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Article de revue

La Grande Guerre comme « événement cosmique ». Jan Patočka et l’expérience du front

Pages 507 à 524

Notes

  • [1]
    Jan Patočka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire (désormais EH), trad. E. Abrams, Lagrasse, Verdier, 1981/1999, p. 168. Je tiens à remercier les deux évaluateurs anonymes de la revue pour leurs commentaires précieux et leurs riches suggestions.
  • [2]
    Jan Patočka, « Vers une sortie de la guerre » (désormais VSG), trad. E. Abrams, Esprit, n° 352, février 2009, pp. 158-164.
  • [3]
    Jan Patočka, « Séminaire sur l’ère technique » (désormais SET), in Jan Patočka, Liberté et sacrifice, trad. E. Abrams, Grenoble, Millon, 1990, p. 303.
  • [4]
    Voir Ovidiu Stanciu, « Pour une délimitation du champ historique. Patočka et la question d’un régime libre du sens », Alter, 2017, n° 25, pp. 155-171.
  • [5]
    Voir notamment « Les périls de l’orientation de la science vers la technique selon Husserl et l’essence de la technique en tant que péril selon Heidegger » (1973) ; « Séminaire sur l’ère technique » (1973) ; « Les héros de notre temps » (1976) ; « Questions et réponses sur Réponses et questions [de Heidegger] » (1976). L’ensemble de ces textes a été publié en traduction française dans Jan Patočka, Liberté et sacrifice, op. cit. Voir aussi Jacques Derrida, Donner la mort, Paris, Galilée, 1999, p. 59 : « Tout ce que Patočka tend à discréditer – l’inauthenticité, la technique, l’ennui, l’individualisme, le masque, le rôle – relèverait d’une “métaphysique de la force”. La force est devenue la figure moderne de l’être. […] Cette détermination de l’être comme force, Patočka la décrit selon un schéma analogue à celui de Heidegger dans ses textes sur la technique ».
  • [6]
    Martin Heidegger, « Die Frage nach der Technik », in Vorträge und Aufsätze, GA 7, Francfort, Klostermann, 2000, p. 29; trad. fr. par A. Préau in Essais et conférences, Paris, Gallimard, p. 38.
  • [7]
    Jan Patočka, « Les périls … », art. cit., p. 271.
  • [8]
    Ernst Jünger, Der Kampf als inneres Erlebnis, in Ernst Jünger, Werke, t. V, Stuttgart, Klett-Cotta, 1960-1965, p. 38 ; trad. fr. par F. Poncet, Paris, Bourgois, 1997, pp. 67-68.
  • [9]
    Pierre Teilhard de Chardin, Ecrits du temps de la guerre, 1916-1919, Paris, Seuil, 1965, p. 229.
  • [10]
    EH, p. 165.
  • [11]
    Paul Ricœur, « Préface », in EH, p. 9.
  • [12]
    Ernst Jünger, Der Kampf…, op. cit., p. 93-94; trad. fr., p. 144-145.
  • [13]
    EH, p. 163-164. Pour un commentaire du 6e Essai développé dans cette perspective, voir Marc Crépon, « La guerre continue. Note sur le sens du monde et la pensée de la mort », Studia Phaenomenologica, 2007, VII, pp. 395-408.
  • [14]
    Jan Patočka, « Les périls … », art. cit., p. 273.
  • [15]
    Jan Patočka, « Les périls … », art. cit., p. 266.
  • [16]
    EH, p. 171.
  • [17]
    Jan Patočka, « Les périls … », art. cit., p. 273.
  • [18]
    Voir le témoignage de Jünger : « La réconciliation après le combat devrait-elle rassembler d’abord les hommes du front. […] N’avons-nous pas souvent serré les mains qui venaient de nous lancer des grenades, alors que ceux de l’arrière s’empêtraient toujours plus profonds dans les taillis de leur haine ? N’avons-nous pas planté des croix sur les tombes de nos ennemis ? » (E. Jünger, Der Kampf…, op. cit., pp. 52-53 ; trad. fr., p. 88).
  • [19]
    Ce point a été mis en évidence par Darian Meacham, « The Body at the Front. Corporeity and Community in Jan Patočka’s Heretical Essays in the Philosophy of History », Studia Phaenomenologica, VII, 2007, p. 354.
  • [20]
    Jan Patočka, « Quelques remarques sur la position de la philosophie dans et en dehors du monde », in Jan Patočka, Liberté et sacrifice, op. cit., p. 25.
  • [21]
    Ibid., p. 24.
  • [22]
    Jan Patočka, « Les héros de notre temps », in Jan Patočka, Liberté et sacrifice, op. cit., p. 326.
  • [23]
    Id.
  • [24]
    Cet article a été rédigé dans le cadre du projet de recherche « Finitude and Meaning. Phenomenological Perspectives on History in the Light of the Paul Ricœur - Jan Patocka Relationship » (code du projet : PN-III-P1-1.1-TE-2016-2224,) soutenu par UEFISCDI et réalisé auprès de l’Institut de philosophie « Alexandru Dragomir » (Société roumaine de phénoménologie).
L’expérience de la guerre est quelque chose dont l’humanité est tellement pénétrée, dont elle subit à tel point la fascination, que cette expérience seule permet de comprendre les grandes lignes de l’histoire de notre temps [1].

1Dans le dernier volet de ses Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, intitulé « Les guerres du xxe siècle et le xxe siècle comme guerre », Jan Patočka se propose d’élucider la charge de sens contenue dans ce qu’il tient pour « l’événement décisif du xxe siècle » (EH, p. 159), la première guerre mondiale. La lecture qu’il engage ne s’attache pas à l’explicitation des circonstances immédiates ou du déroulement effectif de la guerre, mais est commandée par le projet de restituer sa portée « symptomatique », sa dimension « époquale » et de l’inscrire ainsi dans ce qu’il appelle une « histoire des profondeurs ». À cet effet, il importe de relever le caractère paradigmatique des expériences que la guerre a occasionnées, expériences qui seules – c’est une des thèses maîtresses de l’ouvrage – peuvent nous guider sur la voie d’une durable « sortie de la guerre [2]». Confirmation éclatante du régime de sens qui domine encore notre présent, la Grande Guerre s’avère également, saisie rétrospectivement, être le lieu d’une « conversion colossale, d’un metanoein sans précédent » (EH, p. 102), à même de miner les bases du système qui a conduit à la guerre. Ressaisie selon ces lignes, elle apporte un témoignage non seulement pour ce que la modernité a été, mais également pour ce qu’elle a encore à être ; elle met au jour non seulement les lignes de force de notre présent mais tout autant le levier à même de les subvertir.

