Notes
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[1]
Voir L’Ordre de la pensée. Lecture des Méditations métaphysiques de Descartes, Paris, Hermann, 2011.
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[2]
Traduction des Méditations métaphysiques par Michelle Beyssade, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 145.
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[3]
Voir notamment mon article « Montaigne, Descartes : vérité et toute-puissance de Dieu », Revue philosophique, 134e année, n° 2, avril-juin 2009, pp. 147-168, article dirigé contre l’interprétation relativiste de la doctrine cartésienne de la création des vérités éternelles qui est celle des principaux successeurs de Descartes (Spinoza, Malebranche, Cudworth ou Leibniz), et celle que Jean-Luc Marion renouvelle à sa façon dans son livre Sur la théologie blanche de Descartes (Paris, Presses universitaires de France, 1981).
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[4]
Voir notamment l’article de Jean-Claude Pariente « Problèmes logiques du Cogito », dans Le Discours et sa méthode, Paris, Presses universitaires de France, 1987, pp. 229-269, où sont discutées les positions de Jaakko Hintikka, mais sans que soit prise en compte la spécificité de la Seconde Méditation découlant de la supposition du Malin génie.
1 L’énoncé du cogito, sous la forme spécifique qu’il revêt dans la Seconde Méditation, a fait l’objet de nombreux commentaires. En reprenant ce problème, je voudrais montrer qu’une interprétation exacte du sens de cet énoncé requiert toute une réflexion sur les deux figures du Dieu trompeur et du Malin génie, et sur leurs fonctions respectives dans le trajet qui conduit le lecteur de la Première Méditation à la Troisième Méditation. Ce faisant, je voudrais aussi étayer la thèse que j’ai défendue dans le livre que j’ai consacré aux Méditations métaphysiques de Descartes [1] : l’idée que, en tant que premier principe de la philosophie qui s’impose à mon esprit de manière absolument indubitable (ce qui n’est le cas d’aucune autre proposition, que celle-ci concerne les existences ou les essences), le cogito, comme n’importe laquelle des propositions intrinsèquement indubitables des mathématiques, n’a cependant, tant que demeure l’hypothèse du Dieu trompeur, qu’une vérité subjective et momentanée. Je ne peux pas m’empêcher d’affirmer que je suis au moment où je me suppose trompé par un Malin génie pourtant censé m’empêcher d’affirmer une existence quelconque.
2 Dans un premier temps, j’examinerai les deux figures du Dieu trompeur et du Malin génie. Je me demanderai à quoi correspondent ces deux figures en étudiant le contexte de leur apparition dans le texte de la Première Méditation.
Le Dieu trompeur
3 Descartes introduit la « vetus opinio » au sujet de Dieu après avoir marqué l’articulation entre le problème des vérités sensibles et le problème des vérités intelligibles, à partir de l’argument du rêve qui constitue l’argument décisif pour douter des vérités sensibles : même si je rêve, même si rien n’existe hors de la perception sensible de ce que je crois exister hors d’elle, il n’en reste pas moins que la perception sensible enveloppe la perception, non sensible mais intellectuelle, de ce qui permet à mon esprit de percevoir tout corps, que celui-ci existe ou n’existe pas, c’est-à-dire tout corps possible. Si je ne pouvais former en mon esprit l’idée de l’étendue, de la figure et du mouvement, pour ne parler que des propriétés communes à tout corps possible et non des propriétés communes à toute substance possible, je ne pourrais percevoir aucun corps. Ces notions dont j’ai une perception non sensible mais intellectuelle, notamment dans les mathématiques, résistent au doute émanant de l’argument du rêve. Aussi ne puis-je apparemment plus douter que, par ces notions, je ne perçoive quelque chose, quelque chose d’intelligible, ce que la Cinquième Méditation appelle de « vraies et immuables natures ». C’est ici qu’entre en scène la « vetus opinio » au sujet de Dieu.
