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Article de revue

Les découvertes émotionnelles et les motivations affectives

Pages 179 à 196

Notes

  • [1]
    J’emploie à dessein l’expression générale de « représentation de valeur » pour éviter de restreindre mon propos à la thèse plus controversée selon laquelle les émotions seraient des perceptions de valeurs, ainsi qu’à la thèse, plus discutable encore, selon laquelle les émotions seraient des jugements de valeur.
  • [2]
    C’est ce que D’Arms et Jacobson (2000) ont appelé le « problème de la confusion » (conflation problem).
  • [3]
    Il va de soi que ces pensées politiquement douteuses doivent être attribuées uniquement à Marc et non à l’auteur de cet article, qui se défend vigoureusement de toute assimilation.
  • [4]
    J’emprunte à cet égard la stratégie faillibiliste et expérientialiste que Tappolet (2011) applique à la correction des émotions.
  • [5]
    Je tiens à remercier pour leur relecture attentive et leurs nombreuses remarques Sabine Collardey, Florian Cova, Julien Deonna, Denis Forest, Jacques-Louis Lantoine, Stéphane Lemaire, Hichem Naar, Quentin Soussen, et Fabrice Teroni.

1 Selon une thèse communément admise aujourd’hui, les émotions seraient des représentations de valeurs [1] : la peur est une représentation du danger, la tristesse une représentation d’une perte, la colère une représentation d’une offense, etc. Cette thèse possède l’avantage de mettre l’accent sur la rationalité de nos émotions, en présentant ces dernières comme des états mentaux dont la fonction est de représenter des faits évaluatifs. Autrement dit, il s’agit de comprendre la rationalité des émotions en termes de correction représentationnelle. Ainsi, on dira qu’une émotion est rationnelle si elle représente correctement le monde, c’est-à-dire si son contenu représentationnel fait référence à une valeur qui existe objectivement, et qui est exemplifiée par une situation. La peur qu’éprouve Guillaume, par exemple, est correcte s’il existe effectivement un danger dans la situation qu’il rencontre, sa colère est correcte s’il a réellement été victime d’une offense, ou bien encore sa tristesse est correcte s’il a subi une perte. Les émotions, de ce point de vue, possèderaient donc des « conditions de correction » (Deonna et Teroni, 2012a, pp. 21-22), c’est-à-dire des conditions en fonction desquelles il est possible de dire qu’une émotion représente correctement les propriétés axiologiques d’une situation donnée.

2 Toute théorie soutenant que les émotions peuvent être des sources d’information axiologique fiable et sui generis doit rendre compte de ce lien qu’elles sont supposées entretenir avec les valeurs, et c’est une thèse que je tiendrai ici pour acquise. Mais il reste alors à rendre compte du statut des conditions de correction de nos émotions. Ces conditions, en effet, sont censées nous permettre de repérer les éventuelles méprises émotionnelles, et de régler les querelles axiologiques à propos de nos émotions. À cet égard, on considère assez souvent que l’existence de telles conditions implique qu’il doit exister des critères de correction « intrinsèques » (Lemaire, 2014) aux représentations émotionnelles, qui reposeraient sur au moins deux exigences distinctes. D’une part, ces critères sont censés être à la fois indépendants de nos critères moraux ou prudentiels : le fait qu’il puisse être moralement inconvenant de rire d’une plaisanterie moqueuse, ou qu’il vaille mieux, prudentiellement, s’abstenir de rire si l’on veut obtenir des bienfaits de la part de la personne qui est l’objet de la moquerie, n’empêche pas que la plaisanterie puisse être objectivement drôle [2]. Et l’on peut ainsi supposer, d’autre part, que ces critères doivent être également indépendants de nos motivations affectives. Dans la mesure, en effet, où la correction d’une émotion ne dépend pas des normes morales ou prudentielles que je suis susceptible d’endosser, elle est également censée être indépendante de mes dispositions affectives d’arrière-plan : ce n’est pas parce que Jean est mon ennemi juré que sa plaisanterie n’est pas drôle. En dépit du fait que je trouve son caractère dépravé et son humour douteux, il se peut très bien que l’amusement soit une réaction appropriée à sa plaisanterie.

3 Ces deux critères sont au cœur de ce que j’appelle ici la « thèse indépendantiste ». Selon celle-ci, les émotions auraient des conditions de correction purement objectives et indépendantes de notre perspective subjective sur le monde. Néanmoins, certains philosophes ont aussi estimé que la rationalité et la correction de nos émotions dépendait du lien étroit qu’elles entretiennent avec nos motivations affectives (e.g. Roberts, 2003, ou Helm, 2001) – et par motivations, j’entendrai ici systématiquement un ensemble assez large d’états motivationnels tels que nos besoins, nos désirs, nos intérêts, nos préférences, nos traits de caractères ou nos sentiments (ces derniers n’étant pas, à la manière des émotions, des états mentaux épisodiques et occurrents, mais des dispositions affectives durables comme l’amour ou la haine). Il semble correct, par exemple, de se réjouir lorsque l’un de nos désirs est satisfait, ou d’être triste lorsque la personne que vous aimez est profondément affectée par la mort d’une personne qui vous était néanmoins étrangère. C’est là ce que j’appellerai « la thèse motivationnelle ». Selon cette thèse, une émotion est donc correcte lorsqu’elle est congruente avec nos motivations d’arrière-plan, et plus généralement avec ce qui nous importe.

