Histoire de la philosophie : XXe siècle
Souleymane Bachir Diagne, Bergson postcolonial. L’élan vital dans la pensée de Léopold Sédar Senghor et de Mohamed Iqbal, Paris, CNRS Éditions, 2011, 128 p., 8 €.
1 Souleymane Bachir Diagne, professeur dans les départements de français et de philosophie de Columbia University, repense le retour de Bergson, ainsi que son influence jusqu’en Inde et en Afrique, à travers deux figures majeures de la lutte anticoloniale, le musulman Mohamed Iqbal et le catholique Léopold Sédar Senghor. Poètes, penseurs et hommes d’État, tous deux ont trouvé dans le bergsonisme, selon l’A., un soutien pour leur philosophie, celle d’une reconstruction de la pensée religieuse de l’islam pour le premier, d’une désaliénation du devenir africain pour le second. Les notions bergsoniennes de vie, d’élan, de nouveauté, de durée et d’intuition sont appréhendées dans ces deux pensées.
2 Senghor suit ainsi Bergson pour retrouver une approche compréhensive du réel, non mécaniste, en lien avec la signification même de l’art africain. C’est d’ailleurs sous un éclairage bergsonien que, selon l’A., Senghor a proposé une doctrine du socialisme africain. Pour Iqbal, la révolution bergsonienne sert une pensée islamique de la vie comme innovation et comme changement, en rapport avec cette poussée vitale qu’est l’« ijtihad », véritable principe du mouvement constitutif de l’islam et sortie d’un immobilisme fataliste (voir la notion leibnizienne de fatum mahumetanum). Le Bergson qui intéresse Senghor est celui de la « connaissance vitale ». Iqbal, lui, construit sa pensée « sur la notion qu’au commencement est l’expérience religieuse des mystiques » (p. 119).
3 Ces « affinités » précisément décrites font de cet ouvrage une contribution majeure au renouveau des études bergsoniennes.
4 Patricia Verdeau
Giuseppe Bianco, Après Bergson, Portrait de groupe avec philosophe, Paris, puf, 2015, coll. « Philosophie française contemporaine », 380 p., 29 €.
5 L’ouvrage porte sur l’« après Bergson », et non sur la postérité de Bergson au xxesiècle. L’objet de cette enquête très informée n’est pas le devenir de la philosophie bergsonienne après la mort de Bergson. Ce qui intéresse l’auteur, c’est la vie intellectuelle de la communauté philosophique. Les relations avec les milieux catholiques, l’enseignement d’Alain, la sociologie durkheimienne (Bouglé) et l’épistémologie néo-kantienne (Léon Brunschvicg) sont étudiés tour à tour. L’auteur n’hésite pas devant la dramatisation des mouvements d’idées. Ainsi, après la guerre de 1914-1918, il parle de « la mort de l’Esprit », avec « la catastrophique retombée de l’élan » et l’engagement communiste aux côtés des bolcheviks russes ; on perd Bergson de vue quand on aborde le surréalisme, Aragon, Breton. La fin de l’intériorité (titre d’un livre de Laurent Jenny) montre les séquelles de la guerre et le succès des avant-gardes. Le cas d’Henri Lefebvre et de l’ouverture d’une philosophie de la vie quotidienne est abordé.
6 La seconde partie du livre (« La fin du carnaval ») porte sur Politzer, Sartre et Merleau-Ponty, avec référence à l’interjection (orale, apocryphe ou non ?) de Husserl, « les vrais bergsoniens, c’est nous (les phénoménologues) ». La fin de la seconde partie (« À la Libération ») revient sur cette affaire en suivant Levinas à partir de 1946. Levinas joue ici le rôle d’un anti-bergsonien farouche (ce qui est faux et relève de la caricature), alors que Jean Wahl joue celui d’un vieux bergsonien attardé (alors qu’il souligne l’importance de l’héritage bergsonien chez les existentialistes et les phénoménologues).
7 La troisième partie commence par l’insertion de l’œuvre de Bergson dans le programme de l’agrégation, en 1941-1942 et 1942-1943, avec L’Évolution créatrice, puis en 1946-1947 et 1947-1948, avec Matière et mémoire. Bergson devient « un grand philosophe classique ». Très intéressants sont les cas de Georges Canguilhem et de Vladimir Jankélévitch. Il ne faudrait pas croire que le premier est un anti-bergsonien décidé. Giuseppe Bianco a récemment réédité l’excellent commentaire que Canguilhem fit en 1943 du chapitre III de L’Évolution créatrice (Annales bergsoniennes III, Paris, puf, 2007, pp. 113-160). On sait que Canguilhem fut très énergiquement anti-communiste dans ses années d’inspection générale ; mais on n’a pas trace d’anti-bergsonisme, même s’il défend la philosophie du concept que critiquait Bergson. Pour Jankélévitch, son bergsonisme est proclamé dans l’ordre moral, et l’irréversibilité du temps (donc de la faute) tient chez lui le rôle de la durée chez Bergson. On notera que les bergsoniens n’ont jamais constitué un groupe, et que ce sont des individualités originales.
8 Le livre fourmille de renseignements ; mais on peut relever quelques erreurs : Chevalier considéré comme thomiste ! (p. 34) ; Lavelle élève d’Hamelin, alors qu’il n’eut comme maître à Lyon qu’Arthur Hannequin (p. 31). Il est vrai qu’on n’a rien écrit sur la postérité d’Hamelin, qui fut connu et presque célèbre, avant sa noyade. Prononciation italienne oblige : Segond devient Ségond ; Belot devient Bélot.
9 Une difficulté plus sérieuse vient de ce qu’on ne sait pas quels sont les outils d’analyse de l’auteur. S’agit-il de comprendre ces philosophes par génération ou par filiation ? L’intelligibilité du portrait serait améliorée par une réelle fermeté conceptuelle, tant historique que philosophique. Mais ce qui est gênant dans ce livre, c’est que la philosophie est confondue avec une affaire d’humeur ou d’opinion – Bergson s’était pourtant toujours défendu de toute ingérence de sa vie privée dans sa pensée. Or, ce sont les jugements de valeur sur Bergson qui sont épinglés, et non les thèses fondamentales ou les démonstrations particulières. On apprend beaucoup sur les positions, en particulier idéologiques, mais peu sur les questions de fond. Par exemple, la critique de la psychologie introspective est indiquée en gros, mais pas approfondie.
10 Jean-Louis Vieillard-Baron
Heiner Wilmer, Mystique entre action et pensée. Une nouvelle introduction à la philosophie de Maurice Blondel, traduction de Félicien Le Douaron et Jean Dubray, Paris, Édition BoD-Books on demand, coll. « Clairefontaine », 2014, 329 p., 11,99 €.
11 Quelques ouvrages ont récemment proposé de réévaluer des œuvres philosophiques à partir de la question de la mystique. L’exemple le plus intéressant est celui de Bergson, puisque le rôle de la mystique est central dans l’ouvrage qui accomplit son œuvre, Les Deux sources de la morale et de la religion. La tentation était grande d’entreprendre un semblable réexamen pour l’œuvre de Maurice Blondel. L’ouvrage de Heiner Wilmer, paru en allemand en 1992, est aujourd’hui accessible au public francophone grâce à une traduction fluide et claire de Félicien Le Douaron et Jean Dubray.
12 Le cas de Blondel est assez différent de celui de Bergson. La question de la mystique n’est abordée que dans ce qu’on a coutume d’appeler les « écrits intermédiaires », entre L’Action de 1893 et la Trilogie (La Pensée, L’Être et les êtres, L’Action) des années 1930. De surcroît, l’étude de la mystique (et des mystiques) paraît suscitée par des débats de circonstance, par exemple lors des séances de la Société de Philosophie.
13 L’intérêt de l’ouvrage d’Heiner Wilmer tient dans ce qu’il dénonce cette première lecture du problème, grâce à une méthode aussi rigoureuse qu’éclairante. La question de la mystique, loin de surgir inopinément et accidentellement dans l’œuvre du Maître d’Aix, se situe dès le départ au cœur d’une expérience vécue qui alimente incessamment la réflexion philo- sophique, traverse la dialectique subtile de la thèse de 1893, qui s’en trouve ainsi fortement infléchie (on peut le constater dans les quatrième et cinquième parties). Par ailleurs, certains points délicats de L’Action de 1893, comme le rôle de la souffrance comme « expérience métaphysique » (pp. 219 & 242 sq.), ou encore le concept hardi (bien que tout à fait traditionnel, voir Sagesse, 18, 14 – on le trouve ainsi chez Origène ou Maître Eckhart) de la naissance de Dieu en nous (pp. 136, 173, 181, 187, 205-208, etc.), reçoivent un éclaircissement ici décisif, ce qui permet de comprendre à nouveaux frais, la notion, centrale chez Blondel, d’« option », comme le fameux « C’est », énigmatique finale de la thèse (pp. 245 sq.).
14 Les écrits blondéliens directement ou indirectement consacrés à la mystique, s’ils sont bien intelligibles dans le cadre de débats universitaires situés et souvent virulents qui introduisent la question en philosophie, n’en revêtent pas moins un rôle plus décisif qu’on ne l’aurait soupçonné au départ. Les incessantes batailles entre Blondel et Maritain, à propos du statut de l’intelligence, ou des ouvrages consacrés aux mystiques espagnols, loin d’être secondaires et souvent lassantes, doivent au contraire être réexaminées avec soin, car elles permettent de jeter une lumière nouvelle sur l’articulation entre L’Action et la Trilogie et dessinent, malgré les discontinuités (voire certaines ruptures) dans l’œuvre blondélienne, une profonde continuité. Pour H. Wilmer, celle-ci se fonde certes dans l’effort philosophique, mais plus encore dans une expérience qui provoque sans cesse l’intelligence et la confronte à un donné qui la dépasse de toutes parts. L’étude originale que Wilmer fait de l’importance méconnue du terme (forgé par Blondel) de « transnaturel » permet de comprendre à la fois pourquoi ce concept eut peu d’échos et pourquoi Blondel cependant lui accorde sens et importance, au point d’en reprendre incessamment l’étude critique et d’en promouvoir l’enjeu (pp. 107, 201 à 209, 287 sq.).
15 Les lecteurs de Blondel seront donc heureux de pouvoir entrer dans ce débat, qui déborde les commentaires anciens sans les rendre pour autant caducs. L’œuvre de Blondel en ressort comme dilatée, à la mesure d’un projet philosophique que l’on savait audacieux, mais qui se révèle ici aussi comme une profonde et subtile exploration spirituelle.
16 Marie-Jeanne Coutagne
Charles-Édouard Niveleau (dir.), Vers une philosophie scientifique. Le programme de Brentano, préface de Jocelyn Benoist, Paris, Éditions Demopolis, 2014, 448 p., 29 €.
17 Depuis une trentaine d’années, la philosophie de Franz Brentano a connu un regain d’intérêt considérable, notamment en ontologie, en philosophie de l’esprit et dans les études phénoménologiques. D’innombrables articles et ouvrages ont été consacrés aux thèses fondamentales de la psychologie descriptive brentanienne : sa théorie de la conscience, de l’intentionnalité, de l’unité de l’expérience, de l’ontologie de l’esprit, etc. Mais, comme le précise à juste titre Jocelyn Benoist dans sa préface, « la redécouverte de Brentano et de son école a […] été, jusqu’ici, essentiellement philosophique » (p. 4). Le mérite de cet ouvrage est précisément de présenter et d’examiner en détail le programme scientifique de la psychologie empirique de Brentano, projet dans lequel ses thèses philosophiques puisent leur sens. Car Brentano conçoit son projet philosophique en continuité avec la science : de là la quatrième proposition principale de sa thèse d’habilitation, suivant laquelle la philosophie se doit d’adopter la méthode des sciences de la nature, à savoir le point de vue empirique.
18 Trois sections principales composent cet ouvrage. La première traite en détail de la nature et de la méthode de la psychologie brentanienne ainsi que de certains concepts clés qui en relèvent. Ainsi, C. Ierna examine comment le projet d’une psychologie scientifique participe chez Brentano à l’idéal de la fondation d’une philosophie véritablement scientifique. La contribution de D. Fisette analyse la théorie de la conscience développée par Brentano dans le cadre de ses écrits sur la psychologie descriptive, où la conscience est présentée non seulement en tant que conscience intentionnelle, mais également comme conscience concomitante de cette conscience intentionnelle. A. Dewalque examine les points de convergence (par exemple, l’analyse psy- chique et le recours à l’expérimentation) et de divergence (notamment le recours à des méthodes quantitatives et l’usage de l’analyse conceptuelle en psychologie) entre les programmes de recherche de Wundt et de Brentano. Enfin, O. Massin et M. Hämmerli présentent une analyse de la théorie brentanienne des couleurs multiples en tant que réponse au problème de la réconciliation de la réalité des couleurs multiples intrinsèques avec l’impénétrabilité des qualités.
19 La seconde section examine la contribution des étudiants de Brentano à son programme de recherche scientifique. R. Rollinger se penche sur la réception et l’interprétation de la distinction brentanienne entre psychologie descriptive et psychologie génétique chez Marty. G. Fréchette démontre que les travaux de Meinong (notamment sur les questions de la Gegenstandstheorie et de la théorie des relations) s’inscrivent en continuité avec le programme de recherche de Brentano, et ce bien que certaines divergences entre Meinong et son maître puissent faire penser le contraire. W. Miskiewicz examine la contribution de Twardowski, en tant qu’étudiant de Brentano, au développement de la psychologie expérimentale en Pologne. L. Albertazzi s’efforce de montrer que le programme de recherche expérimental de la branche italienne de l’école de Meinong peut être conçu comme un prolongement et un développement de la psychologie descriptive et empirique de Brentano. Enfin, V. Aucouturier se propose de confronter la métapsychologie de Freud aux arguments de Brentano suivant lesquels il ne peut y avoir de conscience inconsciente.
20 La dernière section de l’ouvrage porte sur les rapports entre l’école brentanienne et certaines figures marquantes de l’histoire de la psychologie. R. Martinelli confronte les théories respectives de Brentano et de Stumpf sur le problème de l’intensité des états psychiques. S. Plaud examine les points de rapprochement et de divergence entre les théories et les approches respectives de Brentano et de Mach. F. Toccafondi se propose d’étudier la réception du problème brentanien des relations entre psychologie empirique et physiologie chez Stumpf, de même que l’influence qu’auraient exercée Mach et (surtout) Hering sur l’interprétation stumpfienne de ce problème. Enfin, D. Seron procède à une analyse de la critique adressée par Titchener à l’intentionnalisme brentanien et fait valoir la pertinence de cette critique pour la philosophie de l’esprit contemporaine.
21 Soulignons que le grand mérite de cet ouvrage est de combler un certain manque dans la littérature concernant le programme scientifique de Brentano et de son école, de même que la nature de ses relations avec la psychologie du tournant du xxesiècle.
22 Denis Courville
Martin Rodan, Camus et l’Antiquité, Berne, Peter Lang, 2014, 261 p., 72,20 €.
23 Quels sont les rapports entre Camus et l’Antiquité ? Question déroutante au sujet de cet Africain, puisque rien ne la justifie sinon un choix en apparence arbitraire, reposant sur la seule admiration. Camus ne disait-il pas : « La grande œuvre finit par confondre tous les juges » ! Selon la thèse soutenue, l’Antiquité gréco-latine serait la patrie natale du corpus camusien, et opérer une remontée aux penseurs et artistes des époques antérieures permettrait d’en dévoiler les lignes créatrices. L’Antiquité dont il est question est celle de la culture occidentale que le « pied-noir » considère comme héritière des traditions judaïques et helléniques.
24 Une telle relecture des thèmes propres à Camus (le bonheur, l’absurde, la révolte, la mesure, le nihilisme, la liberté, la création artistique) soulève des problèmes de méthode. Comment établir le pont entre la pensée vivante des Anciens et l’auteur moderne ? L’exégète renoncera à recenser les renvois aux textes antiques, ce qui serait purement formel, de même qu’il serait insuffisant de repérer les influences ou inspirations d’auteurs, chemin douteux qui conduirait à des rapprochements artificiels. La méthodologie à l’œuvre insiste sur la réappropriation des idées, des concepts présents dans les œuvres gréco-latines qui autorise la saisie de la symbiose architectonique et organique de la pensée de Camus. Et c’est cette dialectique constante entre le terreau antique et la construction d’une réflexion que met en lumière M. Rodan pour conduire son analyse, en citant les écrits fondateurs, en montrant comment Camus s’est forgé une spécificité créatrice, en mettant en œuvre une lecture originale en vue d’en approfondir la dimension proprement antique.
25 Mais est-il si sûr que la pensée gréco-latine, et surtout la culture grecque, constituent le socle qui aurait fécondé la pensée de Camus ? La civilisation grecque n’est-elle pas pour lui une contrée fantasmagorique, un espace mythique, une Grèce imaginée à partir des paysages de Kabylie plutôt qu’un authentique support de sa formation intellectuelle ? La Méditerranée qui nourrit Camus n’est pas tant la Grèce qu’Athènes, ce que l’essai Noces à Tipasa dénonce comme le signe de l’indigence de ceux qui ont recours aux mythes ! Quand il expose les trois cycles de son œuvre : Sisyphe et l’absurde ; Prométhée et la révolte ; Némésis et la mesure, se défendant d’être un écrivain et un philosophe, il se pense et se déclare créateur de mythes et non inspiré par eux : « Je ne suis pas un romancier au sens où on l’entend. Mais plutôt un artiste qui crée des mythes à la mesure de sa passion et de son angoisse. » Et si, à chaque moment de sa vie et de sa pensée, Camus, comme le montre bien M. Rodan, se réfère à la Grèce, encore faut-il relever que cette Grèce n’est pas celle du concept comme chez Husserl ou Heidegger, ni celle de l’abstraction et de la raison, mais celle de la vie et des paysages de cyprès, des chapelets de piments, de la montagne et des fleurs. Le monde méditerranéen, cette « patrie de l’âme », s’avère plus une ouverture vers l’Orient qu’une réouverture sur l’Occident comme le croit M. Rodan. Certes, si la terre camusienne n’est pas Rome, la culture romaine, elle, ne se restreint pas à la Grèce occidentale, elle rejoint les mouvements de pensée orientaux car, lieu international traversé par tous les courants, la Méditerranée est, de tous les milieux, le seul peut-être qui cristallise la profondeur et la diversité de la pensée créatrice de mythes. Quant au centre de la Grèce orientale, il s’agit moins de l’Athènes antique que d’Ithaque, c’est-à-dire la fidélité, l’audace, la lucidité de l’action, et la générosité de celui qui sait.
26 Soucieux de restituer toutes les nuances d’une pensée insaisissable qui semble prendre plaisir à se mettre en contradiction avec elle-même, cet écrit dense et bien informé, conduit avec autant de clarté que le permet le sujet, apparaît comme une contribution décisive aux études sur Camus.
27 Robert Tirvaudey
Louise Ferté, Aurore Jacquard et Patrice Vermeren (dir.), La Formation de Georges Canguilhem. Un entre-deux-guerres philosophique, Paris, Hermann, coll. « Philosophie », 2013, 374 p., 30 €.
28 Le titre de cet ouvrage résonne de manières multiples. L’Avant-propos indique clairement l’enjeu : « aller au-delà, ou plutôt en deçà, de l’épistémologue et de l’historien des sciences » (p. 6), afin de mettre au jour la « pluralité de commencements » d’une grande pensée. Écho à ce que Canguilhem nomme le « style français en histoire des sciences », identifiable en ce qu’il vise à retracer l’« histoire de la formation, de la déformation et de la rectification des concepts scientifiques », ce titre évoque ainsi La Formation de l’esprit scientifique de Bachelard, et la thèse soutenue en 1955 par Canguilhem sur La Formation du concept de réflexe aux xviie et xviiiesiècle. La polysémie du mot formation offre au lecteur une grille de lecture pour s’orienter dans la densité et l’éclatement thématique des six parties de ce recueil qui réunit dix-huit communications à un colloque organisé en juin 2012, à l’occasion de la parution du premier volume des Œuvres Complètes rassemblant les écrits de jeunesse de Canguilhem (analyse dans la Revue, 2013-2, p. 277).
29 Par formation, on peut tout d’abord entendre le contenu de l’enseignement philosophique. Ainsi les contributions des parties I et III restituent-elles avec clarté et finesse d’analyse ce que doit être la philosophie pour celui qui est alors professeur de lycée. Dans l’entre-deux-guerres – et bien au-delà de cette période – la philosophie n’est pour Canguilhem ni une doctrine, ni une nostalgie de l’origine, et encore moins un simple exercice intellectuel qui viendrait couronner un cursus scolaire. Ainsi que l’écrit Didier Moreau, elle est d’abord conçue comme « un travail de réflexion qui prend l’expérience vécue comme objet, qui examine ce qui l’aliène du point de vue du sujet et ce qui l’entrave du fait de sa méconnaissance du plan des structures » (pp. 129-130). Pour Pierre Macherey, Canguilhem n’est donc pas « le philosophe d’une philosophie », mais au contraire « le philosophe du devoir de philosopher par tous les moyens, en tout lieu et à tout moment, et qui fait face aux valeurs négatives de la pensée et de la vie en se donnant, autant que possible, les moyens d’y résister » (p. 42). « Écrits de jeunesse à jamais jeunes » remarque Patrick Vauday (p. 47). Engageant une réflexion profonde sur la nature et les implications existentielles de la pratique philosophique, le contenu de ces deux parties déborde très largement le cadre de la simple exégèse, et s’adresse tout autant aux non-spécialistes qu'aux spécialistes de l’œuvre de Canguilhem.
