Couverture de RPHI_114

Article de revue

Analyses et comptes rendus

Pages 563 à 600

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Moyen âge et Renaissance

Adriaan Th. Peperzak, Savoir et sagesse, Paris, puf, collection de métaphysique « Chaire Étienne Gilson », 2011, 140 p.

1Voici une version « quelque peu remaniée » (p. V) des six leçons données par l’auteur à l’Institut catholique de Paris, en janvier 2010, dans le cadre de la Chaire Étienne Gilson. Ces leçons portaient sur L’Itinéraire de l’âme vers Dieu écrit par saint Bonaventure. Dans ce qui est maintenant devenu un livre à part entière, Adriaan Th. Peperzak propose un commentaire libre et instructif de ce texte de 1259, qu’il réinscrit dans un courant spiritualiste qui va de Platon et Aristote jusqu’à Hegel, en passant notamment par Plotin. Faisant fi de toute érudition inutile, il exhibe patiemment et rigoureusement (on trouvera des aperçus suggestifs sur le Beau platonicien) l’étonnante actualité de la quête ontothéologique du célèbre franciscain. Il est vrai que la donation même de tout ce qui est reste un mystère pour les philosophes contemporains, postmétaphysiciens ou pas. Très sensible à ce qui constitue l’essence même d’une sagesse humaine possible, en deçà ou au-delà des oppositions tranchées (en l’occurrence, celle d’une sagesse païenne et d’une sagesse chrétienne, ou encore celle d’une législation immanente et d’un impératif transcendant), Peperzak nous donne à penser, sans nostalgie, ce que l’humanité à venir risque de perdre de sa propre humanité, à force de faire de l’homme ou plutôt du Sujet (cogito, « Je pense », individu, etc.) l’alpha et l’oméga d’où tout part et où tout revient. Une autre sagesse, que l’on pourrait dénommer, sans paradoxe, une épistémologie de la prière (voir p. 94-95) ou une expérimentation du divin, devrait nous permettre de retrouver, contre tout risque de démesure, le sens ou la valeur de la vie, au double sens de vie intérieure et vie charnelle. Parler encore et toujours de Dieu, au risque de n’avoir que ce seul mot à la bouche, reviendrait en fait à circonscrire, en herméneute averti, des seuils d’existence et d’inexistence, de visibilité et d’invisibilité, que ni les phénoménologues, bardés de méthodologies fines, ni les théologiens aveuglés par la seule foi ne sauraient expliciter. Vivre en paix avec soi-même et avec les autres, au sein d’un Tout qu’aucune vue panoramique ne saurait embrasser, tel est sans doute le message dont Bonaventure comme Peperzak, à la fois croyants et raisonnables, se font, comme d’autres, les inlassables porte-parole. Maintenir ouvertes de telles perspectives suppose néanmoins une capacité d’amour et une force de conviction qui, aux yeux de certains, moins idéalistes ou moins doués pour les bons sentiments et les beaux gestes, apparaîtront surtout comme une aptitude à discourir, une fois encore, sur l’amour et une tendance irrépressible à s’illusionner, une fois de plus, sur l’espèce humaine.

2Alain Panero

Franciscus de Marchia, Quaestiones in secundum librum sententiarum (Reportatio II A) : Quaestiones 13-27, Louvain, Leuven University Press, 2010, cii-314 p., 85 €.

3L’édition critique des œuvres du franciscain Franciscus de Marchia a récemment fourni de nouveaux outils pour les médiévistes du xxie siècle. En 2003, les éditions du Commentaire des Sentences de Pierre Lombard et du Commentaire sur la Physique d’Aristote par Nazareno Mariani ont permis des lectures utiles sur le rayonnement de ce brillant théologien à l’Université de Paris dans les années 1325-1335, en théologie (ses débats avec Jean Duns Scot sur l’intellect divin par exemple), mais aussi en philosophie naturelle (l’influence de sa théorie des projectiles sur les écrits de Jean Buridan notamment) et politique (en particulier sa relation difficile à Jean xxii).

4Ces recherches sont prolongées par la présente édition des questions disputées 13 à 27 du second livre des Sentences de Pierre Lombard, qui fait suite à un premier volume publié en 2008, consacré aux douze premières questions de ce même livre. Au-delà du travail minutieux de restitution de ces textes difficiles d’accès, Tiziana Suarez-Nani et son équipe, Girard J. Etzkorn, William Duba et Emmanuel Babey, montrent avec une impressionnante précision l’ampleur doctrinale de Franciscus de Marchia dans un domaine moins connu que les précédents : celui de la psychologie (ontologie des substances immatérielles et spirituelles, nature et composition des êtres angéliques et démoniaques).

5L’introduction dense, en six sections, dont les trois premières sont consacrées au contenu doctrinal, souligne le foisonnement des thèmes abordés et leur richesse polémique. La dynamique de ces problématiques psychologiques (très manifeste dans la question 23) reflète la pensée vivante de Franciscus de Marchia tant à l’adresse de ses nombreux prédécesseurs du xiiie siècle (Thomas d’Aquin, Bonaventure, Henri de Gand ou Gilles de Rome) que de ses interlocuteurs du xive siècle (Jean Duns Scot, Gautier Burley, Hervaeus Natalis ou Pierre Auriole). La première section livre les grands axes des argumentaires de chaque question. La seconde classifie les sources traditionnelles explicitement nommées dans le texte mais identifie aussi presque toutes les références évoquées comme simples quidam ou alii. La troisième section, en prenant l’exemple des questions 15, 22 et 26, déploie les positions des sources implicites identifiées et contextualise les extraits précis de ces auteurs, discutés ou repris par Franciscus de Marchia.