4 Je présenterai ces deux thèses et leurs mérites respectifs dans ma première section. La thèse indépendantiste possède apparemment l’avantage de pouvoir rendre compte des « découvertes émotion­nelles », c’est-à-dire de la possibilité que nous puissions découvrir, grâce à nos émotions, des valeurs qui existent indépendamment de nous ou de nos motivations. On peut par exemple s’émerveiller devant une œuvre d’art inconnue ou être saisi de pitié vis-à-vis d’un individu envers lequel nous n’avions aucune motivation particulière. Je m’efforcerai néanmoins de montrer dans la deuxième section que ces découvertes ne sont au contraire possibles que parce que nous sommes naturellement motivés à répondre à certains types de propriétés. Je proposerai enfin dans la dernière section une version amendée de la thèse motivationnelle, susceptible de donner une caractérisation satisfaisante des conditions de correction de nos émotions. Je soutiendrai à cet égard que c’est la correction de nos motivations qui permet de nous assurer de la correction de nos émotions.

1. Émotions, motivations, et conditions de correction

5 Nos émotions semblent répondre de manière privilégiée aux propriétés qui, dans notre environnement, sont liées à nos motivations. De fait, nos désirs, nos sentiments, et nos motivations en général, mobilisent régulièrement notre attention sur les choses qui nous concernent, qui déterminent nos préoccupations, et qui sont ainsi susceptibles de déclencher certaines émotions. Sans cette connexion entre nos émotions et nos motivations, notre vie affective serait bien peu intelligible, car notre attention émotionnelle se distribuerait de manière anarchique sur n’importe quelle situation susceptible d’être amusante ou triste, par exemple, indépendamment du rapport que nous entretenons avec ces situations. Ainsi, les psychologues qui valorisent le caractère adaptatif de nos émotions le font généralement en insistant sur le fait qu’elles nous permettent d’orienter notre comportement intelligemment en fonction de nos buts dans un environnement donné (Scherer, 2011).

6 Ce constat peut nous incliner à penser que nos appréhensions émotionnelles de valeur sont toujours relatives à nos motivations. Dans cette optique, Robert Roberts a proposé de définir les émotions comme des « interprétations basées sur des préoccupations » (concern-based construals) (Roberts, 2003, p. 79). Selon cette définition, les émotions seraient analogues à des manières de percevoir ou de concevoir certaines situations en fonction de nos motivations. Ma joie de partir en montagne, par exemple, est basée sur mon attrait pour les randonnées. Mais des motivations différentes pourront déterminer des émotions différentes vis-à-vis de cette même situation (de l’ennui si je n’aime pas les randonnées, de l’anxiété si je n’ai aucune confiance en mes guides, etc.). Nos interprétations émotionnelles des situations constitueraient ainsi des manières différentes de percevoir affectivement une même situation en fonction des motivations sur lesquelles elles reposent.

7 Mais cette caractérisation des émotions introduit manifestement une tension dans leurs conditions de correction. En effet, si les émotions sont des appréhensions de valeur basées sur nos motivations, faut-il en déduire qu’elles sont correctes lorsqu’elles sont en adéquation avec ces motivations, ou bien seulement en fonction des propriétés objectives de la situation ? Est-il correct, par exemple, de se réjouir d’avoir remporté un concours parce que cela nous importait tout particulièrement, ou bien seulement parce que notre succès est un fait objectif ? Un partisan de la thèse indépendantiste soutiendra que nos motivations peuvent certes expliquer nos réactions émotionnelles, mais que les raisons qui déterminent la correction de nos émotions dépendent uniquement des propriétés objectives de notre situation. De ce point de vue, il pourra très bien admettre que les faits qui rendent correcte une émotion sont souvent de nature sociale ou institutionnelle. Il sera ainsi prêt à reconnaître que le succès à un concours est une raison de se réjouir dans la mesure où ce concours est valorisé socialement. Mais il refusera néanmoins d’admettre que nos motivations jouent un rôle déterminant dans la spécification des conditions de correction de nos émotions.

8 Le partisan de la thèse indépendantiste concèdera donc seulement que les motivations affectives d’un sujet permettent de déterminer « le poids » qu’il accorde à certaines valeurs, personnes ou objets, et les choses auxquelles il est susceptible d’accorder de l’attention (Deonna et Teroni, 2009, p. 371). Que Marie ait une profonde aversion pour les injustices, par exemple, explique le fait qu’elle s’indigne du traitement inéquitable que les étrangers subissent dans son pays. Mais ce qui rend son indignation correcte, c’est uniquement le fait qu’il y ait là un traitement inéquitable. Du point de vue de la thèse indépendantiste, nos motivations nous rendent donc sensibles à des raisons qui sont présentes dans notre environnement indépendamment de notre perspective subjective, et qui sont susceptibles de rendre correctes nos émotions. Mais elles ne constituent pas en soi des raisons de penser que notre émotion est correcte (Deonna et Teroni, 2012b, p. 67). Les émotions morales semblent se prêter particulièrement bien à ce genre de caractérisation. En effet, il est courant de penser que nos devoirs, ainsi que la gamme des émotions afférentes à ceux-ci (comme la culpabilité de n’avoir pas aidé quelqu’un dans le besoin), sont exigés par les situations que nous rencontrons, quelles que soient nos dispositions personnelles.