2Qu’est-ce qui amène Patočka à accorder une place si importante à la Grande Guerre au sein de ses méditations sur la philosophie de l’histoire, au point d’y voir non seulement l’événement qui donne la clef d’intelligibilité du xxe siècle, mais simultanément le pendant final d’un cheminement historique inauguré par l’émergence conjointe, en Grèce, de la philosophie et de la politique ? Ni la proximité de cet événement ni un engagement personnel ne peuvent en être les raisons, car Patočka déploie ses réflexions sur une guerre à laquelle il n’a pas pris part, plus d’un demi-siècle après son achèvement, alors que d’autres phénomènes, tout aussi massifs, ont bouleversé l’histoire du xxe siècle. Qu’est-ce qui fait que, située à une telle distance, historique et biogra­phique, cette conflagration suscite chez lui des réflexions d’une telle ampleur ?

3Trois ordres de raisons semblent motiver ce privilège. En premier lieu, la Grande Guerre lui apparaît comme un événement au sens fort, c’est-à-dire comme un phénomène qui affecte un champ sans pouvoir être déduit à partir de linéaments préalables de ce champ, un phénomène qui excède le régime de sens au sein duquel il surgit. Comme telle, la Grande Guerre s’avère rétive à toute tentative de la saisir à partir de ce qui la précède, de ce que Patočka appelle « les idées du xixe siècle » (EH, p. 154). Ensuite, la Grande Guerre possède une signification historiale, dans la mesure où elle porte au grand jour l’articulation souterraine d’une époque. Enfin, et c’est sans doute le point le plus énigmatique, la Grande Guerre revêt une portée cosmique, elle laisse apparaître les germes d’un revirement à l’échelle du monde, car « portée par les hommes, [sa] portée va au-delà de l’humanité – événement en quelque sorte cosmique » (EH, p. 153).

4Afin de reconstituer la trame théorique à l’intérieur de laquelle Patočka insère ses analyses, nous chercherons en premier lieu à faire apparaître la manière particulière dont il a assumé et infléchi la perspective historiale de Heidegger et en particulier sa caractérisation de la technique comme figure contemporaine dominante de l’être. Ensuite, nous examinerons la place que Patočka ménage, dans ses réflexions, aux récits de guerre d’Ernst Jünger et de Teilhard de Chardin – auteurs dont le témoignage atteste que l’expérience du front recèle, malgré sa frayeur, une « positivité profonde et mystérieuse » (EH, p. 161). Enfin, nous interrogerons la signification accordée à l’épreuve du sacrifice, qui lui apparaît comme ce qui fissure le monde clos de la technique et qui, grâce à ce potentiel de bouleversement, recèle une portée « cosmique ».

5Mais d’abord, quelle est la posture théorique assumée par Patočka dans ses analyses ? L’habit qu’il endosse n’est ni celui de l’exégète scrupuleux des textes classiques de la tradition, ni celui du fin scrutateur de l’expérience qu’on en fait en première personne. En effet, le terrain de la philosophie de l’histoire lui impose une autre attitude théorique. Il y fait référence dans un passage où il distingue son approche de la méthode dialectique :

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On ne peut pas prendre, sans autre forme de procès, la méthode et les structures dialectiques pour un fil d’Ariane universel dans la philosophie de l’histoire. Comment faire, alors ? Pour notre part, nous nous efforcerons de procéder de manière phénoménologique, de trouver les phénomènes-clefs qui, dans les différents cas concrets, permettent de comprendre les grandes décisions aux carrefours où se détermine l’orientation de l’histoire [3].

7Patočka revendique donc le caractère phénoménologique de son entreprise, même lorsque celle-ci se situe dans le domaine de la philosophie de l’histoire. Pourtant la phénoménologie qu’il a ici en vue se rapproche davantage de ce qu’on pourrait appeler une « sismographie historiale [4] », car les expériences analysées sont promues au rang de révélateurs des tensions et des mouvements souterrains et sont choisies en vertu de leur capacité à faire voir ces revers de l’histoire. Les seuls phénomènes sur lesquels il s’attarde sont ceux qui sont situés « aux carrefours » de l’histoire, qui marquent des ruptures ou annoncent des mutations, qui « témoigne[nt] d’un revirement dans le mode d’apparition de l’étant » (SET, p. 314). Une telle posture théorique n’est pas dépourvue de risques, au premier rang desquels celui d’une démarche purement spéculative. Pourtant, l’envergure et l’ambition de ce projet, qui aspire à proposer une cartographie des possibilités propres à toute une époque, rendent inévitable l’adoption de cet angle d’attaque, à la fois audacieux et précaire. Si les exigences strictes d’une discipline descriptive ne sauraient ici être entièrement satisfaites, c’est parce que la tâche qu’il assigne à sa démarche n’est pas tant de décrire ce qui est manifeste que de figurer ce qui est sur le point d’apparaître, en faisant voir que certaines expériences sont lourdes d’un avenir, qu’au-delà de leur sens premier elles recèlent aussi un sens « transitionnel », que leur surgissement est contemporain de la montée en puissance d’un nouveau visage du monde.

Le sens historial de la Grande Guerre

8Selon Patočka, la Grande Guerre peut être caractérisée comme un événement au sens fort, c’est-à-dire comme un phénomène qui induit non seulement une rupture dans une chaîne causale en laissant surgir une nouvelle situation, mais qui met également en question l’armature théorique auparavant disponible. Son sens demeure inaccessible tant qu’on projette sur lui un type d’intelligibilité constituée au préalable, une conceptualité qui ne s’est pas laissé instruire par l’événement, tant qu’on essaie d’en rendre compte en faisant appel aux « idées du xixe siècle ». Pourtant, en se dérobant à leur prise, la guerre ne se borne pas à contester leur force explicative, mais dévoile également leur indigence constitutive : la mise en échec de ces idées équivaut à leur mise en crise. En montrant l’inanité de toutes les idoles du xixe siècle – la science, la raison, la nation, le progrès –, en réduisant leurs autels en poussière, en faisant apparaître qu’aucune ne reste indemne lorsque son étendard est brandi sur le front, la guerre permet également de porter au grand jour les mécanismes secrets qui les ont forgés. La rupture ainsi induite prend l’allure d’un approfondissement. Pour saisir la signification de la Grande Guerre dans toute son ampleur il est nécessaire de l’inscrire dans une trame historiale plus vaste, afin d’y reconnaître le lieu où s’accomplit « la victoire définitive de la conception de l’étant née au xviie siècle avec l’émergence des sciences mécaniques de la nature » (EH, p. 159). Envisagée sous cet angle, la première conflagration mondiale apparaît comme l’aboutissement du projet de domination du monde né à l’aube des temps modernes, la réalisation du rêve de transformer tout savoir en pouvoir, « la suppression de toutes les “conventions” susceptibles de s’opposer à cette libération de forces – une transmutation de toutes les valeurs sous le signe de la force » (EH, pp. 159-160). Livré sans réserve à l’arbitraire et aux ravages de la force, le monde perd sa consistance propre et devient un vaste théâtre d’opérations, le terrain sur lequel s’entrechoquent les projets de sens issus de la volonté de domination. La transformation du monde en une scène d’affrontement s’avère être le ressort intime, la tendance qui détermine de manière souterraine le développement de la modernité : « l’idée générale qui sous-tend la première guerre mondiale, c’est une conviction en gestation depuis longtemps : l’idée du monde et des choses comme dépourvus de tout sens positif, objectif, l’idée de l’homme comme libre de réaliser un tel sens par la force, par la puissance » (EH, p. 155).

