Notes
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[1]
Cette revue critique porte principalement sur les deux ouvrages suivants : Alva Noë, Out of Our Heads. Why you Are not Your Brain, and Other Lessons from the Biology of Consciousness, New York, Hill and Wang, 2009, 214 p. et W. Teed Rockwell, Neither Brain nor Ghost. A Nondualist Alternative to the Mind-Brain Identity Theory, MIT Press, 2005, 231 p.
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[2]
Pour une présentation de la théorie de l’identité et de ses défenseurs, voir D. M. Armstrong, The Mind-Body Problem, an Opinionated Introduction, Boulder, Westview Press, 1999.
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[3]
S. Hurley et A. Noë, « Neural Plasticity and Consciousness », Biology and Philosophy, 18, 2003, pp. 131-168.
-
[4]
Voir sur Dewey, l’analyse de Rockwell ci-dessous.
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[5]
M. R. Bennett et P. M. S. Hacker, Philosophical Foundations in Neuroscience, Blackwell Publishing, 2003.
-
[6]
A. Clark et D. Chalmers, « The Extended Mind », Analysis, 1998, pp. 7-19. Voir en réponse J. Fodor, « Where Is My Mind? », London Review of Books, 31/3, 2009, pp. 13-15.
-
[7]
G. Van Orden et K. R. Paap, « Functional Neuroimages Fail to Discover Pieces of Mind in the Parts of the Brain », Philosophy of Science, 1997, pp. 85-94.
-
[8]
A. L. Roskies, « Saving Substraction: a Reply to Van Orden et Paap », British Journal for the Philosophy of Science, 2010, pp. 635-665.
-
[9]
M. Botvinick et J. Cohen, « Rubber Hands “Feel” Touch That Eyes See », Nature, 391, 1998, p. 756.
-
[10]
M. Tsarikis et P. Haggard, « The Rubber-Hand Illusion Revisited: Visuo-Tactile Integration and Self-Attribution », Journal of Experimental Psychology: Human Perception and Performance, 31/1, 2005, pp. 80-91.
-
[11]
D. Marr, Vision, New York, Freeman, 1982.
-
[12]
S. Baron-Cohen, Mindblindness, MIT Press, 1995, chapitre 4.
-
[13]
A. Karmiloff-Smith, 1993, Beyond Modularity, Londres et Cambridge, MIT Press.
-
[14]
J. Proust, « Metacognition and Metarepresentation: Is a Self-Directed Theory of Mind a Precondition for Metacognition? », Synthese, 159/2, 2007, pp. 271-295.
-
[15]
N. Humphrey, « The Society of Selves », Philosophical Transactions of the Royal Society, B, 362, 2007, pp. 745-754.
-
[16]
J. Dewey, Democracy and Education, New York, MacMillan, 1916, p. 336. Voir aussi Experience and Nature, 1925, in The Later Works, I, Carbondale, Southern Illinois University Press, p. 224. Dewey se souciait des implications de ce « dualisme » pour la coupure entre culture noble et enseignement technique ; Noë se soucie du divorce entre humanités et science.
-
[17]
U. T. Place, « Is Consciousness a Brain Process? », British Journal of Psychology, 47, 1956, pp. 44-50.
-
[18]
J. Y. Lettvin et al., 1959, « What the Frog’s Eye Tells the Frog’s Brain », in William C. Corning et M. Balaban, The Mind: Biological Approaches to Its Functions, 1968, pp. 233-258.
-
[19]
J. Dowling, The Retina, an Approachable Part of the Brain, Cambridge, MA., Belknapp Press, 1987, p. 39.
-
[20]
Michael D. Gershon, The Second Brain, New York, Harper, 1998.
-
[21]
William James, « What is an Emotion? », Mind, 9, 1884, pp. 188-205, in Essays in Psychology, Harvard, 1983, pp. 168-187.
-
[22]
C. Pert, Molecules of Emotion, New York, Simon and Schuster, 1997.
-
[23]
F. O. Schmitt, « Molecular Regulators of Brain Function: a New View », Neuroscience, 13/4, 1984, pp. 991-1001.
-
[24]
Antonio Damasio, L’Erreur de Descartes, Paris, Odile Jacob, 1995, pp. 14 et 121.
-
[25]
John Stuart Mill, A System of Logic, Livre III, chapitre 5, « Of the Law of Universal Causation », section III, in Collected Works, VII, p. 327.
-
[26]
Ibid., Livre III, chapitre 5, section 4, p. 334.
-
[27]
Scott F. Gilbert, « The Genome in Ecological Context », Annals of the New York Academy of Science, 981, 2002, pp. 202-218.