4 Cette opinion comporte une dissociation entre ce que Dieu peut et ce que Dieu veut. Il est censé pouvoir tromper à cause de sa puissance, mais ne le vouloir pas à cause de sa bonté. La problématique du Dieu trompeur étant liée à la problématique de l’erreur (je me trompe peut-être aussi bien sur l’intelligible que sur le sensible), on ne s’étonnera pas que Descartes anticipe sur ce qu’il dira au début de la Quatrième Méditation : « Bien que pouvoir tromper semble quelque peu prouver subtilité ou puissance, vouloir tromper témoigne sans aucun doute ou de malice ou de faiblesse [2]. »
5 Par où Descartes renoue avec la problématique du mensonge, telle qu’elle a été élaborée dans l’Hippias mineur de Platon et dans la Métaphysique d’Aristote. Selon Platon, le menteur est celui qui sait et qui dérobe sciemment ce qu’il sait à celui à qui il ment. Il a la supériorité que lui confère ce double savoir sur l’ignorance. Selon Aristote, Platon n’a pas raison de préférer, au nom de ce double savoir, le rusé Ulysse au bouillant Achille. Cette préférence ne vaudrait que si pouvoir mentir revenait à imiter extérieurement un menteur ; mais celui qui ment effectivement devient un menteur (car, des actes, naît le caractère) ; il n’est plus au pouvoir de celui qui, ayant contracté l’habitude de mentir, est devenu un menteur, de ne pas mentir. Ainsi, pouvoir mentir est peut-être un signe de supériorité ; en revanche vouloir mentir, comme le veut celui qui ment effectivement, n’est plus du tout un signe de supériorité, mais un malheureux penchant au service soit de la malice, soit de la faiblesse.
6 Pourquoi, selon Descartes, Dieu peut-il tromper à cause de sa puissance, si on fait abstraction de sa bonté ? Descartes paraît utiliser la thèse occamiste de « l’annihilation du monde » dans sa version sceptique. Chez Guillaume d’Occam, puisque l’intuition et l’objet de l’intuition sont distincts, Dieu pourrait par sa puissance absolue conserver l’une (l’intuition) sans l’autre (l’objet de l’intuition). Cette thèse est d’abord appliquée par Descartes au sensible : je crois qu’il y a un monde et que le monde est tel que je le perçois, mais il se pourrait qu’il n’y eût pas de monde ou que le monde ne fût pas tel que je le perçois. Cette dualité est importante car, par la suite, Descartes établira, sur la base de la différence à faire entre lumière naturelle et impulsion naturelle, qu’il faut qu’il y ait un monde, même si le monde n’est pas tel que je le perçois. La thèse occamiste est ensuite transférée par Descartes du sensible à l’intelligible : je crois qu’il y a de vraies et immuables natures parce qu’il ne dépend pas de mon esprit que deux et trois fassent ni plus ni moins que cinq ou que le carré ait ni plus ni moins que quatre côtés, mais il se pourrait qu’il n’y eût pas de vraies et immuables natures, de sorte que les propositions contraignantes des mathématiques ne fussent vraies qu’en apparence ou ne fussent vraies que pour mon esprit. Et à ce niveau, le niveau de l’intelligible, la tromperie serait assurément plus profonde, puisque ce que je ne peux pas ne pas croire relève de la lumière naturelle, laquelle serait alors ramenée à une impulsion naturelle.
7 Il se pourrait donc que toutes mes représentations fussent fausses : qu’il n’y eût rien, hors de mon esprit, de conforme aux représentations de mon esprit. Mais pourquoi, selon Descartes, Dieu ne veut-il pas tromper à cause de sa bonté ? C’est d’après la religion reçue que Dieu n’est pas puissant et créateur sans être bon, raison pour laquelle Descartes invoque la connaissance de Dieu acquise par ouï-dire. Le Dieu dont j’ai entendu parler depuis l’enfance n’est pas le Dieu qui annihile le monde mais le Dieu qui crée le monde, et ce Dieu n’est pas un Dieu méchant et trompeur mais un Dieu bon et vérace. Donc il ne peut m’avoir créé avec une nature telle que je doive me tromper. Cependant, il est indéniable qu’il permet que je me trompe puisque, de fait, je commets des erreurs, et même des paralogismes. Pourquoi ce Dieu réputé bon et vérace n’a-t-il pas fait que je ne me trompe jamais ? La Quatrième Méditation dévoilera la complexité de ce problème. Descartes montrera d’abord que la faillibilité tient à ma nature mais que, l’infaillibilité n’étant pas due à ma nature, la faillibilité est une simple négation et non une véritable privation. Néanmoins, comme la faute elle-même, en l’occurrence l’erreur, semble une véritable privation et non une simple négation, il devra ensuite montrer non seulement que c’est moi qui suis responsable de cette privation par le mauvais usage des facultés que Dieu m’a données, mais encore que je n’ai le droit de me plaindre ni des facultés que Dieu m’a données, ni de l’absence de précaution contre leur mauvais usage que Dieu m’a infligée en m’accordant le libre arbitre auquel incombe le soin de me prémunir contre ce mauvais usage. La question de savoir si la privation que représente l’erreur est imputable à moi ou à Dieu est manifestement une question difficile, et donc il se pourrait que, nonobstant la bonté que la religion lui prête, Dieu soit trompeur, c’est-à- dire qu’il m’ait privé des moyens d’éviter l’erreur. Car c’est là ce que signifie l’hypothèse du Dieu trompeur de la Première Méditation : non pas que Dieu me trompe actuellement et activement, mais que Dieu m’a fait d’une nature telle que je suis voué à me tromper.
