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Article de revue

Le Recueil sur le thé dhyānique de Jakuan Sōtaku

Pages 29 à 50

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2 Le thé et le Zen sont associés dans un ouvrage qui en résume la philosophie sous une forme dense, synthétique et riche. Particulièrement apprécié des connaisseurs, il est le seul du genre . Il a été publié sous sa forme définitive en 1828 (Bunsei, 11), avec le titre de Recueil du thé selon le Dhyāna [Zen] ou Recueil sur le thé dhyānique (Zencharoku 禪茶録). Il se compose de dix chapitres :

3 I. Que l’art du thé a pour principe la Voie du Dhyāna, chaji wa zendō wo mune to suru koto 茶事は禪道を宗とする事

4 II. De la culture de l’art du thé, chaji shugyō no koto 茶事修行の事

5 III. De la signification du thé, cha no i no koto 茶の意の事

6 IV. Des récipients du thé dhyānique, zenchaki no koto 禪茶器の事

7 V. Du dépouillement, wabi no koto 佗の事

8 VI. De la variabilité dans l’art du thé, chaji henge no koto 茶事變化の事

9 VII. Du raffinement quintessencié, suki no koto 數奇の事

10 VIII. Du libre espace, roji no koto 露地の事

11 IX. Du quintessentiel et du fonctionnel, taiyū no koto 體用の事

12 X. Du thé sans invité ni maître, muhinshu no cha no koto 無賓主の茶の事.

13 On a jadis attribué cet ouvrage au moine Rinzai Takuan Sōhō 澤庵宗彭 (1573-1645), religieux haut en couleurs qui aurait recueilli les enseignements sur le thé de Sen Sōtan 千宗旦 (1578-1658), un petit-fils du célèbre maître Sen no Rikyū 千利休 (1522-1591). On n’y ajoute plus foi, même si Takuan reste peu ou prou à l’arrière-plan de la tradition qui l’a vu naître. C’est de fait sur la base des enseignements de Sōtan qu’une somme de connaissances sur le thé s’est constituée au milieu du xvii e siècle (Généalogie du thé, Chafu 茶普), et lui-même a laissé plusieurs ouvrages dont une synthèse, composée à plusieurs avec Sensō 仙叟 et Ittō 一燈, sur cet art en mettant l’accent sur le Dhyāna, De l’unique saveur du thé et du Dhyāna (Chazen dōichimi 茶禪同一味). Le texte en est très similaire au précédent, puisqu’il comporte les chapitres I-IV ainsi que VIII, mais il fait l’impasse sur les autres chapitres mentionnés qui sont parmi les plus théoriques et philosophiques. On avance que ces derniers pouvaient porter la marque de Takuan : Du dépouillement (wabi no koto), De la variabilité dans l’art du thé (chaji henge no koto), Du raffinement quintessencié (suki no koto), Du quintessentiel et du fonctionnel (taiyū no koto), et Du thé sans invité ni maître (muhinju no cha no koto). Si Takuan traite bien dans ses œuvres des notions de variabilité, de quintessence et d’activité fonctionnelle ainsi que des rapports entre invité et maître de maison, il n’a néanmoins jamais développé les idées de « dépouillement » et de « raffinement quintessencié ». Pourtant, le traité en cinq chapitres a été recopié le 11e jour du 10e mois de 1715 (Shōtoku, 5), sous le titre d’Enseignements du maître Takuan aux hommes de thé (Takuan oshō shi chajinki 澤庵和尚示茶人記), par un personnage dont on ne sait rien si ce n’est que, d’après l’ouvrage, il vivait à Edo et pouvait être un disciple de Takuan si l’on en croit son nom de religion, Jakuan Sōtaku 寂庵宗澤, dont il hérite d’un élément graphique. Ce dernier personnage reste énigmatique. L’ouvrage offre toutes les caractéristiques d’un mixte, faisant confluer des traditions mi-orales mi-écrites autour de plusieurs personnages, Sōtan, Takuan et Sōtaku : il se présente plus sous la forme d’un témoignage sur une tradition que comme la relation fidèle des paroles d’un maître ou d’un auteur précis.

14 On considère que le recueil hérite d’une tradition associant thé et Dhyāna à la manière de Sen no Rikyū, tradition dont Yamanoue Sōji 山上宗二 (1544-1590) et Tachibana Jissan 立花實山 (1655-1707) auraient été les fidèles héritiers. L’auteur y entend par « thé dhyānique » (zencha) une forme de thé opposée au « thé profane » ou « vulgaire » (zokucha 俗茶), et, selon toute vraisemblance, il cherche à prendre le contre-pied de critiques venant de positions confucianistes, comme chez Dazai Shundai 太宰春台 (1680-1747) dans ses Soliloques (Dokugo 獨語)(1736-1741), où il s’insurge contre le laxisme et le manque d’hygiène de certains praticiens du thé, ou chez Matsudaira Sadanobu 松平定信 (1758-1829) dans plusieurs traités où il préconise le point de vue rigoriste et fidéiste des guerriers et critique, de manière d’ailleurs mitigée, la mode trop amène du Dhyāna dans le thé, Règles de la cérémonie du thé, Chaji-okite 茶事掟 (1694), Préceptes de la voie du thé, Sadōkun (1695), Notes de mon esprit, Kokoro no sōshi 心の双紙 (préface de 1803), Vague des ans, Oi no nami 老の波 (1806). Le thé dyānique se définit, par contraste avec ce courant, par la volonté de s’immerger de façon immédiate dans l’acte même de partage dans la consommation du thé, ce qui implique de n’accorder aucun intérêt à la qualité extérieure d’objets de collection, aux divertissements affectés au cours de coûteuses manifestations publiques, à la confection apprêtée de jardins, au choix des mets, des boissons et des instruments. C’est toute une mode, celle des démonstrations de luxe et de richesse, à laquelle les nouveaux maîtres de thé ne participent plus, qui est en cause et qui recule. Se contenter du nécessaire, sans plus, comme d’un abri qui ne laisse pas passer la pluie, de mets permettant de ne pas mourir de faim, ainsi que le déclare le traité de Rikyū (Nanbōroku), constituent des règles minimalistes : porter son attention sur ce que sont les instruments en eux-mêmes, mettre tout son esprit dans la louche que l’on manipule, sont les attitudes préconisées dans cette tradition où l’on s’abstient de tenir compte des affaires mondaines dont trop de participants avaient la tête pleine. Pour eux, l’art du thé repose sur une conception de l’existence humaine et une « technique de vie » selon le Dhyāna, et se fonde sur la vérité perçue dans l’Éveil, qui libère des liens enchaînant dans la profanité. Sōtaku tient pour preuve de ce qu’il affirme que le fondateur de l’art du thé, Murata Shukō 村田殊光 (1422/1423-1502) y a été initié par Ikkyū Sōjun 一休宗純 (1394-1481), moine lettré du Rinzai dont le nom est, tel une estampille indélébile, associé à l’histoire et à la légende du thé. Quoi qu’il en soit de l’auteur réel de ce traité, puisqu’il s’agit d’une œuvre collective, il a agencé sous une forme condensée et heureuse les conceptions les plus significatives de cette tradition et les principales notions qui lui sont attachées.

15 Tout le traité envisage l’art du thé sous l’angle de la vacuité appliquée aux choses, à l’environnement et aux participants. Il l’illustre à l’aide des catégories de la philosophie chinoise d’être en soi, ou quintessence, et de mise en œuvre, ou fonctionnalité. Ce couple confère une dynamique aux êtres, aux individus et aux liens qui les unissent tout en évitant les écueils d’une réification ou d’une néantisation. Chaque élément entre en congruence avec les autres, trouve sa place et son rôle à jouer au sein d’une action faite de réciprocité et de correspondance égalitaire.