30 On peut aussi entendre par « formation de Georges Canguilhem », le processus par lequel le jeune élève d’Alain est devenu le maître d’une illustre génération de philosophes. On retrouve là le sens que le Canguilhem de la maturité assignait à sa propre pratique de l’histoire des sciences, à ceci près qu’il ne s’agit pas ici de retracer la formation et la déformation des concepts de milieu ou de réflexe, mais de restituer les rencontres, les obstacles et les choix opérés par Canguilhem au fil d’un itinéraire qui peut effectivement apparaître comme un « combat philosophique ». Comment le jeune pacifiste partisan d’une paix sans aucune réserve est-il devenu le grand résistant que l’on sait ? Quid de l’héritage d’Alain, de Lagneau, et plus généralement de la tradition réflexive dont Patrice Vermeren rappelle, dans une préface érudite, combien elle fut déterminante dans la constitution de la figure de professeur de philosophie sous la IIIe République ? Au-delà de leur intérêt simplement biographique, ces interrogations ont une dimension authentiquement philosophique. Laurence Cornu considère ainsi que le parcours du jeune Canguilhem engage une réflexion sur les conditions du passage de « la conclusion logique au courage nécessaire, de l’exigence du raisonnement à l’épreuve de l’acte » (p. 102). Au cœur des années 1930, en pleine montée des périls, comment ne pas poser la question des rapports normatifs entre juger et agir ? Aussi, les études que Renzo Ragghianti et Georges Navet consacrent aux rapports à Alain font-elles apparaître quelque chose de fondamental. Pourquoi le détachement de Canguilhem vis-à-vis d’Alain et de la philosophie réflexive fut-il à ce point « graduel et lent » (p. 69), voire surévalué comme le suggère R. Ragghianti ? C’est que, pour reprendre l’expression de Didier Moreau, il lui aura fallu faire preuve d’une constante « capacité d’arrachement » (p. 138), laquelle renvoie non pas à une philosophie du concept ainsi que l’a institué « la légende » (p. 13) façonnée par Foucault, mais à une philosophie de la liberté inscrite dans une tradition allant de Rousseau à Sartre en passant par Kant.
31 Or, pour le jeune Canguilhem, c’est justement cette « capacité d’arrachement » aux déterminations biologiques et sociales qui marque l’impossibilité principielle de constituer d’authentiques sciences humaines. C’est ce dont témoignent les contributions de la quatrième partie de l’ouvrage consacrée à l’examen de la critique canguilhemienne des sciences humaines, et de la psychologie en particulier. Contre la prétention de celles-ci à faire de l’homme un objet de connaissance, c’est-à-dire un fait, le jeune Canguilhem fait valoir une « philosophie du pris humain » qu’il faut entendre selon Laurence Cornu comme « le parti pris du jugement, de la valeur du choix (la liberté humaine portée par la philosophie) » (p. 94). S’il n’y a pas de sciences humaines possibles, c’est que leur objet, caractérisé par cette « capacité d’arrachement » aux faits, que Kant à la suite de Rousseau assimile à la liberté, est toujours au-delà de lui-même. C’est pourquoi Alejandro Bilbao avance l’idée d’une « anthropologie du négatif » (p. 179) pour qualifier le projet canguilhemien de l’entre-deux-guerres. Le jeune philosophe, dont les leçons de morale visent à « sauvegarder le mieux possible en autrui et en soi cette puissance de choix et d’invention de fins qu’on nomme volonté » (Œuvres complètes, I, p. 837), embrasse alors totalement cette « logique des valeurs » qu’il attribue à Kant, « logique dont la liberté est le levier » (ibid., p. 178). De là les convergences, relevées par certains contributeurs, avec Sartre, son condisciple à l’École normale dont Canguilhem a, semble-t-il, toujours parlé de façon élogieuse (voir la préface de J. Bouveresse, ibid., I, p. 27). Tout au long du volume, se multiplient les renvois à « l’expérience vécue » (p. 129), au « sujet de l’expérience » (p. 48), à « “l’absolu subjectif” qu’il faut nécessairement considérer lors de toute tentative de représentation de l’individu » (p. 185), aux « choix » (p. 102), ou encore à « la réalité existentielle de la maladie » qui, selon Aurore Jacquard, « fait place à une phénoménologie des normes depuis le vécu de la souffrance » (p. 237). Doit-on conclure que la parution de ces écrits de jeunesse fait définitivement voler en éclats la trop fameuse opposition entre philosophie du sujet et philosophie du concept ? Peut-être pas, si l’on se souvient, avec Patrick Vauday, « qu’entre-temps une autre guerre aura eu lieu, rappelant à l’existence qu’il lui faut s’armer de la puissance critique du concept et de la critique des armes pour résister à “la pure logique de non-être” (Valéry) que sera le nazisme » (p. 53).
32 L’indéniable qualité d’ensemble des textes ici rassemblés laisse regretter que certains auteurs n’aient pas vraiment cherché à retravailler l’image du Canguilhem canonique au moyen de ces écrits de jeunesse récemment sortis de l’ombre. « Le professeur de philosophie de lycée […] ne serait-il pas la clef de l’énigme du philosophe de la vie, donnant son œuvre comme trace du métier ? » demande l’avant-propos (p. 6). Sur bien des points, l’ampleur et la richesse de ces inédits laissent la question ouverte. Mais s’il y a une chose que le premier volume des Œuvres complètes fait bien ressortir, c’est l’impossibilité de considérer désormais Canguilhem comme « un pur historien des sciences ou un simple continuateur de l’œuvre de G. Bachelard » (Jean-François Braunstein, p. 145).
33 Xavier Roth
Hermann Cohen, Le Concept de philosophie, textes traduits de l’allemand par Myriam Bienenstock et Jean-Michel Buée, avec la participation de Marc Bonnemaison, Paris, Cerf, coll. « Passages », 2014, 292 p., 29 €.
34 Cet ouvrage présente la traduction française des trois versions (1896, 1902, 1914) de « L’idéalisme critique face au matérialisme », la présentation par H. Cohen du livre de F. A. Lange, Histoire du matérialisme et critique de son importance à notre époque (1865-1866), et, à la suite, la traduction de l’introduction à l’Éthique de la volonté pure (éd. de 1907), maître ouvrage de Cohen avec La Logique de la connaissance pure (1902) et L’Esthétique du sentiment pur (1908). La présentation de M. Bienenstock, qui a récemment dirigé un numéro spécial de la Revue de Métaphysique et de Morale (« H. Cohen. L’idéalisme critique aux prises avec le matérialisme », avril 2011), fait utilement le point sur les rapports de Cohen avec les sciences et la philosophie en cette fin du xixe et début du xxe.
35 La première partie de la présentation cohénienne, « Le rapport de la philosophie à son histoire » (pp. 45-72), souligne la nécessité d’associer dans l’étude de la philosophie l’intérêt historique et l’intérêt systématique en critiquant d’autant plus le « manque de respect pour la philosophie » de la part des savants universitaires qui la déconseillent ou l’entravent (p. 71). C’est sous l’aspect du « rapport de la psychologie à la métaphysique » (pp. 73-109) que la seconde partie poursuit l’examen de l’état des sciences de l’époque et de leur interprétation. Tout en saluant les avancées de la psychologie expérimentale, Cohen constate, en le déplorant, que la psychologie remplace trop souvent la philosophie dans l’enseignement et la recherche universitaires, en s’appuyant sur les progrès corrélatifs de la mécanique physique (voir la longue discussion des analyses de L. Boltzmann, pp. 92-100) qui semblent fournir à certains la promesse d’une réduction progressive – évolutionnisme oblige – de la psychologie à la physique, et bientôt de la philosophie à la psychologie : le physicalisme est ainsi l’horizon menaçant face auquel Cohen rétablit la relativité de toute objectivité scientifique à une « conscience pure » (ou à un « esprit scientifique ») dont les exigences logiques et mathématiques a priori ne peuvent par là-même se penser comme le résultat du « processus matériel » (Boltzmann) qu’elles construisent dans leur objet : la forme a priori est indéductible – sauf cercle vicieux – de la matière qu’elle met en œuvre, car elle la précède toujours logiquement dans la connaissance. Pour H. Bergson aussi, que Cohen n’hésite pas à critiquer (pp. 100-103), l’intelligence serait un produit de l’évolution de la matière, « comme si la conscience pouvait, de manière similaire, être pensée comme quelque chose de matériel » (p. 102).
36 La troisième partie est consacrée au « rapport de la logique à la physique », cette science qui a toujours eu un privilège épistémologique dans la philosophie de Cohen, faisant les éloges de H. R. Hertz (pp. 128-140), élève de H. von Helmoltz, célèbre pour ses travaux en électromagnétisme et son attachement philosophique à l’idéalisme kantien, témoignant de l’actualité et de la vigueur de cette tradition de pensée. Dans la quatrième partie, traitant du « rapport de l’éthique à la religion », Cohen commence par rappeler la thèse kantienne de l’autonomie des principes de la connaissance et de l’éthique elle-même vis-à-vis de toute réalité physique et psychique, empêchant de ramener le fondement éthique au résultat d’un « processus naturel » comme cherchent à le faire les différents naturalismes de l’époque (darwinisme, nietzschéisme, vitalisme bergsonien). Le concept-clé de l’éthique philosophiquement pensée est celui de la « personne morale » autonome et ce n’est qu’en conséquence que la morale peut admettre, en s’y ouvrant, certaines propositions de « la religion dans les limites de la philosophie », pour reprendre le titre cohénien du livre de 1915. Toutefois, si la philosophie est la ratio cognoscendi de la religion, il faut concéder qu’historiquement la religion est la ratio essendi de la morale en ce sens qu’elle en anticipe et esquisse les principes, à partir de l’expérience de l’individu existant, ce qui devrait suffire à faire cesser la rivalité trop fréquente entre les deux fondations, de même qu’entre les deux grandes religions monothéistes de l’Europe.
37 La cinquième et dernière partie explore « le rapport de l’éthique à la politique ». Ici, à nouveau, Cohen pose que c’est l’idéalisme moral qui, opposé à tout matérialisme économique ou historique, fournit les fondements de l’éthique sociale et du « socialisme éthique », lui-même principe de toute « politique socialiste » selon le maître de Marbourg. Dans des pages denses et fortes, est à nouveau affirmée la valeur éthique d’un idéalisme juridique soulignant « le danger funeste d’un nationalisme étroit » (p. 194), ennemi de toute forme de judaïsme. Dans son introduction de 1907 à l’Éthique de la volonté pure, Cohen reprend en la précisant sa critique de toute prétendue fondation de l’éthique sur une volonté naturelle ou psycho-physiologique, ou encore sur les présupposés innéistes d’une « moralité naturelle », ou enfin, plus insidieusement peut-être, de « communautés ecclésiales » particulières pouvant engendrer de violents particularismes, car, de façon générale, « la sociologie ne saurait, elle non plus, être posée comme présupposition de l’éthique » (p. 239). Le « devoir être » (Sollen) est fondé seulement sur la « volonté pure » de la loi universelle immanente à la conscience et c’est de cette volonté moralement pure que se déduit l’unité de l’homme comme personne et totalité, et de celle-ci « l’unité de la totalité qu’est l’État, [dans] l’unité de la moralité qui est constitutive de l’État» (p. 278).
38 La traduction est suivie d’une ample bibliographie des textes et traduction de Hermman Cohen, des œuvres antérieures et contemporaines, puis de ses commentaires en différentes langues.
39 André Stanguennec
Marcel Conche, Sur Épicure, Paris, Éditions Les Belles Lettres, coll. « Encre marine », 2014, 120 p., 15 €.
Marcel Conche, Épicure en Corrèze, Paris, Éditions Stock, coll. « Littérature française », 2014, 155 p., 17 €.
Marcel Conche, Ultimes réflexions, Auxerre, HDiffusion, coll. « HD Philosophie », 2015, 232 p., 22 €.
40 Marcel Conche a deux philosophies, la sienne et celle d’Épicure. Le lecteur ne s’étonnera donc pas de la publication quasi simultanée, en octobre et novembre 2014, d’un essai sur la philosophie épicurienne (qui reprend certains articles publiés ailleurs mais dont deux chapitres sont inédits) et d’un texte plus intimiste où se mêlent un récit autobiographique et des méditations sur notre être-au-monde (la mort, le temps, le travail, l’amitié et l’amour). Nous avions déjà noté dans un précédent compte rendu de deux autres volumes de Conche, Métaphysique (2012) et Présentation de ma philosophie (2013) (Revue philosophique, 2014-3, p. 408), l’intrication étroite entre la vie de l’homme (et même de l’enfant) et l’itinéraire spirituel du philosophe. Mais ce nouage prend ici une forme renouvelée. Tout se passe en effet comme si Conche éprouvait à présent le besoin urgent de multiplier les témoignages d’une autre existence possible, d’en parler de plus en plus souvent, au risque de réécrire à chaque fois un même livre de sagesse. Situation pour le moins paradoxale puisque le but de Conche, retiré dans sa maison ou son jardin de Corrèze, est de ne surtout pas succomber aux sirènes de son propre succès éditorial. D’où une question : pourquoi une telle insistance ?
41 On pourrait d’abord répondre que les livres de Conche valent comme autant de missives adressées à des Ménécée, Hérodote ou Pythoclès encore inconnus ou encore à convaincre. Du reste, l’A. ne manque pas de rappeler le poids de certaines rencontres exceptionnelles car inspirantes, notamment celle de sa lectrice et disciple Émilie (Épicure en Corrèze, chap. 12). Mais on pourrait aussi penser, eu égard au titre du troisième ouvrage, paru en janvier 2015, que le moment est enfin venu pour Conche de livrer ses « ultimes réflexions ». L’insistance ne serait ainsi que celle du temps lui-même : il serait urgent de récapituler l’essentiel, c’est-à-dire ce qui vaut d’être transmis (Ultimes réflexions, 1re partie, XXIII), avant que le grand âge du corps ne joue de mauvais tours à l’esprit. « Or, une crainte m’est venue », écrit l’A., « mon jugement ne va-t-il pas se gâter avec l’âge ? » (op. cit., Préface, p. 5).
42 Une autre raison, non moins dirimante, explique encore l’incessant travail d’écriture de Conche : il s’agit de parer (ou de tenter de parer) dès à présent à l’oubli, toujours à craindre, des quatre thèses épicuriennes (il n’y a pas à avoir peur des dieux ; la mort n’est rien ; la douleur est supportable ; le bonheur est à notre portée). Non pas d’ailleurs que la biomédecine contemporaine, ou encore la société médiatique et consumériste, dans leur commun déni de la mort et leurs aspects euphorisants, méconnaissent toute sagesse, mais parce qu’aucune institution, religieuse ou laïque, ne saurait faire du hasard l’alpha et l’oméga de sa vision de l’univers. L’antifinalisme épicurien ne peut durablement s’imposer dans un monde où les êtres ne sont autorisés à exister qu’à condition d’avoir une finalité (voir notamment sur ce point les deux textes inédits intitulés « Avec et sans Épicure » et « Nietzsche et Épicure » dans Sur Épicure, II et VI). Sauf à imaginer l’introduction très progressive à l’école de ce que l’on pourrait appeler une pédagogie de la contingence radicale, on ne voit pas comment la plupart des hommes réussiraient à endurer l’épreuve d’un monde sans Dieu (« Pascal ou Lucrèce », op. cit., VII ; voir aussi Ultimes réflexions, 1re partie, IX et XXV). D’autant qu’il est quasiment impossible, sauf dans les romans ou peut-être en microphysique, de faire l’épreuve ou la preuve d’une contingence radicale. On ne pourrait pas vivre s’il fallait rester fasciné devant un marronnier dont les racines s’enfoncent dans un vide métaphysique. Il faut bien que les choses nous servent à quelque chose, même si en leur insaisissable matérialité elles n’existent pas d’abord pour nous. D’où la tâche décidément écrasante de Conche de lutter seul – à l’instar d’un Sisyphe qu’il faut, en dépit de la souffrance des enfants, imaginer heureux – contre l’éternel retour de Dieu sur la scène sociale et même philosophique (Ultimes réflexions, 2e partie, I).
43 Défendre encore et toujours, au nom d’un humanisme sans failles, l’atomisme antique et la notion de parenklisis (ou clinamen) contre l’oubli qui les guette, tel est donc l’engagement intellectuel de Conche. Notons qu’après tout, il n’est pas interdit aujourd’hui d’y voir aussi, dans l’ordre de l’action, une manière vigoureuse de défendre la liberté, en faisant de l’idée d’une distribution quantique de la matière une croyance émancipatrice. Sur ce point, le deuxième chapitre d’Ultimes réflexions, qui reproduit la lettre de Chaïmaa, jeune marocaine de dix-huit ans tombée passionnément amoureuse, envers et contre sa foi religieuse, de la philosophie athée de l’auteur de Temps et destin, est pour le moins révélatrice. « Je vous dois », écrit-elle en 2013 à Conche, « cet élan qui m’a permis de m’affranchir de notre religion aveuglante » (op. cit., p. 21). Gageons que l’épicurien de Corrèze, vivant caché pour vivre heureux, et si possible en bonne entente avec les dieux indifférents des inter-mondes, n’en demandait peut-être pas tant.
44 Alain Panero
Joshua Ramey, The Hermetic Deleuze. Philosophy and Spiritual Ordeal, Durham et Londres, Duke University Press, coll. « New Slant: Religion, Politics, and Ontology », 2012, 304 p., 24,95 $.
45 Già Cassirer aveva segnalato (Spinozas Stellung in der allgemeinen Geistesgeschichte, 1932, fra altri luoghi) l’importanza per la tradizione filosofica occidentale della « minor tradition » identificabile nel Cusano e nel De Mente, col suo trasporre il centro di ogni conoscenza naturale ed etica nello spirito umano. Ciò significava, con tutta evidenza, anche rimandare alla tradizione ermetica nel suo complesso, e allo « spiritual ordeal », all’ardua prova nello spirito, quale parte costituente della tradizione « maior » del sapere filosofico moderno. È nell’evidenziazione di questo « complex affair » (p. 5), presente ben all’interno dell’opera di Deleuze, il suo legame « se- greto » con la tradizione esoterica occidentale, che il volume di Ramey offre interessanti spunti di riflessione.
46 Per esempio circa la dimensione « espressionista » della filosofia di Deleuze, sulle cui radici si indaga nella sezione del volume dedicata al Cusano e alla complicatio/explicatio come relazione complessa fra Dio e mondo, conoscibile solo attraverso la paradossale docta ignorantia, cioè una « symbolic or “intensive” apprehension » che è, al contempo, apprendimento dei propri limiti: « to learn the limits of oneself is to be all that one can be, an expression of the “implication” of divinity » (pp. 44 sq.).
47 Le indicazioni di ordine ricostruttivo, interne al percorso deleuziano, toccano anche il rapporto filosofico con i suoi contemporanei, per esempio il dialogo con Artaud su temi centrali (« body without organs », « theatre of cruelty ») legati al « plan of immanence ». Il « theatre of cruelty », in particolare, viene riferito al pensiero come « agon of peculiarly intensities », appunto il « kind of initiatory ordeal » attraverso cui « the immanent thought, at the limit of cognitive capacity, discovers as-yet unrealized potentials of the mind, and the body, […] in an encounter with imperceptible forces in sensations, affections, and conceptions, […] forces [that] truly generate the mind, challenging the coordination of the faculties by rending the self from its habits » (p. 2).
48 Ci sono capitoli dedicati, ancora, all’« overturning of Platonism », al « becoming cosmic », alla « politics of sorcery »: si tratta dunque d’una rilettura integrale, arte e cinema inclusi, del corpus deleuziano, condotta attraverso la lente del « consistent experiment in unifying thought and affect, percept and concept ». Né bisogna mancare di segnalare anche il valore eminentemente politico (« the future of belief », cap. 7) di questo sforzo interpretativo, che vuol prendere le distanze da « gnomic dictates of inchoate spiritual gurus on the one hand, and the black arts of the industrial- entertainement complex on the other » (p. 9).
49 Francesco Saverio Nisio
Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, Le Laboratoire de la Dialectique de la raison. Discussions, notes et fragments inédits, édition et traduction de Julia Christ et Katia Genel, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Philia », 302 p., 29 €.
50 La Dialectique de la raison a souvent été considérée comme une sorte de diamant noir écrit en exil pendant l’apocalypse européenne et relisant la trajectoire de la raison européenne comme une lente réduction aboutissant à la concentration économique, à la technocratie et à l’industrie culturelle, l’individualité libérale, autonome de raison et de jugement, étant absorbée par ces tendances lourdes de la « modernité organisée ». L’ouvrage marquerait aussi une sorte de tournant dans la Théorie critique, et, pour ses deux auteurs, une sorte de point de convergence qui lui aurait fait prendre une nouvelle voie, plus pessimiste et moins interdisciplinaire que le projet initial de Horkheimer. Le premier intérêt de cette publication, constituée de discussions, de notes et de fragments très riches et qui gravitent autour de l’ouvrage, est justement de mettre en perspective cette manière traditionnelle de lire la Dialectique de la raison, en montrant à la fois l’importance des continuités, la dimension positive du projet de sauvetage de l’Aufklärung et enfin la dimension expérimentale d’une pensée qui, des deux côtés, se cherche.
51 L’ouvrage, qui reprend le tome XII des œuvres complètes de Horkheimer publié chez Fischer en 1985, est composé de deux parties. La première est centrée sur la logique matérialiste que les deux auteurs projetaient d’écrire, logique prise en un sens très large et qui s’articule autour de la critique du positivisme et de la détermination de la méthode de recherche appropriée, dans une conjoncture historique qui rend toute pensée suspecte de complicité, de près ou de loin, avec le drame en cours. Il est frappant de voir à quel point les références intellectuelles des deux auteurs sont très allemandes (Kant, Hegel surtout, Marx, Mach, Dilthey, Husserl) et à quel point le positivisme désigne une lignée et un défi principiel qui tourne autour de la place du donné et du fait plus qu’autour de la révolution logique amorcée par Frege et Russell, ignorée par un effet de lissage. Sinon, c’est la pensée de Horkheimer qui, malgré sa hauteur de vue historique, semble ici la plus hésitante, Adorno donnant davantage le sentiment de prolonger certains de ses philosophèmes précoces comme ceux de la critique immanente, de la négation déterminée ou de l’expérience. Et c’est Adorno qui semble, souvent, attirer Horkheimer sur ses propres positions.
52 La deuxième partie contient des notes et des esquisses, de Horkheimer surtout, autour des thèmes abordés par la Dialectique de la raison, notamment la psychologie de l’antisémitisme, la fin de l’individu et le destin du mouvement ouvrier. Les deux dernières esquisses, particulièrement claires, sur le destin dialectique des Lumières, font le lien avec l’Éclipse de la raison et permettent donc de mesurer la trajectoire de Horkheimer sur cette période.