6Grâce à cette base méthodologique, les chercheurs seront peut-être amenés à étayer les autres questions et continueront d’approfondir la complexité de ces croisements théoriques et l’autorité du théologien. Ainsi, dans la question 15, le théologien opère les mêmes distinctions que celle de Pierre Auriole entre le spécifique et l’individuel, le genre et la différence composant les anges et les intelligences. En revanche, il reprend d’abord longuement la position de Jean Duns Scot sur la nature individuelle et unique de l’ange avant de la réfuter puis de rejoindre la théorie de Pierre Auriole. Dans la question 22, il s’oppose définitivement à ce dernier à propos de la génération des substances qu’il ne distingue pas de l’altération des accidents. Ainsi, ces questions disputées marquent clairement la profonde évolution du traitement des disciplines, typique du xive siècle. Les aspects purement théologiques originaires des Sentences sont peu à peu gagnés par des arguments issus de la logique et de la philosophie naturelle. La question 13 sur la composition des anges engage des interprétations nouvelles sur les principes métaphysiques aristotéliciens de puissance et d’acte, de matière et de forme. La question 16 mêle étroitement physique et métaphysique pour établir les conditions du mouvement local des anges. La question 26 sur le langage des anges s’appuie entièrement sur les instruments de la logique médiévale.

7Avec ce nouveau volume, l’édition critique ordonne les hautes compétences techniques qu’exige le traitement des manuscrits à une intention précieuse : rendre hommage à l’acuité doctrinale de ces textes menacés d’oubli et à la portée de leurs paroles vives.

8Alice Lamy

Nicolas de Cues, La Paix de la foi, suivi de Lettre à Jean de Ségovie, introduction, traduction et notes de Hervé Pasqua, Paris, Téqui, 2008, 192 p.

9Périodiquement, Nicolas de Cues se rappelle à l’attention des historiens de la philosophie. Il faut dire que la vie de ce cardinal (qui fut créé cardinal deux fois, par Eugène IV, in pectore, et par Nicolas V) furieusement engagé dans la politique pontificale de son époque (sa vie s’étend sur les deux premiers tiers du xve siècle : 1401-1464), mais aussi auteur d’une œuvre théologico-philosophique remarquable, ne manque ni de péripéties ni de panache. La divergence principale qui existe entre les différents interprètes qui se sont penchés sur son cas, dont certains éminents comme Cassirer, c’est de savoir, pour le dire vite, s’il est le dernier des anciens ou le premier des modernes. Le traité ici traduit et présenté ne devrait pas nous permettre de trancher ce vaste débat. Il n’en est pas moins très intéressant. Nicolas fut mêlé de près aux dernières tractations menées en vue d’un rapprochement entre les Églises latine et grecque, juste avant la prise de Constantinople par les Turcs. C’est d’ailleurs par un rappel du traumatisme qui suivit cet événement que commence le La Paix de la foi. Ce traité a été écrit l’année même de la prise de Constantinople et appartient à ce qui, au moins depuis Thomas d’Aquin et surtout Raymond Lulle, constituait presque un genre littéraire, celui de la tentative d’unifier toutes les religions.

10La scénographie en forme de dialogue est la suivante : à la suite d’un ravissement, l’auteur est amené à une « hauteur intellectuelle » ordinairement atteinte par les élus, ce qui lui permet d’assister à un « concile », convoqué par Dieu lui-même en présence du Verbe, des anges, de Pierre et de Paul, concile qui réunit 17 représentants de nations et de religions différentes. Chacun expose à son tour sa position, puis est conclu un « accord raisonnable ». Comme on peut l’imaginer de la part d’un cardinal de l’Église romaine, cet accord ne doit pas être très éloigné de la doctrine catholique… Reste chez Nicolas de Cues un sincère désir de dialogue avec les autres religions et une vraie curiosité pour leurs dogmes.

11Ce traité, qui n’est pas l’écrit le plus bouleversant du Cusain mais présente un intérêt historique très important, est fort bien introduit et annoté par Hervé Pasqua, bon connaisseur de Nicolas et des mystiques rhénans.

12Pierre Pellegrin

Charles de Bovelles, Le livre du Sage, trad. Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010, 216 p.

13Cette traduction du Liber de Sapiente, de Charles de Bovelles, est une refonte complète de celle publiée par le même Pierre Magnard en 1982 chez le même éditeur. Elle comportait le texte latin et était précédée d’un essai : L’Homme délivré de son ombre. Il en avait été rendu compte, très favorablement, dans la Revue philosophique (n° 1, janvier-mars 1983, p. 94).

14P. Magnard souligne que la réédition du Livre du Sage, après plus de vingt-cinq ans, exigeait que l’on prît en compte le développement des études consacrées au philosophe picard depuis lors (notamment la découverte, et le commentaire, d’un manuscrit inédit, par Emmanuel Faye, en 1995, et la publication des Lettres et poèmes de Charles de Bovelles par Jean-Claude Margolin, en 2002). Dans le même temps, les propres travaux de P. Magnard sur Bovelles, mais aussi sur Nicolas de Cues (dont la traduction du De Possest), l’ont amené à vouloir préciser, à l’occasion de cette nouvelle traduction, la nature de l’influence du Cusain sur l’auteur du Livre du Sage. Aussi marque-t-il avec beaucoup de soin, dans l’introduction au présent ouvrage, le point où les deux philosophes se séparent : à une pensée aporétique, celle de Nicolas de Cues, succède une pensée dialectique et spéculative, celle de Bovelles, où les opposés (le sujet et l’objet, le réel et la pensée…) passent indéfiniment l’un dans l’autre.