16 Sōtaku passe en revue certains éléments de l’art du thé en en expliquant la symbolique. Ainsi le jardin (roji) est-il, selon l’étymologie qu’il fait du terme, le terreau spirituel de l’homme, la nature foncière (ji) qu’il manifeste (ro). Il prend ici le mot de terreau dans l’acception que revêt selon la tradition bouddhique le mot bhūmi, « terre », « terreau » : le candidat à l’Éveil cultive sa pensée afin de réaliser l’éveil, avec la connotation de « faire-être » (bhū) et d’étape dans la progression. Mais l’expression de roji est bien connue des textes bouddhiques dans lesquels elle désigne un terrain à nu, à découvert, sur lequel il n’y a rien, situé au dehors d’une demeure. Par extension, c’est l’une des douze ascèses, la position assise qu’on adopte pour pratiquer la méditation sur un terrain non recouvert et, de façon métaphorique, le domaine mental dégagé des passions auquel parvient l’ascète. C’est de façon générale et abstraite tout domaine mental libéré des obstacles aussi bien passionnels que cognitifs. Le Zen s’approprie le terme chargé de ces connotations mais en lui appliquant en outre le sens concret de lieu de déambulation et de passage sur la « terre nue » à l’intérieur des pavillons monastiques, entre les endroits ménagés pour la méditation assise et les colonnades nues (rochū).

17 Dōgen 道元 (1200-1253), par exemple, voit dans ce « terrain à découvert » l’espace même de la pure pratique des patriarches du Dhyāna, sans aucune bâtisse ni protection, car c’est dans un tel lieu, sous un arbre, que le Buddha a réalisé l’Éveil. Il l’associe à un habitat qui est aux antipodes des pavillons richement décorés et se réduit au contraire à l’espace minimal de l’ermitage, comme chez le maître de Dhyāna Dayuan : « Lorsqu’on fait le vœu de réaliser un monastère (bonsetsu), il ne faut pas remuer les passions humaines, mais observer fermement la pratique de la Loi de Buddha. […] Ne vous éreintez pas en vain à édifier de magnifiques pavillons, [comme] les gens obtus en notre période terminale. Les Buddha et les patriarches n’ont jamais encore désiré de pavillons monastiques. » Ou encore à propos de Yangqi Fenghui : « Les saints hommes de jadis se déplacent pour la plupart sous les arbres et sur la terre nue. Telles sont les traces excellentes des temps passés, les manières de faire profondes pour parcourir la vacuité [le ciel]. […] Un ermitage de chaume (sōan) et une demeure de roseaux sont les lieux où résidaient les saints du passé, ce qu’affectionnaient les saints du passé. Nous qui venons après eux devons consulter et étudier en les prenant pour modèles, sans y contrevenir » (Dōgen, Le Shōbōgenzō).

18 Le dernier chapitre du traité donne une conclusion philosophique, déjà présente dans la version du xvii e siècle, mais qui est plus explicite dans celle du xix e siècle. La dialectique du maître de maison et de l’invité se réfère à celle du maître et du disciple dans les écoles Chan se réclamant de Linqi : 1/ L’invité regarde ou examine le maître 賓看主 : l’apprenti perce de la vue 看破 les ressources 機略 du maître en devenant son égal ; 2/ Le maître regarde l’invité 主看賓 : le maître perce de la vue l’apprenti en s’adaptant à lui ; 3/ Le maître regarde le maître 主看主 : la vision mutuelle qu’ont ceux qui possèdent en commun les facultés et les yeux du Dhyāna, au plan principiel ; 4/ L’invité regarde l’invité 賓看賓 : la vision mutuelle de deux aveugles 瞎眼 qui communient dans l’indistinction sur le plan phénoménal.

19 Plus tard, un moine de la lignée de Linj, Fengxue Yanzhao 風穴延沼 (896-973), a élaboré les cas suivants qui ont trouvé une large audience : 1/ L’invité chez l’invité 賓中賓 ; 2/ Le maître chez l’invité 賓中主 ; 3/ L’invité chez le maître 主中賓 ; 4/ Le maître chez le maître 主中主.

20 Étant donné que maître et principe, ou être en soi, d’un côté, invité et faits phénoménaux ou activité fonctionnelle, de l’autre, sont mis en équivalence, quel que soit le cas de figure, le dernier stade est celui d’une mise en correspondance égalitaire des protagonistes ou des entités en action. Le premier élément peut désigner la nature de l’homme envisagée dans sa pureté et le second le monde des objets qui suscitent les passions humaines avec le pouvoir d’aveuglement qu’on leur connaît. Le travail mis en œuvre ici est un processus dialectique de purification et de clarification qui culmine dans une transparence mutuelle du maître et de l’invité. Dans le stade ultime, qu’il soit défini comme une adéquation d’un maître à un autre maître ou d’un invité à un autre invité, l’un et l’autre sont parvenus à un achèvement tel qu’aucun d’eux n’est plus ni maître ni invité. C’est la raison pour laquelle le traité définit le sommet de l’art du thé comme étant « sans maître ni invité ».

21 Envisagée sous un angle chronologique, cette dialectique marque une progression graduelle vers l’Éveil plénier. Elle est parfois critiquée à ce titre car elle ne rend compte que des pratiques profanes. Considérée comme l’analyse de la structure mentale d’un individu ayant déjà réalisé et accompli l’état de l’Éveil, elle met en évidence, à l’aide d’un langage philosophique, les ressorts intimes de cet état. C’est sous ce dernier aspect que nous l’envisageons ici. Les rapports où chacun fait abstraction de lui-même face à autrui sont sujets à d’infinies variations. Le traité le marque par son concept de variabilité, qui ne signifie rien d’autre qu’une perpétuelle adaptation aux circonstances et aux situations où chacun est en mesure de modifier sa position et son point de vue. Ce processus d’abstraction par mise entre parenthèses est vacuitaire : il s’agit de faire abstraction de sa particularité et de tout attachement à quelque chose de particulier pour s’enraciner dans le fond commun et indifférencié de la réalité. Sans lui les choses seraient figées et l’art du thé n’offrirait pas la vitalité dynamique qu’il porte en lui.