9 Cela étant, il est clair que nos motivations ont également un impact non négligeable sur la manière dont nous évaluons la rationalité et la correction de nos émotions. Aimer le danger me procure une raison d’être excité par le saut en chute libre, tandis que le désir de préserver mon intégrité physique me donne plutôt une raison de craindre cette expérience. Une remarque perfide peut appeler du mépris, mais elle peut également soulever de la pitié pour la bassesse de celui qui la prononce, si je suis doté d’un caractère doux et bienveillant. Autrement dit, nos motivations ici ne nous rendent pas seulement sensibles aux différents aspects évaluatifs que peut présenter une même situation, mais elles nous donnent encore des raisons de penser que telle situation présente tel aspect évaluatif pour nous, étant donné nos motivations d’arrière-plan. En suivant cette ligne de pensée, on dira qu’une émotion ne peut être correcte que si elle répond à ce qui revêt de l’importance pour nous. Plus exactement, une émotion est correcte si son objet (dans l’exemple précédent : le saut en chute libre) exemplifie la valeur que nous sommes supposés lui attribuer (ici : un danger), étant donné nos motivations affectives (le désir de conserver son intégrité physique).

10 C’est là une première formulation de ce que nous avons appelé la thèse motivationnelle, que nous devons notamment à Bennett Helm (Helm, 2001). Selon cette thèse, la rationalité de nos évaluations émotionnelles se comprendra de manière holistique, au sens où nos émotions entretiennent des connexions rationnelles à la fois entre elles, ainsi qu’avec nos jugements et nos désirs. Si je tiens à mon jardin, il est correct de me faire du souci lorsque le temps est menaçant, d’espérer que le printemps sera ensoleillé, de juger que je dois l’entretenir régulièrement, de désirer que sa production soit abondante, etc. Autrement dit, l’importance que nous attachons à une chose définit selon Helm un « schème rationnel » et cohérent d’émotions (mais aussi, parallèlement, de désirs et de jugements) qu’il est correct d’éprouver dans les situations où ce qui nous importe est en jeu. Dans le cadre de la thèse motivationnelle, nos émotions sont donc correctes si elles sont reliées adéquatement à ce qui nous importe, et ainsi à nos désirs et nos jugements également.

11 En insistant sur la connexion que nos émotions entretiennent avec nos motivations et nos jugements, la thèse motivationnelle semble donner à première vue une image plus complète de notre rationalité affective que la thèse indépendantiste. Mais elle ne va pas sans poser de sérieux problèmes. La principale difficulté qu’elle rencontre est la suivante : en faisant reposer la constitution des valeurs sur nos motivations, le modèle de Helm s’expose à une forme de subjectivisme dont il a du mal à contenir les inconséquences. En effet, s’il suffit qu’une émotion soit congruente avec nos attachements, nos désirs, et nos jugements, pour qu’elle soit correcte, alors de nombreuses émotions que nous pourrions considérer à première vue comme irrationnelles seront ici correctes. La peur phobique d’une araignée inoffensive sera correcte si la personne qui l’éprouve désire, conformément à sa phobie, éviter toutes les araignées quelle que soit leur dangerosité réelle. Le mépris du raciste envers les étrangers sera correct alors même que son idéologie repose sur des croyances fausses. Autrement dit, il est tout à fait possible d’être à la fois émotionnellement cohérent, et en même temps émotionnellement irrationnel au sens où les émotions dont il est ici question peuvent reposer sur une évaluation incorrecte de leur objet. La cohérence constitue en ce sens une condition nécessaire de la rationalité de nos émotions, en rendant notre vie émotionnelle intelligible, mais elle demeure insuffisante lorsqu’il s’agit de spécifier les conditions de correction de nos émotions.

12 La deuxième difficulté que rencontre cette approche est liée au fait qu’elle ne peut que difficilement rendre compte de ce que j’appellerai ici les « découvertes émotionnelles ». Je peux par exemple me laisser surprendre par la beauté d’un paysage ou d’une œuvre dont j’ignorais tout, ou bien découvrir des aspects sympathiques chez une personne pour laquelle j’avais eu jusqu’ici une aversion profonde. Il y a donc découverte émotionnelle lorsqu’une émotion nous dévoile, d’une façon correcte, une valeur qui n’est apparemment pas reliée à nos motivations, et qui peut même entrer en contradiction avec celles-ci. De fait, il semble même logique d’admettre que de telles découvertes précèdent la constitution de nos attachements. Ce n’est que parce que j’ai d’abord été émerveillé par Hamlet, puis par d’autres œuvres de Shakespeare, que je vais finir par aimer cet auteur, et avoir un attachement plus général à l’égard de son œuvre (Deonna et Teroni, 2012a, p. 114). C’est là une troisième difficulté : celle de l’antécédence de nos émotions sur la constitution de nos motivations.

13 Ces trois difficultés relèvent d’un même problème : les conditions de correction de nos émotions sont apparemment susceptibles d’être indépendantes de nos états motivationnels, et cela devrait nous inciter à privilégier la thèse indépendantiste. Je vais néanmoins tenter de montrer qu’il n’en est rien, en m’attelant dans un premier temps à mettre au jour le mécanisme réel des découvertes émotionnelles avant de traiter des deux autres difficultés.