1La relation entre l’esprit et le corps est souvent pensée comme relation entre états mentaux et états cérébraux. Qu’engage cette spécification et doit-on l’accepter [1] ? Noë et Rockwell sont deux philosophes de l’esprit contemporains, le premier très connu, le second beaucoup moins. Leurs deux ouvrages récents Out of Our Heads et Neither Brain nor Ghost sont en un sens très différents dans leur ton et par le lectorat qu’ils visent. Noë, qui a déjà beaucoup publié, a voulu écrire un livre non technique, qui s’adresse à un public plus large que celui des séminaires de philosophie réunissant collègues et doctorants. Rockwell a signé pour sa part un livre qui est conforme, par sa facture, et malgré l’excentricité de certaines de ses thèses, aux canons académiques, au moins ceux qui sont dominants dans le monde anglo-saxon. Mais ces deux livres ont un objet commun, et plus exactement un ennemi commun. Cet ennemi, c’est précisément le cerveau, ou plus exactement toute personne qui soutient la thèse selon laquelle nous avons à accorder d’une manière ou d’une autre l’identité de la pensée et de l’activité du cerveau [2]. Selon eux il y aurait là un relatif consensus avec lequel il serait important de rompre. Ce consensus serait construit à partir de l’accord entre scientifiques et philosophes, étendu par la vulgarisation et accepté par le grand public. Pour Noë, la thèse de l’identité est erronée. Elle repose sur un mélange de mauvaises habitudes de pensée, de confusions conceptuelles et de résultats empiriques mal interprétés. Elle aboutit à une conception du monde désenchantée, elle est le produit d’une culture fragmentée où les sciences de la nature et les humanités demeurent irréconciliables, elle conduit à des impasses et à une conception de nous-mêmes qui est elle-même erronée (d’où son sous-titre). Pour Rockwell, cette thèse est surtout la source d’une clôture dogmatique qui empêche de pousser l’investigation empirique et la spéculation dans des directions inattendues et intéressantes. Après tout, « cerveau » est un terme du langage courant qui désigne, tout bonnement, une partie du corps. Les neurones sont des cellules parmi d’autres et tous les neurones ne sont pas dans le cerveau. Est-on bien sûr que le contenu de la boîte crânienne (Susan Hurley avait parlé de « membrane magique ») soit si différent par ses propriétés du reste, et joue le rôle, ou tous les rôles qu’on lui prête ? Est-on bien sûr que le renoncement au dualisme a cette conséquence-là, et pas une autre ? Philosophe de l’« énaction », Noë n’a pas exactement les mêmes arguments, les mêmes intérêts que Rockwell, philosophe néopragmatiste, mais tous deux estiment que la thèse de l’identité doit être abandonnée. Le philosophe qui s’intéresse, comme Noë et Rockwell, aux neurosciences et à un dialogue entre neurosciences et philosophie a, quelles que soient ses convictions, intérêt à examiner patiemment les arguments présentés par ces deux auteurs, même s’ils sont loin de permettre d’atteindre tous les buts visés.
Dépasser, mais quoi exactement ?
2Le but affiché du livre de Noë est de repenser les fondements des sciences cognitives (p. XIII). De ce fait, il veut « secouer l’establishment » (p. XIV), offrir une alternative à la « conception standard » (p. 4), il estime avoir « attaqué l’orthodoxie » (p. 185). Cet ennemi omniprésent risque d’être une cible mouvante, aussi Noë le caractérise-t-il à partir des thèses suivantes :
- La thèse matérialiste : la pensée est produite par un système matériel, ou n’est que l’activité de ce seul système.
- La thèse internaliste ou thèse de l’identité de la partie et du tout, identité de nous-mêmes et de quelque chose en nous, le cerveau. C’est ce que Noë appelle à la suite de Francis Crick l’hypothèse « stupéfiante » (astonishing). Les corrélats de cette thèse sont selon lui :
- Le computationnalisme (la pensée est un calcul sur des représentations).
- L’innéisme cognitif (l’esprit a une structure et celle-ci n’est le produit d’aucun apprentissage).
- La « nouvelle » phrénologie, c’est-à-dire la vision modulaire de l’esprit dont les capacités ont des corrélats neuraux localisés et identifiables au moyen de l’imagerie fonctionnelle.
- La thèse de l’émanation : la pensée est produite ou sécrétée par le cerveau.
- L’optimisme gnoséologique relatif au pouvoir explicatif des neurosciences cognitives ; en particulier la possibilité de principe d’une explication neuroscientifique de la conscience.
3D’abord, la conception standard n’est pas nouvelle (en particulier 2a) : elle consiste à substituer à une entité interne (immatérielle, res cogitans) une autre entité interne (matérielle). Elle revient donc à une forme de « matérialisme cartésien ».
4Ensuite, elle n’est pas plausible ni attrayante. Elle n’est pas attrayante a) parce qu’elle nous peint en cerveau dans une cuve, la cuve étant cette fois « naturelle » (le corps qui prolonge le cerveau et assure sa subsistance) ; b) parce qu’elle a de la pensée une conception intellectualiste comme activité détachée, sans relation aux besoins et aux buts de celui qui pense. Elle n’est pas plausible parce qu’elle suppose que l’expérience de pensée de neurones isolés produisant à eux seuls la conscience (« la conscience dans une boîte de Petri ») correspond à une authentique possibilité empirique, à rebours de nos intuitions.
5Enfin, la position standard n’est pas prometteuse ni éclairante : aucune identification des corrélats neuraux de la conscience ne nous explique(ra) pourquoi la conscience a les propriétés qu’elle a. Le programme explicatif standard dans l’étude cognitive de la conscience se trompe de cadre disciplinaire, il se trompe de support (privilégiant le cerveau seul) et il ne cerne pas l’activité dont dépend de manière cruciale la conscience (les corrélations sensori-motrices). Selon Noë, la théorie de l’énaction qu’il promeut est plus féconde (voir les pages de Action in Perception consacrées à la présence dans l’absence, et l’article de Hurley et Noë sur la plasticité intermodale, dont l’analyse est résumée au chapitre 3, et qui font partie de ses meilleurs travaux [3]).