9Dans le 5eEssai hérétique, Jan Patočka emploie la formule de « métaphysique de la force » pour saisir le type de compréhension et de réalité que la « civilisation technique » met en scène. En effet, celle-ci « crée un concept de force omni-dominante et mobilise la réalité tout entière en vue de la libération des forces enchaînées, en vue du règne de la Force qui se réalise à travers des conflits à l’échelle de la planète » (EH, p. 151). Un tel horizon, qui est indissociablement espace de constitution du sens et lieu effectif dans lequel celui-ci s’inscrit, détermine également la compréhension de soi de l’homme qui « a cessé d’être un rapport à l’être pour devenir une force – force puissante, l’une des plus puissantes. Dans son existence collective, il est devenu une immense station de libération de forces cosmiques emmagasinées depuis des éternités » (EH, p. 149). En soutenant que la compréhension de soi comme force et du monde comme réservoir d’énergies peut se substituer au rapport à l’être, Patočka se situe résolument dans le sillage de Heidegger. En effet, dans la première partie des années 1970 – au moment même où il rédigeait ses Essais hérétiques – Patočka s’est penché à de nombreuses reprises sur la thématisation heideggérienne de la technique, afin de faire ressortir son pouvoir d’éclaircissement et ses limites [5]. Pourtant, cette conception n’est pas assumée de manière immédiate : elle est reconduite à sa source, c’est-à-dire à la conception jüngerienne de la « mobilisation totale » et, partant, elle est retranscrite comme « règne de la Force », terme auquel Patočka attribue, tout au long des Essais hérétiques, une majuscule. Les considérables déplacements de sens qui accompagnent l’appropriation par Patočka de la compréhension heideggérienne de la technique deviennent visibles dès que l’on met en regard la manière dont les deux philosophes envisagent le dépassement du règne de la technique.

10Patočka reprend à son compte l’orientation générale des développements que Heidegger consacre à la technique et adhère à leur principe organisateur, selon lequel l’essence de la technique trace les coordonnées au sein desquelles tout étant peut apparaître. Plus précisément, l’événement central de l’âge technique est la constitution d’un plan unidimensionnel, qui se traduit par le nivellement de tous les modes d’être. Ce régime de la commutabilité universelle – où tout étant est converti en une ressource et ne vaut que par la force qu’il est à même d’emmagasiner ou de transmettre – marque de son sceau le rapport de l’homme à lui-même. La « réquisition » et la « commission » que l’homme de la technique exerce à l’égard de tout ce qui entre dans son champ d’action ont pour corollaire son activisme et son volontarisme.

11Plus encore, Patočka suit Heidegger dans son projet de doubler ce diagnostic par une démarche d’ordre curatif, ce dépassement ne pouvant s’effectuer qu’à la faveur d’un renversement interne à l’essence de la technique. Ainsi, en suivant Hölderlin selon qui « Là où croît le danger/ Croît également ce qui sauve », Heidegger soutient que « l’essence même de la technique abrite la croissance de ce qui sauve (das Rettende) [6] ». Or, de quelle manière le « salut » peut-il advenir à partir du « plus haut danger » ? Si ce qui est redoutable dans la technique, ce n’est nullement, comme le veut une critique naïve, que « l’homme devient l’esclave des machines », mais qu’un certain type de compréhension, qui nivelle toutes les différences entre les étants, tend à s’imposer, il s’ensuit que le « salut » doit à son tour être envisagé selon ces coordonnées. Heidegger indique deux voies selon lesquelles ce basculement peut se produire. En premier lieu, il faut reconnaître que « l’essence de la technique est ambiguë en un sens élevé » (GA 7, p. 34 ; trad. fr., p. 44) : en démettant l’homme de la position centrale qu’il occupait au sein de l’étant, en le réduisant à une simple « ressource », à un « fonds » utilisable, la technique dénie à l’homme toute prétention d’autoconstitution, met à défaut sa prétention d’être sa propre source. Cette radicale dépossession de soi apparaît comme une occasion pour l’homme de reconnaître qu’il n’a pas d’« essence », qu’il est entièrement livré à l’ouverture de l’être, de sorte qu’à travers sa captation dans le dispositif technique « devient visible la plus intime et indestructible appartenance de l’homme à ce qui lui est accordé » (id.).

12Le deuxième chemin, que Heidegger emprunte dans les dernières pages de sa conférence sur la technique, consiste à faire appel à un « dévoilement plus initialement accordé » (GA 7, p. 35 ; trad. fr., p. 46, trad. modifiée). Il évoque ainsi la possibilité de l’émergence d’une compréhension plus originelle que celle de la techné, dont le modèle privilégié serait la poiésis. Car « autrefois (einstmals), la technique n’était pas seule à porter le nom de techné. Autrefois, techné désignait aussi ce dévoilement qui pro-duit la vérité dans l’éclat de ce qui paraît. Autrefois, techné désignait aussi la pro-duction du vrai dans le beau. La poiesis des beaux-arts s’appelait aussi techné » (id.). C’est à partir de ce passage que nous pouvons mettre en évidence les réserves formulées par Patočka à l’égard de la conception heideggérienne du dépassement du règne de la technique. En effet, l’insuffisance de cette perspective est cristallisée dans le terme « autrefois » (einstmals) qui est la marque d’un recul devant la nouveauté radicale que l’essence de la technique recèle, devant son caractère inassimilable eu égard aux modes antérieurs de dévoilement. Ce geste théorique, qui consiste à mettre en avant la nécessité d’une résurgence d’un sens poïétique de la technique, n’est-il pas une manière de contourner le danger, de chercher refuge dans un « autrefois » où la furie de la « pro-vocation » n’avait pas encore dévasté la terre ? Dans le commentaire qu’il donne de ce passage (SET, p. 283), Patočka conteste la radicalité de cette solution et sa fidélité à l’égard de la logique hölderlinienne de la superposition du péril extrême et du surgissement de « ce qui sauve ». La domination de la technique ne saurait être battue en brèche à travers un mouvement de rétrocession. Pour cerner le champ d’où peut advenir « ce qui sauve », il faut plutôt se pencher sur le domaine où la technique est déchaînée, où elle atteint sa manifestation paroxystique, où sa domination n’est pas seulement totale mais également dévastatrice.