53 Enfin cette publication, effectuée par les soins de deux spécialistes reconnues d’Adorno et Horkheimer et très équilibrée dans ses notes, éclairantes sans surcharger le texte, a aussi un intérêt documentaire pour mesurer le choc culturel que fut l’exil aux États-Unis et la confrontation avec une culture de recherche très différente. On le voit notamment (quoique souvent indirectement) dans le débat, situé dans la première partie, des différents membres de l’École en exil sur la méthode de l’Institut. Il faudra ainsi une longue période d’incubation à Adorno, par exemple, pour reconnaître à la philosophie américaine, notamment au pragmatisme de Dewey, une valeur philosophique.
54 Jean-Marc Durand-Gasselin
Antonin Wiser, Vers une langue sans terre. Adorno et l’utopie de la littérature, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Philia Monde », 2013, 336 p., 26 €.
55 Dans ce travail inspiré, l’auteur dresse un tableau organisé des différentes lectures des auteurs de prédilection d’Adorno, en montrant les polarités philosophiques qu’anime sa traversée de Proust, de Beckett, de Kafka ou de Valéry et d’autres. On y propose donc une sorte de carte contrastée des usages philosophiques de la littérature chez Adorno. L’auteur trouve ainsi un équilibre entre la récurrence des thèmes obsessionnels du philosophe (la réification, la domination, Auschwitz, l’enfance, l’utopie, etc.), et la variété des œuvres lues par Adorno. Appuyé sur une connaissance sans faille du corpus adornien, le livre fait aussi les ponts avec la génération des « structuralistes », les thèmes voisins, voire les mêmes auteurs ayant été traversés par Derrida, Deleuze ou Lyotard.
56 L’ouvrage est constitué de deux parties. La première suit l’élaboration conceptuelle du thème de l’utopie dans la littérature en partant des inspirateurs d’Adorno comme Bloch et Benjamin, et en marquant bien ce qui différencie la pensée d’Adorno de celle de ces deux inspirateurs, notamment l’absence d’image de l’utopie et l’abandon du thème de la langue adamique. C’est le réseau des concepts adorniens qui peut apparaître alors dans son originalité et sa valeur de contrepoint ; les notions d’essai, de constellation et de lecture micrologique sont ainsi rapportées à la possibilité de saisir une nouvelle expérience, utopique, de la langue, à laquelle donnent accès certaines œuvres. Une expérience de négativité et de détotalisation forme alors une épreuve critique du monde comme il va, une résistance à ce même monde et une promesse utopique et non un repli esthétique ou imaginaire.
57 La deuxième partie déploie ces principes dans des directions complémentaires en montrant ce que nous apprennent, pour Adorno, les œuvres littéraires authentiques. C’est l’exposé de la traversée de l’œuvre de Proust, objet d’un véritable coup de foudre, qui est ici le plus développé, l’auteur montrant bien les affinités et les différences avec la lecture de Benjamin, à travers les thèmes notamment de l’enfance, mais aussi du tact et de la peau, la résistance au monde prenant chez Proust la dimension d’un jeu d’enfant au tact infiniment sensible, car sans cette peau devenue carapace de l’adulte adapté. L’auteur évoque aussi l’ambivalence de la figure conservatrice de Valéry ou de Goethe, la fragilité productive chez Verlaine ou Hölderlin, ou encore le murmure chez Eichendorff. Les trois figures de Kafka, Beckett et Celan forment une sorte de triptyque pour une langue affrontant un monde devenu enfer.
58 Le seul regret que l’on peut émettre à la lecture à cette étude convaincante et complète, qui rend si bien justice à l’acuité d’Adorno, et qui démontre l’excellente tenue des études adorniennes aujourd’hui en France, c’est que l’incursion du côté de la musique, où se joue aussi la question de la langue et de l’expression et du travail de l’autonomie, mais de manière un peu différente, ait été un peu timide, alors qu’elle aurait pu contribuer par exemple à éclairer la technique d’écriture si typique d’Adorno et qui fait corps avec l’exercice essayiste, ou encore à engager un parallèle entre dissonance littéraire dans le matériel verbal et dissonance musicale dans la composition.
59 Jean-Marc Durand-Gasselin
Isabelle Aubert, Habermas. Une Théorie critique de la société, Paris, CNRS éditions, 2015, 442 p., 27 €.
60 Habermas ayant souvent eu tendance à présenter sa théorie comme une version intersubjective et langagière de la Théorie critique, ce travail ambitieux se propose de procéder à une évaluation du potentiel descriptif et critique du paradigme communicationnel. L’auteure mobilise pour cela à la fois une connaissance impressionnante de l’œuvre, qui lui permet d’éviter tous les pièges des fausses interprétations (optimisme, retour à Kant, confusion avec Apel, etc.), mais aussi et surtout un panorama très riche des critiques les plus avisées qui ont été adressées à Habermas aux États-Unis et en Allemagne, des années 1980 à aujourd’hui, tant par les partisans d’un maintien du paradigme du sujet que par ceux d’un paradigme centré sur l’interaction expressive. Ce sont les deux premiers intérêts majeurs de cet ouvrage, surtout pour le lecteur francophone.
61 Il contient deux parties à peu près chronologiques, la première examinant l’œuvre jusqu’à la Théorie de l’agir communicationnel (1981), la seconde étant consacrée d’avantage à l’éthique et au droit.
62 La première partie mesure donc, par rapport à la première génération de l’École de Francfort, à la fois les continuités, les ruptures et les déplacements de l’attention critique, entraînés par le passage du doublet de la réification et du conformisme idéologique face aux faibles potentialités émancipatrices de la mimésis et de l’utopie, à celui d’une intersubjectivité déformée par la rationalité instrumentale exigée par des systèmes sociaux complexes face à une intersubjectivité efficiente, en partie présente dans les institutions et les pratiques. L’auteure montre en quoi cela l’incite à considérer de nouvelles pathologies (anomie, crise de la motivation plutôt que conformisme), à désinvestir les catégories d’idéologie et d’autoréflexion et à utiliser la psychanalyse a minima. C’est la psychologie du développement qui est au contraire largement utilisée et programme une sorte d’angle mort de l’expressivité dans la théorie habermassienne, au prix d’une réduction de son potentiel descriptif et critique.
63 La seconde partie prolonge cette piste dans trois directions. Elle montre d’abord l’étroitesse de la place laissée à l’expression par un modèle d’interaction linguistique, mais aussi à la substance identitaire de la réalisation de soi dans l’identité « postconventionnelle ». Une discussion suivie avec l’éthique de la discussion, particulièrement riche et précise, montre que les thèmes de la réalisation de soi et du care comme la vulnérabilité et l’authenticité bousculent la construction de Habermas en l’incitant à les intégrer, sans qu’il puisse vraiment y parvenir, alors qu’ils sont indispensables pour penser des situations de communication asymétriques (dominés, enfants, handicapés) mal prises en charge par le cadre de l’échange argumentatif. Enfin, le procéduralisme juridique et argumentatif apparaît lui-aussi comme un filtre trop étroit pour un espace public où se jouent aussi des protestations expressives légitimes et dynamiques.
64 Si l’auteure nous convainc des limites descriptives et critiques du rationalisme habermassien, notamment face à l’expressivisme de Honneth, plus large et plus souple, peut-être aurait-il été éclairant d’insister davantage sur les raisons historiques d’arrière-plan qui sont au principe des préventions d’Habermas vis-à-vis de l’expressivisme, l’épisode nazi ayant rendu suspecte à ses yeux tout le courant qui, de Herder à Taylor, pense devoir le prolonger. Le choc psychologique du nazisme a probablement eu des effets plus ramifiés dans le choix de ses matériaux théoriques et de ses positions que ce que Habermas lui-même, d’ailleurs, se plait à dire.
65 Jean-Marc Durand-Gasselin
Emmanuel Faye (dir.), Heidegger. Le sol, la communauté, la race, Paris, Beauchesne, coll. « Le grenier à sel », 2014, 373 p., 36 €.
66 Que l’auteur de Sein und Zeit ait adhéré au parti national-socialiste et ait soutenu avec zèle des thèses antisémites, plus personne aujourd’hui ne le conteste. Depuis la publication en 1989 du livre de Víctor Farías, il a fallu peu à peu se rendre à l’évidence : un grand philosophe peut également être un nazi très ordinaire.
67 C’est toutefois de cette évidence ou de cette partition commode entre la vie et l’œuvre dont Emmanuel Faye, auteur de Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie (Albin Michel, 2005), et directeur du présent volume, n’entend pas se satisfaire. Car, à ses yeux de philologue et d’interprète, le mal est plus profond : ce n’est pas seulement la personnalité de Martin Heidegger qui pose problème mais son œuvre elle-même. Et sur ce point la position de Faye, qu’on la juge provocatrice ou audacieuse, est on ne peut plus claire : la prétendue philosophie de Heidegger, dont chacun a appris sur les bancs de l’université française qu’elle opère un génial dépassement de l’onto-théologie, ne serait, en vérité, qu’un avatar de la mythologie ou du délire national-socialiste, une sorte de reprise pseudo-phénoménologique de l’imagerie hitlérienne du sol, de la race et du sang.
68 Une telle démarche interprétative est-elle tenable ? Peut-elle s’inscrire durablement dans le champ philosophique des recherches critiques sur Heidegger ? Ne risque-t-elle pas surtout de nous livrer, de fil en aiguille, une histoire ou une psycho-sociologie des relations de Heidegger au nazisme, et de manquer ce qui justement, de l’intuition originelle du philosophe, reste irréductible à toute contextualisation historique ou biographique ?
69 Ce qui est sûr, c’est que la publication par Vittorio Klostermann de la Gesamtausgabe (l’Œuvre complète en 102 volumes) – dont, récemment, la première série des Cahiers noirs (p. 309) – fournit effectivement à tous les commentateurs motivés de Heidegger l’occasion de multiplier ou de renouveler les interprétations académiques en vigueur. Sous cet angle (et sans même tenir compte des 35 volumes en cours de parution chez Alber Verlag de la correspondance et des autres textes publiés hors Gesamtausgabe), on pressent que la toute première difficulté, en matière d’études heideggériennes, est désormais de trier, au nom de critères tout à fait explicites, les textes à retenir et à mettre en relation. Du choix et du frottement des conférences, des cours ou des lettres examinés jailliront ainsi des aperçus inédits qui devront néanmoins, sauf à ne valoir que pour eux-mêmes, être rattachés à ce que la communauté internationale des chercheurs juge être le centre ou le cœur de la pensée heideggérienne.
70 En ce qui concerne le choix des textes et leur mise en relation, il faut saluer les trouvailles des chercheurs qui ont contribué à ce volume collectif. Dans le sillage d’E. Faye, ils n’ont pas ménagé leurs efforts pour nous donner à voir les zones d’ombre, aux allures de trompe-l’œil, de l’écriture heideggérienne. Ainsi, Jaehoon Lee s’intéresse de façon originale et dans une perspective génétique à l’influence des idées du comte Paul Yorck von Wartenburg (qui entretint une correspondance avec Wilhelm Dilthey parue en 1923) sur la conception heideggérienne de la notion de sol. Johannes Fritsche montre, lui, avec beaucoup de maîtrise, que l’interprétation individualiste si répandue d’Être et Temps ne résiste pas à une lecture minutieuse du texte. Au fil des analyses proposées, le lecteur français, habitué aux traductions de Heidegger que l’on trouve dans le commerce, est ainsi obligé de prendre acte de formulations pour le moins ambiguës : il se pourrait notamment que certaines notions comme le sol ou la communauté véhiculent des connotations racistes qu’il ne soupçonnait pas. Mais ce n’est pas tout : comparant minutieusement les publications des années 1950 et certains manuscrits originaux de 1938, Sidonie Kellerer démasque sans complaisance la manipulation d’un Heidegger présentant sa critique de la technique comme une récusation implicite du national-socialisme. Dans un tel contexte exégétique, les études de Julio Quesada Martin, Gaëtan Pégny, Robert Norton et François Rastier, toutes bien documentées, finissent par nous faire douter de la teneur exclusivement ontologique de l’ontologie heideggérienne.
71 Toutefois, le caractère implacable de l’argumentation de ce volume finit paradoxalement par susciter quelques réserves. Pourquoi tous les contributeurs font-ils systématiquement retour, à un instant ou à un autre, au national-socialisme de Heidegger, au prix parfois de certains raccourcis discutables (voir, par exemple, p. 46), alors qu’ils pourraient, semble-t-il, saisir l’occasion de leurs propres recherches pour reformuler les enjeux post-métaphysiques d’une pensée de la différance émancipée de toute référence grecque ou judéo-chrétienne au Bien ou à la Transcendance ? Suivre librement et jusqu’au bout certains chemins de traverse, en dehors des allées tracées par E. Faye, ne serait-ce pas aussi une façon de frayer la voie à une pensée toujours nouvelle de l’émancipation ?
72 Alain Panero
Enrica Lisciani-Petrini, Charis. Essai sur Jankélévitch, traduction par Antoine Bouquet, Paris, Vrin, coll. « Mimesis », 2013, 184 p., 18 €
73 On a beaucoup parlé de Jankélévitch, et beaucoup moins écrit sur lui. Ses engagements politiques, quoique non partisans, ont monopolisé l’attention, au détriment d’une pensée originale, inspirée de la réflexion sur les Anciens et de la philosophie bergsonienne de la durée.
74 L’auteur de cet essai place la pensée de Jankélévitch sous le signe de la charis, la grâce. Elle évoque un point rarement étudié (si l’on excepte le cas particulier de Levinas) : la judéité des philosophes français qui ne se présentent pas comme des « philosophes juifs » (comme pouvaient le faire des juifs croyants, tels Hermann Cohen ou Martin Buber) ; cette judéité laïque est partagée par Bergson et Jankélévitch. Mais il y a chez le disciple une sorte de légèreté et de désinvolture qui n’est pas du tout le fait du maître. Jankélévitch a ajouté à son livre sur Henri Bergson un appendice sur « Bergson et le judaïsme », où il traite de la conception juive de l’histoire avec les catégories de Schelling (il avait fait sa thèse sur la dernière philosophie de Schelling qui fonde une philosophie théologique de l’histoire).
75 Ce que Jankélévitch apportait, c’était la vitalité d’une philosophie morale vigoureuse, enracinée dans l’idée forte de l’irréversibilité du temps, qui est pour lui la clé de la vie spirituelle. L’ouvrage met particulièrement en évidence le fait que cette philosophie est traversée par « un sens de la précarité, de la fragilité du devenir et de l’ensemble de la réalité, par un sens de l’évanescence des choses, qui projettent sur cette philosophie – aux traits pourtant luxuriants – plus d’un reflet, sinon tragique, du moins mélancolique » (p. 59). Le mystère indicible de la mort est présent au cœur de la pensée de Jankélévitch et il la teinte d’une inquiétude qui n’est pas celle de Bergson.
76 Un chapitre porte sur « Justice et pardon ». Jankélévitch a commencé par aborder le problème du remords, suivant la forte présentation romanesque de Dostoïevski dans Crime et châtiment. De là il passe au problème de la violence, critiquant les droits de l’homme du point de vue moral, où c’est le droit de l’autre qui compte d’abord. La maxime de Jankélévitch est « Tout le monde a des droits sauf moi ». Le paradoxe de la morale est exprimé par une phrase de Fénelon rappelée souvent par Jankélévitch : « là où tout est perdu, tout est gagné » (p. 108). Le pardon exprime cette subversion de la justice : c’est un geste qui inaugure la « morale ouverte » telle que la pense Jankélévitch. L’auteur considère que c’est une « philosophie de la vie quotidienne ». Mais il faut s’entendre sur la nature de cette quotidienneté : Jankélévitch s’est émerveillé devant le « mystère printanier », autrement dit le mystère de la renaissance spirituelle, qu’il a célébré comme un renouvellement imprévisible et pourtant récurrent. Un dernier chapitre est consacré à la musique, qui comptait tant pour le philosophe qui disait : « Le philosophe qui m’a le plus influencé : Gabriel Fauré ! » Ce livre ne veut pas être une introduction standard à l’œuvre de Jankélévitch, mais il peut donner à ceux qui ne la connaissent pas l’envie de la découvrir.
77 Jean-Louis Vieillard-Baron
Hans Jonas, Essais philosophiques. Du credo ancien à l’homme technologique, édité par Damien Bazin et Olivier Depré ; coordination scientifique et préface par Olivier Depré ; traduction par D. Bazin, S. Bergès, S. Courtine-Denamy, J. Delord, M.-L. Eddi, G. Fiasse, N. Frogneux, Th. Lievens, D. Lories, B. de Montera, M.-G. Pinsart, P. -H. Poirier, L. Ravez, L. Rizzerio, M. Scopello et J.-L. Solère, Paris, Vrin, coll. « Textes philosophiques », 2013, 464 p., 32 €.
78 La pensée de Hans Jonas touche à des domaines variés, qui vont de l’éthique à la métaphysique. Surtout connue pour certains de ses aspects (la cohérence et l’unité du vivant, la responsabilité écologique de l’homme), elle prône parfois aussi, dans un souci de cohérence moniste, un finalisme spiritualiste peu compatible avec la science d’aujourd’hui. Le présent ouvrage est un recueil d’essais qui permettent de mieux en saisir le caractère unitaire, mais cependant très multiforme.
79 La première partie concerne l’éthique. On y trouve l’évidence de la pression technologique qui impose à l’homme davantage de responsabilité, ainsi qu’une analyse de l’influence des apports juifs et chrétiens à la philosophie moderne, tant il est vrai que « l’ombre que projettent ces choses du passé est bien longue et […] repose encore sur notre scène présente » (p. 74). De même « l’impact du xviiesiècle » (p. 75) sur la révolution scientifique et technologique, avec, pour conséquence, le risque de voir « la puissance technologique […] tripatouiller les registres centraux et fondamentaux dans lesquels la vie aura à jouer sa mélodie » (pp. 116-117). Ici encore la responsabilité humaine apparaît comme l’un des axes de la philosophie jonassienne. Des conseils de bon sens sur les relations entre patients et médecins, notamment « la règle catégorique selon laquelle il ne faut pratiquer d’expérimentation sur des patients que si cette expérimentation concerne leur maladie » (p. 174), viennent compléter ce panorama. Des conseils de bon sens aussi sur les grands problèmes de la bioéthique contemporaine (définition de la mort, clonage, thérapie génique) qui devraient nous inciter « aux plus grands scrupules et à la plus grande sensibilité dans l’application des pouvoirs grandissants du contrôle biologique de l’homme » (p. 222).
80 La partie la plus intéressante, et la plus proche des philosophies modernes de la nature, est sans doute la seconde, fondée sur l’analyse de l’organisme vivant, avec l’idée centrale qu’on trouve, chez les êtres vivants les plus élémentaires, les ébauches de ce que seront les êtres plus organisés : « Le simple phénomène du métabolisme […] contient en fait, dans sa propre constitution primitive, pour ainsi dire le canevas » de toutes les fonctions plus élaborées – perception, locomotion, voire désir. Chez les individus situés le plus bas dans l’échelle de la complexité on trouve déjà les ébauches de la tension qui oppose l’ipséité de l’individu à l’altérité du monde, prémices de la « médiation de la relation au monde » (p. 266), qui caractérise l’animalité. Cette vision ancre la conception jonassienne de la nature dans une filiation spinozienne, moniste, bien loin du « dualisme cartésien [qui] laissa la spéculation sur la nature de la vie dans une impasse » (p. 267). La continuité spinozienne entre le corps et l’esprit, adoptée par Jonas, fait que « l’âme a été octroyée aux animaux et aux plantes sur la base du même principe exactement qu’à l’homme, bien que ce ne soit pas la même âme » (p. 283). Ce qui fait que le vivant offre, en même temps, « un tout fonctionnel à l’intérieur de l’organisme [et] une ouverture corrélative vers le monde » (p. 288). Corporéité, ipséité, sensibilité et altérité se trouvent ainsi confondues dans un même et unique processus évolutif.
81 La troisième et dernière partie revient sur les racines philosophiques de la pensée occidentale, « la pensée religieuse des premiers siècles chrétiens » (p. 335). En dépit du titre du livre, le propos évolue donc plutôt de l’homme technologique au credo ancien. C’est l’occasion pour Jonas de souligner l’un des traits essentiels de sa pensée : l’importance de la volonté humaine. A travers l’analyse approfondie du gnosticisme, des mythes, du mysticisme, de la métaphysique d’Origène (p. 389), de Plotin, de l’Épître aux Romains de Paul, Jonas se plaît à montrer comment les racines chrétiennes ont façonné, à leur manière, la volonté humaine du sujet et le sens des valeurs, « étant donné la bonne volonté humaine authentique » (p. 444). Mais attention : même s’il critique fondamentalement le dualisme qui émane du gnosticisme, Jonas se détourne ici dangereusement de l’immanence spinozienne pour s’approcher d’un spiritualisme aux limites de la transcendance, « quelque chose ayant une validité transcendantale » (p. 388).
82 Tous ceux qui s’intéressent à l’œuvre de Jonas, notamment dans le domaine de l’éthique, trouveront ici matière à un élargissement de leurs vues sur cet auteur et à la découverte de certains aspects méconnus de sa pensée.
83 Georges Chapouthier
Dan Arbib, La Lucidité de l’éthique. Études sur Levinas, Paris, Hermann, coll. « Le Bel Aujourd’hui », 2014, 254 p., 22 €.
84 Ce recueil de huit textes, dont deux inédits, répond à deux exigences qui commandent l’exposé et l’analyse de la pensée d’Emmanuel Levinas : apprécier dans quelle mesure il s’inscrit dans la tradition phénoménologique et par quelles voies il cherche à la dépasser. À cette première ligne d’enquête vient s’adjoindre – questionnement indispensable tant le débat sur les résonances juives et chrétiennes reste vif autour de ce philosophe – un examen rigoureux de « l’athéisme philosophique » qui parcourt l’œuvre, au moins depuis sa claire formulation dans Totalité et infini.