6À la conception standard, Noë va donc opposer, premièrement, une biologie de la conscience (mentionnée dès le sous-titre du livre) : les neurosciences, en étudiant des mécanismes internes, manquent la perspective biologique sur la conscience qui est nécessaire à son appréhension. En gros, elles cherchent à déterminer un substrat neuronal de la conscience mais négligent le rôle de celle-ci (thèse fonctionnelle). Il va lui opposer, en second lieu, la thèse selon laquelle le cerveau n’est pas la condition suffisante de la pensée et de la conscience ; et donc (thèse holistique) qu’il faut insérer le cerveau dans le corps et celui-ci dans un environnement pour que quelque chose comme la pensée et la conscience soit possible. Il va lui opposer, troisièmement, la proposition selon laquelle la conscience est quelque chose que nous (êtres humains, animaux) faisons et non quelque chose qui se produit en nous (thèse énactiviste).
7À bien des égards, la proposition de Noë a elle-même des airs de déjà-lu. Remettre le cerveau dans le monde, plutôt qu’essayer de faire naître la représentation de ses modifications internes, a des accents bergsoniens. Son insistance sur l’importance de l’habitude (chapitre 5) rappelle le James des Principles of Psychology. Sa biologie de la conscience, qui prend la forme d’intertitres qui sont comme des slogans sur des banderoles (« L’esprit, c’est la vie »), rappelle Uexküll et ses mondes animaux (pp. 39-40) : même antimécanisme, même distinction entre de simples processus et un agent qui a (comme la tique des Mondes animaux) des « besoins » et des « intérêts » pour avoir un champ de conscience (ou un Umwelt). Son anticartésianisme déclaré rappelle Ryle et Le Concept d’esprit (l’accent mis sur le savoir comment) mais aussi Dewey [4]. La phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty est omniprésente, jusque dans les tournures (« Nous sommes dans le monde et du monde », p. 82). Sa critique du préjugé internaliste se trouve dans Bennett et Hacker et leur analyse néowittgensteinienne de l’« erreur méréologique [5] ». Sa défense d’un « esprit étendu » (chapitre 4) fait écho à celle de Clark et Chalmers [6].
8S’il y a cependant une particularité de ce qui prend parfois avec Noë la forme d’une sorte de visite guidée du paysage cognitif contemporain, c’est la conviction selon laquelle la conscience est ce qui permet le mieux de mettre à l’épreuve et de rejeter ultimement la « Conception standard ». Mais le problème désigné comme central n’est en rien unique ou isolé. Malgré des concessions occasionnelles assez curieuses (p. 80 : le cerveau et le système nerveux central conservent un « rôle pivot »), Noë estime aussi que tout se tient dans la conception standard et que tout doit être rejeté puisqu’il s’agit, tout bonnement, de « changer le monde » (p. XIV).
9C’est certainement un défaut de l’argumentation du livre de faire comme si la conception standard était à ce point monolithique que tout ce qui permet de rejeter ou de mettre en doute l’une des propositions qui la composent atteignait la thèse de l’identité elle-même. Mais rien n’est moins sûr : la « conception standard » semble être le produit d’une idéalisation à partir d’une famille de conceptions de la vie mentale et du rôle du cerveau ; les thèses qui la composent ne sont pas à accepter ou rejeter en bloc. Par exemple, on pourrait avoir une conception « large » de la base (sensori-motrice) sur laquelle surviennent les différences entre modalités sensorielles (c’est la conception pour laquelle plaide Noë) et une conception « étroite » (internaliste) des conditions du souvenir épisodique ou de la mémoire verbale. Autre exemple, Noë fait comme si toute contestation argumentée de la « nouvelle phrénologie » (ci-dessus, thèse 2d) était en elle-même une remise en cause des thèses centrales de la conception standard. Mais après tout, un constructiviste comme Jeffrey Elman peut aujourd’hui rejeter et l’innéisme cognitif et la localisation phrénologique des facultés dans le cerveau et au moins une forme orthodoxe de computationnalisme, sans pour autant remettre nécessairement en cause le rôle du cerveau dans la cognition. À l’opposé, Fodor marque depuis des années son scepticisme vis-à-vis de la « nouvelle phrénologie » (il est un des principaux critiques de la modularité massive, comme de la psychologie évolutionniste) tout en étant le plus résolu des innéistes.
10Pour voir comment Noë prend des relations plus ou moins lâches pour des liens étroits (établissant une sorte de « culpabilité par association »), détaillons la manière dont il fait fond sur les travaux de Van Orden et Paap qui ont mené une critique suggestive de l’imagerie fonctionnelle [7]. Selon la méthode canonique de soustraction, pour savoir quelle région cérébrale est concernée par la tâche cognitivement exigeante A, le psychologue compare les activations correspondant à A avec celles qui sont caractéristiques de la tâche plus simple B qui lui est connexe : la soustraction de l’activation caractéristique de B à l’activation caractéristique de A lui permet d’identifier les corrélats propres à A. Or, selon Van Orden et Paap, la méthode de soustraction est fondamentalement erronée parce qu’il est bien possible que faire A modifie l’exécution de B : par conséquent, la zone qui sera attribuée à l’exécution de A comprendra, de manière indéterminée, une zone qui en fait correspond à la réalisation modifiée de B. Le problème n’est pas seulement que le cerveau humain n’a certainement pas été, avant les techniques d’imagerie, la « boîte noire » dont parle Noë, ce qui revient à renvoyer dans le néant cent cinquante ans de neuropsychologie. Il n’est pas non plus seulement que les travaux de Van Orden et Paap sont discutés dans la littérature spécialisée et qu’on peut défendre contre eux la méthode de soustraction [8]. Le problème est aussi, et d’abord, que la mise en évidence des faiblesses de la connaissance empirique des corrélats cérébraux des tâches cognitives n’a en rien la valeur d’une réfutation de la thèse selon laquelle il y a bien des corrélats cérébraux distincts des tâches cognitives (ci-dessus, 2d). Si un contemporain de Galilée avait montré que sa lunette ne permettait pas à l’observateur de distinguer le relief lunaire de simples formations nébuleuses à la surface du satellite de la terre, il n’aurait pas pour autant montré contre Galilée qu’il n’y a pas de relief lunaire. On ne voit donc pas comment on passe de « l’imagerie fonctionnelle ne permet pas de bien identifier les corrélats de nos activités cognitives » à « des activités cognitives différentes n’ont pas de corrélats cérébraux différents » et encore moins à « le cerveau n’a pas d’activité cognitive en propre » ou, comme le dit Noë, « vous n’êtes pas votre cerveau » (p. 24). De ce que Van Orden et Paap avancent, il peut s’ensuivre que la confiance placée dans les techniques d’imagerie n’est pas justifiée, ou n’est pas actuellement justifiée, ou n’est pas entièrement justifiée ; mais cela ne concerne pas la question de savoir si les processus cognitifs sont ou ne sont pas des processus cérébraux.