15Cette remarque n’épuise pas la question des influences, note P. Magnard. Certaines des audaces de Bovelles, qui le conduisent à poser la primauté hiérarchique du Sage sur le prêtre et le roi, doivent probablement à d’autres sources – la lignée des maîtres ès arts de la Sorbonne, Jean Scot Erigène, Maître Eckhart … L’un des fils directeurs du Livre du Sage, qui est aussi un livre de sagesse, au sens ordinaire du terme, n’est-il pas, en effet, de vouloir faire de l’homme, par ce travail de soi sur soi qu’est la culture, l’artisan de sa propre humanité ? La rigueur de cette traduction n’a d’égale que son élégance. On regrettera cependant le choix éditorial qui a conduit à ne pas redonner le texte latin dans ce volume.

16Yves Lorvellec

Philippe Büttgen, Luther et la philosophie, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales et Librairie philosophique J. Vrin, 2011, 321 pages (collection « Contextes »), 32 €.

17Cet ouvrage, très érudit, étudie la haine de la philosophie chez Luther comme un phénomène historique et social, non comme un phénomène psychologique singulier. La méthode employée n’est pas celle des historiens ordinaires ; elle est strictement philologique, et relève de l’histoire des textes. C’est bien la pensée de Luther, sa réflexion et son contexte, qui sont ici révélés et analysés avec beaucoup de nuances. L’ouvrage s’adresse à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire religieuse, et par conséquent à l’histoire de la philosophie et en particulier à la philosophie de la religion, discipline qui prend aujourd’hui en France un essor nouveau.

18Les particularités du corpus des œuvres de Luther sont examinées en premier lieu, en raison du primat de l’oral sur l’écrit, et aussi de la différence radicale entre la Bible et tout autre écrit. Le genre de la préface est majoritaire et les auteurs préfacés, très variés, sont une source d’interprétation de la pensée de Luther. L’eschatologie luthérienne est dominée par les thèmes de l’aveuglement des hommes et de la colère de Dieu. Le second chapitre traite du rapport de Luther à « Aristote », nom qui désigne les œuvres du Philosophe, mais aussi les scolastiques, les thomistes. Luther s’oppose à la justice naturelle au nom de la justice de Dieu, mais ne s’en tient pas là. Il parle même de philosophia vera à propos de Cicéron, ce qui relativise fortement sa haine de la philosophie. Le contexte historique de ce début du XVIème siècle est présenté assez rapidement mais suffisamment pour donner l’image du bouillonnement intellectuel et religieux de l’époque (ch. V, De philosophia et theologia scholastica, la Sorbonne et Luther).

19Un chapitre historiographique porte sur Paul Vignaux, auteur d’un Luther, commentateur des Sentences (1935), et professant des séminaires sur Luther de 1933 à 1940 à l’EPHE, puis continuant sa recherche, comme en témoignent les papiers conservés à l’EPHE. L’antiphilosophie du jeune Luther semble donc bien passer par une sévère critique de l’habitus, de l’acte et de la puissance. L’ouvrage de Ph. Büttgen montre combien l’origine de la position de Luther est médiévale, ce que Vignaux, spécialiste de Duns Scot, pouvait parfaitement saisir. L’ouvrage s’achève sur des chapitres sur la liberté du chrétien et le rapport entre liberté et intériorité.

20Ce que l’on peut retenir de ce savant travail, c’est qu’on ne peut pas comprendre l’antiphilosophie de Luther comme un fait spéculatif en soi, mais qu’elle appartient à l’histoire de l’Église. C’est un élément constitutif de la Réforme qui est ici présent. Ph. Büttgen reprend le concept de « conjonctures doctrinales » au R.P. Chenu en l’appliquant à cette antiphilosophie. Ceci interpelle le philosophe, dans la mesure où une vraie philosophie est sans doute toujours aussi une doctrine, et où l’on peut penser, sans historicisme, que toute doctrine a sa conjoncture propre.

21Jean-Louis Vieillard-Baron

Jean-Louis Vivès, L’éducation de la femme chrétienne, 258 p. ; Les devoirs du mari, 157 p., présentation et notes de Bernard Jolibert, Paris, L’Harmattan, 2010.

22Ces deux traités, qui paraissent simultanément, constituent les deux volets d’un même diptyque sur l’éducation des femmes. Publiés respectivement en 1523 et 1529, ils furent traduits en français par Pierre de Changy en 1543. C’est cette traduction, adaptée en français moderne, que propose Bernard Jolibert dans la présente édition. Vivès, l’humaniste ami d’érasme, de Budé et de Thomas More, fut aussi le précepteur de Marie Tudor, la fille d’Henri VIII d’Angleterre et de Catherine d’Aragon. Les deux textes doivent beaucoup à l’expérience anglaise du philosophe valencien. Le premier des deux ouvrages est dédié à la reine. Le second est pour une large part une leçon adressée au roi égaré par sa passion pour Anne Boleyn, et qui s’apprête à répudier son épouse.

23Les thèses de Vivès rassurent les esprits conservateurs par leur conformisme moral et religieux ; elles sont pourtant pleines d’audace, et d’humanité, dans leur stigmatisation de l’autoritarisme conjugal. L’autorité « naturelle » de l’homme sur la femme, du mari sur l’épouse, n’est pas remise en cause, mais elle est fondée autrement : il ne s’agit plus d’une relation de commandement, mais d’une fonction directrice exercée par l’homme à l’intérieur d’un couple qui forme « une société de vie », et comme une seule et même personne. La femme dispose, en effet, des mêmes aptitudes intellectuelles et morales que l’homme, affirme Vivès, et s’il arrive qu’elle donne l’impression du contraire, c’est en raison de l’instruction qui lui fait défaut, et qui lui a été injustement refusée. Cependant, l’idée hardie d’instruire les femmes est tempérée par l’appel à la vigilance en ce qui concerne leurs lectures, dans l’intérêt de leur vertu. Car la femme est plus faible que l’homme – physiquement, mais aussi affectivement. Et c’est pourquoi elle a besoin d’être assistée et dirigée. Les vieilles théories humoristes sur le sec et l’humide, le masculin et le féminin, la force et la faiblesse sont appelées à la rescousse pour expliquer cette différence essentielle. Mais elles le sont avec tant de nuances et de réserves que l’on s’interroge sur la véritable pensée de Vivès.