Traduction

I. Que l’art du thé a pour principe la Voie du Dhyāna

22 C’est depuis le maître de Dhyāna Ikkyū de Murasaki qu’on tient la Voie du Dhyāna (zendō) pour ce qui constitue l’essence même de la préparation et de la consommation du thé. La raison en est que ce maître Zen eut pour disciple Shukō du Shōmyōji de Nara. Le maître Ikkyū, voyant que ce disciple appréciait les chaji (réunions de thé) et les pratiquait tous les jours, lui déclara que le thé devait être en adéquation avec le plan sublime de la Voie de Buddha. Selon lui, c’était là la Voie du thé ; la préparation de cette boisson revenait en effet à reproduire les principes du Dyāna, c’est-à-dire à permettre aux êtres d’examiner leurs propres activités mentales. C’est pourquoi rien de ce qu’on met en œuvre dans l’art du thé ne diffère, de la Voie du Dhyāna. Qu’il s’agisse du « thé sans invité ni hôte », de « l’essence et activité », du « jardin mis à nu », du « raffinement quintessencié et dénuement », il n’est rien ni dans ces dénominations ni dans ces réalités qui diffère des principes du Dhyāna. Je ferai état des détails plus loin. Il est en vérité une parole qui, dans un vers poétique, permet d’en décrire le principe selon lequel « on jauge la saveur du thé et la saveur du Dhyāna ». Par conséquent, réjouir ses hôtes par des objets précieux et rares, des trésors, choisir le sake le plus raffiné, les mets les plus finement préparés, ou encore soigner l’aspect du pavillon de thé, disposer à plaisir arbres et rocaille dans le jardin, tout cela revient à s’écarter des visées originelles de la Voie du thé. Le sens foncier de cette Voie se réduit à apprécier et à cultiver le « thé du Dhyāna ». La préparation de ce thé est toute entière la Loi du Dhyāna qui est un travail pour réaliser son jishō, sa nature propre. Les principes des sūtra que le vénéré Śākyamuni a exposés durant quarante ans n’ont d’autre signification que de permettre aux êtres de tous les univers de parvenir à une compréhension lumineuse de leur sens foncier : il n’est rien en dehors du mental. Il a expliqué ces principes à l’aide de tout un ensemble de moyens, tels les récits de ses existences antérieures, des exemples métaphoriques ou des sentences. De même, la cérémonie du thé est une méthode d’examen mental qui permet de réaliser sa nature foncière (honbun), transposée dans l’acte de préparation du thé sous forme d’habiles savoir-faire. De façon générale, elle ne diffère en rien de la prédication de tous les Buddhas, qui ont comme elle pour raison la conversion. Et certes, on trouve actuellement dans le monde nombre d’ouvrages qui critiquent la Voie du thé, et l’on entend proférer nombre de médisances, selon lesquelles les cérémonies du thé sont d’irrévérencieuses révérences (hirei no rei), mais il n’y a pas lieu d’en être embarrassé car ces reproches négligent et mettent en terre le sens dhyānique de la Voie du thé, ils s’en prennent à des futilités accessoires, les déforment par une tournure d’esprit suspicieuse. Dès que l’on en aura compris le visage originel, qu’y aura-t-il à y redire ? Le thé de Dhyāna est justement une Voie qui tient en la plus haute estime les marques de révérence (rei). Mais, ce serait tomber dans l’extrême opposé que de s’attacher exclusivement aux marques de révérence. Comparées à la Loi sublime du Buddha, elles sont comme un îlot au milieu du mégachiliocosme. Elles sont les rameaux et le feuillage de la Voie de Buddha. Il est dit dans un commentaire au Sūtra de diamant : « Même si l’on a mis en pratique la bienveillance, le sens civique, la révérence, le discernement et la confiance, respecter (kei) à mauvais escient est une marque d’égoïsme. » Dans le Laozi aussi, on relève cette phrase : « Vilipender la Voie et sa Vertu pour pratiquer la bienveillance et le sens civique est une erreur pour un saint ». Aussi a-t-on affaire à la Grande Voie profonde entre toutes, imperceptible et subtile, qui existait avant même que commence à exister quoi que ce soit, à un principe naturel qui n’emprunte pas aux artifices humains. Si l’on vilipende le travail du thé de Dhyāna qui permet de réaliser ce principe, on sera comme un individu incorrigible qui se bouche lui-même les yeux ou qui se fracasse la tête de son propre poing. Les personnes de mon école ont à vénérer humblement cette grande et unique bonne cause et à cultiver le thé authentique à la saveur du Dhyāna.

II. De la culture de l’art du thé

23 Ainsi donc, la visée originelle du thé se réduit à entrer dans le samādhi (Éveil), où l’on n’utilise des récipients de thé que pour cultiver l’examen mental de sa propre nature foncière ; il ne s’agit nullement de la qualité, bonne ou mauvaise, de ces récipients ni de l’aspect du thé au moment où on le prépare. Aussi, la cérémonie du thé n’est-elle rien d’autre qu’un travail pour s’enquérir de sa propre nature et n’a-t-elle pas d’autre signification que l’état de samādhi, dans lequel on manipule les récipients à l’aide d’une pensée qui se concentre sur eux seuls et s’unifie sans s’appliquer à autre chose qu’eux. Si par exemple on manipule la louche à thé, du début jusqu’à la fin de cette manipulation on appliquera à elle exclusivement son esprit, on ne pensera à rien d’autre. Et lorsqu’on pose la louche à thé on continuera comme précédemment à y prêter la plus profonde attention. C’est de la même façon que l’on manipulera, outre la louche, tous les autres ustensiles. Après qu’on a posé un ustensile que l’on vient d’utiliser, au moment où l’on retire la main, l’esprit ne doit jamais se relâcher mais se transposer tel quel sur l’ustensile suivant, s’appliquer à lui selon les formes sans jamais relâcher son attention : voici donc ce qu’on entend par kitsuzuki-tate, application continue de l’esprit. On est tout à la pratique du samādhi du thé. Bien le comprendre ne dépend pas du nombre des années mais du seul bon vouloir individuel. C’est que cette compréhension réside seulement dans le degré de profondeur de l’intention initiale (kiichinen) que l’on a conçue. Il s’agit uniquement de concentrer sa pensée et de s’appliquer à la culture du samādhi dans l’élément du thé et en accomplissant ce que veut cet élément. Samādhi est un terme sanskrit que l’on traduit par shōju, juste assimilation. Il signifie que, quel que soit l’objet, on concentre son esprit en un seul point. Le maître de la Loi Huiyan l’explique ainsi : « Or donc, qu’est-ce qu’être en accord avec le samādhi ? C’est appliquer sa pensée en la concentrant à l’aspect apaisé des choses. Dès que la pensée est concentrée, le vouloir, unifié, cesse de se disperser et, une fois l’aspect des choses apaisé, le cœur se vide et l’esprit s’illumine. Une fois l’esprit vide, l’intelligence s’éclaire dans le calme. Une fois l’esprit illuminé, plus rien d’obscur ne peut l’atteindre. Ces deux éléments, le cœur vide et l’esprit clair, constituent le mystérieux talisman de la spontanéité qui accomplit son œuvre grâce à l’unité. »

24 De même on lit dans le Sūtra du Lotus : « Entrer en concentration mentale dans une cellule calme et rester assis la pensée unifiée en un point, cela vaut autant que quatre-vingt-quatre mille éons. » Une séance d’examen mental assis vaut quatre-vingt-quatre mille éons. Une fois qu’on est entré dans l’aire de la cérémonie du thé, s’appliquer au samādhi, cela revient à une séance d’examen mental assis.

25 De même, Yutan Baoguan déclare-t-il dans son Traité sur le souverain précieux (Baowanglun) : « Cultiver et observer le samādhi de la commémoration de Buddha à l’aspect unique consiste à appliquer son esprit à cette commémoration sans jamais l’oublier, que l’on marche, que l’on soit debout, assis ou couché et, si l’on s’endort, alors une fois réveillé on l’appliquera encore, on lira [la formule de commémoration].»

26 Lorsque l’on prépare le thé en suivant ces modèles, il importe tout autant, pendant vingt-six heures et sans aucun relâchement, d’appliquer son esprit en un point, de s’appliquer à produire l’esprit de courage afin d’entrer dans le samādhi (l’éveil) et de le cultiver.