11Cette tendance à voir dans la littérature scientifique de l’eau pour son moulin quel que soit le contenu des textes ou leurs implications nuit plus d’une fois à la rigueur du propos. L’illusion de la main en caoutchouc de Botvinick et Cohen [9] ? Elle montre naturellement selon Noë que la différence entre moi et l’objet hors de moi est affaire de « destins différents » (p. 74) et non simplement de séparation physique. Sauf que ce n’est, en fait de « destin commun » comme source de l’illusion, qu’un simple pattern de stimulation similaire qui permet fugacement à la main en caoutchouc posée sur la table d’être ressentie comme mienne au bout de quelques minutes, la mienne étant restée passive et inerte, c’est-à-dire ne faisant rien (autant pour l’action, clef de toute chose). Et l’illusion ne semble survenir que sous des conditions de similarité morphologique entre l’objet vu et la partie du corps cachée, sans quoi le « destin commun » ne suffit en rien à provoquer l’illusion [10], ce qui ôte pas mal de force à l’explication proposée. Après tout, on a beau parler d’un vêtement comme d’une seconde peau, le fait de le porter tous les jours (destin commun s’il en est) n’abolit pas la frontière entre lui et nous. La théorie computationnelle de la vision proposée par Marr [11] ? Elle revient bien sûr, nous dit Noë, qui voit en elle une variante de la conception standard, à modéliser la vision en la détachant de toute référence à son utilité biologique, comme un pur processus informationnel abstrait (pp. 158-159). Pour Noë, « détacher », « abstraire », c’est mutiler ! Or, Marr prenait bien soin de préciser que l’étude de la vision au niveau computationnel ne doit pas porter simplement sur le quoi (quelle fonction), mais sur le pourquoi (pourquoi cette fonction plutôt qu’une autre), ce qui implique justement d’entrer dans des questions d’adaptation de l’outil sensoriel au contexte de son usage, c’est-à-dire à son contexte biologique. Certes, ce n’est pas exactement la biologie d’un Uexküll qui répondrait à ces questions, mais Uexküll n’est pas toute la biologie.
12On ne compte pas, dans le livre, les passages où sont exaltées, un peu en vrac, la communion avec autrui, l’insertion dans le monde, la manière dont nous ne sommes nous-mêmes qu’en nous projetant en dehors de nous : « l’expérience humaine est une danse qui se déroule dans le monde et avec les autres » (p. XIII) ; « l’enfant est toujours déjà dans un contexte dans lequel le sentiment partagé (shared feeling) et la capacité à se répondre mutuellement sont un donné » (p. 31) ; à propos de l’attachement à autrui : « Je ne peux pas à la fois vous faire confiance et vous aimer et en même temps me demander si vous êtes un être vivant doué de pensée et de sentiment, tout comme je ne peux pas bien danser si je compte les pas et que j’essaie de me souvenir de ce qui vient ensuite » (p. 33). La « maturation » de l’individu n’est pas affaire de détachement : « En apprenant à marcher, à maîtriser une langue, en développant des amitiés, nous nous enracinons dans l’environnement pratique » (p. 51) ; à propos du « contexte partagé » de nos vies : « Comme un joueur de football au milieu du match, nous sommes toujours déjà impliqués dans le jeu » (p. 183). Il faut donc selon Noë, qui semble réprimander ses adversaires pour une erreur qui ressemble étrangement à une faute morale, privilégier le partage, la participation. Tout se passe comme si la « vie participative » était première et qu’elle suffisait à constituer et la vie mentale et le soi. Mais peut-on faire de la participation un premier principe, et est-elle inanalysable alors qu’elle peut avoir des manifestations si différentes (repérer des affordances dans l’environnement et partager l’enthousiasme de son voisin au concert étant deux formes de « vie participative » au sens vraiment très large qui intéresse Noë) ? La vie participative n’est pas première, sinon dans ses formes les plus élémentaires : en ce qui concerne autrui, il y a loin de l’imitation néonatale (l’enfant reproduisant précocement le geste de l’adulte) à la contagion émotionnelle ou à l’attention partagée qui apparaît généralement, mais pas universellement, au terme de plusieurs mois [12]. La vie participative n’est pas non plus suffisante. En ce qui concerne l’activité cognitive, Noë fait bien peu de cas du passage de l’immergé au détaché, passage qui joue un si grand rôle dans l’ontogenèse de l’esprit, selon les psychologues du développement [13]. Les pages qu’il consacre à l’apprentissage du langage (pp. 100-104) sont particulièrement significatives : l’acquisition de la maîtrise d’une langue est un cas paradigmatique d’accomplissement cognitif, dit Noë, et, mieux on maîtrise la langue, moins on pense aux règles, plus on est dans l’automatisme et dans une forme d’« engagement » quotidien. Mais à aucun moment, Noë ne pense aux activités de l’enfant comme « petit grammairien » (selon la formule d’Annette Karmiloff-Smith), devenu capable de jugements de grammaticalité, capable d’entretenir une relation aux normes qui régissent l’usage, ce qui lui permettra éventuellement d’y faire référence et de les inculquer à son tour. L’anti-intellectualisme finit par mettre sur le même plan la danse des abeilles (engagées, elles aussi) et notre compétence linguistique ; il conduit à négliger nos capacités métareprésentationnelles et métacognitives [14]. La réduction de la compétence linguistique au comportement verbal est pourtant, on le sait depuis un moment, une tâche désespérée.