24S’agissant de la vie dans le mariage, les propos du philosophe sont moins prudents. Il affirme sans détour que la finalité du mariage n’est pas la seule procréation. Il insiste sur la dimension affective, et même sentimentale, qui fonde une vie véritablement commune. Mari et femme sont liés l’un à l’autre par une « fraternité amoureuse ». Et si la femme est la compagne de l’homme, et pas seulement la mère de ses enfants, c’est parce qu’elle est « sa pareille ». Aussi doit-il non seulement l’aimer, mais encore la respecter. Henri VIII appréciera mal la leçon. Chacun des deux ouvrages est précédé d’une introduction qui resitue la pensée de Vivès dans son contexte. Le second contient une postface d’Amélie Adde sur l’éducation des jeunes filles, en Espagne, aux xve et xvie siècles et une bibliographie.

25Yves Lorvellec

Francisco Vitoria, Leçon sur l’homicide, trad. du latin, présentation et annotation de Jean-Paul Coujou, Paris, Dalloz, 2009, coll. « Bibliothèque Dalloz », 100 p., 35 €, isbn : 978-2-247-08215-5.

26La Relectio de homicidio sive de fortitudine a été prononcée par le professeur Francisco Vitoria à la faculté de théologie de Salamanque le 11 juin 1529. L’auteur s’interroge sur l’homicide, surtout sur le suicide. Il introduit ainsi ce qu’il va disputer : « Est-ce le fait d’un homme courageux de se tuer lui-même ? » (p. 45). L’impératif à la fois biblique, théologique, moral et, en outre, social, est absolu. Néanmoins, il se met parfois en contradiction avec des exigences anthropologiques et politiques. Si le commandement de ne pas tuer est, comme tout le Décalogue, « de droit naturel et non positif » (p. 66), c’est pareillement de droit divin et naturel que le gouvernement de la République et lui seul procède à l’exécution d’une personne nuisible au bien commun (cf. p. 68-69). « Car il est évident par la lumière naturelle que le bien le plus grand doit être préféré à un bien moindre, et le bien public au bien privé » (p. 68). Il aborde maints problèmes de casuistique en se référant au libre arbitre et à la responsabilité. C’est ainsi que « personne n’est tenu à user de tous les moyens pour conserver sa vie » (p. 82). Nous pourrions déclarer aujourd’hui que l’acharnement thérapeutique ne sert pas la vie, non sans rétrocéder, à la manière suarézienne, bien des situations particulières dont le caractère dirimant paraît parfois, à son tour, circonstanciellement discutable. N’est-ce pas reconnaître que le fondement juridique des pratiques n’est pas systématiquement universalisable ? Loin de la « belle âme » et de l’inefficacité du dogmatisme formel, estime J.-P. C., Vitoria « rend possible une redéfinition de l’extension et de la limite du droit à la vie comme droit naturel aussi bien dans l’ordre existentiel de l’individualité que dans l’ordre juridique et politique de la communauté humaine » (4e p. de couverture et cf. p. 40).

27Jean-Marc Gabaude

Maria Protopapas-Marneli, Montaigne. La vigueur du discours. Sur une influence de rhétorique stoïcienne dans les Essais, Québec, Les Presses de l’Université Laval, coll. « inter-sophia », 2009, VIII + 118 p.

28L’auteur avait publié en 2002 La rhétorique des stoïciens ; elle montrait que cette rhétorique était non seulement une technè, mais aussi et surtout une épistémè, condition de la vie morale au sein du cosmos. Dans son nouvel ouvrage, elle éclaire une dimension méconnue de Montaigne. Si celui-ci est un humaniste soucieux de son art de vivre moral, cela ne peut se comprendre sans référence à sa philosophie du langage quasi stoïcienne dans le contexte de la culture renaissante. Dans son exemplaire qu’est l’auteur Montaigne en personne, qu’est-ce que l’homme inséré dans l’univers et dans le langage ? M. P.-M. note que l’ultime correction que l’auteur des Essais apporte à son texte est constituée surtout d’emprunts à Cicéron et à Sénèque « dans une perspective strictement stoïcienne » (p. 13), non sans rappel du plaisir comme but, ajoutons-nous stoïco-épicuriennement.

29Si Montaigne rejette la factice rhétorique avocassière, il se rapproche, comme Descartes, de la rhétorique stoïcienne de clarté et de distinction du bien-dire qui donne un ordre dans le logos conforme à l’ordre rationnel des choses. N’est-ce pas là ce qui forme le jugement ? M. P.-M. remarque, en outre, l’appoint pour Montaigne des figures rhétoriques stoïciennes que sont l’exemple et l’ironie. La rhétorique est une partie de la logique stoïcienne qui comporte une autre partie, la dialectique, art de la discussion visant à connaître le vrai. Rhétorique et dialectique sont des sciences. La dialectique devient la raison elle-même qui développe ses prénotions naturelles et universelles. Par son analyse de textes, M. P.-M., décèle que c’est le style de la dialectique stoïcienne qui est à l’œuvre dans les Essais. L’essayiste veut aussi faire comprendre que « pour corriger les abus de la guerre et des mœurs, il faut commencer par dénoncer les abus de langage » (p. 62-63).