2. Les découvertes émotionnelles et les limites de la thèse indépendantiste

14 Ce qui peut compter comme découverte émotionnelle ne se limite pas aux découvertes artistiques. On pourrait également regrouper dans cette catégorie des expériences de tendresse empathique (je peux être « touché » par un inconnu dans le dénuement), mais aussi de peur ou de dégoût. Après tout, il nous arrive d’être effrayé ou dégoûté par des choses que nous n’avions jamais rencontrées, et parfois pour de bonnes raisons. Quoique de telles découvertes émotionnelles semblent être indépendantes de nos motivations d’arrière-plan, je m’efforcerai de montrer dans cette section que cette indépendance n’est qu’apparente. Je soutiendrai d’une part que les découvertes émotionnelles ne concernent qu’une certaine classe d’émotions, et d’autre part, que les émotions en question ne sont pas indépendantes de motivations communément partagées par les membres de notre espèce. De ce point de vue, l’évidence avec laquelle les découvertes émotionnelles s’imposent à nous tient précisément au lien étroit qu’elles entretiennent avec ces motivations communes.

15 Soulignons, pour commencer, que les exemples courants de découvertes émotionnelles impliquent des réactions affectives basiques : nous sommes « saisis » par la beauté d’une œuvre d’art, par la fragilité d’un être humain, ou par l’imminence d’un danger. S’il semble plausible d’admettre que ces expériences ont des conditions de correction indépendantes de nos motivations, c’est peut-être tout simplement parce que les émotions impliquées relèvent plutôt des processus cognitifs de bas-niveau, qui sont généralement automatiques ou en grande partie indépendants de notre volonté. Ce sont en effet des expériences émotionnelles relativement primitives, dont on peut penser qu’elles sont liées à des déclencheurs rigides, reconnus de façon innée par tous les membres de l’espèce humaine. Ce point n’a rien de controversé dans le cas des émotions basiques de peur et de dégoût par exemple (Ledoux, 2000 ; Rozin, Haidt, et McCauley, 2010). De la même manière, l’empathie que nous éprouvons devant la souffrance implique des réactions automatiques qui apparaissent très tôt dans le développement affectif, à partir d’un an environ (Knafo et al., 2008). Les découvertes émotionnelles dont il est ici question peuvent ainsi être rattachées à l’existence d’émotions de bas-niveau qui ont une structure développementale caractéristique, et qui constituent la structure élémentaire de notre système affectif.

16 Ce point paraîtra peut-être plus délicat à établir pour les découvertes esthétiques. S’il est vrai que les œuvres d’art contiennent généralement des propriétés cognitivement complexes, comment les émotions qu’elles suscitent pourraient-elles être de bas-niveau ? Mais un novice saisi par la beauté d’une œuvre de Schubert qu’il n’avait jamais entendue, n’aura certainement pas la même expérience émotionnelle que celle d’un amateur éclairé de musique, et ne réagira pas aux mêmes propriétés musicales de l’œuvre que ce dernier. Tandis que l’amateur sera attentif à la complexité de l’harmonie, le novice sera davantage saisi, disons, par les sonorités les plus simples telles que les mineures vibrantes et les majeures enjouées de la mélodie (Schmithorst et Holland, 2003). Retirons toutes les propriétés esthétiques d’une œuvre susceptibles d’entrer en résonance avec nos émotions de bas-niveau, et il deviendra alors peu probable que nous puissions faire l’expérience d’une découverte émotionnelle face à cette œuvre. Il est peu plausible, par exemple, qu’un novice puisse être saisi d’admiration simpliciter devant l’urinoir de Duchamp, dont la valeur esthétique réside essentiellement dans son rapport à l’histoire de l’art et à ses codes.

17 Cette première remarque sur la nature des découvertes émotionnelles peut ainsi nous amener à douter que ces dernières soient tout à fait indépendantes de nos motivations. En ce qui concerne le cas de la peur ou du dégoût, il reste hautement probable que la plupart des êtres humains, dans des circonstances ordinaires, partagent le désir de se tenir à l’écart du danger ou d’éviter des éléments potentiellement contagieux. En ce sens, nous sommes psychologiquement « préparés », que ce soit de façon innée ou culturelle, à réagir de manière préférentielle à certains stimuli affectifs et non à d’autres. Et il semble qu’avec un système affectif différent, nous pourrions très bien continuer d’éprouver des émotions et néanmoins demeurer insensibles à certaines propriétés morales et esthétiques par exemple, comme c’est le cas respectivement dans la psychopathie et l’anhédonie musicale.

18 Les psychopathes en effet, éprouvent bien des émotions, mais la faiblesse de leurs réactions empathiques à l’égard de la peur et de la tristesse, principalement, semble aller de pair avec leur absence de motivation morale : ils n’attachent tout simplement aucune valeur aux éventuelles règles morales, et ne s’en soucient pas (Blair et al., 2001 ; Nichols, 2004). La situation est symétrique pour les individus sujets à l’anhédonie musicale : quoique leurs réactions émotionnelles soient intègres, ils restent néanmoins indifférents aux expériences musicales qui leur sont proposées (Mas-Herrero et al., 2014). On peut sûrement admettre que l’insensibilité à la souffrance comme à la musique constitue un appauvrissement regrettable de l’expérience affective, mais sur quelle base se fonder pour soutenir que les émotions du psychopathe ou de l’anhédonique sont incorrectes ? Le problème semble ici reposer autant sur leur absence de motivations que sur leur absence d’émotions.