8 Pour conclure sur la figure du Dieu trompeur, je ferai remarquer que ce Dieu qui pourrait m’avoir voué à l’erreur n’a rien à voir avec le Dieu créateur des vérités éternelles de la correspondance avec Mersenne de 1630, et que l’évocation de la toute-puissance de Dieu, qui est à référer, en cette Première Méditation, à la potentia absoluta des médiévaux, ne doit pas nous égarer. Pour les médiévaux, la potentia absoluta est la puissance par laquelle Dieu peut, pourrait ou aurait pu faire autre chose que ce qu’il fait par sa potentia ordinata ; pour Descartes, il n’en est rien, la toute-puissance divine conjuguant indifférence et nécessité, comme cela ressort de l’Entretien avec Burman sur l’article 23 de la 1re partie des Principes de la philosophie [3]. Quand Descartes dit que Dieu aurait pu faire autre chose que ce qu’il fait, cela ne veut pas dire qu’autre chose que ce qu’il fait est possible, cela veut dire qu’il n’est déterminé par rien à faire ce qu’il fait, ou encore que ce qu’il se détermine à faire ne lui est dicté par aucune loi de vérité ou de bonté. Trois arguments plaident contre toute confusion entre Dieu trompeur et Dieu créateur des vérités éternelles.
9 Premièrement, l’hypothèse du Dieu trompeur dérive d’une idée de Dieu qui est l’idée de Dieu que j’ai acquise par ouï-dire, tandis que la doctrine de la création des vérités éternelles repose sur l’idée de Dieu que je découvre gravée en mon esprit et qui m’est innée. Le Dieu de 1630, le Dieu qui crée les vérités éternelles, est le Dieu qui est cause de tout ce qui est quelque chose, comme Descartes le précise dans sa lettre à Mersenne du 27 mai 1630, les essences (ou le concevable) étant quelque chose aussi bien que les substances et leurs modalités. C’est en tant qu’il est cause de tout ce qui est, que Dieu est cause des essences comme des existences. Ce Dieu n’est autre que le Dieu de la Troisième Méditation qui est cause de mon esprit, cet esprit dont la conscience enveloppe l’appréhension de ses propres limites, et cause de tout ce que cet esprit conçoit clairement et distinctement, de sorte que tout ce qui est l’objet d’une perception claire et distincte de mon esprit se trouve contenu dans l’idée de Dieu, laquelle est la plus claire et distincte de toutes mes idées claires et distinctes. Et ce Dieu est également le Dieu vérace de la Quatrième Méditation, puisque, comme Descartes le déclare à la fin de cette Méditation, je ne saurais me tromper tant que je juge de ce qui est quelque chose dont Dieu est l’auteur, et non de ce qui n’est rien dont Dieu soit l’auteur.
10 Deuxièmement, le Dieu trompeur est un Dieu dont le pouvoir serait celui d’annihiler l’objet de ma perception, que cette perception soit sensible ou intellectuelle, bref le pouvoir d’annihiler toute existence et toute essence, tandis que le Dieu de 1630 est un Dieu dont le pouvoir est au contraire celui de créer toutes choses, de créer les essences comme les existences. Par là même, le Dieu trompeur est un Dieu dont le pouvoir serait celui de changer ce qui est, tandis que le Dieu de 1630 est un Dieu dont le pouvoir est au contraire celui de poser ce qui est sans aucun changement possible, parce que, ce qu’il fait être, il le fait être absolument, sans y être déterminé par rien, c’est-à-dire sans que rien d’autre soit seulement possible. Ce que Dieu fait être, il pourrait certes le changer si l’acte conjoint de son entendement et de sa volonté pouvait changer, mais c’est justement ce qui est exclu, l’immutabilité allant de pair avec le caractère absolu de cet acte, comme l’attestent aussi bien la lettre à Mersenne du 15 avril 1630 que l’Entretien avec Burman.