13À cet égard, la retranscription, opérée par Patočka, de la détermination heideggérienne de la technique comme régime universel de la Force s’avère décisive. En caractérisant la Force comme le vecteur de toutes les transformations que le monde subit à l’époque de la technique, il indique également que le seul horizon vers lequel celle-ci peut se déployer est celui d’une intensification constante de soi. En effet, si, d’un côté, la Force détermine le cadre au sein duquel l’étant se montre – pour autant qu’il est réductible au rendement qu’il peut offrir, à l’énergie qu’il peut déployer ou emmagasiner – et, d’un autre côté, si la Force ne peut se développer qu’au sein d’un rapport, Patočka peut affirmer que « le moyen le plus efficace de l’accroissement de la puissance [est] l’opposition, la scission, le conflit. Dans le conflit, il devient tout particulièrement évident que l’homme comme tel ne domine pas ce processus, mais y est impliqué comme simple objet d’un commettre » [7]. La détermination du conflit comme constitutif de l’essence de la technique permet à Patočka de donner un visage plus précis à la thèse de la domination du technique, l’inscrivant dans le registre d’une philosophie de l’histoire. Ainsi, pour reprendre un passage déjà évoqué mais qui ne reçoit que maintenant tout son sens, « la Grande Guerre est l’événement décisif du xxe siècle. C’est elle qui décide de son caractère général, qui montre que la transformation du monde en un laboratoire actualisant les réserves d’énergies accumulées pendant des milliards d’années doit se faire par la voie de la guerre » (EH, p. 159). La guerre moderne, qui transforme tout ce qui est en ressource et toute ressource en un instrument visant à l’accroissement de la puissance de frappe, représente le phénomène paroxystique de la domination de l’essence de la technique. Conduisant jusqu’à ses dernières conséquences la « mobilisation totale » constitutive de la technique, la guerre apparaît également comme le lieu où un metanoein peut advenir. C’est au sein de la guerre, dans les expériences qu’elle occasionne, qu’il faut saisir l’irruption du das Rettende : surmonter le rapport au Gestell ne peut pas s’effectuer « par l’attente d’un Gunst des Seins qui se manifesterait dans l’art et serait comme une grâce d’en haut, mais en engageant directement un combat avec le Gestell, en montrant dans cette lutte, que sa puissance n’est pas absolue » (SET, p. 284). À l’encontre de l’attentisme heideggérien pour lequel le dépassement du règne de la technique ne saurait être provoqué, mais seulement préparé, Patočka envisage une démarche active, une « solution conflictuelle du conflit » (SET, p. 298). Ébranler le socle sur lequel se tiennent tous les projets de « mobilisation totale » exige d’engager activement une confrontation avec ces forces, de ne pas hésiter à « entre[r] en conflit avec la concentration du pouvoir qui a constitué jusqu’à présent la substance de la vie humaine » (SET, p. 286) et d’ouvrir ainsi un « front » contre le nivellement propre à la compréhension technique de l’être. La thèse radicale avancée par Patočka est que les expériences que la première guerre mondiale a occasionnées possèdent une signification exemplaire pour ce combat contre les puissances qui organisent la « mobilisation générale ». L’expérience (réelle) du front se voit ainsi érigée en modèle pour toute tentative de s’installer sur le front de contestation contre le régime de sens régnant, pour tout effort d’occuper cette frontière entre le monde entièrement soumis aux décrets de la mobilisation et celui, encore retenu, qui est sur le point de naître. C’est dans l’espace de jeu entre ces deux sens du front – théâtre du combat et lieu de la contestation – que se situent les éclaircissements sur la Grande Guerre proposés par Patočka.

L’expérience du front

14Le front apparaît comme le lieu paradoxal où le danger extrême laisse surgir le salut, le sacrifice comme l’expérience dans laquelle cette advenue est inscrite, et la « solidarité des ébranlés » comme la figure durable qu’elle peut recevoir. Afin de fournir une assise à ces thèses audacieuses, Patočka prend pour guide les récits de guerre d’Ernst Jünger et de Teilhard de Chardin, qui partagent la conviction que « le traumatisme du front n’est pas momentané, mais qu’il [conduit] à un changement fondamental de l’existence humaine » (EH, p. 161). Le sens de cette métamorphose ne s’épuise pas dans la découverte de l’horreur, dans un mutisme qui serait la contrepartie du caractère écrasant de l’épreuve que les combattants traversent. Si l’absurdité, le non-sens constitue une dimension inéludable de cette expérience, il demeure que « le sentiment puissant d’une plénitude de sens, difficile à formuler, finit par s’emparer de l’homme du front » (id.). Jünger et Teilhard de Chardin décrivent cette situation dans des termes non équivoques. Ainsi, Jünger note que

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Lorsque la guerre éleva sa torche rouge par-dessus les gris murs des villes, chacun se sentit arraché à la chaîne des jours […]. Le nerf de la vie, jusqu’alors isolé et capitonné par toutes les sauvegardes que pouvait offrir le collectif est soudain exposé à nu [8].

16Teilhard de Chardin fournit un témoignage tout aussi saisissant de la même situation :

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En ligne, j’ai peur des obus comme les autres. Je compte les jours et je guette les symptômes de relève, comme les autres. Quand on « descend », je suis heureux comme personne. Et il me semble, chaque fois que, ce coup-ci enfin, je suis rassasié, saturé, des tranchées et de la guerre. […] Et me voilà revenu, comme à chaque fois, instinctivement, face au Front et à la bataille ! […] Est-ce que ce n’est pas absurde d’être ainsi polarisé par la guerre, au point de ne pouvoir être huit jours à l’arrière sans chercher à l’horizon, comme un rivage aimé, la ligne immobile des « saucisses » [9] ?

18La tâche assumée par Patočka dans le 6e Essai hérétique est de rendre compte de cette ouverture inouïe, en la dépouillant des connotations « mystiques » qu’elle revêt sous la plume de ces deux auteurs. La portée de ces expériences ne peut devenir manifeste que si l’on opère un déplacement par rapport aux manières usuelles d’envisager la guerre qui, selon Patočka, se caractérisent par le fait qu’elles

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regardent la guerre dans l’optique de la paix, du jour et de la vie, à l’exclusion de son côté ténébreux, nocturne. […] La vie historique apparaît comme un continuum où les individus sont les porteurs d’un mouvement général qui seul importe ; la mort est comprise comme une passation de fonctions ; la guerre – mort en masse, organisée – est une césure pénible, mais nécessaire qu’on est contraint de prendre sur soi dans l’intérêt de certains objectifs de la continuité vitale, mais dans laquelle, en tant que telle, il ne peut y avoir rien de « positif » [10].