19 Ce dernier point suggère qu’il existe par ailleurs un contraste important en ce qui concerne la correction des émotions. Manifestement, plus nos émotions sont basiques ou de bas-niveau, et plus elles semblent posséder des conditions de correction objectives incontestables, dans la mesure où elles sont aussi dépendantes de motivations communément partagées comme le désir de vivre, de ne pas s’empoisonner, l’attrait pour certaines formes de beautés, ou l’aversion pour la souffrance. D’un autre côté, plus nos émotions sont cognitivement élevées, et reliées à des déclencheurs culturels ou idiosyncrasiques, et plus elles semblent posséder des conditions de correction contestables, parce qu’indexées sur des motivations que tous les individus ne partagent pas forcément, comme le désir de mener telle ou telle vie, l’attachement à certaines œuvres culturelles ou à certaines règles de comportements. Autrement dit, si nous sommes enclins à reconnaître que certaines expériences affectives comptent comme des découvertes émotionnelles à proprement parler, c’est aussi parce que nos émotions de bas niveau ont des conditions de correction qui ne sont généralement pas sujettes à contestation.

20 Ce contraste entre des conditions de correction peu controversées pour les émotions de bas niveau et des conditions de correction plus discutables pour les émotions de haut niveau peut s’expliquer assez aisément en réalité. En effet, une émotion est supposée être correcte lorsque les propriétés non évaluatives de son objet sont susceptibles d’exemplifier la valeur que représente cette émotion. Ainsi, les crocs acérés d’un chien ou les contorsions d’un serpent sont des propriétés non évaluatives dont à peu près tous les individus pourraient reconnaître qu’elles exemplifient un danger, et qui justifieraient par conséquent une réaction de peur. Mais d’où vient ce consensus ? Il paraît simplement ancré dans notre nature, au sens où ce sont là des déclencheurs assez robustes de la peur. Et il en va de même, dans le cas du dégoût, avec les aliments pourris ou les chairs putréfiées. Si la plupart des individus sont généralement disposés à reconnaître nos découvertes émotionnelles comme correctes avec une certaine évidence, c’est donc parce qu’elles sont reliées à des déclencheurs typiques dont on estime généralement qu’ils exemplifient certaines propriétés évaluatives, étant donné les motivations qui nous sont communes. C’est ce simple fait qui contribue à donner à la thèse indépendantiste son apparence intuitive. Mais une fois mis au jour, il devient en revanche un avantage en faveur de la thèse motivationnelle.

21 Inversement, les choses se compliquent dès lors que les émotions portent sur des objets cognitivement plus raffinés. Par exemple, est-il correct d’avoir honte de l’oisiveté, ou bien d’être ému de retrouver un porte-clés hideux ? La manière dont il faut lire les propriétés non évaluatives de ces situations paraît loin d’aller de soi. Ce problème est lié au fait que l’identification des propriétés non évaluatives pertinentes pour justifier l’attribution d’une valeur donnée repose elle-même sur des considérations normatives d’arrière-plan, c’est-à-dire sur le fait que nous valorisons ou non certaines choses. En ce sens, la correction de nos émotions est relative à des normes que nous endossons, c’est-à-dire à l’égard desquelles nous sommes motivés, étant donné les choses qui nous importent. Nos motivations impliquent ainsi ce que j’appellerai ici des « engagements normatifs », c’est-à-dire des engagements qui nous permettent de spécifier quel objet est susceptible d’exemplifier quelle valeur, en fonction de nos motivations. Ces engagements peuvent être naturels (si je tiens à ma vie, j’ai une raison d’être effrayé par le tigre fonçant sur moi), culturels (si je tiens à ma réputation professionnelle, j’ai une raison d’être embarrassé lorsque l’on me surprend à jouer au poker en ligne dans mon bureau), ou encore personnels (si je tiens à mes souvenirs, j’ai une raison d’être ému par le porte-clés hideux que m’avait offert mon oncle).

22 Ce n’est là bien sûr qu’un simple constat descriptif de nos pratiques évaluatives, qui n’a en soi aucune valeur normative. Mais il faut souligner que nous faisons fréquemment appel à de telles considérations pour fixer les critères de correction de nos émotions et pour les justifier également. Cela n’exclut pas que certaines disputes axiologiques puissent être résolues. Mais il est fort probable que ce ne puisse être le cas que pour des disputes élémentaires relatives à des émotions basiques (Nichols, 2004). Il n’est pas clair, en revanche, que les disputes esthétiques, politiques ou morales, impliquant un certain raffinement cognitif, puissent être résolues durablement. On peut donc bien sûr imaginer qu’il est possible en droit de dépasser cette relativité des considérations évaluatives d’arrière-plan, et il est indéniable que cela arrive parfois. Mais en l’absence de certitudes axiologiques nous permettant de dépasser ces conflits de valeur, nous devons être capables de rendre compte de la diversité possible de nos engagements normatifs. Or, sur ce point, la thèse motivationnelle s’accommode aisément d’une conception pluraliste ou libérale des valeurs. En effet, contrairement à la thèse indépendantiste, elle implique que les valeurs n’existent pas indépendamment de nos motivations, mais sont constituées par celles-ci, de sorte qu’il peut exister une grande diversité de valeurs en fonction de la pluralité de nos motivations. Il nous faut maintenant examiner les conditions sous lesquelles cette thèse peut être admise et défendue.

3. Les émotions ambivalentes et la pluralité de nos motivations

23 La thèse motivationnelle consiste à soutenir que les conditions de correction d’une émotion sont constituées par les motivations de l’agent qui éprouve cette émotion. Nos motivations impliquent des engagements normatifs qui spécifient quelles sont les émotions que nous sommes censés éprouver en fonction des choses qui nous importent. Mais comment rendre compte, alors, de l’antécédence de nos émotions sur la constitution de nos motivations ? Et comment rendre compte également de la correction de nos émotions, surtout si, comme nous venons de le voir, il existe une pluralité de conditions de correction possibles pour une émotion donnée ? Ce sont là les deux autres difficultés de la thèse motivationnelle que nous avions soulevées dans notre première section, et celles-ci se cristallisent manifestement dans les cas d’émotions ambivalentes.