30Est également novatrice l’étude de la signification à laquelle procède ensuite M. P.-M. L’incorporel qu’est le lekton est quelque chose d’exprimable, de dicible, qui renvoie à de l’événementiel et « au contenu objectif des actes de pensée » (p. 75). Avec la voix qui signifie, voilà l’invention stoïcienne d’une linguistique ternaire (cf. p. 72). Attribut ou verbe, le lekton brise le réductionnisme aristotélicien de la proposition. Issu de la rationalité, il cautionne une « théorie de l’esprit qui élimine toute subjectivité parasite » (p. 75). Or, Montaigne incarne de manière originale la théorie impersonnelle des lekta dans une pensée privée en interprétant Plutarque (cf. p. 76) à propos de sujets qui leur sont communs. Du Portique, Montaigne a dégagé « le sens vrai du langage » (p. 96). Or, le langage est « le fondement de la sagesse humaine » (p. 97) qui est une vertu et par conséquent une exigence. Il s’agit toujours de suivre la nature et de rechercher le vrai, donc de conformer ses propres actes à sa parole. M. P.-M. nous donne une leçon de langage classique et de sagesse. Il est bon de s’avancer à contre-courant car l’économisme et l’enseignement contemporains s’éloignent des « humanités » d’autrefois.

31Jean-Marc Gabaude

Francisco Suárez, Disputes métaphysiques XXVIII-XXIX, trad. du latin, présenté et annoté par Jean-Paul Coujou, Grenoble, Millon, 2009, coll. « Krisis », 272 p., 28 €. ISBN : 978-2-841137-234-8

32Auteur d’une dizaine d’ouvrages indispensables, J.-P. C. avait déjà traduit, commenté et annoté les Disputes métaphysiques I-II-III en 1998, XXXI en 1999 et LIV en 2001 (cf. nos recensions, Revue philosophique, 2/2005, p. 213-215, Diotima, 33, 2005, p. 193-197 et 38, 2010, p. 193-199). Suárez fut un passeur de la philosophie médiévale, en sa seconde scolastique finissante, à la modernité. Cette seconde scolastique, préparée par des auteurs comme Jean Duns Scot que commente J.-P. C., entendait refonder et transformer la métaphysique en l’ontologisant grâce à une étude critique intertextuelle de son histoire et en exposant le savoir métaphysique sous la forme de la disputatio. Cette méthode rationnelle décide par preuve en utilisant la technique de la question (cf. p. 8) et en suivant l’ordre objection-réponse-solution. Le savoir métaphysique ainsi obtenu grâce à la lumière naturelle est synthétique et systématique. Comme pour les précé­dentes Disputationes qu’il a traduites, c’est avec un commentaire précis et pertinent et des notes infrapaginales explicatives et érudites que J.-P. C. éclaire le texte : D.M. XXVIII, De la première division de l’étant en étant absolument infini et fini, et des autres divisions équivalentes à cette dernière ; D.M. XXIX, De Dieu, étant premier et substance incréée, en tant que l’on peut connaître son existence même par la raison naturelle.

33Avec la D.M. XXVIII, Suárez ouvre la deuxième partie de ses cinquante-quatre Disputationes metaphysicae en déclarant : « après avoir examiné dans la première partie le concept commun d’étant et les propriétés qui lui sont réciproquement attribuées, il est nécessaire de descendre ici vers les raisons définies des étants autant que l’objet formel et abstrait de cette science le permet » (p. 91). Pédagogue, Suá­rez part de l’acquis de la première partie. L’objet premier et adéquat de l’intellect est l’étant réel en tant qu’étant, aptitudo ad existendum, lequel englobe à la fois et uniquement Dieu et ses créatures. Il rappelle ensuite que « la première et la plus essentielle division de l’étant, est celle du fini et de l’infini selon son essence et sa raison (ratio) d’étant » (ibid.). Or, comment l’infini de la transcendance divine peut-il accorder la représentation universelle abstraite de l’étant fini et s’inclure dans la communauté ontologique entre créé et Créateur ? Comment un discours sur Dieu parvient-il à éviter tant l’équivocité qui le menacerait d’inintelligibilité que l’équivocité qui heurterait le principe de transcendance ? Telle est la problématique suarézienne. Assortissant ressemblance et différence, seule la raison objective de l’étant, estime J.-P. C., « ouvre la voie à une reformulation de la question du rapport du fini à l’infini tout en sauvegardant l’impératif de l’unité du concept d’étant » (p. 88) et l’unité de la métaphysique. L’examen historico-critique, notamment le commentaire suivi de la Métaphysique d’Aristote, et le règlement subséquent du problème de l’analogie permettent à Suárez d’échapper aux apories. L’ordre de l’étant est ramené à la sphère du noétique. L’ontologie transcendantale pose une théorie de l’objet qu’est l’étant en faisant abstraction de cet objet. L’indifférenciation des étants établit cette théorie en représentation universelle et abstraite signifiant transcendantalement le concept d’étant (cf. p. 11). Le transcendantal est de l’universel et nécessaire, à l’opposé de l’accidentel. Or, il y a un ordre de priorité et de postériorité entre, d’un côté, les créatures et leur Créateur, unique étant par soi, et, de l’autre côté, les inférieurs, différenciations de l’unité logique du concept d’étant. Un tel ordre conditionne l’analogie d’attribution intrinsèque, prédicable des inférieurs selon cette hiérarchisation ontologique héritée de la tradition thomasienne. Suárez défend ce type d’analogie et il critique minutieusement et radicalement les autres types. Ainsi J.-P. C. rapporte-t-il ces études critiques : l’héritage thomiste (p. 23-37), l’analogie de proportionnalité chez Cajetan (p. 37-51), la métaphysique de Diego Mas, contemporain de Suárez, et son comparatisme des sortes d’analogie (p. 51-57). L’analogie est intrinsèque en ce que la forme de l’étant est, rappelle J.-P. C., « intrinsèquement et formellement telle en Dieu et en la créature » (p. 83). L’analogie est d’attribution en ce que l’être de la créature se trouve en relation de dépendance essentielle avec l’être par essence. Cette analogie d’attribution intrinsèque se tire directement des choses en lesquelles elle se fonde ontologiquement (cf. p. 84).