20Il s’agit alors, à la faveur d’un renversement d’optique, d’admettre que « la guerre peut avoir une fonction explicative, qu’elle a en elle-même le pouvoir de conférer un sens » (EH, p. 154).

21Ces passages peuvent sans doute être rangés parmi ceux que Ricœur qualifiait d’« étranges et à bien des égards effrayants » [11]. Pourtant, les exigences paradoxales qui sont formulées – ressaisir la guerre selon sa dimension nocturne et admettre qu’elle est source de sens – deviennent intelligibles dès lors qu’on les resitue dans le mouvement d’ensemble de la pensée de Patočka. En effet, lorsqu’elle est envisagée dans l’optique de la paix et du jour, la guerre est entièrement régie par le sens que lui prêtent ceux qui l’engendrent : elle peut seulement apporter une confirmation ou un démenti aux objectifs auparavant fixés. Que quelque chose d’entièrement nouveau est à même d’éclater au sein de la guerre, que l’être de la guerre excède tout projet de guerre – ceci représente la limite constitutive de tous ces éclaircissements. Le renversement d’optique proposé par Patočka exige de se situer au milieu même de la guerre et de l’envisager non pas à partir de ce qui se décide dans les chancelleries ou de ce qui se proclame dans les communiqués officiels, mais à partir de ce qui s’éprouve sur le front. Car le front – auquel le passage cité renvoie à travers les tournures métaphoriques de la nuit et des ténèbres – est non seulement le lieu où se scelle le sort de la guerre, mais plus encore le champ où surgit sa vérité propre.

22L’épreuve que l’homme du front est contraint de traverser est celle d’une confrontation imminente avec sa mortalité, avec son propre pouvoir-mourir. On fait la guerre pour la vie – afin de réaliser « certains objectifs de la continuité vitale » : la vie ou la survie de la nation, une meilleure vie pour les générations futures – mais, pour la vie, on pousse des millions à la mort, pour la simple vie, on enjoint de tuer et de mourir. Or la confrontation imminente avec la mort fait apparaître le « marchandage avec la mort », comme intenable : au moment même où l’on demande aux hommes de renoncer à leur vie pour la vie (de la nation, de la patrie, des générations futures) on leur attribue un pouvoir, celui de « tenir bon face à la mort » (EH, p. 165), de ne pas s’accrocher à la simple vie, dont on ne peut pas rendre compte par le seul appel à la vie. « La vie n’est pas tout, si elle peut renoncer à elle-même » (EH, pp. 165-166).

23Ce pouvoir de renoncement à la vie opère une brèche dans le régime de justifications mis à l’honneur par les forces qui ont orchestré la mobilisation guerrière et il permet, partant, de contrecarrer leur puissance : « Les motifs diurnes qui ont suscité la volonté de guerre se consument dans le brasier du front, là où l’expérience du front est assez profonde pour ne pas succomber derechef aux forces du jour » (EH, p. 166). Ainsi, dans sa dimension négative, l’expérience du front conduit à récuser tous les régimes de sens dont s’est alimentée la volonté de guerre et dont le principe fondamental réside en ceci que la vie de quelqu’un peut être intégrée dans un processus d’échange, qu’elle peut être convertie en autre chose. Alors même qu’elle est investie d’une signification plus vaste – même lorsqu’on en fait un sacrifice pour la nation –, la mort reste mort de chacun : à ce fait répugne toute inscription dépersonnalisante.

24Afin de restituer sa position avec davantage de netteté, il convient de s’arrêter sur cette formule au premier abord déconcertante de « forces du jour », à travers laquelle Patočka cherche à donner une détermination plus concrète à la manière selon laquelle s’exerce la domination de la technique. En effet, pour lui, « ce sont les forces du jour qui pendant quatre ans envoient des millions d’hommes dans la géhenne du feu, et le front est le lieu qui pendant quatre ans concentre toute l’activité de l’ère industrielle » (EH, p. 160). Les « forces du jour » désignent de manière condensée ces figures ou plutôt ces simulacres de l’appartenance, ces domaines d’inclusion (l’identité ethnique, la famille, la nation, l’idiome propre, le bien-être des générations futures ou le progrès) qui font de la vie individuelle une valeur d’échange à même d’être versée sur le compte d’une supra-entité. L’enrôlement de l’individu au service de ces puissants impersonnels – qui, au prétexte de fournir un cadre englobant, une signification plus vaste, lui ôtent toute signification autonome – conduit à sa transformation en un simple quanta de force, en un rouage d’un mécanisme qui l’excède. Portées jusqu’au front, ces régimes de convertibilités de la vie en force dévoilent leur inanité foncière. En effet, ces « forces du jour » poussent « des millions d’hommes au feu et en jette[ent] plus encore dans les préparatifs colossaux et sans fin de cet autodafé monumental » (EH, p. 155), sans pour autant prendre en compte l’expérience qui est ainsi suscitée, sans intégrer le sens que cette expérience ne tarde pas de produire. Jünger donne voix d’une façon saisissante à cette situation :

25

Quelle est l’impulsion qui persiste à produire le mouvement, toute énergie psychique épuisée ? […] Serait-ce quand même la patrie, le sentiment d’honneur et du devoir qui vous meut ? Mais si maintenant, en cet instant précis où les impacts d’obus nous encadrent comme une forêt de palmiers de feu, quelqu’un prétendait nous crier ces mots, il n’aurait pour toute réponse qu’un juron farouche. […] Ici, en tant qu’individu, l’homme n’est plus qu’un conglomérat d’angoisses. Mais le fait même qu’il persiste à se mouvoir montre qu’il a derrière lui une volonté supérieure [12].