24 Prenons le cas de Marc. Marc est un jeune père qui a toujours eu les enfants en aversion. Il avait pour cela de bonnes raisons : d’une manière générale, les éduquer dévore une partie importante de notre temps et de notre énergie. Or, Marc a toujours mis un point d’honneur à vivre égoïstement, et c’est une chose à laquelle il tient tout particulièrement. Il se surprend cependant à prendre du plaisir quand il doit s’occuper de ses enfants, même dans ces situations particulièrement désagréables qui consistent à les changer ou les nourrir. Le voilà donc confus et assailli par les doutes. Il ne sait plus si l’importance qu’il accordait égoïstement à son propre bien-être était réellement fondée. Peut-être n’était-ce là qu’une erreur. Mais il est également possible, pense-t-il, qu’il soit en ce moment même victime de cette idéologie moderne selon laquelle un père se doit d’être impliqué dans l’éducation de ses enfants [3]. Peut-être est-il tout simplement en train de prendre du plaisir à sa propre aliénation. Et, se dit-il, il devrait vraiment détester cela.

25 Nous retrouvons dans cette situation à la fois le problème de l’antécédence des émotions sur les motivations, et celui de la correction des émotions. Une solution simple et d’inspiration indépendantiste à ce genre de dilemme serait que Marc devrait tout simplement être plus à l’écoute de ses propres émotions. Après tout, la joie qu’il éprouve auprès de ses enfants est justifiée prima facie par un certain nombre de faits dont font l’expérience la plupart des parents : les découvertes quotidiennes que font les enfants, leur spontanéité, leur énergie, etc. Mais pourquoi ces émotions devraient-elles prendre le pas sur celles qu’éprouvait Marc auparavant à l’égard des enfants et de la vie de famille ?

26 Le fait est que Marc éprouve des émotions ambivalentes à l’égard de sa propre situation : il a d’un côté une aversion générale à l’égard des enfants qui le dispose à éprouver des émotions négatives envers eux, et il éprouve d’un autre côté un certain nombre d’émotions positives en présence de ses propres enfants, qui le conduisent à développer un sentiment d’amour parental, c’est-à-dire une motivation nouvelle. Les sentiments se distinguent en effet par leur caractère durable et non épisodique, et constituent des dispositions à éprouver des émotions relatives aux personnes aimées (se réjouir de leur présence, s’attrister de leur absence, etc.). De ce point de vue, les motivations entre lesquelles Marc est ainsi tiraillé sont toutes deux relativement justifiées et peu discutables : il est tout autant sensé d’aimer les enfants que de préférer une vie égoïste sans eux. Il est bien entendu possible, et nous allons le montrer, que l’amour naissant de Marc le conduise à réviser ses croyances au sujet des enfants. Mais les découvertes émotionnelles comme celles-ci supposent encore que nous soyons écartelés, au moins pour un temps, entre des émotions ambivalentes et des motivations contradictoires. Que nous puissions être ainsi déchirés est un fait apparemment commun, et il ne suffit manifestement pas, dans ces circonstances, d’être seulement attentif à ses émotions.

27 De plus, il arrive couramment que certaines émotions qui étaient justifiées prima facie s’avèrent trompeuses par la suite. C’est une expérience que nous faisons aussi bien dans nos relations amoureuses qu’amicales ou professionnelles. Ainsi, la justification est une chose et la correction en est une autre. Les émotions justifient la constitution des motivations au sens où elles constituent parfois à elles seules de bonnes raisons d’avoir certaines dispositions affectives. Ainsi, éprouver une émotion positive constitue généralement une raison d’aimer ce que nous faisons, et de maintenir notre motivation à l’égard d’une chose ou d’une activité. Mais c’est un fait insuffisant pour déterminer la correction de l’émotion, autrement dit pour savoir si l’émotion représente correctement un fait évaluatif donné, ce qui ne peut que dépendre de la connexion de notre émotion avec certaines motivations et engagements normatifs que nous endossons ou pourrions endosser.

28 Dès lors, une manière de spécifier le rôle des émotions dans les situations d’émotions ambivalentes ou de découvertes émotionnelles – bref, dans les cas où elles précèdent la constitution de certaines motivations – serait d’insister sur le fait qu’elles vont orienter notre attention vers des considérations normatives qui seront susceptibles de les rendre correctes (Brady, 2011, p. 142). En ce sens, les émotions ont manifestement une fonction « prospective » : en réagissant dans notre environnement à des stimuli qui sont pertinents pour la conduite de nos motivations, elles favorisent la recherche de raisons qui pourront soit confirmer soit infirmer la justification de nos motivations. Une émotion qui entre en contradiction avec l’une de nos motivations déclenchera typiquement des heuristiques cognitives destinées à résoudre cette contradiction, que ce soit par la révision de notre émotion, ou au contraire par la révision de l’une de nos motivations (Oatley et Johnson-Laird, 2002 ; Livet, 2002).