27 Ainsi donc, examiner mentalement sa nature foncière, que ce soit grâce au maniement des ustensiles du thé ou par le travail de la méditation assise, c’est le même enseignement. Le zazen (méditation assise) ne consiste pas seulement à rester silencieux dans le calme. Ce serait là ce que le maître Zhiyi du Tiantai qualifiait de « méditation assise qui produit des ténèbres ». C’est la raison pour laquelle la méthode cardinale de la méditation assise, consiste à aller et venir, à s’asseoir et à se lever. Dès lors, il doit en aller de même en ce qui concerne la cérémonie du thé. On peut toujours en douter, mais c’est ainsi que les choses se pratiquent dans la réalité. Comment donc ? Tout en gardant l’esprit concentré, l’on a sans cesse à exécuter tous les gestes et à s’exécuter sans relâchement tout en marchant ou en se tenant debout, ou assis, ou couché, par exemple lorsqu’on pénètre dans la salle de thé pour y préparer cette boisson. Dans la vie de tous les jours, lorsqu’on exécute ses affaires tout en y appliquant son esprit sans répit aucun, tout demeure en bon ordre, qu’on soit actif ou bien calme, on ne s’éreinte pas l’esprit, ainsi est-ce la Voie elle-même, par exemple celle des bons rapports humains entre suzerain et vassal, ou entre père et fils, qui atteint son terme ultime. En particulier, dans la méthode d’examen mental en méditation assise, il arrive que surviennent d’innombrables idées qui, d’une façon ou d’une autre, vous tracassent, mais pour peu que vous travailliez en profondeur, elles se voient réprimées, jugulées, par ce travail et plus aucune autre idée ne surviendra. Néanmoins, comme au début l’on ne pratique pas selon les formes, il arrivera que l’application de l’esprit en travail demeure mêlée à d’autres idées et, si vous avez des tracas, ils vous perturberont facilement. Dans ce cas, grâce à la Voie du thé, qui consiste à s’occuper d’objets par la vie de son corps tout entier et à appliquer à ces objets son esprit, les sentiments étrangers ne pourront plus vous happer et il sera facile d’aller jusqu’au bout de ce travail, exhaustivement. Voilà donc ce qu’est cette Voie gracieuse, apparue à l’intelligence merveilleuse du maître Zen Ikkyū, qu’il convient en vérité de louer.

III. De la signification du thé

28 Le sens du thé est celui-là même du Dhyāna. C’est la raison pour laquelle, il n’est pas de signification du thé hormis le Dhyāna, et si l’on ne connaît pas la saveur du Dhyāna, on ignorera celle du thé. Cependant, on croit vulgairement que la signification du thé consiste à affecter un penchant déterminé. Croyant reconnaître dans ce penchant qu’on a établi soi-même la véritable signification du thé dhyānique, on conçoit un orgueil suprême pour avoir réalisé des apparences toutes superficielles et l’on vilipende les autres à tort et à travers, l’on prétend que les hommes de thé dans le monde ignorent tous le sens du thé. Ou encore la signification du thé ne peut être expliquée à l’aide du langage ni enseignée à l’aide de formes de comportement. Atteignez la compréhension en vous examinant vous-mêmes, disent-ils : croyant que c’est là ce que veut dire la transmission en dehors des enseignements, ils tombent dans l’idée fausse de l’Éveil solitaire. Voilà tout ce à quoi mènera cette propension.

29 Ainsi donc, l’on crée une distance entre soi-même et autrui de par le goût que l’on établit pour soi, goût différent de celui des autres, si bien que chacun se moque des autres en déclarant qu’ils ignorent la signification du thé. Or, le goût se trouve en chacun et il n’est personne qui puisse se mettre à la place d’un autre. Se critiquer mutuellement parce qu’on diffère de goût est cause de querelle et ne fait qu’accroître l’orgueil, cela conduit à terme à être attiré par un thé vulgaire de mauvais goût et à faire naître à la suite les pires pensées. Croire que là est le thé dyānique authentique, c’est s’en éloigner à des milliers de myriades de lieues !

30 Ainsi donc, le goût, signifiant « atteindre », conduit-il les êtres sensibles à des naissances en fonction des actes bons ou mauvais qu’ils ont accomplis. Sombrer dans les six destinées signifie errer ici-même. Voilà pourquoi, dans la Loi bouddhique, la plus grave des fautes est de mouvoir son mental et l’essentiel de la méditation concentrée est de ne point le mouvoir. C’est pourquoi en toute chose viser une direction est ce qui répugne le plus au thé dhyānique. S’adonner à l’art du thé en adoptant pour principe d’y orienter son mental en le mouvant ne fera à terme que renverser l’opération dhyānique originelle.

31 De façon générale, si le goût consiste à mouvoir son mental en s’attachant à quoi que ce soit et à faire appel aux artifices de la réflexion, alors on concevra de l’orgueil pour avoir mû son mental en vue du dépouillement, des calculs pour l’avoir mû en raison des récipients, de l’affectation pour l’avoir mû en raison de son raffinement, des conceptions artificieuses pour l’avoir mû en vue de la création, de l’insatisfaction pour l’avoir mû en vue de la satisfaction, des méthodes fallacieuses pour l’avoir mû en raison de la Voie du Dhyāna. C’est que mouvoir son mental est toujours cause de mauvaises destinées. Voilà précisément ce qu’est l’affection pour les quatre méprises que sont la pérennité, le bien-être, le soi et la pureté. Le texte canonique le déclare aussi : « La vie de l’homme se trouve dans sa respiration. » Dans ces conditions, l’on passera sa vie à accumuler des objets rares et précieux pour les entreposer en secret, et à s’attacher à des trésors inutiles, en songeant que la vie s’achève en un instant et que le corps a pour constance d’être impermanent. De même, l’esprit considérera comme un bien-être ce qui ne l’est pas et dépensera une fortune excessive dans des pavillons de thé et des jardins, s’évertuera à équilibrer son arrangement, s’éreintera l’esprit dans l’accueil de ses invités et croira que là réside le plaisir suprême. En outre, bien que les choses soient dépourvues de soi, tout un chacun s’enorgueillit du goût qu’il a acquis et croit que seul tout ce qu’il accomplit est bien, tandis qu’il méprise les autres, il met en avant son ego et s’engonce dans ses propres vues unilatérales. Il lui arrive également, à contre-courant, de concevoir comme pure l’impureté de toute chose et d’affectionner des choses souillées en les croyant immaculées, si bien qu’il souille son esprit pur. Voilà l’art du thé dont se réjouit le vulgaire et, en vérité, les mauvaises destinées en proie aux quatre méprises. Le Commentaire du Sūtra du Lotus le déclare bien : « L’ignare aime à se disperser l’esprit et en reçoit sans faute tout un ensemble de douleurs ! »

32 Ainsi donc, tous les êtres sensibles souffrent de souillures graves et d’affects profonds, errent parmi les objets sensibles depuis les temps sans commencement et se réjouissent de vanités pour en écoper toutes un ensemble de souffrances. Ils héritent de naissances en des lieux divers en transmigrant dans les dix destinées du triple monde : l’expression « tous les êtres vivants » tire son sens de cette autre, « naître dans les lieux ». Qui veut éviter les souffrances des êtres a à concevoir la foi de tout son être, à entrer dans thé dhyānique et à s’adonner au travail de réalisation de la Voie et de la libération.

33 Voilà bien pourquoi ce qu’accomplissent les êtres profanes est nocif de , que ce soit bien ou mal, et ce qui est un songe est inconsistant, que cela existe ou non. Les idées fallacieuses que l’on entretient tant que l’on erre sont trompeuses, qu’elles soient vraies ou non. Dès lors, on aura beau qualifier d’authentiques et de bons les attachements unilatéraux aux goûts profanes, cela ne sera d’aucun poids en regard de l’adoption de la foi. Ces êtres dissiperont leur temps dans la dispersion de vaines jouissances et le gaspilleront en vain. Ce faisant, ils se détourneront de l’enseignement bienfaisant du Grand Saint qu’est le Buddha et seront des fauteurs de trouble dans la Voie du thé. Il importe de faire le plus grand cas du moment qui passe sans reculer un seul instant et de mettre en œuvre la Voie sublime grâce aux vertus du thé dhyānique.