13En ce qui concerne le soi, il y a certes la notion de soi « écologique » que défendent des psychologues gibsoniens comme Ulrich Neisser et Philippe Rochat, mais on peut penser que le soi de l’identité personnelle suppose une forme de sphère privée (celle du souvenir non partagé, des pensées qu’on garde pour soi, de la délibération individuelle, de la pudeur, de la dissimulation, du mensonge par omission) qui est gravement négligée par Noë dans sa conception de l’existence consciente comme une sorte de pas-de-trois permanent (soi, autrui, le monde), conception où « interne » ou « séparé » sont devenus, curieusement, des termes péjoratifs. Certains chercheurs, réagissant à la croissance exponentielle du nombre de travaux sur l’empathie et les neurones miroirs, ont voulu voir récemment dans le caractère privé de la conscience le résultat non accidentel d’une histoire évolutive. L’évolution de l’opacité, de la possibilité d’avoir une vie mentale inaccessible aux autres, aurait un rapport avec la sophistication de nos relations avec eux [15]. Avant de déterminer quelles relations le soi entretient avec le cerveau, il faudrait préciser ce qu’on entend par soi ; or, la conception énactive de l’expérience n’offre pas une conception prometteuse du soi. Le meilleur Noë est celui que nous connaissions déjà.
Causes internes, circonstances externes ?
14Le livre de Rockwell diffère de celui de Noë en ceci que Rockwell est bien plus au fait de l’histoire des idées, et rappelle d’entrée la phrase de Dewey : « Trop souvent […] l’ancien dualisme de l’âme et du corps a été remplacé par celui du cerveau et du reste du corps [16]. » Il connaît, et s’appuie sur, la tradition pragmatiste de la critique de ce qu’il nomme « matérialisme cartésien ». Plutôt qu’une opposition frontale à la conception standard, Rockwell entend développer une critique qui en fait une forme de vérité approchée, ou de paradigme, au sens de Kuhn, qui détermine des programmes de recherche, permet la solution de certaines « énigmes » mais en laisse d’autres de côté. Il part donc de la distinction de Place entre le « est » de définition (« un carré est un rectangle équilatéral ») et le « est » de composition (« sa table est une vieille boîte de rangement ») [17]. Pour Place l’identité de la conscience et d’un processus cérébral est connue a posteriori comme un fait du monde (le « est » de composition), fait de nature contingente. Mais s’il s’agit d’un fait contingent, alors du matérialisme à la thèse de l’identité de l’esprit et du cerveau, la conséquence n’est pas nécessairement bonne et « un esprit non crânien est une authentique possibilité empirique » (p. 19) qui mérite d’être envisagée.
15Lorsqu’il rejette l’identité du mental et du cérébral, Rockwell pense les phénomènes mentaux d’une manière toute différente de celle de Noë. Pour lui, le mental ce n’est pas d’abord ou seulement l’expérience ou la conscience, mais la vie cognitive et affective dans son extension la plus large. De ceci dépend le premier moment de sa stratégie (chapitre 2, « Beyond the Cranium »), avec un argument qui est celui de la parité ou de la symétrie : si des neurones en dehors du crâne jouent un rôle dans le traitement de l’information analogue à celui de neurones du cortex, alors leur activité est cognitive et la thèse de l’identité du cerveau et de l’esprit est réfutée. Ses exemples sont l’analyse des réponses de certains neurones de la rétine et la théorie de la douleur de Melzack en termes de « neuromatrice ». Les yeux sont-ils « simplement » sensibles à la lumière et transmettent-ils au cerveau une information sur la seule distribution locale de celle-ci ? Lettvin et ses collaborateurs ont montré que l’appareil nerveux de l’œil de la grenouille est bien plus sophistiqué : tous les neurones de la rétine ne sont pas des transducteurs, et certaines cellules peuvent identifier des propriétés similaires à partir d’entrées hétérogènes. Par exemple, les détecteurs de contraste répondent à l’apparition dans leur champ réceptif de l’extrémité d’un objet plus sombre ou plus lumineux que l’arrière-plan, quelles qu’en soient la taille ou la forme [18]. Certaines cellules ganglionnaires sont sensibles à la direction du stimulus et répondent aussi bien à un point lumineux se mouvant dans un environnement sombre qu’à un point sombre se mouvant dans un environnement lumineux [19]. Dénier un rôle à ces neurones rétiniens dans le traitement des signaux visuels aurait pour seule base le préjugé « centraliste ». La cognition visuelle semble donc bien distribuée dans le système nerveux central et non concentrée dans le cerveau. L’introduction de la notion de « second cerveau » (le système nerveux entérique, qui contrôle les processus digestifs) a donné du poids à cette vision décentralisée des opérations neurocognitives [20].