85 Les études sont regroupées en trois sections, la première étudiant la « genèse » de la phénoménologie du visage à travers une phénoménologie du son, et celle de la primauté de l’éthique à partir du « schéma émotionnel » élaboré durant la captivité de Levinas où s’est dessinée une voie très singulière entre christianisme et judaïsme, la « captivité » devenant le symbole d’une tension instante et durable : « Au fond, l’œuvre de Levinas aura consisté à substituer l’une à l’autre des deux passivités concurrentes (l’être-rivé à l’être, l’assignation au prochain), la seconde, plus profonde, délivrant de la première et ouvrant à la dimension du Bien » (p. 69).
86 La troisième section place Levinas dans plusieurs « dialogues » avec, au premier chef, Descartes (l’auteur en est un spécialiste reconnu), Spinoza (la position levinasienne à l’égard de L’Éthique et du Traité théologique et politique est parfaitement exposée), Derrida – stations obligées –, mais aussi Haïm de Volozine, ce qui permet de souligner avec plus de netteté l’opposition tranchée de cette pensée à l’égard de la mystique cosmologique.
87 La deuxième section, partie centrale, est consacrée à Totalité et infini, mais c’est le point de vue qui ouvre un panorama sur toute l’œuvre, et qui expose ce qu’en sont les moteurs premiers et les dynamiques essentielles. Le point de départ est une réponse aux multiples débats engendrés par la question de la rationalité, et l’auteur explique comment cette dernière « est requalifiée » (p. 93) en caution d’une séparation irrémédiable, nécessaire, impérative, de la « transcendance », qui est en même temps la condition de possibilité de l’éthique. Cette critique rationnelle de la tradition « rationaliste » entraîne une redistribution de l’opposition traditionnelle entre Jérusalem et Athènes à travers la promotion et le « risque » assumé d’un « athéisme philosophique » qui rejette à la fois l’onto-théologie – et la réduction de Dieu à un étant dont un concept serait possible – et tout mysticisme de la fusion : la médiation du visage d’autrui – donation paradoxale qui « ne donne rien » (p. 117). « Dieu est une dimension ouverte par la relation éthique » et ressortit à « l’autrement qu’être », de telle sorte qu’il devient impossible, l’auteur arbitrant excellemment les controverses sur ce point, de réduire la pensée levinassienne à un quelconque enracinement confessionnel.
88 L’auteur propose trois pistes principales d’exploration et d’ouverture : la délicate problématique de la discussion des conditions de possibilités hors le champ du cadre ontologique (p. 119), celle liée à « l’amphibologie du Dit et du Dire » (p. 122) – qui débouche sur une philosophie du langage et une reprise en compte de la perspective symbolique ; celle, enfin, de la justice, en un sens politique, où la fonction du « tiers » doit elle-même être fondée, peut-être sur une requalification du droit.
89 Ce recueil est un outil de travail précieux à un double titre : c’est d’abord le travail d’un professeur doté d’un remarquable don d’exposer clairement des argumentations difficiles – il s’adresse sans contexte à tous les étudiants désireux de comprendre la pensée de Levinas ; c’est aussi la lecture, parfois critique, d’un penseur soucieux d’ouvrir les textes qu’il analyse à plusieurs débats possibles – bref, une double prise en compte de ce que recèle d’avenir une pensée traversée de force vive.
90 Marc de Launay
Miklos Vetö, Gabriel Marcel. Les grands thèmes de sa philosophie, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2014, 206 p., 13 €.
91 La pensée de Gabriel Marcel, qui a subi une longue éclipse, recommence à attirer : après l’édition d’une partie de sa correspondance, la parution des actes d’un colloque et un important recueil d’études sur sa philosophie, le livre de Miklos Vetö se veut une introduction systématique aux thèmes majeurs de ce socratisme chrétien. Antérieurement et parallèlement à la phénoménologie, il a élaboré une philosophie concrète, opposant être et avoir, problème et mystère, dénonçant les erreurs et les travers de l’objectivation. Il propose un nouvel éclairage sur la fidélité, la trahison, le don, ainsi que des méditations sur la foi, sur l’immortalité, sur Dieu comme le Toi absolu. Onze chapitres prennent la mesure de cette pensée et abordent les différents concepts constitutifs de la pensée de Gabriel Marcel, par exemple « De l’objectivation à l’invérifiable », « De l’humilité à la participation », « Le mystère et la seconde réflexion », « Mon corps », « L’existence et l’être », « L’espérance et l’immortalité ». La philosophie, pour Gabriel Marcel, a une dimension morale-existentielle : « On ne peut philosopher authentiquement qu’avec tout soi-même » (cité p. 47). L’A. conclut en rappelant l’intérêt que porte Gabriel Marcel aux structures et aux formes intelligibles : « Il veut, certes, analyser et décrire nos dispositions, nos attitudes et nos actions, mais c’est toujours avec l’intention d’en dégager des structures, des formes intelligibles. Martin Heidegger a dit qu’il n’y a d’ontologie qu’en tant que phénoménologie. La pensée de Gabriel Marcel, cette ‘‘philosophie concrète’’ édifiée en souveraine indépendance du philosophe allemand, est, elle aussi, une ontologie authentique. Dans cette ontologie, les potentialités d’universalité et de sens de l’existence humaine sont discernées et déployées pour constituer un véritable réseau de structures et de formes conceptuelles » (p. 114).
92 Cet ouvrage systématique constitue une référence pour les chercheurs et les étudiants.
93 Patricia Verdeau
Guillaume Carron, La Désillusion créatrice : Merleau-Ponty et l’expérience du réel, Genève, MētisPresses, 2014, coll. « ChampContrechamp Essais », 169 p., 18 €.
94 Comment comprendre que le substantif « le réel », pourtant ancien, soit aussi obstrué dans l’histoire de la pensée alors que son concept accapare une place primordiale dans les domaines de la création et de la connaissance ? Par une bref détour dans et par l’histoire de la philosophie, G. Carron, spécialiste de la philosophie merleau-pontienne, repère l’émergence du signifiant « réel » comme tel, sans confusion avec les concepts voisins de réalité, d’être, d’essence, de substance, indépendamment de la transposition française du corpus hégélien qui entretient l’équivocité entre le support objectif de la pensée et cette pensée même. Comment alors saisir le « réel » en tant qu’union du logique et du réel, comme identité du réel et du rationnel ? C’est chez Merleau-Ponty que l’on trouve une résistance du réel au concept par une dimension originelle de l’expérience. Le phénoménologue introduit une rupture dans l’histoire de la pensée en montrant que la prise de conscience des limites de la rationalité dans la conceptualisation du réel atteste d’une crise de la philosophe traditionnelle. Cette cassure relance un renouvellement de la manière de penser lorsque la philosophie investit des modes non philosophiques avec lesquels elle communique, tels que l’art, la psychanalyse, la science ou la littérature. Par et dans ses modalités, la philosophie tente de renouer avec sa propre spécificité en devenant une « philosophie concrète » comme autre manière de philosopher, d’aborder l’épreuve du réel en se fondant sur une nouvelle dimension de la chair, de l’imaginaire et de l’idée de structure réversible. Le réel n’est donc ni la nature comme telle, un pur donné, ni une instance transcendantale posée dans un supposé au-delà intelligible, il se livre dans l’expérience dont la compréhension suppose une méthodologie structurale et une approche métaphorique de l’épreuve du réel comme « désillusion créatrice ». Désillusion puisque le réel échappe, dans sa teneur énigmatique, à la tentation d’une nouvelle ontologie ; créatrice en ce que de cette épreuve ressort la possibilité d’une éthique, pour un sujet actif, en raison de ses projets et de ses actes, et passif parce que toujours englué dans des situations singulières.
95 Ce petit ouvrage ouvre une nouvelle perspective de lecture de Merleau-Ponty dans l’horizon de la pensée contemporaine, et tisse des confrontations inédites entre des penseurs aussi différents que Marx, Rosset, Debord, Baudrillard, Derrida et Austin, en enrichissant la discussion philosophique actuelle, dont tout autant elle se nourrit.
96 Robert Tirvaudey
Fabrice Colonna, Merleau-Ponty et le renouvellement de la métaphysique, préface de Renaud Barbaras, Paris, Hermann, coll. « Philosophie », 2014, 460 p., 38 €.
97 Fabrice Colonna se propose ici d’accompagner Merleau-Ponty dans son travail de « renouvellement de la métaphysique ». Renouvellement n’est pas renouveau. Comme le notait Jean Wahl dans son cours de 1957 (« Un renouvellement de la métaphysique est-il possible ? »), contemporain des cours de Merleau-Ponty au Collège de France, le renouveau se proclame orgueilleusement quand le renouvellement, tout au contraire, « se murmure » et se cherche, dans le doute et l’interrogation. C’est là bien davantage qu’une clause de style. Comment croire encore à la métaphysique quand la science, mais aussi un certain héritage kantien, les critiques du positivisme logique ou enfin la déconstruction heideggérienne auront fait peser sur elle un si lourd soupçon ? « L’antimétaphysique » est installée dans notre paysage mental, et il faut faire avec. Or, loin de tourner le dos au soupçon, Fabrice Colonna l’approfondit et d’une certaine manière lui donne raison, montrant avec Gottfried Martin que « le doute quant à la possibilité de la métaphysique est aussi ancien que la métaphysique elle-même » (p. 36).
98 Cette « dialectique aporétique de la métaphysique » (p. 45) prend chez Merleau-Ponty un tour particulièrement aigu ; l’auteur va même jusqu’à conclure à un « échec » de l’entreprise merleau-pontienne, sous son versant métaphysique. De quoi s’agit-il ? D’une décision philosophique inaugurale qui en réalité n’est pas simple, mais double ; d’une tension, du coup, qui anime l’ensemble de la démarche, au risque de l’éclatement. Merleau-Ponty s’en remet comme on sait à l’expérience concrète et « muette encore », source vive et constamment revendiquée de sa pensée. En ceci il prend résolument le parti d’une « finitude militante », à l’écart de toute spéculation tentée par le point de vue de Dieu. Il va très loin dans cette direction, porté en particulier par la rigueur descriptive et la puissance de renouvellement ontologique de la Gestaltpsychologie. Fabrice Colonna, et c’est l’un des apports les plus décisifs de son ouvrage, marque sur ce point l’importance de la dette de Merleau-Ponty à l’égard de l’École de Berlin, enrôlant la pensée du « phénoménologue français », comme on dit un peu vite, bien davantage du côté d’une « métaphysique expérimentale », voire d’une « phénoménologie expérimentale », que du strict côté husserlien. C’est ainsi toute l’ontologie formelle du « quelque chose en général », de l’essence ou du possible, qui trouve ici à se renouveler, sur un mode clairement désobjectivé et délogicisé. La métaphysique est ainsi reconduite sur le sol d’une praxis corporelle appelée à mesurer, en le désintellectualisant, notre pouvoir de connaissance. A ceci près que Merleau-Ponty n’en reste pas là. Au-delà de cette sobriété transcendantale, la métaphysique représente également chez lui, et concurremment, la décision plus robuste d’accueillir tout ce qui dans le phénomène déborde et transcende le phénomène. Le dessaisissement, la passivité, la facticité nous acheminent alors vers une pensée de l’être comme Nature, et plus précisément comme Espace-Temps, Simultanéité, Éternité existentielle. Ce n’est plus ici la théorie husserlienne de l’objet et sa « gestaltisation » qui stimulent le renouvellement de la métaphysique ; ce sont plutôt les « ontologies innovantes », comme celles de Bergson, Heidegger ou Fink, qui auront voulu repenser l’Être comme Temps, Durée ou Monde. Comme le montre l’auteur, l’intense et constante méditation sur l’art aura constitué le lieu de ce « pari » métaphysique, consistant à outrepasser les limites de notre finitude pour s’affronter à « l’étoffe même de la réalité » (Bergson).
99 Il y aurait donc non pas une mais deux métaphysiques chez Merleau-Ponty : l’une, sage, explorant l’assise transcendantale du sentir humain et renouvelant l’ontologie classique de l’objet ; l’autre, plus téméraire et représentant d’une certaine manière l’éternelle hybris de cette pensée, viscéralement tentée de se faire le révélateur des « nervures de l’Être » et de la puissance d’autoengendrement de la Physis. Si échec il y a, celui-ci ne se mesure alors qu’à l’aune des propres critères de Merleau-Ponty, ceux de la finitude et de la sobre description phénoménale. Et Fabrice Colonna de conclure : « L’échec de Merleau-Ponty tient peut-être à ce qu’il a recherché l’impossible : une métaphysique – réaffirmée et défendue – mais d’un point de vue finitiste et phénoménologique » (pp. 451-452).
100 On notera la fraîcheur et la liberté du propos, à l’égard d’une pensée résolument requalifiée, aussi bien dans sa méthode (une métaphysique expérimentale, en lieu et place d’une trompeuse et trop simple « phénoménologie ») que dans sa structure générale. Fabrice Colonna s’attaque ni plus ni moins qu’au dernier mot de cette pensée. Et il laisse entendre que celui-ci est sans doute plus complexe et beaucoup moins sage qu’il n’y paraît. Les merleau-pontiens auront désormais à faire avec ce recul stimulant, et ce nouveau paysage qui s’offre à eux.
101 Étienne Bimbenet
Dominique Pradelle, Généalogie de la raison. Essai sur l’historicité du sujet transcendantal de Kant à Heidegger, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 2013, 458 p., 39 €.
102 Le nouvel ouvrage de Dominique Pradelle prend pour point de départ ce que Par-delà la révolution copernicienne (Puf, 2012, analyse dans la Revue, 2013-2, p. 284) avait établi un an plus tôt : c’est l’essence de l’objet qui prescrit les structures régulatrices qui définissent l’eidos du sujet transcendantal, et non l’inverse. L’analyse de la corrélation intentionnelle conduit à développer « un principe phénoménologique à polarité inversée, selon lequel tout objet détermine en retour une structure intentionnelle du sujet transcendantal » (p. 398).
103 Or, reconnaître que « l’ordre logique des strates eidétiques de l’objet fournit le paradigme structural sur lequel se règle l’ordre génétique d’apparition des diverses facultés subjectives » (p. 86), réduire, en somme, le sujet transcendantal à n’être plus que l’ensemble des structures anonymes de l’apparaître, n’aboutit pas à nier l’existence du sujet comme foyer de toute accessibilité, mais conduit à abandonner toute idée d’un sujet constituant, pour mettre au jour « une autre dimension, a-subjective, rendant compte des ruptures et mutations qui strient le devenir » (p. 36).
104 Il devient alors possible d’entreprendre une généalogie de la raison à même d’éclairer la succession des « a priori en puissance » qui déterminent les époques de la rationalité et de dégager une logique de cette historicité profonde (p. 232). L’existence d’une telle « logique de l’historicité noétique » (p. 241), plus vieille que la conscience, montre que cette dernière n’est jamais quelque chose d’absolu, mais qu’elle est « toujours relative à une situation théorique donnée » et que ses possibilités essentielles « ne sont pas dessinées par l’architecture de ses facultés transcendantales, mais par les exigences internes des champs d’objets et d’opérations qui sont ses propres produits. L’anti-kantisme de Husserl trouve donc là son prolongement le plus radical : la conscience n’a pas de structure anthropologique invariante, mais est le produit de ses produits » (p. 188).
105 Cette généalogie de la raison conduit à une historicisation de la notion nietzschéenne de perspectivisme et fait apparaître des points de rencontre inattendus entre la pensée de Husserl et celle de Nietzsche, étant donné que « tout concept est susceptible d’une dérivation généalogique à partir des types de vie interprétative » (p. 98). Surtout, l’analyse des coupures épistémologiques qui définissent à chaque fois différents styles de rationalité établit que l’ultime renversement de la révolution copernicienne a lieu en réalité chez le dernier Heidegger, en tant que celui-ci nous arrache définitivement au sujet pour nous reconduire à l’histoire. Réceptivité, entendement, raison sont des modalités historiales dont l’homme n’est pas le maître : il n’y a plus de raison, mais des époques de rationalité correspondant à des époques de l’Être (p. 418). Après la « radicalisation du geste anti-copernicien de Husserl » chez le second Heidegger, il ne reste plus rien d’un sujet préconstitué, porteur de facultés invariantes : « Si Husserl substituait à la révolution copernicienne de Kant le principe selon lequel toute catégorie d’objets prescrit au sujet transcendantal une structure constitutive, Heidegger lui substitue, à son tour, le principe selon lequel l’historicité de l’être prescrit au Wesen de l’homme une certaine entente du sens de l’être et de l’étant en totalité » (p. 393).
106 Outre ces thèses, le lecteur découvrira avec profit un grand nombre d’études extrêmement stimulantes sur la formation de la notion d’a priori historique chez Cavaillès, Kuhn, Bachelard, Hélène Metzger, mais aussi Foucault, et il se persuadera peut-être que l’un des grands mérites de la réflexion heideggérienne sur le changement historique est d’éviter l’usage par trop diffus que Kuhn fait du concept de paradigme (p. 364). Il y trouvera surtout une invitation à repenser le transcendantal à partir de son historicité et à concevoir cette historicisation à partir de la question de la délimitation des frontières entre facultés (p. 180).
107 Patrick Cerutti
Jean-François Courtine, Archéo-Logique. Husserl, Heidegger, Patočka, Paris, Puf, coll. « Épiméthée », 2013, 256 p., 29 €.
108 Malgré leur apparente dispersion thématique, les neuf études rassemblées dans ce volume cherchent à approcher un unique foyer, identifié au seuil de l’ouvrage sous le titre de la « phénoménologie herméneutique » (p. 10). Encore faut-il préciser que cette dernière n’y est pas conçue comme celle des variantes possibles de l’enquête phénoménologique qu’il s’agirait de privilégier, mais comme la phénoménologie elle-même en son acception la plus radicale dans la mesure où elle tient ensemble, d’une part, la description de la modalité originairement interprétative du rapport de l’homme à sa propre existence, au monde, et à la phénoménalité en général, et, d’autre part, le programme d’une « destruction de la logique » au sens de la mise en évidence d’un régime primordial du logos susceptible de rendre compte le plus fidèlement de la donation phénoménale. C’est la raison pour laquelle cette phénoménologie herméneutique peut recevoir le nom d’archéo-logique. Si les analyses proposées dans l’ouvrage se déploient entre la discussion qui opposa Husserl et Natorp quant à la détermination du donné et du statut de la subjectivité (chap. I) et les hésitations ultimes de la phénoménologie asubjective de Patočka (chap. IX), c’est bien toutefois dans le sillage de la pensée de Heidegger qu’elles s’inscrivent, tout en contribuant à en démontrer la cohérence au-delà de tous les revirements, les inachèvements et les tournants, depuis le projet d’une herméneutique de la facticité jusqu’aux commentaires de Hölderlin s’acheminant vers la parole.
109 Au cœur de l’ouvrage, trois thématiques majeures sont nouées. En premier lieu, principalement dans les chapitres II et III, le dégagement de l’interpréter comme dimension fondamentale de l’existence et, corrélativement, de la « significativité » de toute donation phénoménale. Avec cette détermination foncièrement langagière de toute expérience (p. 51), c’est la thématique du logos et de son irréductibilité au « logique » qui vient alors au premier plan et qui commande une confrontation renouvelée avec son entente par Platon (chap. IV) et par Héraclite (chap. VI). Enfin, la pénétrante analyse de l’« échec » de Sein und Zeit (chap. V) fait émerger les thématiques déterminantes de la temporalité et de l’historicité, cette dernière rayonnant aussi bien du côté des analyses antérieures liées à la facticité – puisque cette dernière est « le prénom de l’historicité » (p. 163) – que de celui des développements plus tardifs de Heidegger relatifs à la liaison de l’historique et du théologique (chap. VII), à la pointe desquels la méditation quelque peu nébuleuse du « dernier dieu » ouvre à la possibilité d’« une a-théologie post-métaphysique » (chap. VIII).
110 Au fil de ces développements, l’idée et la teneur de l’archéo-logique se trouvent progressivement déterminées. Initialement conçue comme « logique productive » de la vie facticielle, antérieure à et indépendante de la logique apophantique et catégoriale (p. 51), vouée à l’articulation de l’« en tant que » herméneutique (pp. 58 sq., 102-103), l’achéo-logique devient, prise en sa plus grande extension, « archéologie du monde » décrivant rien de moins que les conditions et les modalités de l’ouverture du monde. Or comme ces dernières sont essentiellement liées à la parole (die Rede), elle doit également être comprise comme le déploiement des modalités pré-logiques de la parole, en particulier la parataxe, la tautologie et la polyonymie (pp. 143, 145, 152). Dans cette mesure, enfin, elle s’acquitte simultanément de la tâche d’une « “généalogie” du logos » (p. 87) au sens d’une archéologie du logique comme tel (p. 147). Le titre d’« archéo-logique » est donc structurellement ambigu : il renvoie à la fois à une logique du principe de toute donation phénoménale et à une enquête sur ce qui est au principe de la logique. C’est par là qu’il peut fournir un fil conducteur traversant la pensée de Heidegger et, au-delà, du mouvement phénoménologique lui-même.
111 Julien Farges
Dragoş Duicu, Phénoménologie du mouvement. Patočka et l’héritage de la physique aristotélicienne, postface de Renaud Barbaras, Paris, Hermann, coll. « Philosophie », 2014, 570 p., 35 €.
112 Ce n’est pas le moindre mérite du très important ouvrage de Dragoş Duicu que de replacer Jan Patočka parmi les grands commentateurs d’Aristote et de montrer que son interprétation du mouvement comme vie originelle qui crée elle-même sa propre unité et celle de la chose en mouvement plutôt qu’elle ne la reçoit de son substrat est appelée à devenir classique. Il y a « connivence » de sa lecture avec celle de Pierre Aubenque (p. 33n), et similarité de leur conclusion : le mouvement est d’abord donné (chap. I), tandis que ses termes, matière, forme et privation (chap. II), ainsi que l’acte et la puissance (chap. III), apparaissent comme ses extases (ou les sédiments qu’il dépose – la privation, comme son propre passé, la matière, comme son présent, et la forme, comme son point d’arrivée ; p. 320), et la possibilité qui nous est donnée, à partir de là, de rapprocher la Physique de l’œuvre de Maine de Biran. Cela suffit pour en montrer la fécondité et la force.