34Science la plus immatérielle et la plus abstraite, apriorique et parfaite, la métaphysique est la science des sciences. Elle est, avec Suárez, première, universelle et principielle. Elle comporte une théologie naturelle, science suprême dans l’ordre des sciences naturelles, qui se met au service de la théologie surnaturelle, science suprême dans l’ordre surnaturel (cf. p. 13). La démonstration rationnelle de l’existence de Dieu s’opère à partir de la démonstration préalable des Attributs divins, le premier étant le caractère unique d’être « a se » et non point « ab alio » (p. 96). Le savoir a priori des Attributs s’articule à la démonstration a posteriori de l’être de Dieu (cf. p. 15). Le fondement ontologique de la théologie naturelle et de son intelligibilité est la différence entre l’être de l’étant infini et l’être de l’étant fini, c’est-à-dire entre l’être et le «ce qui est» ; or, «ce qui est», c’est l’étant qui ne possède point l’être, c’est l’étant qui est seulement possible, c’est-à-dire apte à exister, non néant. Sous l’influence du néoplatonisme de Porphyre et de Hiéroklès d’Alexandrie, ajoutons-nous, Boèce avait exprimé cette différence fondamentale entre l’être (esse) et l’étant, ce qui est (id quod est) – en accordant toutefois à l’étant une primauté ontologique de son être propre. Très lu durant le Moyen Âge, Boèce, dans son De Hebdomadibus, est à l’origine de ce qui deviendra l’ontologie en fixant sa terminologie, ses catégories, ses distinctions, sa problématique notamment onto-théo-logique.

35J.-P. C., qui a publié en 2003 sa traduction de Suárez, Des lois et du Dieu législateur (livres I et II, cf. compte rendu in Revue philosophique, 2/2005, p. 213-215), ne limite pas l’usage légitime de l’analogie d’attribution intrinsèque au domaine théologique et ontologique : il projette de justifier l’articulation de la loi à l’analogie. Dans quelle mesure la loi peut-elle être étendue par analogie, ainsi au domaine juridico-politique et cela légitimement plutôt que métaphoriquement ? Pour Suárez, le domaine de la loi est « moral et renvoie à l’ordre de l’obligation seulement concevable chez un être libre et raisonnable » (J.-P. C., p. 85). Au contraire, c’est la loi cosmique nécessitée qui ressortit à la métaphore. Dans son ouvrage à paraître, Pensée de l’être et théorie politique chez Suárez, J.-P. C. développera l’investissement de l’analogie. Ses ouvrages, tous de référence, constituent un apport de nouveauté.

36Jean-Marc Gabaude

Francis Bacon, Novum Organum, introduction, traduction et notes par Michel Malherbe et Jean-Marie Pousseur, Paris, puf, coll. « Épiméthée », 2010, 351 p. Francis Bacon, Récusation des doctrines philosophiques et autres opuscules, traduits par Georges Rombi et Didier Deleule, introduction et notes de Didier Deleule, Paris, Hermann, coll. « Philosophie », 2009, 221 p. Didier Deleule, Francis Bacon et la réforme du savoir, Paris, Hermann, coll. « Philosophie », 2010, 199 p. Mickaël Popelard, Francis Bacon. L’humaniste, le magicien, l’ingénieur, Paris, puf, coll. « Science, histoire et société », 2010, 230 p. Chantal Jacquet, Bacon et la promotion des savoirs, puf, coll. « Philosophies », 2010, 298 p.

37Francis Bacon est à l’honneur ces derniers temps, puisque cinq livres au moins le concernant sont récemment parus (succès éditorial sans doute en rapport avec le programme de l’agrégation de philosophie). Ouvrons cette recension par le Novum Organum, qualifié par les traducteurs d’œuvre des commencements et de point de passage entre l’âge médiéval et l’âge moderne, placée à ce titre sous le double signe de la rupture et de l’invention. Tournant le dos à la philosophie de la nature, il renonce délibérément à l’exhaustivité pour se focaliser sur l’épistémologie. Bacon y reprend et y développe les thèses qui assureront sa célébrité : critique des « idoles », théorie de l’induction, conception du progrès comme dimension constitutive de la science… La présente traduction, précédée d’une longue introduction (53 pages), est la réimpression à l’identique d’un travail publié par Michel Malherbe et Jean-Marie Pousseur en 1986 chez le même éditeur. Elle garde toute sa pertinence, même si l’ajout d’une bibliographie ou quelques indications sur les nouvelles recherches baconiennes eussent été appréciables.

38Récusation des doctrines philosophiques et autres opuscules est aussi une réédition intégrale et sans remaniement (hormis la notice bibliographique, qui se voit complétée par la référence à trois traductions de Bacon parues depuis la première édition), d’un ouvrage paru en 1987 aux puf dans la collection « Épiméthée ». Outre l’article qui lui donne son titre (probablement rédigé entre 1608 et 1609), le livre présente deux autres textes de Bacon : « Production virile du siècle » (composé à une date incertaine, peut-être 1608, ou 1602-1603, voire avant) et « Pensées et vues sur l’interprétation de la nature » (écrit entre 1607 et 1609). On trouve en page de gauche le texte latin et en page de droite une très bonne traduction française, lisible et fidèle, réalisée par Didier Deleule et Georges Rombi. Les trois textes de Bacon sont autant d’ébauches du Novum Organum et constituent à ce titre des documents importants. Chacun adopte un style particulier. Ainsi, « Pensées et vues sur l’interprétation de la nature » prend pour modèle les Commentaires de César. La « Récusation des doctrines philosophiques » s’inspire plutôt des Lois de Platon, où une assemblée se réunit pour écouter un étranger deviser. Quant à la « Production virile du siècle », dont on ne possède qu’un fragment du projet initial, elle adopte un ton franchement polémique, Platon y étant notamment traité de « théologien délirant » (p. 59) et Aristote d’« exécrable sophiste » (p. 57). Et pourtant, une même intention sous-tend les trois textes : gagner le lecteur à l’idée de réformer la science, et tout particulièrement la politique scientifique. Par quoi Bacon garde son actualité.