IV. Des récipients du thé dhyānique

34 Les récipients du thé dhyānique n’ont en aucun cas à être beaux, rares, précieux ou anciens. C’est uniquement la pensée parfaitement vide et pure qui fait le récipient. Manier cette pureté de la pensée une en tant que récipient, tel est le thé de l’opération dhyānique. Dans ces conditions, on ne saurait tenir en estime des récipients de thé appréciés dans le monde comme des pièces célèbres. Pourquoi donc débourser des fortunes pour un objet sans valeur dans le but d’avaler un bol de thé et l’enfermer comme un trésor dans le grenier ? Cela n’est d’aucun profit pour la Voie. L’homme de peu est un courtier qui embrasse de l’argent et suscite contre son gré des catastrophes. Laozi ne déclare-t-il pas « Mieux vaut ne pas tenir en estime un trésor que l’on ne peut obtenir si l’on ne veut pas que le peuple devienne voleur » ? Il importe de façon générale de ne pas discuter des récipients en bien ou en mal. Une fois que l’on a tranché les vues fallacieuses sur la dualité du bien et du mal, on est en mesure de trouver en son for intérieur un récipient pur de par sa nature réelle. De façon générale, les récipients de pure pensée ne sont pas des objets en porcelaine ou en métal confectionnés par l’homme. Ce sont des récipients nés spontanément de la Nature, si bien que le monde, soumis au Yin et au Yang, au Soleil et à la Lune, répond du même principe sous tous ses aspects, et que ces récipients sont identiques à la Lune en son plein éclat. Là où l’esprit de Buddha est dans tout l’éclat de sa vertu surnaturelle vide, l’ego produit les nuées des passions, recouvre la lumière de la « Talité », se laisse teindre des cinq objets et fait naître à l’envi les désirs affectifs, produit les trois poisons de la convoitise, de l’aversion et de l’égarement, si bien que la pureté de la pensée une se transforme pour devenir le récipient des trois poisons. Dans ces conditions, comme les êtres du monde sont entachés des cinq turpitudes depuis des éons et des éons dépourvus de réalité et qu’ils n’ont pas conscience de la malignité de ce réceptacle, ils ont cristallisé l’Inscience, ils ont beau s’en enorgueillir, ils ne sont pas dans le Vrai. Laozi déclare encore : « Sous le Ciel, seul le laid s’avise que le beau est beau et seul le mal sait que le bien est bien. » Par exemple, un individu qui serait imprégné d’un parfum n’en connaîtrait pas même l’existence. De la même manière, tout ce qu’il accomplira ira dans une direction néfaste si bien qu’il voudra se départir des récipients souillés au moyen de la seule action du thé dhyānique et qu’il voudra les remplacer par des récipients purs dès l’origine. Le Sūtra du Lotus déclare : « Qui est puissant est en mesure de recevoir de bonnes facultés. » C’est la raison pour laquelle qui cultive les pratiques avec effort verra ses facultés inférieures devenir excellentes. Quand bien même n’y parviendrait-il pas que, dès qu’il sera entré dans la méthode du thé dhyānique, le voici qui, en fin de compte, verra ses facultés portées à leur comble. Parmi les Propos des Confucianistes, on trouve ces mots : « Se conduire comme un homme de bien revient à se conduire comme dans la brume et la rosée. Même si l’on n’en a pas les vêtements trempés d’humidité, on en sera de temps en temps humecté. Se conduire comme un ignorant est comme se trouver dans des latrines. Même si l’on n’en pas les vêtements souillés, on n’en puera pas moins. Se conduire en méchant, c’est comme marcher au milieu d’épées. Même si l’on en ressort pas blessé, on n’en aura pas moins ressenti par moment de la frayeur. » Il ne faut jamais, au grand jamais, s’approcher des destinées néfastes. En effet, toute cause produira sans faute son fruit, si bien que, si l’on s’approche d’un mal, on se dirigera vers un lieu mal famé, tandis que si l’on vise un bien, on s’orientera vers un lieu bénéfique. Si, en vertu de ce principe, on mobilise tout son courage pour s’adonner avec zèle au travail du thé dhyānique, on échappera aux geôles du souverain en cette vie et, une fois mort, on fermera l’entrée des trois mauvaises destinées pour, sans faute, monter dans les Cieux et réaliser la Voie. C’est atteindre cette réalisation qui est le pur et précieux réceptacle qui illumine parfaitement l’Univers de façon égale. Tel est ce qu’on appelle le récipient du thé dhyānique. Quel trésor serait donc en regard un bol ancien en porcelaine traité comme un jouet rare extraordinaire ?

V. Du dépouillement (wabi)

35 Dans la Voie du thé, ce qu’on appelle wabi, dépouillement, est utilisé avec respect et tenu pour une règle disciplinaire à observer. Cependant, les profanes l’affectent dans leur comportement extérieur sans pour autant avoir, dans leur for intérieur, le sens du dépouille­ment. Aussi, clamer bien haut que le style dépouillé consiste en un pavillon de thé dépouillé par son aspect extérieur, recouvert avec force or, en des ustensiles rares de céramique, en un jardin aménagé pour en faire étalage devant les hôtes et les invités, à quoi tout cela rime-t-il donc ? Le dépouillement, c’est être en manque d’objets, ne pas en disposer à sa guise : cela signifie « s'incliner ». C’est une vague mélancolie (dasai) s’emparant de chacun de façon chronique, ce que commente le Classique du départissement de l’agitation : da, esseule­ment, c’est rester debout ; sai, s’arrêter, c’est stationner. Les pensées mélancoliques font perdre l’esprit, et s’y complaire empêche d’avancer. Dans le Panorama essentiel sur le bouddhisme, le Bodhisattva au rugissement de lion pose la question : « Quelle différence y a-t-il entre avoir peu de désir et savoir se contenter ? Le Buddha a déclaré : Qui a peu de désir ne recherche ni ne prend plus rien. Savoir se contenter, c’est être sans regret avec le peu que l’on a obtenu. » En considérant ces sources, on comprendra que le terme « dépouille­ment » consiste à ne pas se sentir aliéné même si l’on n’est pas libre, à ne pas se sentir insatisfait même si l’on n’a pas en quantité suffisante, à ne pas se sentir démuni même si l’on est dépossédé. Se sentir aliéné lorsqu’on l’est, s’attrister de son insatisfaction lorsqu’on n’a pas suffisamment et se plaindre de son dépouillement lorsqu’on est dépourvu, ne ressortissent pas au dépouillement et ne définissent pas l’authentique homme dépourvu.

36 Un sage de jadis a dispensé cet enseignement : « Ayez la détermination de ne pas sombrer dans une seconde pensée ! » L’éminent patriarche du Eiheiji a également laissé ce mot : « Ayez la détermination de ne pas sombrer dans une première pensée ni même dans l’absence de pensée. » Lorsque, en tout, on ne se laisse pas entraîner dans ces pensées, on observera de façon ferme le sens du dépouille­ment et, de ce fait, il en ira comme si l’on observait les règles disciplinaires du Buddha. Voilà pourquoi qui connaît le dépouillement ne conçoit pas de convoitise, ni d’aversion, ni de négligence, ni de trouble, ni d’égarement. En outre, il transformera ce qui était à l’origine de la convoitise en don, la violation des règles en leur observance, l’aversion en acquiescement patient, la négligence en zèle, le trouble désordonné en concentration mentale et l’égarement en sapience. Voilà ce qui définit les Six Perfections, qui permettent d’observer et de réaliser les pratiques du Bodhisattva. Perfection (pāramitā) est un mot indien qui signifie « passer sur l’Autre Rive », ce qui veut dire se trouver dans la Voie de l’Éveil. Dans ces conditions, le terme de « dépouillement » correspond à la mise en œuvre des Six Perfections et à les révérer avec foi et les observer en tout point avec disponibilité. N’est-ce pas là la Perfection de Moralité de l’art du thé ?