113 Cette analyse du mouvement du monde en tant qu’il porte déjà en lui la phénoménalisation nous aide aussi à penser notre propre mouvement dans et vers les choses qui nous interpellent (p. 352) et, plus globalement, les différents mouvements de l’existence (chap. VI). Le sujet étant de part en part mouvement et le moi et le corps n’étant que des sédiments de ce mouvement propre, Husserl aurait dû étudier le mouvement qu’est le corps-sujet dans son ensemble (chap. V), plutôt que ses mouvements isolés, ses kinesthèses, conçues comme ses attributs possibles (p. 413). La physique, qui est la vraie philosophie phénoménologique, est nécessaire pour penser ensemble le mouvement que nous sommes et le mouvement de la physis, le phénoménal et l’ontologique (p. 532), puisque le mouvement que nous sommes est une partie du mouvement du monde qui le porte, le précède et l’excède (p. 426n). C’est à cette vie immortelle qu’est le mouvement du monde que doit se référer l’intentionnalité (p. 452), car ce n’est ni le sujet, ni la nature objectivée, mais l’apparaître (la physis au vrai sens du terme) qui est l’éternel (p. 201). Le problème de la manifestation est plus profond et plus originaire que le problème de l’être (p. 65).
114 C’est donc parce que, dans notre mouvement qui dépose ses sédiments, nous sommes libres par rapport à l’étant que l’épochè devient possible (p. 464). Pour que le mouvement du monde apparaisse comme premier par rapport à ses sédiments (aux étants), il faut que nous puissions « mourir pour l’étant », autrement dit montrer que notre propre mouvement vaut davantage que ses sédimentations, que le mouvement subjectif importe plus que le mouvement concret. Le sacrifice, le mouvement qui consiste à s’installer dans sa mortalité, est la manière qu’a le mouvement que nous sommes de se montrer premier par rapport à ses sédimentations et d’apparaître non seulement comme une vie, mais comme une dynamique libre (p. 467, p. 444).
115 On peut voir alors dans le forçat des Palmiers sauvages qui, en nageant à contre-courant, fait face à l’avenir, l’image de l’intrépidité et du dévouement impliqués dans le troisième mouvement de l’existence, celui qui nous ouvre à la totalité du monde : en affrontant les vagues, il acquiert le sens global de la rivière et un nouvel éclairage des différentes extases temporelles. La tentation est grande à ce moment-là d’affirmer que le mouvement du nageur ne fait que dévoiler le mouvement plus général de la nature et d’entreprendre de penser le temps de manière radicalement asubjective (chap. IV), en affirmant par exemple que « notre temporalité ne crée pas le temps, mais qu’elle est seulement une lecture différemment faite du temps déposé par le mouvement de la manifestation » (p. 210). On se heurte alors à l’objection que formule Renaud Barbaras dans sa postface : l’idée d’une précession de la temporalisation au sein du monde n’introduit-elle pas une scission au sein du temps ? Ne faut-il pas plutôt maintenir la vérité phénoménologique selon laquelle le temps advient au monde en raison de notre rapport à lui et ne se précède dans le monde que sous la forme, certes difficile à se représenter, d’un devenir non encore temporel (p. 541) ?
116 Patrick Cerutti
Jocelyn Benoist et Michel Espagne (dir.), L’Itinéraire de Tran Duc Thao. Phénoménologie et transferts culturels, Paris, Armand Colin, coll. « Recherches », 2013, 502 p., 30 €.
117 Philosophe d’origine vietnamienne, formé au sein des institutions scolaires parisiennes les plus prestigieuses, Tran Duc Thao (1917-1993) fut, dans l’après-guerre, une figure marquante de l’espace intellectuel français. Ce normalien, agrégé de philosophie, en dialogue dans les années 1940 avec Jean Cavaillès, Maurice Merleau-Ponty, Jean-Paul Sartre ou encore Alexandre Kojève, s’imposa comme le principal « introducteur » de la pensée de Husserl dans le champ philosophique français, avant de retourner, en 1952, au Vietnam pour participer à la lutte d’indépendance et à la construction du nouvel État socialiste. Tran Duc Thao disparut ainsi de la scène intellectuelle française. Son nom même fut dès lors très largement oublié et son itinéraire devint une sorte d’énigme.
118 C’est dire l’apport de cet ouvrage collectif, issu d’un colloque, organisé par Jocelyn Benoist et Michel Espagne en juin 2012, dont le parti pris était de croiser, autour de la figure de Tran Duc Thao, les regards de spécialistes de Husserl et de la philosophie du xxesiècle avec ceux d’historiens et de sociologues du Vietnam. Malgré les difficultés d’une telle recherche, dues notamment au manque de sources, l’itinéraire intellectuel et politique de Tran Duc Thao est ici reconstitué, sous la forme d’une suite d’exils, dans des chapitres passionnants.
119 Exil dans la métropole, d’abord, d’un jeune colonisé, qui compte parmi les premiers vietnamiens à accéder aux institutions d’excellence universitaires françaises et qui, après la Seconde Guerre mondiale et l’échec, en 1945, des négociations sur l’indépendance de l’Indochine, se radicalisera, s’engageant alors aux côtés du mouvement communiste et du gouvernement de Ho Chi Minh (voir la contribution de Daniel Hémery).
120 Exil ensuite dans son pays d’origine où, en raison de sa formation intellectuelle occidentale, il sera très vite perçu comme « contaminé » par l’étranger et considéré comme politiquement suspect. Tran Duc Thao fait ainsi l’objet de répressions violentes, notamment en 1956, où, pris dans une affaire de dissidence, il sera contraint à l’autocritique et condamné à se rééduquer dans une ferme agricole. Tran Duc Thao n’aura plus dès lors d’existence sociale. Même après son retour de relégation en 1961, il mènera une vie très difficile, au point de devenir une sorte de « semi-clochard », développant peu à peu un complexe de persécution. Durant ces années de dénuement, il poursuivra néanmoins une activité intellectuelle. Il parvient même à publier certains de ses écrits en français dans la presse culturelle communiste (La Pensée et La Nouvelle critique) et aux Éditions sociales, où paraît, en 1974, son ouvrage Recherches sur l’origine du langage et de la conscience (voir, sur cette période, la contribution de Philippe Papin, ainsi que celles de Thrinh Van Thao et Hoai Huong Aubert-Nguyen).
121 Exil, enfin, après sa venue en 1991 à Paris, où, après son « retour en grâce », il est envoyé par le gouvernement vietnamien en mission officielle et où il restera finalement jusqu’à sa mort, mais sans pouvoir renouer avec la vie intellectuelle française : il apparaissait alors comme une sorte de « dinosaure échappé d’un livre d’histoire », selon l’expression de Thierry Marchaisse dans son bel hommage publié en 2000 et reproduit dans ce livre (pp. 254-259).
122 Ce sont donc les différents moments de cet itinéraire qui sont retracés dans ce livre, dont la lecture est enrichie par une bio-bibliographie (pp. 248-253) et par la réédition de sa première œuvre, parue en 1951, Phénoménologie et matérialisme dialectique : cet ouvrage, qui fut largement discuté, dès sa sortie, par Paul Ricœur, Jacques Derrida, Jean-François Lyotard et qui longtemps servit, en France, d’introduction à la pensée de Husserl, présente déjà le projet philosophique sur lequel Tran Duc Thao reviendra toute sa vie : élaborer une philosophie marxiste de l’esprit, saisir la genèse réelle de la conscience.
123 Les différents éclairages proposés dans cet ouvrage collectif permettent ainsi de situer la place de Tran Duc Thao au sein des débats philosophiques français de la seconde moitié du xxesiècle, que ce soit sur la phénoménologie (contributions de Jean-François Courtine, Jocelyn Benoist, Daniel Giovannangeli, Raoul Moati et Masoud Pouramadali Tochahi), le marxisme (contributions d’Alexandre Feron et Michel Espagne) ou encore sur l’anticolonialisme (voir les contributions de Jérôme Mélançon et Perrine Simon-Nahum).
124 Bien des zones d’ombre subsistent néanmoins dans l’itinéraire de Tran Duc Thao, ne serait-ce que sur son adhésion aux partis communistes français et vietnamien, son rôle, au début des années 1950, lors de la révolution agraire vietnamienne, ou encore sur les raisons de son retour en France en 1991. De même, restent encore mal connues les conditions dans lesquelles ses écrits philosophiques (et notamment son autre ouvrage majeur, Recherches sur l’origine du langage et de la conscience) ont pu être publiés par le Parti communiste français dans les années 1960-1970, alors qu’il était marginalisé au Vietnam : comment ces publications et leurs réceptions participent-elles des débats philosophiques marxistes de l’époque, dominés, en France, par l’antihumanisme théorique de Louis Althusser ?
125 D’autres recherches, on l’espère, suivront et permettront de combler ces zones d’ombre, en s’appuyant notamment sur les archives du Parti communiste français et surtout sur le fonds d’archives et de documents personnels qui fut constitué après la mort de Tran Duc Thao par ses amis et qui est longtemps resté confidentiel. L’ouvrage montre en effet combien ce parcours, par les tensions qu’il cristallise de façon tragique, constitue une entrée privilégiée pour penser une histoire transnationale de la philosophie, attentive aux circulations entre Orient et Occident et intégrant les problématiques de la domination (coloniale) et de l’engagement.
126 Isabelle Gouarné
Brenno Bernardi, Jean-Paul Sartre e la Svizzera : Rapporti di Jean-Paul Sartre con la Svizzera – Jean-Paul Sartre. Le vie della filosofia, Milan - Lugano, Casagrande-Fidia-Sapiens, coll. « Dibattiti e documenti », 2014, 368 p., 24 €.
127 Professeur de philosophie au Lycée de Bellinzone et membre du comité de la Société philosophique de la Suisse italienne, qu’il a contribué à fonder, B. Bernardi présente et commente la tournée de conférences de Sartre sur l’existentialisme, alors très peu connu en pays helvétique. L’ouvrage comprend trois moments essentiels : dans « Rapports de Jean-Paul Sartre avec la Suisse », plusieurs rubriques ont trait à la visite de Sartre dans différentes villes : Zurich, en 1946, à propos des Mouches ; Genève, sur l’existentialisme ; une intervention radiophonique en Suisse romande de 1955 ; puis la conférence de 1959 : « Pourquoi des philosophes ? », qui est une réponse à J.-F. Revel, auteur d’un ouvrage éponyme en 1957. Certes, soutient Sartre, la philosophie est « improductive » en se perdant dans certaines tâches épistémologiques, mais elle permet à l’homme de se fondre dans un groupe. Cette « adaptation » tranche avec le caractère « désadapté » de « l’homme du sérieux » pour qui l’essentiel n’est pas « qu’est-ce que l’homme ? » mais « qu’est-ce que l’être ? ». Aussi la philosophie est-elle avant tout une anthropologie. Suit une série de documents relative à la constitution du Tribunal international des crimes de guerre au Vietnam, dont une intervention de Sartre interrogé par C. Torracinta diffusée en 1967, un dossier sur la position de Sartre et de S. de Beauvoir sur l’expulsion de Freddi-Nils Andersson (1967) pour avoir édité La Gangrène, un ensemble de cinq témoignages de détenus algériens sur la torture en Algérie, et La Question d’H. Alleg, préfacé par Sartre (Une Victoire), alors mis à l’index en France. On peut consulter les documents de l’époque : l’affiche de présentation des Mouches (1944) qui a suscitée de vives controverses, des recensions journalistiques, des photographies de Sartre et de S. de Beauvoir et des extraits de chroniques locales.
128 Laissons de côté la présentation bio-bibliographique de Sartre pour nous consacrer à ce qui pose encore problème dans le projet philosophique de l’auteur. En effet, le troisième volet – « Jean-Paul Sartre et la vie de la philosophie » – trouve son importance au niveau de la réception de la « nouvelle philosophie » dans le cadre de l’année sartrienne de 2005, commémorant le centenaire de la naissance du penseur. La Société philosophique de la Suisse italienne se propose d’exposer clairement la nouveauté de ce mode de penser et de rectifier l’intelligence de l’existentialisme pour un public élargi. Cette philosophie se veut être une ontologie phénoménologique fondée sur une authentique métaphysique menant une démarche questionnante et non un corps doctrinaire de principes, puisqu’elle se présente comme un mouvement de pensée sur l’histoire ancrée elle-même dans une situation historique. Sa méthode est de conduire une critique de la raison pour livrer la philosophie comme manière de vivre, comme action et non plus sous la forme de construction de concepts. Dans « Sartre : Dieu, foi, morale », G. Invitto réfléchit sur l’athéisme sartrien, qui n’est pas expulsion définitive de Dieu ; il en mesure alors la portée pour une « éthique laïque » à venir et sonde le renouvellement de la fondation de valeurs dans l’absolu et dans la situation contingente de la liberté. Sartre déplacerait l’explication marxiste de la foi en Dieu comme aliénation historique en termes de « désir structurel d’être Dieu ». L’homme déciderait lui-même du sens de l’être. La communication de P. Verstraeten sur « la liberté paradoxale de Sartre » relève, par un jeu d’oppositions avec le stoïcisme, Leibniz, Kant et Hegel, « le jaillissement disruptif de la liberté » dans L’Être et le Néant en procédant à une généalogie du concept de liberté. Paradoxe ou aporie d’une liberté « entre la conscience, le néant ou la liberté et l’être ou l’en-soi, l’opacité du monde, lutte qui induisait l’inauthenticité des solutions adoptées par la conscience » (p. 320). Pour le dire plus clairement, dès l’instant où la liberté est manifestée dans les institutions, elle se tourne en une aliénation. Le texte italien de G. Farina explore les rapports complexes que Sartre entretient avec le « théâtre de situations », expérimenté comme dispositif par lequel l’existence se révèle, pour lequel l’acteur est l’incarnation de l’homme, dans lequel le sujet doit s’inventer et créer l’homme. Se trouve soulevée la question du désintérêt de Sartre pour le théâtre depuis 1960 au terme d’un renouvellement de l’idée d’engagement, d’une appréciation du travail philosophique quant à l’entrelacs entre liberté, situation, histoire et destin.
129 On a donc affaire à un ouvrage remarquable, autant par l’étendue des documents consultés que par l’efficacité avec laquelle ils sont interprétés dans le contexte de l’époque, ce qui rendra incontestablement un précieux service pour les études sartriennes.
130 Robert Tirvaudey
Alfred Betschart, Manuela Hackel, Marie Minot, Vincent von Wroblewsky (dir.), Eine permanente Provokation / Une provocation permanente / A Permanent Provocation, Francfort/Main, Peter Lang, coll. « Jahrbücher der Sartre-Gesellschaft », 2014, 324 p., 65 €.
131 La Société Sartre berlinoise a célébré son vingtième anniversaire en 2013 en invitant des chercheurs spécialisés à présenter leurs derniers travaux sur Sartre. Le noyau est constitué par l’analyse assurée par V. von Wroblewsky de la conférence donnée par Sartre en 1954 à Berlin-Est lors d’une session extraordinaire du Conseil mondial de la Paix : « La bombe à hydrogène. Une arme contre l’histoire » (in Défense de la paix, n° 38, juillet 1954, pp. 18-22). Sartre est ici compris à l’aune de la provocation dans son sens étymologique de « défi », ou, dans son propre langage, d’« Appel à la liberté » de soi, de l’autre, des autres, de ses contemporains, mais aussi de la génération à venir.
132 Arrêtons-nous aux articles qui abordent des champs d’analyse inédits ou trop peu connus, notamment celui de G. Hanus sur le dialogue entre B. Lévy et Sartre sur le concept de révolution. B. Liebsch propose « La passion de la liberté comme don » dans le projet sartrien d’une philosophie morale sur la base des Cahiers pour une morale. En référence à Levinas, il montre comment Sartre assigne une passivité à l’évidence sous la forme d’une « inspiration morale » donnée à notre liberté. Cette lecture voisine avec celle de D. Wildenburg sur « Le “don” chez Jean-Paul Sartre. Soumission, reconnaissance et solidarité » s’attachant à épingler le « don » comme mot-clé permettant à Sartre de réorienter son approche de la conscience de soi et de l’intersubjectivité, et de souligner les ambiguïtés de ce concept par un frottement entre ce qui fut accompli et le succès attendu. A. Betschart (« Sartre et Beauvoir. Une éthique du xxiesiècle ») aborde les éthiques du couple existentialiste sur le mode d’une « méta-éthique » anthropologique, d’une réflexion sur la morale et ses conditions et en indique les repères moraux tels que l’authenticité, la liberté, l’engagement, l’unité des fins et de leurs significations. V. von Wroblewsky examine le contexte historico-politique de la conférence donnée par Sartre fin mai 1954 à Berlin-Est et relève la rencontre confidentielle entre les écrivains de l’Est et de l’Ouest d’avril 1954 à Knokke-Le-Zoute, en particulier avec Brecht. T. Schönwälder-Kuntze, dans « “Comprendre signifie se modifier au-delà de soi-même”. Sartre critique de l’ethos », note que le projet théorique est fortement motivé, trouvant son ressort dans la quête de la vérité ontologico-morale, ce qui autorise un lien, un pont avec le post-modernisme critique et un fond pour une éthique post-moderniste systématique. T. Wachtendorf interroge quant à lui « la relation de la reconnaissance et de la motivation éthique » en posant une question claire : Qu’est-ce qui motive quelqu’un à suivre les règles morales ? La conduite morale est-elle dictée par des raisons internes ou externes ? Les seules raisons internes suffisent pour reconnaître une personne comme être humain.
133 Autre question nodale : quelle est l’influence de Spinoza sur le travail de Sartre ? Pour le savoir, il faut, à la manière de M.-A. Charbonneau, d’abord consulter les annotations que Sartre rédigea en marge de l’Éthique et ensuite constater qu’il note particulièrement tout ce qui concerne la conscience, la liberté et l’athéisme tels qu’on les retrouvera dans L’Être et le Néant. Suivent deux contributions que l’on pourrait lire en parallèle, celle de M. Hackel (« L’autre en lui-même. La dépendance de Sartre à Kierkegaard »), qui suit les premières analyses sartriennes de la négativité de l’homme dans leur dépendance à celles du poète du religieux (toutefois, sur la question de l’autre, Sartre se différencie de Kierkegaard d’une manière bien marquée) et celle d’A. Dandyk (« Ambiguïté et complémentarité de Kierkegaard et de Sartre ») : si L’Être et le Néant compare la notion de pour-soi à la réalité ambiguë de Kierkegaard, il en ressort que l’auteur du Concept de l’angoisse a une place prépondérante dans l’histoire de la philosophie.
134 A. van den Hoven, dans « La nouvelle de Sartre Le Mur, sa pièce de théâtre Morts sans sépulture et le principe moral de Kant : ‘Il est un devoir de dire la vérité d’un point de vue philosophique, littéraire et politique », pense que ces deux écrits sont une mise en cause de la thèse kantienne selon laquelle l’on doit toujours dire la vérité quelles que soient les circonstances. En effet, dans le premier, Pablo tente de tromper ses ennemis et il en résulte la mort de son chef, alors que, dans le second, les maquisards mentent à leurs geôliers pour le salut de leurs camarades qui seront toutefois exécutés, mais ils trouvent une solidarité entre eux et sauvent de nombreuses vies. N. Parant (« Sartre et le langage du corps ») demande « Quel est l’impact du langage chez Sartre, dans le cas du corps-pour-soi comme du corps-pour-autrui ? », mettant en évidence l’idée d’une formulation du corps, essai qui peut trouver un prolongement dans celui de C. Daigle abordant les vues sartrienne et beauvoirienne à propos du corps sexué sur fond de l’intentionnalité, de la liberté et du rapport transcendance/immanence, ce que l’exégète fait en évaluant leurs différentes perspectives eu égard à l’incarnation telle qu’elle est décrite dans l’intersubjectivité éthique.
135 La contribution de M. Minot, pour le moins originale, ne serait-ce que par l’intitulé (« “Je serais comme un baromètre à capucin”. Cup-up aporétique sur l’inconciliabilité entre amour et stoïcisme »), rejoint celle, tout aussi énigmatique de G. Dassonneville : « Cartes postales (# Paris # Houston-Miami # Liège). De la synthèse appropriative de la ville à la découverte des irréalisables », qui demande comment les différentes facettes de la ville peuvent apparaître selon le véhicule que nous utilisons pour l’explorer. Il soutient que la première personne narrative concerne l’expérience de la production d’une synthèse de l’appropriation de la ville, que nous utilisons ensuite à propos de la question de la mémoire et du projet à travers une méditation sur des cartes postales comme irréalisables.
136 P. Petit (« Engagements de Sartre. Controverses sur Sartre »), dans une écriture plus limpide, relève la complexité des engagements sartriens qui jaillissent de trois passions constitutives de sa philosophie : Réalité, Histoire, Autrui. En en faisant l’inventaire, il s’interroge sur ce qu’on peut retenir aujourd’hui de la liberté réinventée par Sartre. Quelle leçon pouvons-nous en tirer ? Telle est la question reprise par V. von Wroblewsky dans « Engagement de Sartre. Qu’en reste-t-il ? ». Sur fond commémoratif du centième anniversaire de Camus en 2013 et de la querelle entre l’écrivain et Sartre, il s’interroge sur ce qui perdure de l’engagement sartrien et sur le sens de son héritage conceptuel et pratique, particulièrement à propos de sa conception de la liberté.
137 Ces articles forment une telle unité que l’on pourrait croire que les auteurs se sont rencontrés pour présenter cet ouvrage. Tout à la fois précis et ouvert, ce dossier propose un matériau pour comprendre la portée de la provocation selon Sartre.
138 Robert Tirvaudey
Jean-Hugues Barthélémy, Simondon, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Figures du savoir », 2014, 267 p., 19 €.
139 Considéré durant sa vie surtout comme un penseur de la technique, Simondon se révèle de plus en plus comme l’un des philosophes majeurs du xxesiècle. La (re)découverte de ce philosophe éminent résulte notamment du travail d’un petit groupe de disciples posthumes, parmi lesquels l’auteur du présent ouvrage. Ce livre exemplaire est une excellente introduction à l’œuvre et à la pensée de Simondon, qui, au-delà de sa réflexion sur la technique, a abouti à une conception générale de la genèse du monde et fondé un encyclopédisme génétique. Il fait suite à un livre que Jean-Hugues Barthélémy avait consacré à l’ouvrage principal de Simondon, sa thèse de doctorat d’État (Simondon ou l’encyclopédisme génétique, puf, 2008) et en complète l’argumentation.