11 Troisièmement, rien d’autre n’est concevable par mon esprit que ce que le Dieu créateur rend concevable du fait même qu’il le conçoit comme il le conçoit sans que rien d’autre soit seulement concevable, selon l’audacieuse assertion de la lettre à Mersenne du 6 mai 1630. Il s’ensuit que, si mon esprit conçoit que deux et trois font cinq ou que le carré a quatre côtés, c’est parce que Dieu le conçoit et le veut ainsi. Ce sont les mêmes vérités éternelles que Dieu conçoit et que mon esprit conçoit, d’après la lettre à Mersenne du 15 avril 1630, la différence étant que ce qui s’impose à mon esprit comme une loi ne s’impose aucunement à l’esprit de Dieu qui, au contraire, le pose comme une loi, une loi valant simultanément pour mon esprit en quête d’intelligibilité et pour la nature matérielle dont l’intelligibilité est mathématique. Le Dieu de 1630 n’est donc pas celui qui pourrait faire que toutes mes représentations fussent fausses, mes représentations intellectuelles comme mes représentations sensibles. C’est à l’inverse celui qui m’assure que sont bien des idées vraies, des idées servant de matière à des jugements eux-mêmes vrais, toutes mes idées claires et distinctes.
Le Malin génie
12 Le Dieu trompeur est le Dieu qui pourrait m’avoir créé avec une nature telle que je doive me tromper, le Dieu qui pourrait m’avoir fait d’une nature telle que je sois voué à me tromper, puisque la bonté de Dieu demeure problématique tant qu’on n’explique pas d’où vient qu’il permet, à tout le moins, que je me trompe. Le Malin génie est la puissance supposée me tromper toujours et en tout, la puissance supposée frapper de fausseté tous mes jugements.
13 Le Dieu trompeur est une hypothèse concernant l’origine et la nature de mon esprit, en concurrence d’ailleurs avec d’autres hypothèses que Descartes énumère brièvement : destin, hasard, déterminisme causal. Et cette hypothèse affleure naturellement en mon esprit dès que je m’interroge sur le fait que je me trompe non seulement dans le domaine du sensible, mais encore dans le domaine de l’intelligible. Le Malin génie est une fiction de mon imagination, dont la fonction est de contrebalancer la probabilité de mes anciennes croyances afin de maintenir une suspension de mon jugement que cette probabilité rend précaire. Il s’agit de me tromper délibérément en supposant jointes la puissance et la méchanceté (alors que l’erreur, pour être imputable à la volonté qui juge, n’en est pas moins non délibérée, comme le souligne l’article 42 de la 1re partie des Principes de la philosophie), mais de me tromper de manière délibérée dans le but d’éviter de me tromper de manière non délibérée en portant des jugements erronés. Puisque l’erreur réside dans le jugement, il suffit de me garder de tout jugement, et ce en supposant un Malin génie qui frappe systématiquement de fausseté tous mes jugements.
14 Autrement dit, par rapport à l’argument du rêve et à l’argument du Dieu trompeur, le Malin génie ne constitue pas une raison de douter supplémentaire : le doute sur la vérité de la perception sensible et le doute sur la vérité de la perception intellectuelle sont déjà là grâce à ces deux arguments. Le problème est que ce qui est devenu objectivement douteux grâce à ces deux arguments ne jugule pas le jugement : je suis subjectivement toujours enclin à croire ce que je n’ai plus le droit de croire depuis qu’il est établi que cela peut être faux. Le jugement n’est jugulé que par la décision de faire comme si ce qui peut être faux était effectivement faux.
15 On va voir maintenant que cette différenciation entre Dieu trompeur et Malin génie est indispensable pour suivre le mouvement logique qui relie la Première Méditation à la Troisième Méditation, et pour interpréter correctement l’énoncé du cogito de la Seconde Méditation.
Le cogito
16 Dans un second temps, j’examinerai attentivement, en ses articulations, le mouvement logique au terme duquel le cogito peut être formulé.
17 La figure du Dieu trompeur surgit au moment où Descartes étend le doute des vérités sensibles aux vérités intelligibles. L’argument du rêve vise les vérités sensibles ; l’argument du Dieu trompeur vise les vérités intelligibles, l’argument du rêve n’atteignant pas ces dernières et, même, permettant d’abord de soustraire ces dernières au doute sur les premières. Mais, l’argument du Dieu trompeur étant plus radical que l’argument du rêve, il atteint aussi les vérités sensibles : puisqu’il est incontestable que je me trompe parfois dans l’un comme dans l’autre domaine, il se pourrait que la puissance qui est à l’origine de mon esprit l’eût fait tel qu’il fût naturellement incapable de vérité. La version sceptique de la thèse occamiste de « l’annihilation du monde » est utilisée pour concrétiser ce soupçon. Si la puissance qui est à l’origine de mon esprit est le Dieu qu’on m’a enseigné, ce Dieu, dont l’un des attributs est la toute-puissance, ne pourrait-il pas faire qu’à mes idées, que celles-ci soient des perceptions sensibles ou des perceptions intellectuelles, ne correspondît rien hors d’elles ? Autrement dit, ce Dieu ne pourrait-il pas faire qu’il n’y eût aucune vérité, la vérité étant l’adéquation de ce que je pense et de ce qui est ? Mon esprit se croit naturellement capable de la vérité et il est peut-être naturellement incapable de la vérité : tel est le doute qu’engendre l’argument du Dieu trompeur. La conclusion qu’en tire expressément Descartes est qu’il n’y a rien de ce que je tenais autrefois pour vrai dont je ne puisse à présent douter, dont je n’aie à présent de bonnes raisons de douter, dont je ne doive à présent douter étant donné le projet qui est le mien dans les Méditations. De « qu’il puisse n’y avoir aucune vérité », j’infère « qu’il n’y a aucune certitude ».