VI. De la variabilité dans l’art du thé

37 L’art du thé implique de la variation. Selon le Traité de Nanbō, la manière de poser les ustensiles et les récipients et la façon de déterminer la préparation sont de dix mille sortes selon les maîtres et les traditions et, quand on a appris entièrement les règles fondamentales jusqu’aux arcanes du Yin et du Yang, on a la libre maîtrise des variations pour improviser de mille façons, mais la variation consiste à être en adéquation avec les règles tout en en sortant. Ce n’est pas en faisant appel à des artifices ni en amplifiant la réflexion que l’on opérera des variations de manière libre. Il n’en va pas ainsi dans notre art. La sublime mise en œuvre de la variation consiste à suivre les mouvements de la spontanéité et, sans poser son mental dans quelque règle que ce soit, à continuer à œuvrer sans fixer sa pensée fût-ce sur ce qui est modifié. Dans le monde, il est une stance du maître Takuan :

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L’art du thé est, dès l’origine, sans visage,
Il est le pur enseignement du Ciel, sans que le mental un se désunisse.
Il comporte des règles mais est sans règle.
La sublimité de l’impromptu nécessite variation.

39 Ce poème livre le sens premier de la préparation du thé et, en vérité, selon le principe énoncé au vers conclusif, opérer des variations selon la sublimité de l’impromptu est ce qui constitue le sublime dans l’art du thé et il est estimable de ne point user d’artifices. Conduire une opération jusqu’à un certain point en faisant preuve d’ingéniosité, c’est se préparer à sombrer dans le goût personnel qui n’a rien à voir avec une sublime opération spontanée. De façon générale, une variation naît de la spontanéité d’une modification énergétique dans le Ciel et la Terre et a pour sens d’œuvrer et d’opérer de façon libre tout en s’adaptant au corps humain. Dès lors, si, en allant jusqu’au bout de ce principe, on l’applique dans le pavillon de thé, au fur et à mesure que l’opération naturelle s’enflera d’elle-même, elle se videra, elle s’apaisera, elle coupera court à la liberté et atteindra sa fin par une voie directe. Dans le thé dhyānique, il n’est que fort peu de catégories et il n’est rien que l’on pratique qui soit à tenir secret. Si l’on vise un thé d’une certaine catégorie et que, par cette anticipation, on jette son dévolu sur la libre durée, alors on ne réalisera jamais la Voie authentique du thé dhyānique. Quand donc réalisera-t-on la sublimité de la variation ? On l’atteindra si l’on s’en tient à observer l’authentique visage du thé dhyānique.

VII. Du raffinement quintessencié

40 Les hommes du thé profane prêtent la plus grande attention à ce qu’ils appellent « affinité » et ils en arrivent à s’enticher de leurs « ustensiles de prédilection », comme ils disent. Cependant, ce terme répugne car il est synonyme de sombrer dans la luxure et on lui préfèrera celui de « raffinement quintessencié ». Le Traité de Nanbō zokusoku déclare dans sa présentation générale du jardin nu : « De façon générale, lorsqu’on réfléchit sur la signification première des ustensiles empreints de raffinement quintessencié, les termes de raffine­ment et d’affinité sonnent de façon identique mais leur signification est fort différente ». Dans la Biographie de Li Guan dans les Mémoires historiques, Li Guan glose le terme de la façon suivante : Fu Qian a déclaré : Un nombre impair pour accomplir une œuvre. La même définition se trouve également dans la Biographie de Li Guan des Han antérieurs. Shi Gu le glose : La vie est une et non en accord paritaire.

41 De façon générale, on qualifie de pas un léger excédent dans un nombre impair. Étant oblique, il donne à une chose un aspect désuni. Telle est la nature foncière de l’art du thé. Pour un être humain, ne pas aller de pair avec le monde, ne pas s’accorder au vulgaire, ne pas affectionner ce qui n’est pas aménagé, ne pas faire ce que l’on veut, définit le bien-être. Tel est ce que l’on appelle un homme à la maison d’une unique rareté ou au raffinement quintessencié. Dans sa demeure, rien n’est appareillé : les piliers de pin, les poutres de bambous, sont tordues ou droits, carrés ou ronds, en hauteur ou en bas, à droite comme à gauche, sont neufs ou vieux, légers ou lourds, longs ou courts, larges ou étroits, l’on y supplée à ce qui manque ou répare ce qui est endommagé. Un récipient d’une rareté unique ou un instrument raffiné répondent à ce qualificatif. Rien ne surpasse en rareté et en asymétrie ce qui sait réunir ces fonctions et ces qualités différentes. Rien de mieux qu’user la brosse d’un pinceau jusqu’à l’identité du dépareillé et de l’appareillé, que le dépareillé soit appareillé, que l’appareillé soit dépareillé, et que la boucle soit sans boucle. Le terme aimer s’applique à ce qu’aime l’homme de goût raffiné et connote le sens d’aimer quelque chose. Il diffère du tout au tout du goût dans le jardin dénudé et l’ermitage. L’amour mondain est en toute occurrence un goût pour les choses et tout un chacun d’être persuadé que des ustensiles qui sont objets de cet attrait font l’art du thé. Quelle affliction !

42 « Le raffinement quintessencié est enseveli dans les poussières du monde depuis plus d’un siècle », est-il dit, si bien que ces ustensiles que l’on affectionne, cet attrait pour des objets, tout cela n’a rien à voir avec le sens authentique du thé. Là où l’on devrait observer le sens littéral du raffinement quintessencié, à savoir s’abstenir par manque de moyens en toutes choses, ne pas en faire à son gré, on ne s’entiche, on ne se soucie que de propension, qu’il s’agisse des ingrédients pour le thé, du plan du jardinet ou de la forme des récipients, on ne sait en appeler qu’à la propension, en particulier toutes ces maisons où l’on s’occupe de transmettre le thé, depuis le fondateur jusqu’à aujourd’hui, il n’en est aucune qui ne fasse appel à la propension. Qui plus est, ils qualifient de goût pour la maison la concurrence dans les dimensions à fixer en longueur et en largeur, ils inventent de nouvelles raretés en qualifiant cela de goût à la Rikyū ou de goût à la Sōtan et n’ont de cesse d’énumérer les catégories de récipients qu’ils ont confectionnés chez eux. Et comme ce ne sont pas des ustensiles courants, ils n’en font pas usage et ne les échangent pas contre d’autres. À force d’avoir de la propension pour des objets, ils confectionnent des ornements qui ne servent à rien, et des latrines jusqu’aux planches à dessiner avec du sable, ils rivalisent en élégance et en distinction pour « être dans le vent » en ménageant des mensurations minutieuses au millimètre près : Voilà en fin de compte la base de leur conception du goût !

43 En outre, l’œil de l’homme de thé consiste à distinguer ce que, de façon générale, il convient ou non d’utiliser comme récipient dans un style spécifique de thé. Un jour Tachibanaya Sōgen a déclaré à Koen : « Si l’on regarde ce que disent les gens dans le monde, qu’un Sen no Rikyū n’arrive pas à la cheville des jugements et du goût pour les choses de Koen, leur manque de discernement dans les jugements et leur goût pour les objets les disqualifie comme hommes du thé. » Selon ce texte, tout se passe comme si l’on enjoignait en fin de compte d’établir des jugements de goût et d’affectionner des objets, ce qui entre en opposition complète avec le sens du raffinement quintessencié dont on vient de faire état.