140 L’axe central de la philosophie de Simondon, c’est l’individuation, mais une individuation qui, à la manière des individus biologiques, ne peut être dissociée du milieu qui l’accompagne. Refuser de dissocier l’individu de son milieu « peut paraître […] trivial lorsqu’on pense à l’individu vivant […] mais cela l’est beaucoup moins lorsqu’on pense à l’individu physique ou même à l’individu technique – la machine » (p. 35). Entre les individus intervient alors une propagation structurante, que Simondon nomme « transduction », qui peut se manifester, par exemple, dans la cristallisation minérale, mais qui a une portée beaucoup plus vaste et touche même au domaine mental : « la connaissance elle-même est individuation » (p. 112). Le primat de la relation offre une fluidité à l’être, qui ne peut se cantonner dans une essence fixe, mais s’exprime dans ses relations structurantes au milieu qui le contient. « Ce qui est premier, c’est la relation » (p. 48), proposition qui démarque clairement Simondon de l’hylémorphisme traditionnel d’une bonne part de la philosophie occidentale depuis Aristote. La pensée de Simondon est « la concurrente et la remplaçante contemporaine [du] mode de pensée qui est nommé schème hylémorphique » et qui a « dominé la pensée occidentale d’Aristote à Kant » (p. 104). Pour Simondon, il n’y a pas de matière ou de forme premières, mais des relations qui émergent de la réalité pré-individuelle, où le potentiel (la puissance) peut spontanément s’individualiser, sans appel nécessaire à un acte pur aristotélicien. La relation a le rang d’être. Elle permet de « désubstantialiser l’individu sans le déréaliser » (p. 53). A ce processus, Simondon refuse le terme de dialectique, car il le trouve trop différent de la dialectique hégélienne. Pour Simondon, « la différence est première » et ne permet pas, comme le fait la dialectique hégélienne, de « substantialiser le négatif » (p. 102). Il reste qu’on pourrait, à notre avis, parler aussi de la « dialectique simondonienne » de la fluidité des relations, mais en la démarquant clairement de la dialectique hégélienne, voire de la dialectique engelsienne.
141 Point intéressant, Simondon généralise le concept de néoténie. La néoténie, c’est le maintien de caractères juvéniles chez un sujet adulte, ce qui se traduit par une sorte de ralentissement de l’évolution individuelle. Le caractère néoténique et juvénile de l’homme peut ainsi expliquer l’extrême plasticité de ses performances et une part de son « intelligence ». Simondon généralise « cette idée contemporaine d’un ralentissement néoténique, c’est-à-dire d’un maintien et d’un approfondissement d’une phase initiale pour l’appliquer […] au rapport du vivant au physique » (p. 60). L’être vivant serait ainsi un être physique au ralenti et ses aptitudes originales seraient dues à cette médiateté. Et le passage du physique au vivant serait une « directionalité du devenir » (p. 63), une « polarisation », au sens donné par Simondon à ce terme. Quant à l’homme, il émerge au même titre que les autres animaux. Alors que, dans la philosophie d’aujourd’hui, il est question de « droits de l’animal » et de « personnes animales », Simondon fut l’un des premiers à donner à l’animal le statut de sujet, en le plaçant clairement dans une perspective évolutive que la plupart de ses contemporains, encore englués dans une mouvance post-cartésienne, peinaient à reconnaître. Mais le sujet individué peut aussi se « transindividuer » pour devenir « un nouvel individu de groupe qui participe à une unité collective » (p. 71). Simondon se trouve ici précurseur des théories modernes de l’émergence.
142 Venons-en alors à la technique, l’un des points sur lesquels les thèses de Simondon avaient attiré très tôt l’attention des philosophes. Simondon combat une vue anthropologique, voire anthropocentrée, qui est souvent celle des philosophes contemporains envisageant la technique comme une aptitude purement humaine. Simondon vise « d’une part à articuler l’homme au vivant, d’autre part, à dévoiler ce qui, dans la technique transcende l’usage et le travail humain » (p. 81) au sein d’une normativité technique intrinsèque. Une normativité qui, « à l’âge de l’information, peut (seule) offrir les conditions d’une véritable transindividualité humaine » (p. 81) et qui donne aux objets techniques un statut d’individuation proche de celui des êtres vivants. L’ensemble des thèses simondoniennes permet de donner une vision unitaire du monde et de dépasser une série d’oppositions classiques de la philosophie. Ainsi Simondon réfute l’opposition sujet/objet (qui « proviennent de la même réalité primitive », p. 112), l’opposition mécanisme/vitalisme (puisque « la polarisation est physique avant d’être vitale », p. 118), l’opposition psychologisme/sociologisme (ou encore Freud versus Durkheim, puisque le transindividuel est « indissociablement psychique et collectif, ou encore psychosocial », p. 121), enfin l’opposition humanisme/technicisme (car « ni la technique, ni la culture, prises séparément, ne permettent un progrès », p. 128 ; ou encore : « L’activité d’invention technique fournit […] le support d’une relation humaine qui est modèle de la transindividualité », p. 134).
143 Architecture de relations, la philosophie de Simondon fait tout de suite songer à la cybernétique de Wiener, dont la pensée simondonienne est, de fait, assez proche. Certes Simondon a la bonne idée de ne pas adopter à la lettre la thèse (erronée) de Brillouin, qui veut identifier toute forme d’information à une grandeur physique d’origine probabiliste, la néguentropie. Pour Simondon, l’information doit avoir une portée moins technologique et plus générale, sans doute parente des conceptions de Ruyer, pour atteindre alors une « allagmatique, qui serait cybernétique universelle » (p. 145). Comme pour Ruyer, mais qui, lui, l’exprime en terme de sujet conscient, l’important pour l’information, c’est le récepteur. Et la transmission d’un message, au sens de Shannon, n’est qu’« un cas particulier d’information » (p. 149), un cas particulier d’un processus universel beaucoup plus vaste. Quant à la finalité, la cybernétique généralisée de Simondon la voit « dans le fait de devenir et non pas dans un état à atteindre, et c’est pourquoi elle relève du domaine technique » (p. 153). Bref une finalité, en quelque sorte, « par construction » grâce à la fluidité de la création technique, et qui se démarque, à la fois, d’un déterminisme rigide et d’un finalisme globalisant totalitaire. On le voit : la pensée de Simondon est d’une remarquable originalité et renouvelle superbement les grandes questions de la philosophie occidentale.
144 Des annexes très utiles accompagnent le livre. Outre un glossaire des termes philosophiques, des index des noms propres et des concepts, on trouvera des « repères chronologiques », qui permettent de situer la vie de Simondon entre les apports de Bachelard, de Canguilhem et de Ruyer, ainsi que des « notices », qui présentent, en quelques lignes, les penseurs qui ont pu avoir des rapports avec l’œuvre de Simondon, depuis les philosophes de l’Antiquité comme Anaximandre jusqu’à des auteurs modernes comme Léon Brillouin ou Henri Atlan. Ce thème est aussi abordé d’ailleurs, sous un autre angle, dans le corps de l’ouvrage (« Postérités et actualité de Simondon »).
145 Voici donc un ouvrage exemplaire sur un philosophe original et qui gagne à être mieux connu.
146 Georges Chapouthier
François Coppens, David Janssens, Yuri Yomtov (coord.), Leo Strauss. À quoi sert la philosophie politique ?, Paris, Puf, coll. « Débats philosophiques », 2014, 192 p., 21 €.
147 L’œuvre de Leo Strauss (1899-1973) donne une perspective déconcertante, et donc stimulante, à la fois sur l’histoire passée de la philosophie et sur les perspectives possibles de son exercice aujourd’hui. C’est une philosophie qui envisage toute la philosophie, c’est-à-dire tous les problèmes fondamentaux auxquels l’homme est confronté, dans une perspective qui tranche avec toute la philosophie moderne, puisqu’elle émet l’hypothèse selon laquelle Platon et Aristote pourraient bien « avoir raison » contre tous les philosophes modernes et contemporains. On ne saurait assez souligner l’incongruité de cette hypothèse, qui s’oppose systématiquement aux opinions les plus généralement reçues dans le monde occidental contemporain, mais qui n’en est pas moins indispensable pour comprendre la situation actuelle de la philosophie, et même de la civilisation, et pour un exercice de la philosophie qui ne considère pas les évidences modernes comme allant de soi. Elle se présente en outre très simplement comme une tentative pour comprendre, et donc pour unifier l’histoire de la philosophie en Occident. Hypothèse forte, qui fait de Strauss l’un des penseurs les plus importants du xxesiècle, dont les idées ont été reprises, développées et approfondies, aux Etats-Unis, par plusieurs générations (au moins trois) d’élèves et d’élèves d’élèves, non sans susciter autant de réserve, voire de répugnance (intéressant symptôme !), qu’en Europe même.
148 On ne peut donc que se féliciter de voir publier en France un volume de contributions visant à éclairer les différents aspects de l’œuvre de Strauss et qui, sans pouvoir véritablement constituer une « introduction concise et complète en langue française » à cette œuvre, comme l’annonce la quatrième de couverture, éclaireront néanmoins celles et ceux qui s’intéressent à la philosophie politique, au problème de l’art d’écrire la philosophie, à la tension entre la foi et la raison, ou à la dimension philosophique de la réflexion des constitutionnalistes américains, en proposant des aperçus suggestifs qui tranchent avec la manière académique courante d’envisager ces questions.
149 Catherine et Michael Zuckert ouvrent le volume avec une réflexion sur le caractère problématique de la philosophie politique, tel qu’élucidé par Strauss. Cette insistance tranche avec la fausse évidence avec laquelle nous croyons savoir ce que nous disons lorsque nous parlons de « philosophie politique », l’intervention de Strauss se faisant ici pleinement philosophique, c’est-à-dire déconcertante, étonnante, stimulante et contraire aux opinions reçues. Les auteurs dégagent quatre sens de l’expression « philosophie politique » dans l’œuvre de Strauss. La philosophie politique apparaît d’abord lorsque les questions de la vie bonne et de la bonne société sont posées à partir de la politique où elles surgissent, mais dans une perspective universelle (« qu’est-ce que la vie bonne ? » ; « qu’est-ce qu’une société bonne ? »). Elle surgit donc comme un rejeton, une conséquence, une poursuite des interrogations nées dans la vie politique, qui recèle en elle-même les questions qu’affrontera la philosophie politique. Mais la philosophie politique est aussi philosophique que politique : visant à une connaissance de la totalité, elle doit également se pencher sur cette partie du tout qu’est la vie politique, guidée par l’exigence de dépasser l’opinion pour parvenir à la connaissance, ce qui entraîne inévitablement une tension entre vie politique et exercice philosophique. La première repose sur des opinions généralement acceptées et non examinées, considérées comme allant de soi ; le second sur l’exigence de parvenir à une vérité universelle. De là les conflits entre la philosophie et la politique qui se sont exprimés par l’accusation et le procès de Socrate et par les persécutions innombrables de la recherche indépendante dans l’histoire. Strauss reviendra sans cesse sur cette tension essentielle, invitant par là à réfléchir de manière critique à la modernité qui prétend réduire, voire faire disparaître cette tension.
150 Cela donne naissance à une troisième signification de la philosophie politique, qui devient alors le visage que revêt la philosophie devant la vie politique, lorsqu’elle se « présente » comme compatible avec la vie politique, en accord avec elle. Pour « survivre », la philosophie doit se donner comme inoffensive pour les opinions reçues, atténuer la tension entre l’exigence d’opinions non réfléchies généralement partagées et l’exigence d’une connaissance, non seulement pour se protéger elle-même, mais aussi pour préserver la vie politique, qui ne peut vivre dans l’élément de la recherche, et donc de l’incertitude, dans l’élément de la réflexion, parce qu’elle se situe essentiellement dans l’action et dans une certaine urgence. De là découle l’ésotérisme dont les philosophes doivent nécessairement user dans leur activité « publique ». Presque omniprésente dans la pensée prémoderne, et pas seulement dans le monde occidental, cette dimension est très souvent considérée comme anecdotique dans les études philosophiques, renvoyant à une conception presque banale de « l’art d’écrire des philosophes », inséparable d’un « art de lire », mais à laquelle beaucoup de contemporains répugnent. On devrait au moins s’interroger sur cette répugnance, car il ne convient guère à un philosophe de s’identifier ainsi à une émotion.
151 Quatrième sens de la philosophie pour Strauss : elle est « la voie ou l’accès à la philosophie elle-même » (p. 20), ou encore « philosophie première ». Le lecteur philosophe ne peut manquer d’être interpellé par cette expression qui désignait auparavant la métaphysique. Les auteurs soulignent de manière suggestive le lien de cette notion avec la crise de la philosophie qui s’exprime chez les trois philosophes qui « ont influencé [Strauss] de manière décisive », à savoir Nietzsche, Husserl et Heidegger, qui avaient cherché un point de départ non cartésien pour la philosophie. Pour Strauss, ces auteurs n’ont pas non plus réussi à dépasser les impasses de l’histoire (avant tout moderne) de la philosophie. Ce quatrième sens aurait son origine dans le tournant socratique, Socrate (selon le récit du Phédon) s’étant réfugié dans les opinions. Strauss apparaît ainsi comme un philosophe qui fondamentalement revient à Socrate et qui interprète l’histoire de la philosophie comme une série de déviations par rapport au non-savoir de celui que Cicéron appelait « le fondateur de la philosophie politique ».
152 Les autres contributions explorent, avec plus ou moins de bonheur, d’autres aspects de la philosophie de Strauss. Et si ce volume ne constitue pas une introduction complète à la pensée de Strauss, il pourra éclairer utilement cette œuvre à bien des égards déconcertante et stimulante.
153 Olivier Sedeyn
Louise Salmon (dir.), Le Laboratoire de Gabriel Tarde. Des manuscrits et une bibliothèque pour les sciences sociales, Paris, CNRS Éditions, 2014, 448 p., 32 €.
Gabriel Tarde, Sur le sommeil. Ou plutôt sur les rêves et autres textes inédits, édition, présentation et notes de Jacqueline Carroy et Louise Salmon, Lausanne, Éditions BHMS, coll. « Sources en perspective », 2009, VIII-228 p., 37 FS/25 €.
154 À la mort de Gabriel Tarde (mai 1904), ses papiers et ses livres furent réunis dans le salon du manoir familial de La Roque-Gageac (Dordogne), et ils y sont restés jusqu’à ce que, entre 2001 et 2002, Mme Paul-Henri Bergeret, née Françoise de Tarde, fille de Guillaume, troisième enfant de Gabriel, les confie, respectivement, aux Archives d’histoire contemporaine de la FNSP, maintenant rattachées au Centre d’histoire de Sciences Po (CHSP), et au Centre de ressources sur l’histoire des crimes et des peines de l’École nationale d’administration pénitentiaire (ÉNAP) d’Agen. Aux Archives d’histoire contemporaine, le fonds manuscrit de Tarde (99 cartons, 10 mètres linéaires) a rencontré Louise Salmon, alors étudiante à Paris X, qui s’est consacrée à son inventaire, sous la direction d’une archiviste expérimentée, Dominique Parcollet, et à sa valorisation par des recherches complémentaires. Précédé d’une bio-bibliographie de Tarde, cet inventaire est reproduit sur quelque 150 pages du Laboratoire de Gabriel Tarde. Il est suivi, sur quelque 120 pages, de celui du fonds des ouvrages versé à l’ÉNAP, établi par Jack Garçon.
155 On apprend du premier inventaire que l’essentiel du fonds déposé au CHSP est constitué de manuscrits d’études classés par thème et ordre chronologique (51 cartons). 14 cartons sont notamment occupés par la correspondance passive (on ne saurait l’imaginer plus riche : F. Alcan, É. Boutmy, A. Espinas, A. Fouillée, G. Le Bon, D. May, J. Novicow…), 11 par des manuscrits d’ouvrages et d’articles (chapitres et morceaux de La Philosophie pénale, des Lois de l’imitation, des Transformations du droit, etc.), 6 par des écrits littéraires (comédies et poèmes), 4 par des cours (en particulier au Collège de France) et des conférences. Je m’interroge sur le second inventaire puisque des livres ayant appartenu à Tarde ou ne sont pas arrivés à Agen ou n’y ont pas été répertoriés. Parmi les 1 480 ouvrages de cette liste manquent au moins De la division du travail social (1893) et Le Suicide (1897) d’Émile Durkheim, que j’ai pu consulter en 1996 dans la bibliothèque de La Roque-Gageac, avec des annotations de celui qui les avait reçus dédicacés par l’auteur.
156 L’ouvrage s’ouvre sur une histoire des deux fonds (pp. 11-120) dont la partie novatrice est une étude sur les usages du premier, et d’abord sur ses usagers, au nombre de 70. On parvient à ce chiffre en ajoutant à Jean Milet, qui, le premier, s’était rendu à La Roque-Gageac en 1959 et y avait longuement travaillé (il en avait tiré son Gabriel Tarde et la philosophie de l’histoire, 1970), les 18 chercheurs qui ont pris contact avec Mme Bergeret de 1981 à 1999 (elle a transmis leurs lettres à Louise Salmon) et les 51 autres qui ont consulté les papiers de Tarde au CHSP de 2003 à 2013 (tous ont rempli un questionnaire). Des années 1980 à aujourd’hui, l’évolution des sujets de recherche choisis (ou suggérés, dans le cas des étudiants préparant un mémoire de maîtrise ou une thèse), ne présente pas de véritables surprises car elle accompagne la vague du « grand retour » à Tarde qui a abouti à la réédition (bien a-critique) de la plupart de ses œuvres (chez Les Empêcheurs de penser en rond) et en subit l’influence. L’ouvrage s’achève par une bibliographie des études tardiennes théoriquement parues dans toutes les langues, forcément lacunaire au vu de ses ambitions.
157 C’est du fonds tardien du CHSP que proviennent les cinq inédits publiés dans Sur le sommeil. Ou plutôt sur les rêves, titre du premier et du plus important de ces textes. De mars 1870 à septembre 1872, avec des interruptions, Tarde, âgé de 27 à 29 ans, note ses rêves, dont certains concordent avec ses méditations sur la défaite de Sedan et la Commune (un événement qui le terrifie) et les prolongent. S’appuyant également sur des extraits, ici transcrits, d’un cahier de 1869-1874, Jacqueline Carroy (pp. 1-44) situe les essais d’autoanalyse de Tarde dans le débat français préfreudien sur les rêves et dans le parcours de Tarde lui-même, qui va écrire, dans son livre le plus fameux, que « l’état social, comme l’état hypnotique, n’est qu’une forme de rêve ». Axée sur le manuscrit « Un cauchemar politique », datable de 1873 au plus tard, et sur deux poèmes de 1870 et 1871, la contribution de Louise Salmon (pp. 185-219) repère chez le jeune Tarde d’autres anticipations de son œuvre ultérieure tout aussi éclairantes, dont une ébauche de la psychologie des foules qu’il développera à partir de sa communication au Congrès d’anthropologie criminelle de Bruxelles de 1892.
158 Massimo Borlandi
Léon Trotski, John Dewey, Leur morale et la nôtre, Préface d’Émilie Hache, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », 2014, 128 p., 10 €.
159 Voici réunis l’essai de Léon Trotski « Leur morale et la nôtre » et la réponse du philosophe pragmatiste américain John Dewey, jusqu’ici inédite en français. Dewey fut l’un de ceux qui défendirent Trotski lorsqu’il en appela à une commission d’enquête internationale pour démontrer le caractère mensonger des accusations dont il était la victime de la part de la clique de Staline. L’excellente préface d’Emilie Hache replace dans leur contexte historique ces deux textes et donne les principaux éléments en en permettant une lecture éclairée. L’essentiel du débat porte sur la défense de la maxime « La fin justifie des moyens ». Aussi bien le marxisme de Trotski que le pragmatisme de Dewey défendent la pertinence de cette maxime souvent décriée par les moralistes, mais pas exactement de la même manière. Pour Trotski, la fin justifie les moyens si c’est une fin grandiose. Selon lui, alors que les fins préconisées par les morales petite-bourgeoises (auxquelles Trotski joint le stalinisme, « un produit de la vieille société », p. 62), ne peuvent justifier les moyens, souvent peu moraux, qu’elles mettent en œuvre, et que Trotski se plaît à rappeler par de nombreux exemples, il n’en est pas de même de la fin préconisée par le marxisme. La morale, « produit d’un développement social » (p. 44), ne peut justifier la fin que si celle-ci « mène au pouvoir de l’homme sur la nature et à l’abolition du pouvoir de l’homme sur l’homme ». Ainsi, « les socialistes-révolutionnaires russes furent toujours les hommes les plus moraux ; ils n’étaient au fond que pure éthique » (p. 79). Comme cette fin grandiose s’appuie sur la lutte des classes et la prise du pouvoir par le prolétariat, Trotski ajoute que « ne sont admissibles et obligatoires que les moyens qui accroissent la cohésion du prolétariat, […] le pénètrent de la conscience de sa propre mission historique » (p. 90). Plus fondamentalement enfin : « le matérialisme dialectique ne sépare pas la fin des moyens. La fin se déduit tout naturellement du devenir historique » (p. 91), même si cette belle formule « glisse » aisément sur la notion même de justification. Ainsi, pour Trotski, puisque la révolution russe mène à un avenir radieux, les moyens pour parvenir à cet avenir sont légitimes et ils relèvent nécessairement de la lutte des classes. Il y a donc une interdépendance forte entre la fin et les moyens. On ne peut être plus clair sur le fond. Le lecteur d’aujourd’hui peut émettre des doutes sur cette foi aveugle dans un avenir radieux à portée de main, alors qu’il peut mesurer les risques d’un tel aveuglement idéologique, voire d’une telle naïveté dogmatique.