29 Ainsi, même s’il est vrai que nos émotions précèdent généralement la formation de nos états motivationnels, et qu’elles constituent souvent de bonnes raisons d’adopter certaines motivations, il est également important d’insister sur le fait que nous nous contentons rarement d’endosser des motivations qui naîtraient aléatoirement en fonction de nos différentes expériences émotionnelles. Nous souhaitons également que nos motivations soient rendues correctes par un certain nombre de considérations normatives d’arrière-plan. De telles considérations peuvent être parfois très raffinées intellectuellement : c’est manifestement le cas pour les émotions liées à des normes sociales ou morales par exemple. La culpabilité que j’éprouve après avoir fumé dans un lieu public est rendue correcte par le fait que je trouve généralement détestable d’imposer aux autres les nuisances liées à mes propres addictions, et il y a de bonnes raisons d’endosser une telle motivation. De même, nos goûts culturels et artistiques s’appuient généralement sur des raisons relativement élaborées qui sont susceptibles de les rendre corrects.

30 Mais ces considérations normatives peuvent également être au contraire très peu intellectualisées : c’est le cas aussi bien pour les émotions de bas-niveau (« il vaut mieux se méfier de ce qui ressemble à un danger aussi longtemps que nous tenons à notre vie », semble être l’une de ces règles normatives à laquelle nous adhérons implicitement) que pour certaines émotions liées à des motivations personnelles comme nos idiosyncrasies affectives, ou encore les sentiments que nous éprouvons à l’égard des personnes qui nous entourent (« il vaut mieux que les personnes qui nous entourent soient des personnes en qui l’on peut avoir confiance »). De ce point de vue, il est donc vain de chercher un critère de correction pour nos émotions qui serait indépendant de toute motivation et considération normative. Au contraire, il faut dire que la correction de nos émotions dépend in fine de la correction de nos motivations affectives et des engagements normatifs qui les accompagnent.

31 Mais comment pouvons-nous savoir si nos motivations sont cor­- rectes ? La réponse la plus économique à cette question, semble-t-il, est de soutenir qu’une motivation est correcte aussi longtemps que nous avons de bonnes raisons de l’endosser, qui sont encore invaincues par notre expérience personnelle et les meilleures raisons disponibles dans notre environnement [4]. Ce critère de correction ainsi que les remarques qui ont été formulées ci-dessus sur le rôle des émotions dans la formation de motivations nouvelles permettent de résoudre aisément le cas de Marc. Les émotions positives qu’il éprouve avec ses enfants, apparemment contraires à son désir premier de vivre égoïstement en dehors des sentiers de la parentalité, ont engendré des heuristiques cognitives qui l’ont conduit à réviser ses croyances au sujet des enfants. De telles émotions, tout en présidant à la formation de motivations nouvelles, nous conduisent alors généralement à introduire des exceptions dans certains de nos engagements normatifs déjà existants, voire à réviser intégralement ces derniers. Marc peut désormais considérer que les enfants sont en réalité adorables, ou bien qu’ils sont tous bruyants et envahissants sauf les siens, ou bien que les siens sont également bruyants et envahissants, mais d’une façon qui donne néanmoins plus d’attrait à sa propre vie. Ceci ne revient pas à dire que son ancien désir de mener une vie égoïste était finalement injustifié, mais simplement qu’il reposait sur des croyances partiellement erronées au sujet de son propre rapport aux enfants. Le fait d’avoir révisé ces croyances le conduit désormais à réaliser que la parentalité est également compatible avec une vie épanouie.

32 Ce critère de correction peut paraître beaucoup trop descriptif et, en ce sens, circulaire : ne revient-il pas à dire qu’une motivation est correcte aussi longtemps que notre expérience nous amène à la préférer à d’autres motivations ? Non. Car, il nous enjoint également à reconnaître qu’il existe parfois de mauvaises raisons d’endosser certaines motivations, indépendamment de notre expérience. C’est le cas généralement des phobies et des idéologies politiques douteuses ou absurdes, qui reposent sur de fausses croyances, notamment en ce qui concerne la dangerosité des animaux ou bien les torts qu’il faut attribuer à certaines catégories sociales. De telles croyances sont fausses dans la mesure où elles ne sont tout simplement pas conformes à la réalité. En ce sens, le critère de correction de nos motivations ici proposé possède une dimension normative minimale, dans la mesure où il s’appuie sur la possibilité que la vérité des croyances qui sous-tendent certaines de nos motivations puisse être évaluée en fonction de leur correspondance avec certains faits. Il nous permet donc de mettre à l’écart les motivations aberrantes que nous avions évoquées dans la première section. Il ne suffit pas, en effet, qu’une motivation soit cohérente avec nos autres états motivationnels et avec nos jugements pour être correcte, il faut encore qu’elle ne repose pas sur des croyances erronées.

33 Cela ne revient pas pour autant à dire que toutes nos motivations devraient reposer sur des croyances vraies pour être correctes. Une telle position serait excessivement exigeante d’un point de vue épistémique. Le critère de correction proposé ici affirme simplement qu’une motivation est correcte aussi longtemps qu’il n’existe pas de bonne raison de l’abandonner. Ce critère est suffisamment libéral pour qu’un certain nombre de normes culturelles reposant sur des raisons partagées au sein d’une ou de plusieurs communautés d’individus, telles que les normes esthétiques ou les normes conventionnelles liées à la politesse par exemple, puissent être considérées comme correctes. En effet, quoique de telles normes ne s’appuient généralement pas sur des croyances vraies correspondant à certains faits, elles reposent néanmoins sur des croyances en faveur desquelles on peut malgré tout avancer de bonnes raisons (liées à l’utilité ou au plaisir que l’on peut retirer des bonnes manières, ou bien à la beauté ou au caractère expérimental de certaines propriétés esthétiques, par exemple) qui peuvent faire l’objet d’une discussion sérieuse.