18 Le Malin génie est convoqué pour maintenir l’incertitude contre la pente à croire ce que je tenais autrefois pour vrai. Il faut distinguer sa figure et sa fonction. Avec le Malin génie, on passe de « il peut n’y avoir aucune vérité » à « il n’y a aucune vérité », à « tout ce que je me risquerai à affirmer sera faux ». Pourquoi une telle figure ? Comme Descartes l’exhibe nettement, il s’agit de faire contrepoids au poids du préjugé, c’est-à-dire d’obtenir la suspension du jugement, d’asseoir le doute si on peut ainsi parler. La fonction du Malin génie est de conduire à l’attitude propre au pyrrhonisme tel que Montaigne le définit dans ses Essais, notamment dans le chapitre XII du livre II.
19 Il est capital de comprendre ce point pour comprendre également le tour que va prendre le raisonnement au début de la Seconde Méditation. La question est désormais la suivante : au-delà de l’artifice méthodologique opposé aux préjugés qui m’installe dans le doute, dans le pyrrhonisme, ai-je le droit d’affirmer qu’il n’y a rien de certain, affirmation qui me ferait transiter du scepticisme de type pyrrhonien au scepticisme de type académique ? L’enjeu du début de la Seconde Méditation est la possible sortie du suspens pyrrhonien, sortie que Descartes envisage comme la possible transition du suspens pyrrhonien à la thèse académique de l’incertitude de toutes choses (avec les problèmes classiques que cela pose, puisque la forme de l’énonciation contredit le contenu de l’énoncé). Je cite : « Qu’est-ce donc qui sera vrai ? Une seule chose peut-être : il n’y a rien de certain. » Le cogito sera la réponse à cette question et devra impérativement s’analyser dans le cadre de cette question. Une seule chose sera vraie : non pas qu’il n’y a rien de certain, mais au contraire qu’il y a quelque chose de certain, à savoir mon existence que même le Malin génie ne peut m’empêcher d’affirmer contre lui.
20 Il importe de décomposer cette réponse aux allures de dialogue avec soi-même.
21 Premier mouvement : que je me trompe à cause de la puissance qui est à l’origine de mon esprit ou que je me trompe à cause du mauvais usage de mes facultés, bref, que mes erreurs soient imputables à un Dieu trompeur ou qu’elles me soient imputables comme le montrera la Quatrième Méditation, il faut bien que je me trompe et commette moi-même mes erreurs. Dès lors, ne dois-je pas affirmer qu’il est certain que moi-même je suis ?
22 Deuxième mouvement : mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien au monde, rien hors de mes idées (par l’argument du rêve, puis par l’argument du Dieu trompeur). Pourtant, si je me suis persuadé quelque chose, assurément j’étais, moi qui me suis persuadé quelque chose. Ici, il convient de faire deux remarques. Premièrement, on a affaire à une inférence calquée sur celle du Discours de la méthode – « je pense, donc je suis » –, la certitude de mon existence étant la condition de l’affirmation de la réalité de ma pensée, et cette condition étant perçue immédiatement par mon esprit. Deuxièmement, cette inférence est au passé. Ne doit-on pas en conclure que le cogito du Discours aurait pu être formulé après l’argument du Dieu trompeur et avant l’arrivée du Malin génie ? Cela est d’autant plus admissible que, dans le Discours, l’argument du rêve est employé pour douter synthétiquement des vérités intelligibles comme des vérités sensibles que les erreurs et les paralogismes discréditent pareillement. Toutefois, remémorée, cette inférence calquée sur celle du Discours n’est plus que le souvenir d’une évidence.