16Le deuxième moment de la stratégie de Rockwell (chapitre 3, « Beyond the Neuronal Mind ») consiste à aller au-delà du système nerveux central et de l’esprit neuronal. Pour cela, il part de la théorie jamésienne des émotions [21] : les états du corps associés aux émotions constituent celles-ci, au lieu de simplement en résulter. Pour avancer sur cette voie, il s’appuie sur les hypothèses de chercheurs comme Candace Pert, selon laquelle des molécules comme les neuropeptides jouent un rôle dans la détermination des émotions en connectant le cerveau et des cibles spécifiques disséminées dans le corps [22]. Schmitt [23], pour sa part, avait postulé que pour parfaire la physiologie nerveuse il faut ajouter aux neurotransmetteurs et aux synapses un « système parasynaptique » incluant toute une gamme de « molécules informationnelles » dont les neuropeptides font partie. Damasio, à son tour, rejette une vision exclusivement synaptique de la communication des signaux [24] : l’activité du corps a pour effet la production de substances qui parviennent au cerveau par voie sanguine et peuvent modifier son fonctionnement. Il est donc faux, et que la connexion entre corps et cerveau soit exclusivement l’apanage du système nerveux central, et que les phénomènes mentaux aient exclusivement des corrélats neuraux. La question pour Rockwell est moins de savoir si des chercheurs comme Pert ont raison, que de mesurer les implications de ce type de recherche et les raisons du caractère hétérodoxe qui peut les rendre suspectes. Changer de philosophie, c’est se donner des raisons pour considérer de nouvelles hypothèses de travail.
17Troisième moment : selon la théorie écologique de Jerome J. Gibson, la lumière hors de nous contient une information que l’activité perceptive extrait du stimulus. Voir les surfaces illuminées, s’orienter au milieu d’elles, c’est selon Gibson accéder aux propriétés de l’environnement. Faut-il alors étendre l’esprit, non seulement au-delà des limites du système nerveux central, mais au-delà des limites du corps, au sens où je n’aurais pas l’expérience que j’ai si le monde n’était pas ce qu’il est et si l’agencement des surfaces hors de moi ne déterminait pas la distribution de la lumière ambiante dont je tire l’information appropriée ? L’expérience du monde en ce cas ne covarie pas avec des patterns internes de stimulation, mais avec l’illumination des surfaces hors de nous. D’autant que le microdétail de l’organisation de ces patterns peut varier chez deux individus tandis que l’illumination des surfaces détermine une expérience qui leur est commune. Rockwell ne dit pas que la limite entre soi et le monde n’existe pas, ou qu’elle est arbitraire. Il soutient que, suivant les moments et les activités qui sont les nôtres, les conditions d’émergence de l’esprit peuvent varier, et que toutes ne sont pas internes.
18En suggérant que toute explication du mental est plurifactorielle, Rockwell s’en prend à la théorie de l’identité sur la base d’une réflexion sur la causalité. Cette réflexion s’inspire en particulier de passages cruciaux de la Logique de Stuart Mill, ce qui fait de Rockwell davantage un philosophe de la connaissance qui réfléchit sur la sélection des facteurs pertinents dans l’explication psychologique qu’un métaphysicien comme Noë, dont le but est de réfuter le matérialisme de l’identité. Premier point dans Mill, la critique de la conception atomistique de la causalité où l’antécédent immédiat d’une chose, par exemple, serait considéré comme sa cause unique : un effet résulte ordinairement du concours de plusieurs antécédents. Mill analyse en outre la distinction entre cause et condition d’un phénomène [25] : cette distinction semble tranchée, mais elle apparaît, lorsqu’on est attentif, relative et dépendante de la perspective de l’observateur : dans un certain récit du siège, la négligence de la sentinelle sera cause de la prise du fort ; elle n’en sera plus qu’un antécédent parmi d’autres si nous expliquons l’issue de ce siège par un rapport de force entièrement défavorable. Second point, connexe du précédent, on peut trouver dans Mill une critique de l’idée de pouvoir causal intrinsèque, en particulier dans sa discussion critique de la différence usuelle entre agent et patient [26] : le pouvoir causal qui est inféré de l’occurrence d’un effet est communément attribué à un agent isolé, mais c’est au prix d’une idéalisation puisqu’en fait c’est la relation de cet agent à d’autres entités qui lui permet de produire cet effet ; dans l’exemple de Mill : « Ce n’est pas la lumière seule qui est l’agent de la vision, mais la lumière associée aux propriétés actives de l’œil et du cerveau et à celles de l’objet visible. » La lumière ne fait que ce que l’organisme contribue à lui permettre de faire.
