l’essence du christianisme. C’est dans cette optique que nous interprétons ici le concept henryen de « Vie absolue » et le comparons avec celui de « Vie métanoétique » de Kimura.