160 John Dewey, dont le texte est beaucoup plus court, reconnaît que, si l’on va dans le sens de l’émancipation du genre humain, on doit s’en donner les moyens et ne discute vraiment que la seconde proposition de Trotski en refusant le lien fort d’interdépendance entre la fin et les moyens : « Je souhaite examiner [l’] interdépendance dialectique de la fin et des moyens » (p. 101). Dewey juge que, même pour une fin souhaitable, il importe de discuter les moyens à employer. Or l’affirmation naïve et dogmatique de Trotski, que le moyen, c’est nécessairement la lutte des classes, lui paraît très contestable. Pour Trotski, ajoute Dewey, « les moyens sont déduits d’une origine indépendante, une présumée loi de l’histoire » (entendre la lutte des classes ; p. 105) et ces moyens dogmatiques ne découlent pas de « la prise en considération de la fin – la libération de l’humanité – mais d’une autre source extérieure » (p. 105). Dewey s’arrête là et son texte (trop court ?) manque de répondre à la large visée politique de celui de Trotski.
161 On lira aussi avec intérêt les remarques conclusives de la préface d’Émilie Hache. L’humanité n’a pas du tout évolué dans le sens prévu par les tenants du marxisme de cette époque, mais la question du capitalisme triomphant et de ses risques reste très présente de nos jours. Émilie Hache nous invite donc, non pas à adhérer à des propositions dépassées, mais à trouver, chez ces penseurs du siècle dernier, l’occasion de prolonger les questions que le marxisme a su poser et qui se posent encore de nos jours. Les dogmes sont morts, mais les questions sociales et politiques posées par le marxisme, ainsi que les solutions esquissées par le pragmatisme, gardent encore toute leur pertinence.
162 Georges Chapouthier
Miklos Vetö, La Métaphysique religieuse de Simone Weil, 3e édition, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2014, 206 p., 21 €.
163 La première édition de ce livre a paru en 1971, vingt-huit ans après la mort de Simone Weil et vingt-quatre ans après la publication de La Pesanteur et la Grâce (la deuxième édition de l’ouvrage avait fait l’objet d’un compte rendu dans la Revue Philosophique, 1998-4, p. 528). La troisième édition survient après la parution de ses traductions italienne, hongroise et japonaise. Seul le système des références a été modifié, renvoyant autant que possible à la magnifique édition des Œuvres complètes, dont les trois-quarts ont paru. Pour mémoire, l’ouvrage « se veut une interprétation systématique de la pensée morale et religieuse de Simone Weil à partir de sa visée métaphysique de base » (p. 9). En même temps, l’A. est convaincu que la pensée de Simone Weil « est constitutionnellement, pas seulement accidentellement, inachevée et paradoxale » (p. 182). Dans cette, perspective, les idées de S. Weil, mises sur le papier à leur naissance, paraissent « comme Pallas Athéné, en pleine armure » (p. 184).
164 Cet ouvrage est aujourd’hui le seul qui reconstitue les grands moments de l’œuvre weilienne tout entière à partir d’un point de vue proprement philosophique. Désormais, seule cette nouvelle édition devrait être utilisée par ceux qui veulent étudier Simone Weil.
165 Patricia Verdeau
Jean-Marie Breuvart, Le Questionnement métaphysique d’A. N. Whitehead, Bruxelles, Chromatika, 2013, 404 p., 34 €.
Xavier Verley, Whitehead, un métaphysicien de l’expérience, Bruxelles, Chromatika, 2013, 358 p., 2013, 29 €.
Xavier Verley, Sur le symbolisme. Cassirer, Whitehead et Ruyer, Bruxelles, Chromatika, 2013, 210 p., 28 €.
166 Alfred North Whitehead reste un penseur relativement mal connu en France, bien que nombre de ses œuvres soient traduites dans notre langue. On sait qu’il a collaboré avec Russell à l’écriture des Principia Mathematica. Il est aussi connu comme l’auteur de Procès et réalité (1929, Gallimard, 1995), que les commentateurs lisent souvent comme un essai de cosmologie, gommant ses dimensions métaphysique et théologique. Le premier mérite du livre de Jean-Marie Breuvart est précisément de traiter de front la question de la métaphysique whiteheadienne, comme clé de la cosmologie et de l’anthropologie du philosophe.
167 Le questionnement métaphysique d’A. N. Whitehead commence par présenter la critique whiteheadienne du substantialisme. Breuvart montre que, dans la perspective processuelle, où la réalité est flux, connaître c’est limiter l’infinité du possible. C’est aussi une décision de sens, créatrice de valeur. Cette décision n’est pas le fait du sujet mais du monde lui-même, dont le sujet est partie. Proche de Spinoza et de Leibniz sur ce point, Whitehead fait de Dieu le nom de la totalité qu’est le monde et « l’instance finalement irrationnelle qui fonde toute rationalité » (p. 69). Prolongeant ces réflexions, la deuxième partie du livre présente l’acte de penser comme « une auto-explication de la nature par elle-même » (p. 154). Inversant la perspective cartésienne, Whitehead fait du sujet le résultat de la pensée, et non sa source : émergeant du monde, le corps fait jaillir l’esprit.
168 Dans une troisième partie très originale, Breuvart s’interroge sur la fondation philosophique du métaphysique chez Whitehead, en s’appuyant sur la Logique de la philosophie d’Éric Weil. Toutefois, si les deux philosophes recourent au concept de catégorie, la différence affleure immédiatement. Pour Weil, en effet, les catégories métaphysiques s’élaborent par un retour réflexif sur les intuitions philosophiques. Autrement dit, c’est l’histoire qui permet la construction métaphysique. Pour sa part, Whitehead pose d’entrée de jeu un schème catégorial articulant le réel et donné par ce réel lui-même. Un tel schème, sans lequel aucune pensée ne serait possible, reste évidemment limité par l’expérience sensible et le langage. C’est pourquoi Whitehead voit dans la métaphysique une tâche sans fin.
169 Dans une dernière partie, Breuvart aborde les implications pratiques de la métaphysique whiteheadienne. Pour le philosophe anglais, la pensée ne peut être qu’incorporée, elle est une action du corps dans le monde. De sorte que toute théorie est éminemment pratique, l’humain ayant pour tâche d’unifier le monde par sa pensée. Le mal se révèle alors la marque d’un hiatus entre notre finitude et notre désir de complétude. On se trouve ici aux antipodes de Kant et de Weil, et à proximité des stoïciens : « La morale est simple conséquence de la contemplation du Grand Fait que constitue la nature, un peu comme la morale stoïcienne découle de la physique » (p. 361).
170 De lecture ardue, l’ouvrage parvient cependant à faire saisir les lignes de force de la philosophie whiteheadienne, ainsi que ses faiblesses et ses présupposés.
171 Déjà auteur de La Philosophie spéculative de Whitehead (Ontos Verlag, 2007), Xavier Verley récidive avec Whitehead, un métaphysicien de l’expérience, reprenant quatorze conférences ou articles publiés précédemment (on peut d’ailleurs regretter que la provenance des textes ne soit pas indiquée). Cependant, il ne s’agit pas ici d’une simple compilation. En effet, l’auteur a structuré ses travaux en quatre domaines : le sujet ; nature, vie et pensée ; physique, mathématique et métaphysique ; le rapport à la philosophie moderne.
172 Dans la première partie, il présente ce qu’est le sujet pour Whitehead – résultat d’un processus – et montre les rapprochements avec le Merleau-Ponty de La Structure du comportement (ce texte est la reprise d’un article publié dans le numéro 2006-1, pp. 35-55, de la Revue Philosophique, dans le cadre d’un excellent dossier sur Whitehead, coordonné par Verley). La comparaison est passionnante, et il est dommage qu’elle n’ait pas été prolongée par une analyse de l’œuvre ultérieure de Merleau-Ponty, dont Verley lui-même souligne la grande proximité avec celle du philosophe anglais (on notera que ce travail a été réalisé par Franck Robert, dans Merleau-Ponty, Whitehead. Le procès sensible, L’Harmattan, 2011 ; voir la recension parue ici-même, 2014-2, pp. 281-282). Le commentateur compare aussi Whitehead aux conceptions cartésienne et humienne du sujet. Un dernier texte, qui recoupe les analyses de Jean-Marie Breuvart, montre la place de Dieu dans la métaphysique de Whitehead.
173 La deuxième section de l’ouvrage est consacrée au thème de la vie, central chez Whitehead. Renvoyant dos-à-dos l’idéalisme et le matérialisme, le philosophe anglais pose l’événement comme point commun entre le sujet, l’organisme et la matière. Cette approche par le procès et le sentir se retrouve dans l’analyse du symbole, que Whitehead aborde à partir de la physiologie, discipline à la jonction du psychique et du physique. Penser, c’est d’abord relier, c’est-à-dire spéculer, et non pas juger.
174 La connaissance est au cœur de la troisième partie, qui étudie le rapport de la métaphysique et de la science. Celle-ci, pour Whitehead, doit refuser la fausse alternative du positivisme et du conventionnalisme. Elle doit affirmer un accord foncier du sujet avec le monde. Les deux textes suivants abordent les conceptions whiteheadiennes du temps et de l’espace, à partir d’une discussion de la théorie de la relativité d’Einstein et de la métaphysique bergsonienne de la durée. La dernière partie compare la pensée du philosophe anglais avec les systèmes de Spinoza et de Leibniz. Verley montre que si le rapprochement est pertinent, les divergences n’en sont pas moins nettes : sur la nature, l’individuation, le rapport à la science ou l’harmonie du monde.
175 Très intéressant, ce livre offre une série d’éclairages bienvenus sur une philosophie qui reste d’un accès difficile tant par sa langue que par son originalité.
176 D’une certaine manière, Sur le symbolisme prolonge le chapitre sur le symbolisme de Whitehead, un métaphysicien de l’expérience, puisqu’une grande partie du livre est consacrée à Whitehead. Mais la focale est ici plus large, l’auteur entreprenant de confronter diverses conceptions du symbolisme. Le premier chapitre présente la pensée de Cassirer, pour qui la forme symbolique permet de figurer la réalité. Verley souligne avec pertinence l’influence de Hegel sur un philosophe en lequel on ne voit souvent qu’un néo-kantien. Le deuxième chapitre est consacré à Whitehead. Dans la perspective organiciste de celui-ci, le symbolisme est une « expérience perceptive qui relie la dynamique causale de la nature à celle du corps » (p. 25) qui met en correspondance l’organisme et l’univers. Le troisième chapitre prolonge ces réflexions par une analyse de la fonction symbolique selon Raymond Ruyer. Promoteur d’un néo-finalisme, Ruyer défend une dualité qui n’est pas un dualisme : le symbolique double le monde physique par un monde de significations, d’idées et de valeurs, lesquelles orientent l’action des organismes.
177 Trois chapitres élargissent l’analyse par une comparaison avec d’autres théories du symbole, d’où il ressort que les trois philosophes ont en commun de concevoir le symbole comme une reconnaissance, rompant avec le clivage entre le moi et le monde : « On peut éviter le dualisme de la nature et de la culture et le conventionnalisme qui en résulte si on prend au sérieux une métaphysique symbolique qui retrouve le rapport primordial de l’homme à l’univers dans la mesure où tous deux se développent dans un espace commun à partir duquel les parties se projettent les unes dans les autres et se réfléchissent dans le tout » (p. 186). Cette perspective délibérément anti-kantienne, que Verley semble faire sienne, cherche à repenser une métaphysique fondée sur l’être ensemble. A ce titre, cet ouvrage, comme les deux autres, participe de la réhabilitation contemporaine de la métaphysique.
178 C’est l’occasion de saluer le travail scientifique des éditions Chromatika. Adossé à la société philosophique Chromatiques whiteheadiennes, qui s’est donné pour mission de diffuser la pensée de Whitehead, cet éditeur publie régulièrement des traductions des œuvres du philosophe anglais, ainsi que des commentaires.
179 Stanislas Deprez
Philosophie du droit, philosophie politique
Ninon Grangé (dir.), Carl Schmitt. Nomos, droit et conflit dans les relations internationales suivi de deux inédits de Carl Schmitt : « Le concept de piraterie », « Sur les deux grands “dualismes” du système juridique contemporain », traduction d’Emmanuel Pasquier, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « L’univers des normes », 2013, 127 p., 12 €.
180 Rassemblant, outre deux brefs inédits de Carl Schmitt (dont on regrette qu’ils ne soient pas donnés en édition bilingue – la minceur du volume l’autorisait pourtant), des articles de György Geréby, Sandrine Baume, Ninon Grangé, Céline Jouin, Emmanuel Pasquier et Gaëlle Champon, cet ouvrage collectif est le produit des activités du groupe de travail « Krisis » qui s’attache à montrer l’importance, pour les grands philosophes du droit et de la politique contemporains, d’une lecture à la lumière de la pensée classique.
181 Après Leo Strauss, Michael Walzer et Hannah Arendt, c’est le tour de Carl Schmitt d’être ainsi étudié. Néanmoins, à la lecture du volume, on comprend que ce programme n’a été respecté que pour les deux textes de G. Geréby et de C. Jouin. Le titre du recueil ne fait d’ailleurs aucune référence à cette perspective historique mais place le volume sous le signe de Carl Schmitt théoricien du droit international ; malheureusement, ce titre n’est pas, lui non plus, fidèle au contenu, puisque ni les contributions de G. Geréby (« Théologie et politique : la critique de Carl Schmitt par Erik Peterson ») ni celle de S. Baume (« Le talon d’Achille de la distinction schmittienne du politique ») ne portent sur le droit international et que celle de N. Grangé ne lui est consacrée qu’en partie (« Carl Schmitt, Ernst Jünger et le spectre de la guerre civile. L’individu, le soldat, l’État »). Le lecteur est donc un peu frustré de ne voir traité qu’à moitié ces deux programmes passionnants (Schmitt à la lumière de la pensée classique, Schmitt philosophe du droit international), malgré le remarquable article de C. Jouin (« Le scénario hobbesien du Nomos de la terre ») qui réussit, seul, à s’inscrire dans ces deux programmes.
182 Il faut signaler aussi le très bon article d’E. Pasquier qui s’apparente à une introduction à sa traduction de deux inédits de Schmitt. On regrettera néanmoins deux choses : 1) l’insertion d’un article plus généraliste (G. Champon, « La structure de la critique schmittienne du droit international : entre utopie et apologie », synthèse utile mais parfois scolaire du Schmitt théoricien du droit international) entre l’article d’E. Pasquier et ses traductions ; 2) l’affirmation gratuite – et factuellement fausse – qui ouvre et conclut le très bon article d’E. Pasquier : « Il est difficile, pour les philosophes du droit, d’être autre chose que publicistes » – ce n’est pas en s’assimilant, soi-même et quelques collègues, à la totalité des philosophes du droit qui ont existé, existent et existeront, par le truchement d’un « nous autres, philosophes du droit », qu’on peut démontrer une proposition aussi générale (il se trouve des philosophes du droit pour lesquels il est difficile d’être autre chose que privatistes – comme certains jusnaturalistes –, il se trouve des philosophes du droit – ce ne sont pas les meilleurs, mais ils existent ! – pour lesquels il est difficile d’être autre chose que pénalistes, et d’autres pour lesquels il est facile d’être et publicistes et privatistes selon l’objet qu’ils étudient, etc.). Mais il ne faut pas s’arrêter à cette maladresse (ou cet impensé) et la lecture de l’article d’E. Pasquier, et des traductions afférentes, tout comme celle de l’article de C. Jouin, s’impose à tous ceux qui souhaitent avoir une vision rigoureuse, et plus large qu’à l’accoutumée, de Schmitt philosophe du droit international. Ces textes justifient qu’on se procure ce volume pourtant composé de manière un peu baroque (l’article de G. Champon aurait pu constituer une introduction générale plus topique que la bien trop brève introduction – moins de trois pages signées de trois noms – et qui ne mentionne qu’une partie des articles du volume) et qui aurait pu s’étoffer d’autres contributions en rapport avec le titre retenu (la valeur des articles « hors-sujet » n’étant, cela étant dit, pas en cause).
183 Pierre-Yves Quiviger
Michel Villey, La Nature et la Loi. Une philosophie du droit, Paris, Les Editions du Cerf, coll. « La nuit surveillé », 2014, 279 p., 24 €.
Simone Goyard & Francis Jacques (dir.), Le Droit, le juste, l’équitable, Paris, Salvator, 2014, 313 p., 22 €.
184 I due volumi continuano a testimoniare il debito che i filosofi del diritto – non solo francesi – continuano a pagare nei confronti di Michel Villey, del quale negli ultimi anni si sono ristampate le opere e al cui insegnamento si fa rinvio con costanza e deferenza, non sempre peraltro rendendogli appieno giustizia.
185 Il volume La Nature et la Loi può esser d’aiuto all’ulteriore diffusione della conoscenza delle linee principali della riflessione del giusfilosofo: si tratta della raccolta d’una dozzina di testi brevi, nessuno inedito, tutti (tranne due) datati agli anni Ottanta del secolo scorso (Villey muore nel 1988). Questi i temi, solo per enumerarne alcuni: il diritto naturale, Perelman e la « nouvelle rhétorique », Hegel e il diritto romano, Tommaso d’Aquino e la legislazione, i diritti dell’uomo.
186 Si tratta di testi dai quali risalta la natura essenzialmente relativa del pensiero dell’autore: egli non discute in astratto concetti o metodologie, ma sempre si relaziona alle dottrine giusfilosofiche facendone una « critica dialettica », vale a dire dialogando con esse, nel vaglio di quel che regge all’analisi e di ciò che invece va lasciato cadere, tramite un costante richiamo a testi precisi ed autori identificabili. Tale approccio risuona, alla lettera, fin nel primo titolo in raccolta, « De la dialectique comme art du dialogue et sur ses relations au droit ».
187 Villey aveva forte la comprensione della storicità del pensiero, la sua relatività, il suo relazionarsi a voci e volti precisi: un pensiero mosso dalla necessità, o tendenza, « in grasping the connection of facts [qui i fatti riguardano il pensiero giuridico: vocaboli, testi, dispute], and in deducing the laws of the development of ideas and doctrines », come magistralmente sintetizzava Lucien Lévy-Bruhl – nella Preface alla sua History of Modern Philosophy in France del 1899 – il compito dell’« historian », il suo « eye », il suo sguardo.
188 E questo vale anche per lo storico della filosofia del diritto che guarda alla « histoire des doctrines comme méthode d’initiation à la philosophie du droit », come si legge in apertura della sua opera maggiore, La Formation de la pensée juridique moderne. Non c’è testo di Villey che non sia lavoro di pensiero, e sul pensiero, tramite « connection » fra concetti e loro analisi; nonché di « deduction of law », deduzione di tutto ciò che da quei pensieri può legittimamente derivare e che, di fatto, ne è derivato. (Sia permesso richiamare qui due volumi che testimoniano, negli ultimi anni, l’interesse al legame fra storia del pensiero e filosofia del diritto: M. Barberis, Giuristi e filosofi. Una storia della filosofia del diritto, Bologna, Il Mulino, 20112; e B. de Giovanni, Alle origini della democrazia di massa. I filosofi e i giuristi, Napoli, Editoriale Scientifica, 2013).
189 Troverà il lettore questo tipo di « critica » nel secondo volume in analisi, nel quale Villey, pur non citato da tutti, è quanto meno l’autore contemporaneo più richiamato fra tutti? Raccolta di testi anch’esso, ma di autori molteplici (da Mireille Delmas-Marty a Christian Atias, da François Terré a Jean-François Mattei, fra altri, oltre i due curatori), il volume si dà come compito quello di « refléter [la] grande idée et [la] sublime espérance » che sono racchiuse in vocaboli ed esperienze quali diritto, equità, ricerca del giusto.
190 L’ottica è quella de « l’essentiel chrétien » a confronto con « l’essentiel philosophique » nella ricerca della « justice de Dieu ». Il volume è articolato in tre sezioni: la prima, dedicata ai fondamenti concettuali (diritto, equità, etica, diritti fondamentali); la seconda, alla procedura, al giudizio, il tribunale e i suoi operatori; la terza, alle prospettive di rinnovamento di una possibile filosofia del diritto aperta alla rivelazione cristiana, sulla « voie d’une sagesse pragmatique honorable et bénéfique qu’inspire, dans une noble prudence, le sens de l’“équitable” » (p. 10).
191 Al lettore viene così offerto – da una prospettiva posizionata all’interno di una cultura chiaramente identificabile, ma senza reductio ad unum delle voci in dibattito – un contributo possibile ad una riflessione, articolata nel dialogo, sul « processus dynamique » di metamorfosi del diritto contemporaneo (l’internazionalizzazione dei diritti, i diritti umani), di cui studiare le trasformazioni « complexes » (pp. 120-121).
192 Francesco Saverio Nisio
Axel Honneth, Ce que social veut dire, I. Le déchirement du social, trad. de Pierre Rush, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2013, 334 p., 22,50 € et Ce que social veut dire, II. Les pathologies de la raison, trad. de Pierre Rush et Marlène Jouan, id., 2015, 384 p., 24 €.
193 Il s’agit de deux recueils d’articles de philosophie sociale écrits pour la plupart dans les vingt-cinq dernières années, choisis et présentés par l’auteur spécialement pour le public français. Ces études offrent trois intérêts, deux directs et un indirect.
194 Un intérêt en elles-mêmes pour tous ceux qui s’intéressent à la philosophie sociale. Ces études en effet, impressionnantes par leur variété, mais surtout par leur clarté, leur précision et leur hauteur de vue (qui rappelle Horkheimer), permettent, par exemple, de rééxaminer le thème de l’intersubjectivité chez Hegel, mis ici en parallèle avec le Fichte du Droit naturel ou le thème de l’exagération chez Adorno et son lien avec l’idéal-type wébérien, ou encore de découvrir des figures peu connues en France, mais importantes en Allemagne, comme A. Wellmer ou A. Mitscherlich.
195 Le second intérêt est de renvoyer à la construction propre de Honneth, ici éclairée délibérément par la composition choisie par l’auteur. Le premier tome permet en effet de marquer l’origine hégélienne de sa théorie de la reconnaissance et d’en décliner l’originalité face à une autre tradition, plus pessimiste et centrée sur le thème des passions comparatives, et qu’il fait remonter à Rousseau. Pour les lecteurs francophones, plus habitués à cette tradition négative qui va de l’amour propre à la distinction selon Bourdieu, les deux généalogies forment un contraste instructif, et mettent bien en perspective le noyau théorique de la première grande œuvre de Honneth, La Lutte pour la reconnaissance. Le second tome renvoie plus directement au chantier d’où est issue la seconde grande œuvre, Le Droit de la liberté (voir ci-dessous), puisqu’en effet il montre, à partir d’études consacrées surtout aux grandes figures de la Théorie critique et à la psychanalyse, ce que la théorie de la reconnaissance peut produire comme éclairage pour comprendre les ordres sociaux et les besoins de justice qui les animent.