23 Troisième mouvement : mais il y a un Malin génie qui me trompe actuellement et activement, frappant de fausseté tout ce que je me risque à affirmer. Il faut distinguer la tromperie du Dieu trompeur et la tromperie du Malin génie : le Dieu trompeur fait que je me trompe là où je me crois naturellement capable de la vérité (dans cette éventualité, l’erreur n’est pas due à un mauvais usage de mes facultés mais à la nature même de mon esprit incapable de la vérité) ; le Malin génie ne fait pas que je me trompe, il me trompe. Ce qui caractérise la tromperie du Malin génie, c’est qu’elle s’exerce à tout moment, dès que je tente d’affirmer quelque chose, et qu’elle me rend passif. De la tromperie du Malin génie je suis le jouet dès que je tente d’affirmer quelque chose. Par ses artifices, le Malin génie déjoue tous mes efforts pour échapper à son emprise. Car, avec lui, je suis trompé dès que j’émets un jugement, et donc condamné à m’abstenir de tout jugement. Pourtant, s’il y a un Malin génie qui me trompe actuellement et activement, je suis, moi qu’il est en train de tromper : dans l’actualité et l’activité de sa tromperie, nous sommes nécessairement deux, lui et moi ! Ici, il convient de faire remarquer la différence entre le cogito du Discours et le cogito des Méditations. Avec le « je pense, donc je suis » du Discours, on a affaire à une inférence évidente. Avec le « je suis, j’existe, moi » des Méditations, on a affaire à une simple proposition affirmative, sans inférence. On a affaire à une proposition affirmative qui est une protestation contre le Malin génie : il ne peut m’empêcher d’affirmer mon existence par le fait même que je le suppose m’empêcher d’affirmer quoi que ce soit en menaçant toutes mes affirmations de fausseté ! L’affirmation elle-même actuelle et active de mon existence contre lui est la seule affirmation qu’il ne peut aucunement, quoi qu’il invente pour me tromper, frapper de fausseté. Elle est nécessairement vraie chaque fois que je la réitère contre lui. Le Malin génie ne peut donner lieu à l’inférence de mon existence, puisqu’il est une pure supposition, contrairement à ma pensée qui, jusque dans sa fausseté, est une réalité. Il ne donne lieu qu’à l’évidence de mon existence. Donc le cogito des Méditations se présente comme le point d’achoppement de la puissance diabolique du Malin génie. Chaque fois que je me répète que, au sein de sa tromperie, nous sommes deux, lui et moi aussi, et m’exclame en pensée que, là au moins, il est mis en échec, cette affirmation est inexpugnable.
24 Au terme de ces trois mouvements, il apparaît qu’on ne sort pas du scepticisme pyrrhonien, conquis grâce au Malin génie, par le scepticisme académique mais, au contraire, par l’affirmation qu’il y a quelque chose de certain, conquise grâce au Malin génie quoique contre lui. Cependant, sur cette certitude première plane toujours l’ombre du Dieu trompeur qui n’est pas celui qui me trompe actuellement et activement, mais celui qui m’a peut-être fait d’une nature telle que soit faux même ce qui s’offre à mon esprit comme intrinsèquement indubitable.
25 Cette interprétation est la seule qui se puisse concilier avec le début de la Troisième Méditation, dont il faut rappeler les grandes lignes afin de corroborer ce qui vient d’être exposé concernant le cogito.
Du certain au vrai
26 J’ai essayé de prouver que la vérité à dégager du cogito n’est pas que j’existe nonobstant la tromperie actuelle et active du Malin génie, mais qu’il y a quelque chose de certain nonobstant le Malin génie lui-même, cette chose certaine étant que j’existe nonobstant la tromperie actuelle et active du Malin génie. À l’appui de cette assertion j’ai allégué deux raisons : la première est que Descartes veut sortir du scepticisme pyrrhonien, non par le scepticisme académique, c’est-à-dire par l’affirmation qu’il n’y a rien de certain, mais par le cogito, c’est-à-dire, symétriquement, par l’affirmation qu’il y a quelque chose de certain ; la seconde est que, si Descartes lâche que la proposition « je suis, j’existe, moi » est nécessairement vraie chaque fois que je la prononce (et que je la prononce mentalement puisque l’existence de mon corps est, pour l’instant, congédiée), c’est uniquement, d’après le contexte, parce que je la prononce en guise de protestation contre celui qui devrait me la faire tenir pour nécessairement fausse comme toute proposition que je me hasarderais à prononcer : une seule proposition peut échapper à la malédiction du Malin génie, celle par laquelle, victime de sa malédiction, je peux au moins m’affirmer moi-même comme victime de sa malédiction ! À isoler cette phrase récapitulative de son contexte, on aboutit à une interprétation performative du cogito que rien n’autorise et qui, de surcroît, a l’inconvénient de fausser l’inférence, commune au Discours et aux Méditations, quoique secondarisée dans les Méditations, selon laquelle, conformément à l’article 52 de la 1re partie des Principes de la philosophie, à partir d’un acte quelconque de mon esprit, acte qui est une modalité de la pensée, je suis en droit d’affirmer l’existence de la substance pensante qu’est mon esprit [4].