39Parallèlement à cette réédition, Didier Deleule publie, sous le titre Francis Bacon et la réforme du savoir, un recueil d’articles et d’exposés, écrits ou prononcés de 1984 à 2003 et revus pour l’occasion (ce qui nous vaut quelques redites et même une phrase identique aux pages 150 et 187). Chaque texte explore une facette de l’œuvre de Bacon, l’ensemble constituant comme un réseau d’hypothèses et d’explications à travers lesquelles se dégage une interprétation. Deleule présente celle-ci dès le premier chapitre : une réforme épistémologique doit s’appuyer à la fois sur des transformations institutionnelles et sur une critique des idola, de sorte que « l’“esprit” de la science moderne se traduise d’abord et avant tout par un travail sur l’esprit (mind, intellectus) » (p. 50). Le deuxième texte explore cette piste à partir de l’Instauratio Magna. Le troisième chapitre, l’un des plus intéressants, est une réflexion sur l’idée d’expérience chez Bacon, comprise comme expérimentation, avec toute la charge heuristique et prospective que cela suppose. D’où la nécessité de faire varier les conditions d’expérience et l’importance de la diffusion des connaissances : « La publicité du savoir devient un élément du savoir, la vraie garantie de sa progression » (p. 94). Un quatrième chapitre fait le point sur les rapports de Bacon à l’alchimie, discipline qui permet au philosophe anglais de prendre ses distances d’avec la science contemplative aristotélicienne. Le cinquième texte revient sur le projet institutionnel de Bacon. L’auteur y montre que si la philosophie de Bacon est solidaire de son projet pour l’Angleterre – la réforme de l’État –, celui-ci a pour finalité le bien de l’humanité tout entière. Un sixième chapitre étudie une critique faite par Spinoza, selon laquelle Bacon succombe au finalisme alors qu’il a précisément pour objectif d’y échapper.

40Le livre s’achève par une réflexion sur la fable baconienne de la fourmi, l’araignée et l’abeille, moyen pour Deleule de penser le rôle de l’historien de la philosophie : comme l’abeille, le bon historien « se donne les moyens de penser le lien à établir entre l’événement philosophique proprement dit et la manière dont il travaille notre époque » (p. 189). Ni narrateur ni restaurateur, l’historien « abeille » est un enquêteur, soucieux à la fois d’éclairer l’époque du philosophe qu’il étudie et d’en montrer l’actualité. Concluons volontiers : Deleule est une abeille !

41Comparé aux livres précédents, destinés au spécialiste, Francis Bacon. L’humaniste, le magicien, l’ingénieur est d’un accès plus facile. Mickaël Popelard y remet en cause l’image d’un Bacon penseur renaissant égaré parmi les modernes. Dans une première partie, l’auteur s’attache au contexte culturel des xvie-xviie siècles, montrant que le savant y est tout à la fois humaniste (les sciences doivent « parachever une éducation dont le but est de former un “gentleman complet” », p. 34), technicien (les savants ne méprisent plus la connaissance pratique et les instruments) et magicien (la magie est regardée comme une des provinces de la science naissante). La seconde partie du livre inscrit Bacon sur cette toile de fond. Les commentaires portent essentiellement sur La Nouvelle Atlantide, utopie sociale autant que traité d’épistémologie. Bacon y peint un savant élevé au-dessus du commun des mortels, intellectuellement, moralement et socialement. Le savant ou plutôt les savants, car pour le philosophe anglais, la science est une démarche collective : les institutions comme la Royal Society concrétiseront cette vision. La méthode scientifique enjoint de commencer par la collecte du plus grand nombre possible de faits, d’où l’importance des voyages autour du monde. Popelard rappelle à ce propos que la couverture du Novum Organum est ornée d’une gravure représentant un navire franchissant les colonnes d’Hercule, c’est-à-dire les limites du monde connu : « Chez Bacon, le voyage est donc la métaphore du progrès et de l’avancement de la connaissance par excellence » (p. 181). Le voyage est expérience, ce qui signifie, souligne Popelard, non pas tant observation qu’expérimentation, dans le but d’agir sur la nature. Encore une fois, La Nouvelle Atlantide met en scène un savant bienfaiteur qui fait de la Terre un paradis. La science a pour objectif de « contribuer au bonheur de l’humanité grâce à la connaissance des causes et à la production d’effets qui viendront soulager la misère humaine » (p. 177). Par quoi Bacon pose la question toujours actuelle des relations entre sciences et société.