26C’est sur cette « volonté supérieure » que les « forces du jour » tablent alors qu’elles exigent de « tenir bon face à la mort » (EH, p. 165), sans voir qu’en ce lieu émerge une contestation radicale de tous leurs objectifs. Pourtant, si les justifications avancées par les « forces du jour » tombent en ruine, si toute évocation de la patrie ou du devoir est, en ce lieu, simplement vulgaire, qu’est-ce qui fait que l’expérience du front ne s’épuise pas dans l’effroi que la guerre suscite ? Or, comme Patočka le souligne, en s’appuyant notamment sur le témoignage d’Henri Barbusse (EH, p. 162), une telle impression est non seulement présente, mais statistiquement – si la statistique a ici un sens – elle est même dominante : la guerre apparaît effectivement comme l’absurdité absolue. Reconnaître l’horreur que la guerre engendre doit alors conduire au projet d’en finir, une bonne fois pour toute avec la guerre : la Grande Guerre doit vraiment être, selon la célèbre expression, la « der des ders ». Pourtant, aussi bien intentionnée qu’elle puisse sembler, cette optique se confronte à des limites insurmontables, qui tiennent en premier lieu au sens étroit qu’elle confère à la guerre. En effet, une telle perspective occulte la particularité de la Grande Guerre qui réside précisément dans son irréductibilité au combat armé. La guerre excède le combat mené sur le front, puisqu’elle suppose l’organisation et la mobilisation des forces entières des nations, la transformation de tout ce qui existe en une énergie à même d’être investie dans l’effort de guerre. La guerre est donc partout et le privilège de ceux qui sont sur le front, c’est de pouvoir la regarder en face, alors que les autres la subissent d’une manière aveugle. « S’affranchir de l’état de guerre » ne peut pas alors consister dans la simple cessation des hostilités, mais exige de désamorcer le dispositif qui l’a engendré, de mettre hors-jeu la « mobilisation totale ». On ne peut pas retourner à la paix comme si rien n’avait eu lieu, comme si la guerre n’avait pas déjà montré le caractère fondamentalement guerrier du dispositif époqual dominant.

27Tant que l’existence reste soumise aux impératifs de ce régime de sens, tant que l’homme est réduit à un des instruments et des relais de cette mobilisation, « la guerre continue, même si elle peut « provisoirement se mettre en veilleuse » [13]. Ce qu’il faut à tout prix éviter, c’est un semblant de paix, ce que Patočka appelle un « super-Munich » (VSG, p. 163). Il note en effet, en référence aux accords de 1938 au sujet des Sudètes, que « Munich demeure une grande tentation pour les puissants, y compris à l’époque de l’impossibilité des guerres chaudes » (VSG, p. 160) et qu’il faut donc comprendre « Munich comme un des phénomènes archétypaux du xxe siècle – Un super-Munich [apparaît] comme idéal de la pseudo-politique de la paix » (VSG, p. 163). « Munich » désigne ici une paix illusoire et instable, qui n’est rien d’autre qu’une guerre larvée. Un pacifisme « munichois » se contente avec trop peu de paix, précisément parce qu’il est incapable de saisir la guerre dans toute sa profondeur. Vouloir la paix à tout prix, et surtout vouloir la paix sans prendre en compte ce que la guerre a fait voir, cela peut se traduire par un soutien accordé à la volonté de guerre. Ou, pour transcrire la même problématique sur un plan existential : « Celui qui ne s’affranchit pas de cette forme du règne de la paix, du jour et de la vie, qui laisse la mort de côté et refuse de la voir, ne pourra pas s’affranchir de la guerre » (VSG, p. 165).

Le sens du sacrifice

28Au sein de cette configuration théorique, Patočka accorde au sacrifice une importance considérable. Si l’expérience du front possède une vertu révélatrice, c’est dans le sacrifice qu’elle est portée à son comble : en ce lieu, l’emprise que la technique exerce sur le monde se brise ; ici l’élan corrosif qui soutient les « forces du jour » s’enlise. Le sacrifice, qui est toujours, c’est-à-dire même dans ses formes moins radicales, un sacrifice de la vie, consiste à prendre à contre-pied la logique de l’échange propre au monde technique : on donne tout sans savoir si on va recevoir quelque chose en échange, voire même en sachant qu’on ne va rien recevoir. Ceci conduit à mettre en échec la convertibilité universelle propre au Gestell et à introduire une différence de niveau, une rupture : « les sacrifices sont la présence persistante de ce qui n’apparaît pas dans le calcul du monde technique. […] Les sacrifices, où qu’ils se présentent nous concernent en tant qu’êtres qui vivent à partir d’une différence de rang au sein de l’étant même, en tant qu’êtres essentiellement intéressés à leur manière d’être [14] ». En effet, le sacrifice n’est possible comme phénomène qu’une fois qu’émerge une différence véritable, c’est-à-dire une différence qui sépare deux modes différents d’être, et non pas simplement une différence d’ordre quantitatif entre deux forces d’intensité différente. Par l’émergence de cette distinction de rang, le nivellement propre à la compréhension technique, la substituabilité universelle des étants propre à ce type d’entente se trouve contestée. Celui qui se sacrifie apparaît ainsi comme le témoin d’une possibilité, celle d’exister dans l’horizon de cette rupture, au sein et à partir de cette différence ; d’une possibilité qui ne peut être ni intégrée ni mesurée à l’aune des « valeurs de la paix » qui ont engendré la guerre.

29Pourtant, la signification du sacrifice n’est pas réductible au démenti infligé à la volonté de guerre qui tire sa sève des idéologies dominantes et qui aspire l’individu dans les « mauvais infini des lendemains » (EH, p. 167). L’épreuve du sacrifice s’avère être égale­ment le levier au moyen duquel s’opère un changement de monde : « se montrer capable [du sacrifice], être appelé et élu pour cela, dans un monde qui mobilise la force au moyen du conflit, au point de se présenter comme un geyser d’énergie, absolument chosifié et chosifiant, c’est en même temps surmonter la force » (EH, p. 166). C’est à partir de ce passage que nous pouvons ressaisir la signification « cosmique » que Patočka attribue aux expériences que la Grande Guerre a occasionnées. La vision qui s’y exprime est que le lieu où se découvre la surpuissance de la technique est également le site d’un renversement époqual, le lieu où s’accomplit une métamorphose dans le mode d’apparition du monde. Le sacrifice possède une ampleur de monde : il recèle une ouverture nouvelle qui non seulement creuse une faille dans le monde étanche de la technique, mais accomplit un dépassement de celui-ci et se présente ainsi comme un « tournant dans la situation ontologique » (SET, p. 313). C’est cette signification ontologique du sacrifice qui est évoquée par Patočka dans un passage où il fournit sa propre réponse à la question heideggérienne du surpassement de la compréhension technique de l’être :

30

Celui qui se sacrifie se retire hors du maîtrisable et du commissionable, se rapporte explicitement à ce qui, sans être comme tel rien de réel, fournit le fondement de l’apparaître de toute réalité, et en ce sens, règne sur tout. Dans le sacrifice, « il y a » (es gibt) l’être : l’être se « donne » à nous, non plus dans le retrait, mais expressément. […] Celui qui s’engage dans cette voie donne alors aux autres, non pas simplement un commissible […] mais avant tout cette première lueur d’un revirement, d’une nouvelle vérité originaire [15].