196 Enfin, troisième intérêt, plus indirect, justement par rapport à l’École de Francfort et à sa trajectoire générale, dans laquelle Honneth s’inscrit de manière explicite et délibérée comme représentant de la troisième génération, et à laquelle il donne une tonalité particulière. Le théoricien n’est plus guidé par la conjoncture apocalyptique de la terreur nazie ou stalinienne, au cœur des travaux de la première génération et obsession d’arrière-plan encore chez Habermas, conjoncture plusieurs fois déclarée comme particulière, mais par la conflictualité ordinaire qui anime les ordres démocratiques de reconnaissance de la modernité. Cela est renforcé par l’utilisation de la tradition expressiviste et la proximité avec le communautarisme philosophique, deux références encore lues comme en partie radioactives par Habermas. Si l’intention est bien critique et émancipatrice, l’affect intellectuel est donc ici moins angoissé, et, comme n’est évoquée aucune figure comparable à ce que furent Heidegger ou Schmitt à la première et à la deuxième génération, une sorte de tonalité finalement un peu académique anime ces études, combinée à un motif qu’on pourrait dire presque maternel pour penser à Winnicott, psychologue analytique de référence. Cette tonalité contraste particulièrement avec « le regard aiguisé par la haine » d’Adorno.
197 Jean-Marc Durand-Gasselin
Axel Honneth, Le Droit de la liberté. Esquisse d’une éthicité démocratique, trad. de Frédéric Joly et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2015, 598 p., 28,50 €.
198 Dans ce qu’il faut considérer comme sa seconde grande œuvre, Honneth développe un tableau sociologique, moral et critique de la modernité à partir de sa théorie du conflit construite dans sa première œuvre, La Lutte pour la reconnaissance. Celle-ci mobilisait la psychanalyse de la relation d’objet de Winnicott et la psychologie sociale behavioriste de Mead pour reformuler l’intuition du Hegel de Iéna d’une centralité des formes de reconnaissance et distinguer les sphères de l’affect, du travail et des relations politiques, comme lieux de formation de notre rapport à nous-mêmes sous les trois espèces de la confiance en soi, de l’estime de soi et du respect de soi. Il montrait ainsi les formes de pathologies entraînées par le déni de reconnaissance et pouvait rendre raison de la dynamique des mouvements sociaux qui ont animé la modernité. Pour élargir ces pistes jusqu’à en faire un tableau substantiel et direct de cette dynamique moderne des différentes sphères de la reconnaissance, Honneth s’inspire à nouveau de Hegel et particulièrement de sa Philosophie du droit, dont il reprend les articulations centrales et les vecteurs critiques, notamment la critique des théories abstraites de la justice et de la morale. L’objectif critique est de produire une théorie critique de la justice et du droit modernes alternative à celle du Habermas de Droit et démocratie, considérée comme trop proche du projet normativiste et rationaliste de Rawls.
199 Le livre est construit en trois parties de tailles inégales et qui sont conceptuellement emboîtées.
200 L’auteur part d’abord de la centralité de l’idée moderne d’autonomie individuelle pour montrer en quoi celle-ci a reçu deux interprétations : la liberté négative, de Hobbes à Nozick en passant par Locke, qui se combine à une théorie de la justice comme articulation des monades égoïstes ; la liberté réflexive qui prend sa source chez Rousseau et s’articule à une théorie de la justice comme procédure de coopération. Il montre ensuite comment ces deux aspects, légitimes en eux-mêmes, de la liberté moderne sont susceptibles, lorsqu’ils sont isolés et hypostasiés, de se transformer en pratique pathologique (juridisme, moralisme) car dénégatrice de la substance relationnelle et variée d’une liberté qui se constitue dans les différentes sphères de reconnaissance.
201 Enfin, dans la troisième partie, qui représente les deux tiers du livre, il procède à une reconstruction de la dynamique de la liberté dans les trois sphères de la reconnaissance. Est ainsi mis en scène, grâce à une mobilisation combinée de Durkheim et de Parsons, mais aussi de l’histoire de la littérature et du cinéma, un tableau impressionnant, voire grandiose, de la modernité, où les conquêtes de l’autonomie se font à la fois contre les structures traditionnelles et contre les pathologies nouvelles du juridisme et du moralisme évoquées dans la seconde partie. La décodification romantique de l’amour bouleverse les amitiés cérémonieuses, les mariages arrangés et l’autorité patriarcale dans la sphère de l’affect et expose celui-ci aussi à des nouvelles formes de pathologies. Le marché du travail et la sphère de la consommation représentent de nouveaux espaces de liberté individuelle susceptibles d’être, là encore, victimes de la combinaison de la liberté négative et des automatismes marchands, comme dans la révolution néolibérale en cours, combinaison aux effets dévastateurs et déjà bien décrits par Polanyi pour la période de la révolution industrielle. Enfin, Honneth donne de la dynamique de l’espace public, de l’état de droit et de la culture politique, une version plus large et plus plastique de la coopération que celle, trop exclusivement discursive, de Habermas.
202 S’il est possible de critiquer la première pierre de l’édifice (l’autonomie individuelle comme épine dorsale de la modernité), en lui trouvant un caractère un peu rétrospectif, ou de regretter que le jeu combiné des pathologies nouvelles (juridisme et moralisme) et des tentations régressives (identitaire au sens de la tradition) ne soit pas systématiquement exposé à cause de la structure hégélienne, on doit admettre qu’il est hautement probable que cette synthèse majeure devienne, par sa hauteur de vue, sa richesse, et la preuve éclatante qu’elle donne de la puissance heuristique du modèle de la reconnaissance, un classique de la philosophie sociale.
203 Jean-Marc Durand-Gasselin
Philippe Buonarroti, Conspiration pour l’Égalité dite de Babeuf, édition critique établie par Jean-Marc Schiappa (dir.), Jean-Numa Ducange, Alain Maillard et Stéphanie Roza, Paris, La ville brûle, coll. « Mouvement réel », 2014, 479 p.
204 Cet imposant volume rassemble les deux parties de l’ouvrage de Buonarroti publié en 1828 à Bruxelles : dans « La conspiration pour l’Égalité » (vol. I), il honore sa promesse de livrer un « récit exact des intentions communes » (p. 43) des conspirateurs qui, conduits par Gracchus Babeuf, entendaient en 1796 renverser le Directoire. Cette restitution nécessite à ses yeux d’exposer le détail du « nouvel ordre social » voulu par les Égaux (pp. 174-238). Dans le « Procès et pièces justificatives » (vol. II), Buonarroti achève le récit du projet insurrectionnel stoppé net par l’arrestation de ses principaux membres le 21 floréal de l’an IV (10 mai 1796), et reproduit différents documents liés à la conspiration (textes régissant les institutions du « directoire secret », projets constitutionnels et sociaux, analyses de la doctrine de Babeuf). Cette édition scientifique est accompagnée d’un large appareil critique composé notamment de notes éclairant le contexte et de plusieurs essais de types différents (biographie, histoire des idées et de la réception de Buonarroti et plus généralement du babouvisme).
205 Une équipe interdisciplinaire (deux historiens, un sociologue, une philosophe) s’est efforcée de rendre lisible un objet fort complexe : à trente ans d’intervalle, un auteur encore engagé dans des activités clandestines révolutionnaires publie le récit d’une insurrection manquée contre le Directoire, à laquelle il a activement participé. La complexité d’une telle configuration intellectuelle désarme d’emblée toute approche philosophique internaliste négligeant le ou plutôt les contextes sans lesquels l’ouvrage demeure inintelligible. On regrettera cependant que les éditeurs aient choisi comme angle principal pour interpréter ce texte une perspective rétrospective le faisant apparaître essentiellement comme le point de départ du communisme (pp. 18, 21-2, 27, 142 n. 2, 189 n. 1). Justifiée pour les deux essais liés à l’héritage babouviste (pp. 424-55), cette orientation pose problème si l’on veut comprendre le texte lui-même dans le double contexte de l’objet du récit (l’après 9 thermidor) et de sa publication (la fin des années 1820). La phrase de Marx reproduite par A. Maillard dans son essai fournit ainsi la clef qui semble avoir présidé à cette entreprise éditoriale : la Conspiration est avant tout lue comme le passeur des idées révolutionnaires dont Babeuf avait révélé la vérité communiste, vérité réintroduite en France après 1830 par Buonarroti (p. 441). Or, la démonstration convaincante de la place centrale que joue la Conspiration dans la question épineuse et emmêlée de l’héritage de la Révolution au sein des courants de pensée socialistes et communistes naissants dans les années 1830 ne rend que plus nécessaire l’interprétation serrée du texte lui-même, d’ailleurs appelée par Buonarroti lui-même, lorsqu’il soutient que, pour comprendre quoi que ce soit aux intentions des Égaux, il convient « de faire marcher les faits avec le développement de leurs doctrines et de leurs projets » (p. 44).
206 Si l’essai généalogique de S. Roza présente une lecture originale des relations entre l’utopie comme genre littéraire et la radicalisation du républicanisme français au xviiiesiècle, certaines thèses philosophiques du texte méritent d’être mises en avant parce qu’elles invitent précisément à interroger en retour le pouvoir déformant des lectures rétrospectives.
207 On mentionnera, par exemple, le fait que l’égalité est moins conçue comme une fin ultime de la société que comme le moyen de réaliser une société « libre et heureuse » (pp. 45, 157, 188), ou encore la nette conscience du problème de légitimité démocratique que pose la transition révolutionnaire, les insurgés devant exercer un pouvoir que l’urgence les empêche de légitimer par le consentement effectif du peuple (pp. 126-32). Plus remarquable encore, le programme politique et économique babouviste, qui vise à instaurer « l’égalité véritable » par la « communauté des biens et des travaux » (pp. 97, 115, 141), est tout entier adossé à ce que Buonarroti décrit comme le « principe de toutes les institutions » : le « droit sacré » et inaliénable que possède « chaque individu » « à une existence heureuse » (p. 175). En posant la priorité du droit de propriété collectif du peuple sur le droit de propriété individuel (p. 181), le babouvisme diffusé par Buonarroti en 1828 est donc tout sauf l’expression d’une soumission des individus à l’empire d’un peuple abstrait. Surtout, il s’énonce d’un bout à l’autre à l’aide de l’appareil conceptuel, classique aux xviie et xviiiesiècles, des droits naturels des peuples et des individus qui les composent (pp. 137, 142, 175, 208, passim), ce qui invite à interroger la présence, au xixesiècle, d’un paradigme habituellement jugé périmé à cette époque, et par là à réfléchir sur les conditions précises qui ont rendu possible sa minoration, chez les héritiers intellectuels, tantôt socialistes tantôt communistes, de républicains soucieux de l’égalité sociale.
208 Christopher Hamel
Valentine Zuber, Le Culte des droits de l’homme, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2014, 405 p., 26 €.
209 Peut-on parler d’une « forme de religion civile républicaine en France » et d’un « culte » des droits de l’homme ? Valentine Zuber se propose, en introduction, de donner suite à une intuition formulée par Albert Mathiez en 1904 en explorant les « fondements, [l]es formes et […] la postérité de la religiosité civique révolutionnaire » (p. 12) jusqu’à nos jours. Puis l’ouvrage offre une description historique de la postérité de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
210 La première partie entend montrer la mise « en question » du « modèle déclaratif ». Son premier chapitre en expose la diffusion dans l’histoire française (jusqu’à l’intégration constitutionnelle tardive de la Déclaration, en 1971), puis dans l’espace européen et mondial. Le second chapitre retrace les critiques émises contre les droits de l’homme depuis les arguments de Burke en 1790 jusqu’à ceux de Durkheim, en passant par Maistre, Carlyle, Blanc, Marx, Kropotkine, Bayet. La typologie standard proposée par l’auteure pour classer ces critiques (« conservatrices », « sociales », etc.) reste toutefois extérieure à la problématique religieuse de l’ouvrage.
211 La seconde partie étudie plus nettement l’objet annoncé en introduction, puisqu’elle considère la Déclaration comme un véritable « credo » républicain. Deux éléments viennent confirmer l’hypothèse d’un culte des droits de l’homme : d’une part, la déclaration a été « sacralisée », comme l’attestent l’iconographie qui y fut associée, sa place dans le bicentenaire de 1989 et les monuments qui l’ont célébrée. Mécontents des prêtres, qu’ils voulurent concurrencer dans leurs fonctions morales et éducatives, les révolutionnaires ouvrirent la voie à une laïcité qui s’apparentait à un « transfert radical de la sacralité de l’Église à la nation » (p. 138), plutôt qu’à une neutralité religieuse du politique. D’autre part, ce texte sacré a fait l’objet d’un véritable « catéchisme » républicain par les révolutionnaires, développé notamment par les hommes et penseurs de la Troisième République (Renouvier, Compayré, Ferry). L’auteure conclut sur ces bases à une permanence inentamée du credo des droits de l’homme.
212 Si une trame historique est nécessaire en arrière-fond pour traiter du rapport des Français aux droits de l’homme, on regrette que ce qui concerne spécifiquement la dimension religieuse ne se détache pas plus nettement de ce fond. C’est au lecteur qu’il revient de comprendre que le matériau livré à sa connaissance contient différents éléments de ce culte, et de reconstituer pour soi une définition de la religion à partir de toutes ces dimensions livrées sans hiérarchie ni principe clair de sélection. Dépôt des tables de la Déclaration dans une arche en cèdre (p. 38), « catéchisme », monumentalisation : certes, ces éléments ont tous un rapport à la religion, mais s’intègrent-ils dans une définition spécifique de la religion civile, ou sont-ils des emprunts disparates à la loi mosaïque, à la religion catholique ou protestante ? On se demande finalement si l’on doit parler de religion comme métaphore, ou en un sens littéral, mais dans ce cas, quel serait ce sens : sociologique, historique, philosophique ? Le lecteur apprend seulement en conclusion qu’il ne s’agissait pas de la religion civile définie par Voltaire puis Rousseau, appuyée sur l’exercice de la raison, et satisfaisant aux exigences minimales de la sociabilité humaine, mais de celle définie par « les sociologues américains », à savoir « un ensemble de croyances, de symboles et de rites relatifs aux choses sacrées portées par une société et échappant au débat » (p. 363). Bref, d’une religiosité plutôt que d’une religion. Le retrait théorique du livre et le rejet du traitement de ces questions de définitions est d’autant plus regrettable qu’un objet historique comme « le culte des droits de l’homme » pourrait ébranler sainement et renouveler nos conceptions ordinaires de la religion.
213 Gabrielle Radica
Corine Pelluchon, Les Nourritures. Philosophie du corps politique, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2015, 390 p., 25 €.
214 Pour Levinas, « le corps est le point de départ de notre expérience » (p. 9). Comme l’ont montré les éthiques environnementales, nous méconnaissons aussi « notre dépendance à l’égard des conditions de notre existence » (p. 10), d’autant que, de nos jours, les alertes écologiques sont par trop ignorées. Pourquoi cette négligence ? Pourquoi les vérités de l’écologie n’ont-elles pas modifié notre comportement social et politique ? Selon l’auteure, c’est parce qu’une vraie philosophie de l’existence n’a pas été associée à la démarche écologique. C’est donc une telle philosophie de l’existence que propose ici Corine Pelluchon, une philosophie articulée à ce qu’elle appelle « les nourritures », qui, bien au-delà du sens commun du terme, « désignent ce dont nous vivons et dont nous avons besoin, le milieu dans lequel nous baignons […] nos échanges, les circuits de distribution, les techniques qui conditionnent nos déplacements, nos habitations, nos oeuvres, mais aussi les écosystèmes » (p. 18), car « ce dont j’ai besoin pour vivre me constitue en ce qu’il me permet de subsister mais aussi et surtout en tant qu’il donne à mon existence de la valeur, ou plutôt un goût, une saveur » (p. 19). Une telle métaphore « cherche à dépasser la dichotomie entre le biologique et le culturel » (p. 22). Ainsi, contrairement à Levinas, l’auteur lie profondément la morale (vers l’autre) à la jouissance, « frissonnement égoïste » (p. 20), puisque « l’existant vit des nourritures et rencontre l’autre » (p. 27). Mais il demeure, comme le remarque Levinas, que « le corps est le lieu de la responsabilité » (p. 28). Dès lors « la description d’existantiaux liés au ‘vivre de’ et au monde des nourritures peut donner lieu à des innovations éthiques, politiques et juridiques » (p. 29). C’est bien là le thème central du livre.
215 L’ouvrage comprend deux parties. Dans la première, l’auteure analyse en profondeur la phénoménologie du vouloir-vivre et des nourritures qu’il implique. Se fondant sur une démarche ontologique, elle étend les nourritures au goût et à l’esthétique, à l’(agri)culture, à l’urbanisme et à la ville. Elle montre comment l’oralité douloureuse (anorexie, boulimie, obésité) ne peut pas être séparée de sa « dimension affective, sociale et symbolique » (p. 180). Elle analyse en détail les ressorts de la consommation carnée et, plus généralement, de l’exploitation et de la mort animales, qui nous font « traverser les frontières entre moi et l’autre, entre l’homme et l’animal » (p. 146). Elle milite alors pour une évolution progressive de nos sociétés vers davantage de respect des animaux qui forment avec nous, comme elle l’a amplement montré dans des livres antérieurs, une communauté morale et politique. L’ ensemble de cette partie est particulièrement original, car elle ramène nos hésitations culturelles à une métaphore naturaliste qui, si on y réfléchit bien, nous contraint depuis notre naissance en tant qu’êtres de chair et d’empathie.
216 La seconde partie, « Un monde commun à instituer » (p. 203) vise à répondre aux incohérences de notre corporéité qui refuse de s’assumer, de notre naturalité qui refuse de s’accomplir, de notre parenté animale et écologique qui refuse de se réaliser. On retrouve alors, beaucoup plus solidement ancrés dans la recherche des « nourritures », les arguments des précédents ouvrages de Corine Pelluchon, visant à instaurer un nouveau contrat social qui nous lierait, moralement et politiquement, à la Terre que nous habitons et aux animaux qui la peuplent. Le parcours phénoménologique et ontologique débouche sur des valeurs morales à partager dans une nouvelle civilisation à venir. « C’est au cœur de l’individu, dans la manière dont il intègre à sa vie le souci des autres hommes et des autres vivants, que se tisse le lien social […], un moi capable d’instituer le bien commun » (p. 267). Pour cela, il faut renouveler notre démocratie, éventuellement instituer une « troisième chambre », déjà proposée par Pierre Rosanvallon et Dominique Bourg, qui grouperait des experts et permettrait aux questions animales et écologiques de faire leur apparition, à titre plein, dans notre vie politique. Un « Collège du futur » pourrait aussi informer les élus sur les questions scientifiques qu’ils ne maîtrisent pas. Toutes ces innovations pourraient aisément s’intégrer dans la « démocratie délibérative », mondialisée, fondée sur des notions provenant d’Habermas et de Rawls, avec une nécessaire modification, soulignée par l’auteure, du rôle des médias, des intellectuels et de l’école. Ce « cosmopolitisme métapolitique auquel conduit la phénoménologie des nourritures replace l’homme individuel au sein du monde commun. Celui-ci inclut l’ensemble des vivants… » (p. 327).
217 Même si « un essai philosophique ne saurait être un programme politique » (p. 346), cet ouvrage étincelant renouvelle la conception que nous pouvons avoir de la politique, en y incluant les conditions nécessaires à notre survie et à notre amélioration morale : le respect de l’environnement et des animaux. Mieux que cela : l’originalité de l’ouvrage est d’enraciner cette vision politique dans les « nourritures » et dans « la dimension de plaisir liée à la vie en commun » (p. 349), finalement dans « l’amour de la vie » (p. 351), dans « l’accord du je et du monde dans le sentir » (p. 352), dans les racines phénoménologiques de toute humanité : le plaisir.
218 Georges Chapouthier
Les Nations, Cahiers d’études levinassiennes, XI, octobre 2012, 28 €.
219 Ce cahier expérimental et artistique est le onzième de la série des cahiers d’études levinassiennes, dirigée par Gilles Hanus, dans une perspective franco-israélienne, selon un rythme de trois numéros par an. La question nationale est envisagée dans sa complexité : une étude porte sur le rapport entre l’Internationale socialiste et les nations, qui se fonde sur la reconnaissance des luttes de libération nationales au service de l’internationalisme socialiste. La globalisation devant effacer les différences nationales ne peut être pensée que dialectiquement (David Muhlmann). Deux documents ont un intérêt particulier : le séminaire de René Lévy sur le texte de Marcel Mauss « La Nation », publié par Henri Lévy-Bruhl dans l’Année sociologique de 1953-1954 (pp. 7-68) ; il s’agit de fragments mûris par Mauss durant la première guerre mondiale, très tributaires de la célèbre étude de Renan. Selon Mauss, la Nation est une Idée, platonicienne, reposant sur le consensus des citoyens. René Lévy montre que Mauss, critiquant le cosmopolitisme, s’oppose par avance « à l’individualisme obscur d’un Badiou ou à celui, plus clinquant et plus insignifiant, d’un Bernard-Henry Lévy » (p. 99). On pourrait à ce sujet confronter l’Idée de la Nation selon Mauss et l’« Idée historique » de l’Europe selon Georg Simmel. L’autre document intéressant est le texte de Franz Rosenzweig, Das jüdische Volkstum, fragment de 1915 reproduit en fac-similé et traduit en français. La « nationalité juive » ou la judéité sont ici déterminées avec finesse. Le volume contient encore bien des choses : un témoignage d’Alain David sur l’enseignement de la philosophie en Sorbonne quand Levinas y fit son fugitif passage ; des données bibliographiques et historiques. La question centrale est celle que pose un texte de Levinas dans ses Lectures talmudiques : quelle est la place d’Israël parmi les nations ?
220 Jean-Louis Vieillard-Baron