27 Que le cogito soit une certitude première et non une première vérité, c’est ce que confirme le début de la Troisième Méditation. Avec le cogito, il y a quelque chose de certain, la vérité est qu’il y a quelque chose de certain, ce qui écarte définitivement la sortie dans le scepticisme académique ; mais, cette chose certaine, il n’est pas encore gagné qu’elle soit ipso facto une chose vraie.
28 Descartes commence par extraire de la certitude première la forme de toute certitude. Étant certain d’exister sous la supposition du Malin génie, étant certain d’être une chose qui pense et non un corps ou une âme au sens aristotélicien du terme sous le maintien du doute, je sais en outre ce qui est requis pour être certain de quelque chose : une claire et distincte perception de ce que j’affirme. Être certain de quelque chose, c’est affirmer quelque chose dont on a une perception claire et distincte.
29 Puis Descartes fait de cette forme de la certitude une forme extensible du cogito aux vérités mathématiques considérées en elles-mêmes. C’est par le biais de la forme de la certitude que le cogito et les vérités mathématiques peuvent être homogénéisés, quoique la certitude du cogito conserve le privilège d’une certitude première par rapport à la certitude des vérités mathématiques, laquelle ne ressort ni de l’hypothèse d’un Dieu trompeur ni de la supposition d’un Malin génie. Mais la certitude n’est pas suffisante. Sous l’hypothèse du Dieu trompeur, ni celle du cogito ni celle des vérités mathématiques n’est synonyme de vérité.
30 Aussi Descartes est-il amené à relancer le doute sur les vérités intelligibles de la Première Méditation. La forme de la certitude, quoique nécessaire dans l’appréhension de la vérité, est insuffisante sans la véracité divine. Tant que je perçois quelque chose clairement et distinctement, je ne peux en douter et j’en suis certain ; mais, dès que, m’en détournant, je retrouve l’hypothèse du Dieu trompeur, je peux en douter et je n’en suis plus certain. Je ne peux donc être pleinement certain que du vrai sous la garantie divine. Pour m’extirper du balancement incessant entre certitude et incertitude dans lequel me cantonne l’ignorance au sujet de Dieu, il faut que, par la connaissance du vrai Dieu qui est un Dieu vérace, je passe du certain au vrai.
31 Le Malin génie semble pire que le Dieu trompeur, puisque le second ne rend que douteuses mes croyances, tandis que le premier les rend fausses ; mais le Dieu trompeur s’avère rapidement plus redoutable que le Malin génie, puisque la tromperie du second est surmontée dans le cogito, tandis que la tromperie du premier n’est surmontée que dans la découverte de l’idée innée de Dieu. Pour passer du certain au vrai, il faut et il suffit de substituer à l’idée traditionnelle de Dieu, qui, confrontée au problème de l’erreur, est source de doute sur la fiabilité de mon esprit, l’idée innée de Dieu, qui, même confrontée au problème de l’erreur, est source de certitude sur la fiabilité de mon esprit. Car, avec l’idée innée de Dieu, on démontre que Dieu existe et qu’il est vérace. De quelque manière que je démontre l’existence de Dieu, la démonstration est fondée sur l’idée innée de Dieu, plus particulièrement sur la réalité objective de l’idée de Dieu comme idée de l’être infini et parfait. Ce qui a deux conséquences : premièrement, lorsque je démontre l’existence de Dieu, je démontre du même coup que celui qui existe est celui dont j’ai l’idée innée, ou celui qui n’a pas de lui-même une idée qui ne soit l’idée de l’être infini et parfait que moi-même j’ai de lui ; deuxièmement, parce que tout ce que je conçois clairement et distinctement est compris dans cette idée de l’être infini et parfait, rien de ce que je conçois clairement et distinctement, étant quelque chose en idée, quelque chose dont Dieu est l’auteur en faisant être tout ce qui est quelque chose, rien de tout cela ne peut m’induire en erreur.