31Contestation de la loi dominante et institution d’un nouvel espace de sens, fracture d’un ordre oppressif et transgression inaugurant un avenir – tel est le double visage sous lequel le sacrifice se présente. Dans la dislocation qui s’opère à travers lui, émerge un nouveau sens de l’être – qui est le centre focal d’un monde –, en lui s’accomplit une mutation dans le rapport de l’homme à la vérité. Pourtant, et c’est ce qui marque à la fois l’hétérodoxie de Patočka par rapport à Heidegger et justifie le terme de « cosmique » qu’il attribue à la signification des expériences occasionnées par la Grande Guerre, cette percée n’ouvre pas vers une nouvelle configuration du retrait de l’être, mais accueille la donation expresse de l’être. Le fait qu’un nouveau sol ait été gagné, qu’une nouvelle loi ait fait son irruption ne veut pas dire pour autant que l’ensemble des coordonnées de cet espace de sens ait été fixé. En effet, la démarche de Patočka ne s’épuise pas dans le projet (descriptif) de faire de l’expérience du sacrifice une catégorie vivante, de l’élever au statut d’un concept proprement philosophique. Son engagement théorique possède aussi une dimension performative : il instaure l’exigence de maintenir cette fissure ouverte, de se faire le propagateur de cette onde de choc. C’est dans la fidélité à cet impératif que se décide si le sacrifice demeure seulement une manière d’installer une distance, d’introduire une lacune dans la configuration technique de l’être, ou bien s’il prélude véritablement à l’avènement d’un monde, à l’émergence d’une nouvelle constellation de vérité.

32Pourtant, quelle que soit sa radicalité, le sacrifice n’est-il pas une expérience périphérique, insuffisante pour permettre de dresser une cartographie précise des possibilités que le présent nous ouvre ? Par ailleurs ne s’agit-il pas d’une expérience qui concerne l’homme pris isolément, difficilement communicable et partageable ? Face à ces interrogations, la pensée patočkienne ne demeure pas sans réponse. Parce que la guerre représente la manifestation paroxystique de l’essence de la technique, elle ne s’arrête pas quand on met fin aux hostilités : ce qui vient après, cette « demi-paix dans laquelle les adversaires poursuivent leur mobilisation en tablant sur la démobilisation de l’autre » (EH, p. 171) [16] s’inscrit dans la même logique de la mobilisation et du nivellement. Contester un tel ordre, c’est encore se situer dans la trame ouverte par le sacrifice, même s’il s’agit d’ « une protestation qui se paie d’un sang qui ne coule pas, mais pourrit dans les prisons, la marginalité, les projets et possibilités de vie contrecarrés » [17].

33Irréductible à une expérience régionale, qui a le front pour espace de manifestation, le sacrifice est tout aussi loin d’être une expérience solitaire, car il apparaît comme une manière de rendre compte d’un certain type d’action politique, en particulier quand elle prend la forme de la dissidence. En effet, le résultat positif de l’analyse de l’expérience du front ne réside pas seulement dans la mise au jour de ce pouvoir inouï pour lequel le sacrifice représente une attestation, mais plus encore dans la description de cette communauté nouvelle qui fait fond sur la « solidarité des ébranlés ». L’enjeu de la dernière partie du 6e Essai est précisément de montrer que la communauté qui émerge ainsi n’est pas confinée à l’espace étroit que l’expérience de la guerre dessine, même si sa première instanciation est à trouver dans la solidarité qui, à des instants, a pu s’établir au-delà de la ligne du front [18]. Car, le front n’est pas seulement le site d’émergence de cette communauté, mais également le lieu constant de son séjour [19]. Il s’agit d’une communauté qui ne prolonge pas un ordre génératif, qui ne fait pas fond sur un enracinement naturel ou sur l’appartenance à une tradition, mais dont le socle est formé par la commune expérience du déracinement. Dans la mesure où elle naît de « l’ébranlement du sens accepté », cette communauté ne se définit pas par la promotion d’une nouvelle figure impersonnelle de l’appartenance – fût-elle envisagée dans un sens plus vaste –, mais précisément par le refus de cautionner tout projet de sens qui fait de la vie individuelle un simple point de passage dans une dynamique qui l’englobe et l’excède. La conviction qui sous-tend son institution est que tout projet de sens totalisant conduit à la guerre, pour autant qu’il refuse d’octroyer une place à l’extériorité, à la scission. La détermination que Patočka en donne reste résolument négative : « La solidarité des ébranlés peut se permettre de dire “non” aux mesures de mobilisation qui éternisent l’état de guerre. Elle ne dressera pas de programmes positifs ; son langage sera celui du démon de Socrate : tout en avertissements et interdits » (EH, p. 172). La négativité que cette communauté met en scène ne saurait être résorbée dans un programme positif : son accomplissement propre réside à s’installer dans le négatif, à fissurer les « programmes du jour », à creuser des failles dans les régimes de justification qui éternisent la « mobilisation totale ». Il s’agit du seul moyen dont elle dispose pour parvenir à une efficace véritable, c’est-à-dire pour devenir un moyen à même de contrecarrer non pas un des visages déterminés qu’assument la Force, mais son principe même : « c’est là son front silencieux, sans réclame et sans éclat » (id.). Il s’ensuit donc que le monde ainsi inauguré est articulée autour de ce suspens : le nouveau visage du monde est peint seulement en négatif. Loin des projets titanesques qui s’efforcent d’édifier un monde de toutes pièces dans l’espace du concept, Patočka se limite à recueillir et à formuler une exigence, à l’inscrire dans l’espace du possible.

34***

35Dans un texte de jeunesse, publié en 1934, Patočka formule, avec une remarquable acuité et clairvoyance, la tâche qui guidera son effort philosophique : « la compréhension de l’être que la philosophie accomplit en transcendant intellectuellement le monde se rapporte à l’existence humaine authentique que représente l’acte libre ». Et il poursuit en formulant « l’idéal d’une philosophie souveraine sous les doubles espèces d’une philosophie de l’héroïsme et d’un héroïsme de la philosophie [20] ». À cette époque, il interprétait l’héroïsme comme prise en charge radicale de soi-même, comme « résolution authentique pour le destin propre [qui] ne tient pas compte des circonstances, des faisabilités ou infaisabilités [21] ». La tâche à laquelle la philosophie doit s’atteler est de « purifier l’auto-compréhension de l’homme héroïque », de lui rendre apparent que le dépassement qu’il met en scène n’est pas la manifestation d’un transcendant, mais qu’il engage seulement sa liberté finie. L’héroïsme de la philosophie réside quant à lui dans ce parti-pris pour l’homme héroïque, dans cet engagement auprès de celui qui atteste in concreto que le mouvement de dépassement du donné, sans lequel la philosophie ne saurait prétendre à l’existence, représente bel et bien une possibilité réelle.