34 Enfin, ce critère permet également de rendre compte de la correction des motivations personnelles qui ne reposent pas nécessairement sur des croyances, mais simplement sur notre expérience des choses. Si Woody le cow-boy est le jouet préféré d’Andy parce qu’il passe de merveilleux moments avec lui, alors Andy a une raison d’être motivé à jouer avec Woody aussi longtemps que la relation qu’il entretient avec lui n’a pas été prise en défaut par d’autres raisons, comme une expérience désagréable qui pourrait l’avoir amené à associer Woody à de mauvais souvenirs, ou bien le désir de ne plus passer son temps à s’amuser avec des jouets qui ne sont plus de son âge à ses yeux. De la même manière, le plaisir que nous prenons à manger du chocolat est une bonne raison d’être motivé à en manger régulièrement, aussi longtemps que nous ne sommes pas confrontés à des raisons de modérer cette activité, telles que celles qui sont liées à notre courbe de poids. La correction d’une motivation peut donc faire l’objet d’une évaluation plus ou moins raffinée d’un point de vue cognitif. Si certaines motivations reposent sur des croyances dont il est possible d’évaluer la vérité ou la fausseté, d’autres motivations reposent simplement sur des raisons et des croyances qui sont sujettes à la discussion, tandis que d’autres encore reposent simplement sur notre expérience personnelle, sans impliquer nécessairement de croyances, mais simplement des préférences façonnées par notre histoire.

35 Bref, la correction de nos émotions dépend de la correction de nos motivations. Une émotion est correcte aussi longtemps qu’elle est congruente avec une motivation que nous avons ou que nous sommes susceptibles d’endosser à partir de notre expérience personnelle. Et une motivation est correcte, à son tour, aussi longtemps que notre expérience nous donne des raisons de l’endosser et qu’elle n’a pas été prise en défaut par de meilleures raisons. En ce sens, les motivations auxquelles nous nous identifions spécifient l’espace des raisons qui sont susceptibles d’être pertinentes pour la correction de nos émotions. Tenir à quelque chose implique d’être dans une relation émotionnelle particulière vis-à-vis de cette chose, qui nous donne des raisons d’éprouver un certain nombre d’émotions afférentes, et qui rend ces émotions correctes aussi longtemps que nous n’avons pas rencontré de raisons d’abandonner cette motivation. L’importance que nous attachons aux choses, à cet égard, permet bien de spécifier les conditions de correction de nos émotions d’une manière non triviale.

36 ***

37 J’espère avoir montré que la thèse motivationnelle peut prendre en charge la plupart des difficultés qu’elle rencontre, notamment lorsqu’il s’agit de rendre compte de la correction émotionnelle. Ce qui décide in fine de la correction de nos émotions, c’est le fait qu’elles soient reliées à des motivations qui sont elles-mêmes correctes. Nos motivations impliquent en effet des engagements normatifs qui font office de critères de correction pour nos émotions. La thèse motivationnelle suppose donc de rejeter les deux contraintes de correction indépendantistes indiquées en introduction. D’une part, parce qu’on voit difficilement comment, par exemple, des émotions morales telles que la honte ou la culpabilité pourraient ne pas être tributaires de considérations morales susceptibles de façonner nos engagements normatifs. D’autre part parce que la correction de nos émotions ne peut pas être pleinement indépendante de motivations que nous sommes susceptibles d’endosser.

38 La thèse motivationnelle n’est pas vouée pour autant à se transformer en une thèse platement subjectiviste. Elle est compatible avec l’idée que certaines conditions de correction reposent sur des considérations normatives que tout le monde reconnaît implicitement ou pourrait reconnaître du fait de motivations partagées ou partageables. Ainsi, un partisan de la thèse motivationnelle pourrait très bien reconnaître qu’il peut être correct de s’amuser de la plaisanterie de Jean, même s’il est mon pire ennemi, dans la mesure où j’endosse également certaines normes humoristiques qui sont satisfaites par sa plaisanterie. En ce sens, les conditions de correction de nos émotions sont tributaires des engagements normatifs qui accompagnent les motivations que nous avons ou que nous pourrions endosser [5].

Références bibliographiques

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Date de mise en ligne : 26/04/2016

https://doi.org/10.3917/rphi.162.0179

Notes

  • [1]
    J’emploie à dessein l’expression générale de « représentation de valeur » pour éviter de restreindre mon propos à la thèse plus controversée selon laquelle les émotions seraient des perceptions de valeurs, ainsi qu’à la thèse, plus discutable encore, selon laquelle les émotions seraient des jugements de valeur.
  • [2]
    C’est ce que D’Arms et Jacobson (2000) ont appelé le « problème de la confusion » (conflation problem).
  • [3]
    Il va de soi que ces pensées politiquement douteuses doivent être attribuées uniquement à Marc et non à l’auteur de cet article, qui se défend vigoureusement de toute assimilation.
  • [4]
    J’emprunte à cet égard la stratégie faillibiliste et expérientialiste que Tappolet (2011) applique à la correction des émotions.
  • [5]
    Je tiens à remercier pour leur relecture attentive et leurs nombreuses remarques Sabine Collardey, Florian Cova, Julien Deonna, Denis Forest, Jacques-Louis Lantoine, Stéphane Lemaire, Hichem Naar, Quentin Soussen, et Fabrice Teroni.

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