19En utilisant ces passages, Rockwell entend d’abord soumettre à l’analyse l’idée selon laquelle le cerveau jouerait un rôle causal vis-à-vis de l’activité mentale que le corps ou l’environnement, comme simples conditions de celle-ci, ne joueraient pas : la distinction entre cause et condition est commode sans être conceptuellement bien justifiée, et elle est susceptible de plus d’un emploi. Il entend ensuite contester que le pouvoir causal du cerveau puisse être considéré comme un pouvoir intrinsèque, autosuffisant, en faisant appel et à la critique philosophique de cette notion de pouvoir intrinsèque, et à la manière dont nous pouvons réfléchir à la construction de la connaissance en la matière. À l’argument du cerveau dans la cuve (chapitre 5), la réponse de Rockwell est que le cerveau ne produira pas quelque chose comme une expérience cohérente à lui seul, il la produira, en mettant les choses au mieux, s’il est exposé à un certain pattern de stimulations qui a les propriétés caractéristiques d’un monde bien ordonné : il sera donc coresponsable, avec un tel pattern, de la genèse de l’expérience, d’une manière dont une activation interne n’obéissant à aucun pattern défini ne le serait pas. On pourra admettre, à la limite, une réalisation cérébrale des rêves sans admettre une réalisation purement cérébrale des expériences de la veille, en faisant alors de la différence entre leurs bases respectives (étroite ou bien large, c’est-à-dire incluant les interactions du corps et de l’environnement) un facteur crucial de leur dissemblance (chapitre 9, p. 163).
20L’idée de Rockwell est que le matérialisme cartésien est la conséquence illégitime d’une stratégie de recherche elle-même légitime et féconde. Suivant les buts que nous poursuivons, nous pourrons considérer isolément ou non le cerveau, et le considérer légitimement ou non comme un système autonome. Il sera légitime, par exemple, d’isoler telle région comme responsable de telle capacité chez l’adulte (ou de telle contribution à cette capacité) si nous cherchons à établir que d’autres régions connexes n’ont pas la même implication dans une tâche donnée, ou d’expliquer les conséquences d’une lésion toutes choses étant égales par ailleurs (en ce qui concerne le cerveau, le corps, l’environnement). Mais il sera également légitime, dans d’autres circonstances, de considérer que cette région ne peut normalement jouer ce rôle qui est le sien qu’au terme d’une histoire développementale particulière, selon des connexions spécifiques et des conditions d’input appropriées : on pourra alors admettre une base large, et non étroite, de l’activité cognitive correspondante. On peut étudier la cognition sociale en s’intéressant aux régions du cerveau qui lui sont dédiées ; mais on peut aussi se demander quel est le pourquoi de la spécialisation du cingulum, de l’amygdale et du cortex orbito-frontal en faisant référence à la vie sociale des primates. La nature même de cette spécialisation nous échappe si nous n’essayons pas de comprendre ce que ces régions sont censées faire : comprendre le quoi détermine au moins pour une part la connaissance du comment (pp. 107-108). Dans un cas, déterminer de quoi dépend la cognition sociale dépendra de l’identification de facteurs internes, dans l’autre, déterminer pourquoi elle existe et elle a les modalités qu’elle a exige toujours aussi de tenir compte des pressions sélectives passées et des contextes évolutifs. Décider quelle est la bonne réponse au problème de la base de l’expérience et de la pensée (le cerveau et ses propriétés distinctives, ou le cerveau en contexte) n’a guère de sens aussi longtemps que la question elle-même n’est pas spécifiée, et rien n’oblige à considérer qu’un type de question, ou d’investigation, est plus légitime que l’autre.
21On peut se demander s’il n’y a pas chez Rockwell une confusion au sujet des expressions « base » et « survenance ». En effet, quand Descartes posait la dualité des substances, et affirmait que la res cogitans est chose complète, il se posait une question, celle des conditions d’existence de l’esprit. Les matérialistes de l’identité, à la suite de l’épiphénoménisme de Huxley, s’ils apportaient à cette question une réponse différente, se posaient au moins à peu près la même question. Il semble que Rockwell, en fait, se pose une question différente qui est celle des conditions de détermination de telle pensée. Et évidemment, s’il s’agit de savoir, non (seulement) pourquoi je suis capable de penser, mais (encore) pourquoi je pense à ceci plutôt qu’à cela, pourquoi je suis dans tel ou tel état de conscience, alors la réponse inclut certainement et même trivialement des facteurs connexes qui débordent la circuiterie cérébrale ; à la limite, Descartes ne niait pas que le monde joue un rôle dans la formation des idées adventices (nos concepts empiriques) et le corps également dans le mécanisme normal de la formation des idées des sens. À cela s’ajoute la différence entre des conditions actuelles et des conditions historiques. La propriété de donner l’heure dépend actuellement de la structure et du fonctionnement d’un système isolé, bien qu’elle dépende aussi historiquement d’un processus de fabrication de ce système. Les internalistes (matérialistes cartésiens) risquent fort de concéder à leur tour que la région fusiforme ne joue le rôle qu’elle joue dans la reconnaissance des visages qu’à la suite d’une longue histoire évolutive dans un contexte externe de compétition-coopération sociale qui la détermine à exercer le rôle qu’elle a en propre dans le cerveau humain. Mais on peut prêter un rôle actuel au gyrus fusiforme (un rôle exclusif) quand bien même les « causes lointaines », comme les appelait Ernst Mayr, sont à l’arrière-plan. La substitution d’une base « large » à une base « étroite » dépend alors d’un choix initial, et on peut se demander si l’appel à la distinction des points de vue que fait Rockwell ne se retourne pas contre lui en minimisant la portée de la révolution anti-internaliste qu’il entend opérer.