36Ce ton volontariste, ce pathos de la conquête de soi s’estompera jusqu’à disparaître, quarante ans plus tard, au moment de la rédaction du texte « Les héros de notre temps », contemporain des Essais hérétiques. Si Patočka garde le terme de « héros », il s’emploie alors à le libérer de tout arrière-fond activiste et volontariste. Le héros demeure celui qui, pour être le site où le donné est dépassé et où advient une clarté sur le monde, doit « payer réellement de sa propre personne » (VSG, p. 158), mais n’est plus celui « qui change le monde » pour assumer la position plus modeste de celui « en qui le monde change » [22]. Or, précisément, parce que « ce ne sont pas les choses qui changent, mais le monde », cette métamorphose échappe aux prises de l’histoire officielle et à la « mainmise des manipulateurs » : elle « se déroule, essentiellement, dans le retrait » [23].

37Plonger le regard dans les tréfonds de cette expérience est nécessaire à Patočka pour être à même de porter un diagnostic sur la situation de notre présent. Le seul moyen qu’a la philosophie pour tendre la main à l’héroïsme – « aux armées des opprimés qui périssent sans secours, dans l’anonymat » (VSG, p. 159) – est de s’efforcer à sortir cette expérience du mutisme qui semble, inévitablement, la marquer. Ce n’est donc pas le caractère étrange ou insigne de l’expérience du front et du sacrifice qui enjoint à la pensée de s’y arrêter, mais plutôt la conviction qu’elle atteste un revirement fondamental, qu’à travers elle, un changement de monde se produit. C’est ce changement de monde qui, pour Patočka, perce à travers les expériences occasionnées par le front, c’est lui qui permet de caractériser la Grande Guerre comme un événement « en quelque sorte cosmique » [24].

Notes

  • [1]
    Jan Patočka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire (désormais EH), trad. E. Abrams, Lagrasse, Verdier, 1981/1999, p. 168. Je tiens à remercier les deux évaluateurs anonymes de la revue pour leurs commentaires précieux et leurs riches suggestions.
  • [2]
    Jan Patočka, « Vers une sortie de la guerre » (désormais VSG), trad. E. Abrams, Esprit, n° 352, février 2009, pp. 158-164.
  • [3]
    Jan Patočka, « Séminaire sur l’ère technique » (désormais SET), in Jan Patočka, Liberté et sacrifice, trad. E. Abrams, Grenoble, Millon, 1990, p. 303.
  • [4]
    Voir Ovidiu Stanciu, « Pour une délimitation du champ historique. Patočka et la question d’un régime libre du sens », Alter, 2017, n° 25, pp. 155-171.
  • [5]
    Voir notamment « Les périls de l’orientation de la science vers la technique selon Husserl et l’essence de la technique en tant que péril selon Heidegger » (1973) ; « Séminaire sur l’ère technique » (1973) ; « Les héros de notre temps » (1976) ; « Questions et réponses sur Réponses et questions [de Heidegger] » (1976). L’ensemble de ces textes a été publié en traduction française dans Jan Patočka, Liberté et sacrifice, op. cit. Voir aussi Jacques Derrida, Donner la mort, Paris, Galilée, 1999, p. 59 : « Tout ce que Patočka tend à discréditer – l’inauthenticité, la technique, l’ennui, l’individualisme, le masque, le rôle – relèverait d’une “métaphysique de la force”. La force est devenue la figure moderne de l’être. […] Cette détermination de l’être comme force, Patočka la décrit selon un schéma analogue à celui de Heidegger dans ses textes sur la technique ».
  • [6]
    Martin Heidegger, « Die Frage nach der Technik », in Vorträge und Aufsätze, GA 7, Francfort, Klostermann, 2000, p. 29; trad. fr. par A. Préau in Essais et conférences, Paris, Gallimard, p. 38.
  • [7]
    Jan Patočka, « Les périls … », art. cit., p. 271.
  • [8]
    Ernst Jünger, Der Kampf als inneres Erlebnis, in Ernst Jünger, Werke, t. V, Stuttgart, Klett-Cotta, 1960-1965, p. 38 ; trad. fr. par F. Poncet, Paris, Bourgois, 1997, pp. 67-68.
  • [9]
    Pierre Teilhard de Chardin, Ecrits du temps de la guerre, 1916-1919, Paris, Seuil, 1965, p. 229.
  • [10]
    EH, p. 165.
  • [11]
    Paul Ricœur, « Préface », in EH, p. 9.
  • [12]
    Ernst Jünger, Der Kampf…, op. cit., p. 93-94; trad. fr., p. 144-145.
  • [13]
    EH, p. 163-164. Pour un commentaire du 6e Essai développé dans cette perspective, voir Marc Crépon, « La guerre continue. Note sur le sens du monde et la pensée de la mort », Studia Phaenomenologica, 2007, VII, pp. 395-408.
  • [14]
    Jan Patočka, « Les périls … », art. cit., p. 273.
  • [15]
    Jan Patočka, « Les périls … », art. cit., p. 266.
  • [16]
    EH, p. 171.
  • [17]
    Jan Patočka, « Les périls … », art. cit., p. 273.
  • [18]
    Voir le témoignage de Jünger : « La réconciliation après le combat devrait-elle rassembler d’abord les hommes du front. […] N’avons-nous pas souvent serré les mains qui venaient de nous lancer des grenades, alors que ceux de l’arrière s’empêtraient toujours plus profonds dans les taillis de leur haine ? N’avons-nous pas planté des croix sur les tombes de nos ennemis ? » (E. Jünger, Der Kampf…, op. cit., pp. 52-53 ; trad. fr., p. 88).
  • [19]
    Ce point a été mis en évidence par Darian Meacham, « The Body at the Front. Corporeity and Community in Jan Patočka’s Heretical Essays in the Philosophy of History », Studia Phaenomenologica, VII, 2007, p. 354.
  • [20]
    Jan Patočka, « Quelques remarques sur la position de la philosophie dans et en dehors du monde », in Jan Patočka, Liberté et sacrifice, op. cit., p. 25.
  • [21]
    Ibid., p. 24.
  • [22]
    Jan Patočka, « Les héros de notre temps », in Jan Patočka, Liberté et sacrifice, op. cit., p. 326.
  • [23]
    Id.
  • [24]
    Cet article a été rédigé dans le cadre du projet de recherche « Finitude and Meaning. Phenomenological Perspectives on History in the Light of the Paul Ricœur - Jan Patocka Relationship » (code du projet : PN-III-P1-1.1-TE-2016-2224,) soutenu par UEFISCDI et réalisé auprès de l’Institut de philosophie « Alexandru Dragomir » (Société roumaine de phénoménologie).
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