44 De façon générale, le raffinement quintessencié apparaît à partir de Li Guan, dans sa biographie, dans le sens d’être attaché à chaque chose sans être assorti, si bien qu’il est synonyme du dépouillement que l’on vient de définir et s’apparente à un précepte pour affectionner la pauvreté pure et couper court à la concupiscence. Les affections humaines sont telles que les désirs sont sans fin : quand on a obtenu une chose on en convoite dix et quand on en a obtenu dix on en convoite cent. C’est pourquoi l’on s’aveugle dans la convoitise et dans le profit, l’on se dirige par ci et l’on court par là sans éviter le danger, on en vient à se faire souffrir au mépris de sa vie et, en fin de compte, à s’effondrer raide mort d’épuisement. Lorsqu’on est allongé sur le lit de la maladie et que l’on voit son énergie vitale décliner en comptant ses jours, les désirs et les passions vont en s’amenuisant, si bien que, lorsqu’on regarde en frissonnant ce que l’on a réalisé, on conçoit enfin des remords à s’en mordre le nombril en voyant les cinquante ou soixante années que l’on a vécues jusqu’ici se réduire au songe d’un instant, sans que l’on ait accompli la moindre œuvre méritoire. Mais tel est le sens du raffinement quintessencié qui enjoint dès le départ de ne jamais revenir en arrière. Qui ne se lasse pas du profit et du désir sera affligé de rétributions néfastes et sera entraîné durant des milliards d’éons dans le cycle des naissances et des morts : quand donc ira-t-il naître dans une Contrée de Buddha supérieure ? Aussi bien, si l’on parvient à l’état mental non-né et impérissable de qui a découvert sa nature en observant les règles du raffinement quintessencié, et en se concentrant sur la culture du thé dhyānique, quel regret concevra-t-on face à la mort ?

VIII. L’espace mis à nu

45 Les jardins profanes d’aujourd’hui sont qualifiés de jardins intérieurs ou de jardins extérieurs, mais dans leurs principes ils diffèrent du tout au tout des jardins de thé. À l’origine, dans le terme de roji, jardin dénudé, ro se lit manifester à nu (arawaru) et ji désigne le mental (shin). Ce terme signifie donc « manifester sa propre nature, l'élément mental ». Le jardin dénudé porte le nom de roji car il exprime la nature foncière de la vraie manière d’être des choses sous leur aspect réel, une fois qu’on s’est départi de toutes les passions. L’expression de « jardin blanc » (hakuroji) lui est synonyme. Blanc signifie pur. En adoptant cette acception, le pavillon de thé (chashitsu) est qualifié de jardin à nu (roji) en tant qu’il est l’aire de l’Éveil (dōjō) propre à mettre en évidence la nature foncière. C’est pourquoi le jardin dénudé est un synonyme de pavillon de thé. On qualifie de même de jardin dénudé un terrain rouge où rien ne pousse, qui est vaste et pur : il figure aussi la nature foncière. Un Commentaire du Sūtra du Lotus le décrit ainsi : « Un carrefour à quatre voies est comparé aux quatre vérités. C’est en examinant mentalement les quatre vérités que l’on comprend à égalité la vérité de la vue. Il en va comme d’un chemin que l’on qualifie de carrefour à quatre voies. On aura eu beau avoir éliminé les passions de la vue, si de la réflexion intellectuelle subsiste, on ne pourra parler de terrain mis à nu. C’est une fois que l’on sera venu en pensée à bout des trois mondes que l’on peut parler de terrain mis à nu. » L’aire de l’Éveil est également synonyme de terrain mis à nu. Dans le Grand Traité sur l’apaisement et l’examen mentaux, on trouve ce descriptif : « L’aire de l’Éveil n’est autre qu’un état de pureté. L’on y régule la cosse des passions dans les cinq demeures pour y mettre en évidence le riz dans sa nature foncière sous la pureté de son aspect réel. C’est une fois que l’on sera venu en pensée à bout des trois mondes que l’on peut parler de terrain mis à nu. » L’expression selon laquelle « on y régule la balle des passions dans les cinq demeures pour y mettre en évidence le riz dans sa nature foncière sous la pureté de son aspect réel » ne consiste en rien d’autre qu’à définir le terrain mis à nu comme l’aire de l’Éveil. De même, définir le pavillon de thé comme un monde à part est une comparaison pour son propre état mental. Ces mots le disent bien : « Le monde n’est pas un monde spécifique, tel est ce que l’on appelle le monde », et « produire la pensée sans qu’elle ait à stationner où que ce soit. »

IX. Du quintessentiel et du fonctionnel 體用の事

46 L’art du thé comporte du quintessentiel et du fonctionnel. Dans le monde profane aussi, s’agissant de manier des récipients, on considère ceux qui ne se meuvent pas, une bouilloire, un pot à eau, comme du quintessentiel et les instruments que l’on meut, la louche ou la théière, comme du fonctionnel. Quintessentiel et fonctionnel étant indissociables, le pot à eau et la bouilloire sont certes des ustensiles essentiels mais lorsqu’on les transporte ils sont fonctionnels. La théière et la louche sont bien du fonctionnel mais, quand on les pose comme ornements, ils deviennent quintessentiels. Quel profit ne retirerait-on pas dans la Voie si, néanmoins, on les considérait les uns comme essentiels et les autres comme fonctionnels ? Mais ce n’est pas là la signification première de ces termes, il s’agit d’abord de distinguer le Dhyāna, qui est quintessentiel, et le thé, qui est fonctionnel. Dans le principe de leur indissociabilité ils n’en sont pas moins spécifiques. Dès lors qu’on ajoute un sens dhyānique à la préparation du thé d’origine, la saveur du Dhyāna et celle du thé sont identiques si bien qu’elles sont duelles tout en étant une et une tout en étant duelles. La quintessence se dégage lorsqu’on s’enracine primordialement dans la paix de la vacuité et que le mental, dans son unité, cesse de se mouvoir. Il y a fonctionnalité lorsqu’on met en action les membres et le corps, qu’on les soulève, le arrête, les assied ou les dresse debout. Le Commentaire de Zhu Xi à l’Invariable Milieu définit le quintessentiel et l’activité fonctionnelle en ces termes : « Une quintessence et une activité diffèrent certes comme le repos et le mouvement. Néanmoins, c’est sans exception que l’activité se met en œuvre une fois que l’essence est établie, si bien que les deux n’existent jamais en même temps dans la réalité. » Dans le Commentaire sur le circonstanciel et le réel parmi les dix paires du Sūtra du Lotus, il est également déclaré à ce propos : « La quintessence et la mise en œuvre se rapportent à la culture des pratiques et à la Voie de l’Éveil. S’éveiller à la source du fruit de l’état de Buddha est la quintessence que l’on considère comme réelle. Apporter profit de manière égale en réponse aux êtres des neuf mondes, à partir de ce fruit, est l’activité que l’on considère comme circonstancielle. La quintessence est telle la grande terre, et l’activité en retournant à la quintessence a la vertu de retourner au réel. » Tel est le sens du quintessentiel et de la fonctionnalité. Dégager ce sens lors de la mise en œuvre de l’art du thé, voilà un enseignement qui permet d’atteindre l’état mental de Buddha.