22Le livre de Rockwell apparaît plus risqué, plus étrange, mais aussi plus stimulant que celui de Noë. L’ensemble qu’ils forment suggère au moins trois observations. La première est qu’il y a une dimension de « retour à » dans beaucoup de pensées supposées nouvelles dans un tel champ, et qu’il vaut sans doute mieux l’assumer comme Rockwell que l’ignorer avec Noë. La deuxième est que ces livres illustrent un certain Zeitgeist. Par exemple, les biologistes qui insistent aujourd’hui sur la notion de plasticité développementale et qui demandent qu’on replace le génome dans son contexte écologique veulent que les facteurs environnementaux codéterminent le phénotype. Ils veulent donc une base large, et non étroite, pour une part externe, et non simplement interne, sur laquelle survient le phénotype (comme l’expérience selon Rockwell n’a pas exclusivement des causes cérébrales) [27]. Ils veulent, eux aussi, qu’on explique avec des interactions, et non des causes endogènes. La troisième remarque est que l’appel à replacer le cerveau en contexte semble mener à des conclusions moins fracassantes que prévu : pour faire ce qu’on a à faire, on agit rarement seul.
Notes
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[1]
Cette revue critique porte principalement sur les deux ouvrages suivants : Alva Noë, Out of Our Heads. Why you Are not Your Brain, and Other Lessons from the Biology of Consciousness, New York, Hill and Wang, 2009, 214 p. et W. Teed Rockwell, Neither Brain nor Ghost. A Nondualist Alternative to the Mind-Brain Identity Theory, MIT Press, 2005, 231 p.
-
[2]
Pour une présentation de la théorie de l’identité et de ses défenseurs, voir D. M. Armstrong, The Mind-Body Problem, an Opinionated Introduction, Boulder, Westview Press, 1999.
-
[3]
S. Hurley et A. Noë, « Neural Plasticity and Consciousness », Biology and Philosophy, 18, 2003, pp. 131-168.
-
[4]
Voir sur Dewey, l’analyse de Rockwell ci-dessous.
-
[5]
M. R. Bennett et P. M. S. Hacker, Philosophical Foundations in Neuroscience, Blackwell Publishing, 2003.
-
[6]
A. Clark et D. Chalmers, « The Extended Mind », Analysis, 1998, pp. 7-19. Voir en réponse J. Fodor, « Where Is My Mind? », London Review of Books, 31/3, 2009, pp. 13-15.
-
[7]
G. Van Orden et K. R. Paap, « Functional Neuroimages Fail to Discover Pieces of Mind in the Parts of the Brain », Philosophy of Science, 1997, pp. 85-94.
-
[8]
A. L. Roskies, « Saving Substraction: a Reply to Van Orden et Paap », British Journal for the Philosophy of Science, 2010, pp. 635-665.
-
[9]
M. Botvinick et J. Cohen, « Rubber Hands “Feel” Touch That Eyes See », Nature, 391, 1998, p. 756.
-
[10]
M. Tsarikis et P. Haggard, « The Rubber-Hand Illusion Revisited: Visuo-Tactile Integration and Self-Attribution », Journal of Experimental Psychology: Human Perception and Performance, 31/1, 2005, pp. 80-91.
-
[11]
D. Marr, Vision, New York, Freeman, 1982.
-
[12]
S. Baron-Cohen, Mindblindness, MIT Press, 1995, chapitre 4.
-
[13]
A. Karmiloff-Smith, 1993, Beyond Modularity, Londres et Cambridge, MIT Press.
-
[14]
J. Proust, « Metacognition and Metarepresentation: Is a Self-Directed Theory of Mind a Precondition for Metacognition? », Synthese, 159/2, 2007, pp. 271-295.
-
[15]
N. Humphrey, « The Society of Selves », Philosophical Transactions of the Royal Society, B, 362, 2007, pp. 745-754.
-
[16]
J. Dewey, Democracy and Education, New York, MacMillan, 1916, p. 336. Voir aussi Experience and Nature, 1925, in The Later Works, I, Carbondale, Southern Illinois University Press, p. 224. Dewey se souciait des implications de ce « dualisme » pour la coupure entre culture noble et enseignement technique ; Noë se soucie du divorce entre humanités et science.
-
[17]
U. T. Place, « Is Consciousness a Brain Process? », British Journal of Psychology, 47, 1956, pp. 44-50.
-
[18]
J. Y. Lettvin et al., 1959, « What the Frog’s Eye Tells the Frog’s Brain », in William C. Corning et M. Balaban, The Mind: Biological Approaches to Its Functions, 1968, pp. 233-258.
-
[19]
J. Dowling, The Retina, an Approachable Part of the Brain, Cambridge, MA., Belknapp Press, 1987, p. 39.
-
[20]
Michael D. Gershon, The Second Brain, New York, Harper, 1998.
-
[21]
William James, « What is an Emotion? », Mind, 9, 1884, pp. 188-205, in Essays in Psychology, Harvard, 1983, pp. 168-187.
-
[22]
C. Pert, Molecules of Emotion, New York, Simon and Schuster, 1997.
-
[23]
F. O. Schmitt, « Molecular Regulators of Brain Function: a New View », Neuroscience, 13/4, 1984, pp. 991-1001.
-
[24]
Antonio Damasio, L’Erreur de Descartes, Paris, Odile Jacob, 1995, pp. 14 et 121.
-
[25]
John Stuart Mill, A System of Logic, Livre III, chapitre 5, « Of the Law of Universal Causation », section III, in Collected Works, VII, p. 327.
-
[26]
Ibid., Livre III, chapitre 5, section 4, p. 334.
-
[27]
Scott F. Gilbert, « The Genome in Ecological Context », Annals of the New York Academy of Science, 981, 2002, pp. 202-218.