32 Se vérifie par là que la doctrine cartésienne du vrai Dieu, le Dieu qui crée les essences comme les existences et dont j’ai l’idée innée, est une doctrine de l’univocité des vérités doublée d’une doctrine de l’équivocité des facultés, d’où suit que Dieu peut faire plus que ce que je comprends, mais rien qui répugne à ce que je comprends. On constate qu’en toute rigueur la véracité de Dieu ne s’ajoute pas à la démonstration de l’existence de Dieu, mais qu’elle en est inséparable. Aussi peut-on accuser Descartes de quelque anthropomorphisme, dernier écho de la Première Méditation, quand il renoue avec la problématique grecque du mensonge au début de la Quatrième Méditation. Il y a, semble-t-il, deux versions de la véracité divine : une version anthropomorphique, celle qui est affichée au début de la Quatrième Méditation, et une version ontologique, celle que véhicule la Troisième Méditation et qui est réinsérée à la fin de la Quatrième Méditation. Si Dieu est l’être infini et parfait qui fait être tout ce qui est quelque chose, s’il est l’être sans qui rien ne peut ni être ni être conçu, alors se dissout toute la problématique du mensonge, cette problématique qui, dissociant pouvoir tromper et vouloir tromper, interdit à Dieu de vouloir tromper, même si c’est au nom de sa propre perfection infléchie dans le sens de la bonté, interdiction qu’on avouera peu compatible avec la doctrine de la création des vérités éternelles en vertu de laquelle Dieu légifère sans être assujetti à aucune législation, que ce soit de vérité ou de bonté. En fait, la version anthropomorphique n’a plus de raison d’être dès qu’est élucidée la question de la responsabilité de l’erreur et qu’il devient manifeste que l’erreur m’est entièrement imputable.
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34 En proposant cette lecture dont l’ambition n’est autre que la fidélité à la pensée de Descartes, j’espère avoir mis en lumière une spécificité, occultée par les commentateurs, du cogito de la Seconde Méditation : l’ouverture d’un véritable débat avec le scepticisme. Le cogito de la Seconde Méditation est une protestation contre le Malin génie. Or le Malin génie, qui est celui par qui l’incertitude est poussée au plus haut degré puisque, avec lui, il n’est même pas certain que tout soit incertain, est aussi celui par qui, de cette incertitude maximale, peut sourdre une certitude première. Grâce au Malin génie, Descartes met hors jeu le scepticisme académique. Il ne faut pas oublier que la position académique, selon laquelle la seule certitude est que tout est incertain, fait droit à la probabilité, tandis que la position pyrrhonienne, selon laquelle il n’est même pas certain que tout soit incertain, évacue au contraire les prétentions de la probabilité. Cette position libère ainsi l’espace dont a besoin le philosophe pour que, au-delà de toute probabilité, puisse se faire jour une certitude. Si on en reste à la certitude formelle que tout est incertain, on se replie sur la probabilité ; si on va plus loin, si on va jusqu’au pyrrhonisme, on se donne les moyens d’une percée qui excède le repli sur la probabilité. À la charnière des deux premières Méditations se dessine donc un embranchement. Une voie invite à passer de « il n’y a peut-être aucune vérité » à « il n’y a aucune certitude », et de « il n’y a aucune certitude » à « il est certain qu’il n’y a aucune certitude ». L’autre voie invite à passer de « il n’y a peut-être aucune vérité » à « il n’y a aucune certitude », puis de « il n’y a aucune certitude » à « il est incertain qu’il n’y ait aucune certitude », et enfin de « il est incertain qu’il n’y ait aucune certitude » à « il y a une certitude par la raison même qu’il est incertain qu’il n’y ait aucune certitude : le Malin génie ! ». Descartes emprunte la voie de Montaigne avec la ferme intention de renverser littéralement le pyrrhonisme, le Malin génie étant la puissance fictive suscitée par la puissance réelle du libre arbitre dans son exigence de ne déférer qu’au vrai, c’est-à-dire à la législation du vrai Dieu dont lui-même est, avec l’idée innée de Dieu, l’irrécusable signature.
Notes
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[1]
Voir L’Ordre de la pensée. Lecture des Méditations métaphysiques de Descartes, Paris, Hermann, 2011.
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[2]
Traduction des Méditations métaphysiques par Michelle Beyssade, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 145.
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[3]
Voir notamment mon article « Montaigne, Descartes : vérité et toute-puissance de Dieu », Revue philosophique, 134e année, n° 2, avril-juin 2009, pp. 147-168, article dirigé contre l’interprétation relativiste de la doctrine cartésienne de la création des vérités éternelles qui est celle des principaux successeurs de Descartes (Spinoza, Malebranche, Cudworth ou Leibniz), et celle que Jean-Luc Marion renouvelle à sa façon dans son livre Sur la théologie blanche de Descartes (Paris, Presses universitaires de France, 1981).
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[4]
Voir notamment l’article de Jean-Claude Pariente « Problèmes logiques du Cogito », dans Le Discours et sa méthode, Paris, Presses universitaires de France, 1987, pp. 229-269, où sont discutées les positions de Jaakko Hintikka, mais sans que soit prise en compte la spécificité de la Seconde Méditation découlant de la supposition du Malin génie.