X. Du thé sans invité ni maître 無賓主の茶の事

47 L’art du thé sans invité ni hôte, qui est le grand arcane de Rikyū apparaît dans le Recueil de Nanbō 南方録. Dans ce grand arcane, on tient pour la Grande Voie – il est notoire qu’elle a été transmise par le grand laïc Rikyū – le jardin pur, sans affaire, d’esprit apaisé et d’aspect unique, en ayant aboli à l’identique les eaux et les pierres, les plantes et les arbres, l’ermitage ainsi que tous les ustensiles. Même s’il faut le faire sien et le comprendre, il ne se confond cependant pas avec le thé sans invité ni maître. Si l’on a entièrement aboli toute chose de la cérémonie du thé, la Voie du thé sera défaite et mise à terre, et le thé n’aura plus lieu d’être. Mais par ailleurs, si l’on supprime ce texte qui préconise l’abolition de tout, l’expression de « non-être » (mu) sera réduite à rien et l’on aura affaire à un thé vulgaire, celui que l’on pratique de coutume. De même, l’expression de « non-être » se réduira à ne servir de rien. Après avoir assimilé toutes les composantes de la cérémonie du thé, il s’agit de voir que ce qu’elle vise consiste à réaliser une souveraine liberté, et non à s’attacher aux règles transmises par les maîtres. De même, aucune des formes de thé qui portent un nom – le thé sous la neige, le thé avec des fleurs, le thé sous la lune, le thé au feu de branchages, le thé pour un mort au combat ou le thé pour le départ sur le front –, ne mérite de façon distinctive le qualificatif de « sans invité ni maître de maison », et n’a en outre le moindre motif d’être transmise comme un grand arcane. Il n’y aura pas non plus une mise en œuvre (gyō) que l’on puisse apprendre une fois qu’on en aura reçu la transmission et la notification d’attestation de la part d’un maître. À l’origine, ce que l’on appelle le thé sans invité ni maître de maison ne fait pas appel à des techniques différentes des autres : il s’agit de la méthode la plus ordinaire du thé de Dhyāna. Si l’on n’y adjoint pas le mot de « non-être », l’on aura affaire à un thé vulgaire et l’on tombera entièrement dans des jeux de pur divertissement. Sans doute en va-t-il ainsi chez les notables, mais pour le menu peuple, si l’on imite ce modèle, l’on fera montre d’une vaniteuse présomption, l’on se perdra soi-même et l’on ruinera sa maison, aussi vaut-il mieux faire ses premiers pas à partir de cette Voie du thé dhyānique. Voilà bien pourquoi, si l’on entre dans l’école du thé de Dhyāna, il importe de s’efforcer de le pratiquer dans toutes les positions, en marche, debout, assis ou couché, et de s’employer au travail jusqu’à en oublier les mécanismes (ki). Il ne s’agit en aucune façon d’en faire un grand arcane. Et, comme il n’est aucun moyen de l’enseigner, il n’y a rien d’autre à faire que d’entrer dans le samādhi de la pratique et d’attendre le moment où on le réalisera soi-même. C’est là indiquer le tout du domaine de la connaissance ultime de l’état Buddha dans l’esprit unifié. Il convient également de s’aviser que, dans le thé authentique, l’on applique le « non-être » à ce qui porte des signes extérieurs d’un invité et d’un maître de maison. Le Recueil de la transmission du flambeau indique que « autour du braséro, il n’est plus ni invité ni maître ». Là est le dernier mot du thé de Dhyāna. J’ai pour seul vœu que vous vous y exerciez.

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50 Sōtaku indique (voir p. 33) que le thé dhyānique est celui qui est abordable par tous et ouvert à quiconque, au menu peuple, bien loin des cérémonies fastueuses qu’organisent à grands frais les nobles ou les hauts fonctionnaires. C’est la cérémonie la plus simple, la plus dépouillée, la plus ordinaire qui soit : elle n’a rien d’un « grand arcane ou secret » et c’est là tout le « secret » et l’» arcane » de Rikyū. Elle ne peut être l’objet d’un enseignement mais seulement réalisée dans une concentration mentale complète qui permet de réaliser sa nature foncière. Celle-ci est le lieu même où est pratiqué le thé, à savoir le « jardin mis à nu », notion qui inclut la salle de thé, en tant que manifestation de cet élément mental. De ce fait, abstraction entière peut être faite de tous les récipients du thé, ce qui est les « briser », mais non pas les anéantir non plus, car on aurait affaire à du néant où il n’y aurait dès lors plus rien à « évacuer ». Et c’est au sein de cet espace dénudé, de ce vacuum, que prennent place l’invité et le maître de maison, mais ceux-ci étant vides, le second n’a rien à enseigner de particulier au premier ; tous deux ont seulement à entrer dans une communion pour cultiver leur art.

51 Arrivés à ce point l’hôte et l’invité entrent dans une intime communication où il leur est loisible de faire abstraction de leurs positions provisoires pour les faire permuter entre elles. Cette permutation résulte d’une opération sublime où s’établit une correspondance et une fusion dans la réciprocité de rapports. Elle est souvent décrite dans les « dialogues aporétiques » des écoles Zen où un disciple consulte un maître et en devient l’égal au sein d’une parfaite et communicative union, chacun manifestant de cette façon une liberté suprême dans son action. L’individu s’efface devant les réseaux de relations qui se tissent entre eux, qui créent un univers sui generis empreint d’une pensée unifiée et unifiante (isshin). Il ne fait pas de doute que Sōtaku voit dans l’art du thé de Rikyū une telle dialectique mise à l’œuvre : il en propose cette grille de lecture, à laquelle les propos de Rikyū se prêtent bien, même si l’art de Rikyū ne se laisse pas entièrement réduire à elle. Le système d’interprétation proposé éclaire d’un jour renouvelé des données qui se présentent de manière éparse dans le Nanbōroku. Sa valeur réside dans le fait qu’il ordonne de manière intelligible des éléments à partir d’un fondement commun à Rikyū et à l’école de Sōtaku, à savoir les doctrines du Zen présentes dans une certaine forme d’art du thé. L’on ne sait pourtant jusqu’à quel point ni jusqu’où on peut étendre ce système explicatif, d’autant que les sources de ces théoriciens du thé ne sont pas toujours les mêmes.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Dōgen, Le Shōbōgenzō, la vraie Loi, Trésor de l’Œil, tr. Yōko Orimo, préface de Pierre Hadot, Vannes, Sully (coll. Le Prunier), éd. revue et augmentée, 2014.
  • Girard, Frédéric, « Traité pour nourrir le principe vital par la consommation du thé » (introduction en japonais et en français ; et traduction commentée en français du Kissa yōjōki), Manabe Shunshō hakase kiko kinen ronshū (Mélanges jubilaires en hommage au professeur Manabe Shunshō), Kyoto, Hōzōkan, 2011, pp. 1-41.
  • Satoshi, Mizuno 水野聡訳 (traduit en langue contemporaine par), Zencharoku, gendaigo yaku 『禅茶録 現代語訳』 de Jakuan Sōtaku 寂庵宗澤著, Tokyo, Nōbunsha 能文社, décembre 2010.
  • Tollini, Aldo, La Cultura del Tè in Giappone e la ricerca della perfezione, Turin, Einaudi, coll « Piccola Biblioteca Einaudi Ns », 2014.
  • Zencharoku 禪茶録 : Nihon tetsugaku shisō zensho 日本哲学思想全書, Collection complète de la pensée philosophique du Japon Shūyōhensadōhen 修養篇茶道篇, Culture de soi et Art du Thé, vol. XVI, Tokyo, Heibonsha 平凡社, 1956.
  • Zencharoku 禪茶録, édité par Shibayama Zenkei 柴山全慶, dans Sadō koten zenshū 茶道古典全集, œuvres complètes sur les classiques de l’art du thé, compilé par Sen no Sōshitsu 千宗室, vol. X, Kyoto, Tankōsha 淡交社, 1966, réédition 1972.
  • Zencharoku 禪茶録, gendaigoyaku 現代語訳, édité et traduit par Yoshino Hakuun 吉野白雲 et al., The Book of Zen Tea, Tokyo, Chisen shokan 知泉書観, 2010.

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