42Terminons ce parcours par Bacon et la promotion des savoirs, une initiation bien faite et originale à la pensée du baron de Verulam, mettant l’accent sur les deux projets d’Instauratio Magna que sont The Advancement of Learning (1603) et De Augmentis Scientiarum (1625). Le choix de traiter ces deux œuvres « sœurs », écrites à plus de vingt ans d’intervalle, permet de mettre en lumière les constantes et les changements dans la pensée baconienne. Il donne aussi à voir un Bacon assez différent de celui qui est habituellement présenté, intéressé notamment aux sciences humaines. Suivant la tripartition des sciences et des facultés donnée par le philosophe, Chantal Jaquet divise son ouvrage en trois parties. Le premier chapitre traite de l’histoire, science de la mémoire. Il s’agit pour Bacon aussi bien d’histoire naturelle que d’histoire humaine : toutes les connaissances doivent être référencées, afin de permettre la pensée et la commémoration. La deuxième partie est placée sous le signe de la poésie et de l’imagination. C’est que le recueil des données ne suffit pas pour découvrir et inventer, il faut encore être capable de rêver. Précisons que Bacon entend par poésie tous les arts de la fiction et de la conjecture, propres à favoriser aussi bien l’agir moral que la démarche de connaissance. Le dernier chapitre est consacré à la raison et à la philosophie, ratio media entre l’histoire (tournée vers la réalité) et la poésie (orientée vers le rêve). Bacon ouvre cette section par la philosophie première, qui cherche les axiomes de toutes les sciences. Trouvent aussi place ici la théologie naturelle ainsi que la philosophie naturelle, qui englobe la physique, la métaphysique et les mathématiques (dont Jaquet, s’opposant à une idée reçue, souligne l’importance aux yeux de Bacon). Vient ensuite l’étude de l’homme : médecine, psychologie, logique, morale, sciences de la communication, sciences de gestion, sciences politiques. L’ouvrage se termine par une discussion des « idoles », qui est un incontournable de la pensée baconienne. Le sujet, pourtant difficile, est présenté de manière intelligente. On peut toutefois s’interroger sur la place de ces pages qui forment presque une annexe au texte principal. Bref, Chantal Jacquet nous offre un portrait d’un Bacon relativement peu connu, qui le sort de l’image classique du grand-père de l’empirisme pour le rapprocher de Vico et des encyclopédistes.

43Stanislas Deprez

Dix-septième siècle

René Descartes, Méditations métaphysiques, présentation et notes par Marie-Frédérique Pellegrin, Paris, Flammarion, coll. « gf », 2009, 226 pages.

44Cette nouvelle édition reprend la traduction française adaptée par J.-M. et M. Beyssade, déjà publiée dans la même collection, mais, cette fois, sans le texte latin ni les Objections et réponses, afin de permettre « un point de vue resserré sur le texte » (p. 12), dans une lecture cursive.

45Les notes portées en bas de page du texte cartésien répondent à cette ambition : elles sont toujours très ponctuelles, portent sur l’explication d’un mot ou d’une expression (le vocabulaire cartésien y est systématiquement défini), apportent une précision historique, mais n’embarrassent pas la lecture d’un commentaire qui se surajouterait à la méditation. Quelques-unes pourtant n’évitent pas la lourdeur pédagogique, qui semblent identifier « un homme qui commence juste à philosopher » (citation, p. 7) à un étudiant peu cultivé. Il reste que ce corpus de notes claires et précises destine assurément cette édition à s’imposer comme usuelle chez les étudiants et les jeunes professeurs de philosophie.

46La présentation insiste sur l’« obsession de circonscrire le domaine et le débat métaphysiques » (p. 11) qui anime Descartes dans la composition brève et ramassée du texte et dans l’ajout des Objections et réponses. M.-F. Pellegrin y voit, après Gilson, une volonté de rassembler une fois pour toutes « ce qui peut être su en toute certitude en matière métaphysique » (p. 10) et de clore les discussions sur ce sujet.

47L’analyse du texte dégage une tension entre l’affirmation cartésienne de la simplicité de la méditation métaphysique qui ne requiert pas de savoir préalable et l’avertissement de la rareté de ceux qui pourront la mener à bien, capables d’une excellence que Descartes ne semble avoir trouvée que chez la princesse Élisabeth de Bohème. La suite de l’analyse détaille de façon méticuleuse les temps forts des Méditations en montrant qu’elles appellent une lecture qui cherche l’« appropriation intellectuelle », à la manière dont « chaque génération d’élèves démontre le théorème de Thalès ou de Pythagore » (p. 22). Il est enfin proposé une identification des sept « personnages du texte » : les docteurs de la faculté de théologie de Paris (Épître), les esprits forts et les sceptiques (Méditations I et II), les rêveurs et fous (I), Malin génie et Dieu trompeur (I, II, III), Dieu (III, V), les spectres et automates à chapeaux (II, V, VI), les amputés et hydropiques (VI). Cette perspective inédite permet, chaque fois, d’éclairer un aspect de la métaphysique cartésienne.

48Une biographie détaille en sept pages toutes les dates importantes de la vie et des travaux de Descartes publiés ou non. Cette édition de poche ayant pour vocation de s’adresser à un vaste public, on regrettera la préférence donnée dans la bibliographie à des ouvrages savants, parfois écrits en langues étrangères, alors que manquent quelques auteurs classiques des études cartésiennes écrites en français (F. Alquié, J.-L. Marion, P. Guenancia) peut-être plus utiles au public visé.

49Pascal Dumont

René Descartes, Œuvres complètes. III. Discours de la méthode et essais, coll. « Tel », Paris, Gallimard, 2009, 816 p. Pierre Guenancia, Descartes, chemin faisant, Paris, Belles Lettres, 2010, 302 p. (coll. « Encre marine »). Denis Kambouchner, Descartes et la philosophie morale, Paris, Hermann, 2008, 416 p. Delphine Kolesnik-Antoine, L’Homme cartésien. La « force qu’a l’âme de mouvoir le corps ». Descartes, Malebranche, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, XXX p.

50Si les thèses sur Descartes se font rares, les études carté­siennes, en revanche, se portent bien. Notons tout d’abord que l’œuvre de Descartes donne lieu à une nouvelle édition sous la direction générale de J.-M. Beyssade et D. Kambouchner, édition complète à prix accessible, les deux critères n’ayant jamais été réunis jusque-là. Le premier volume publié contient le Discours de la méthode et les Essais portant sur la dioptrique, les météores et la géométrie, qui sont, rappelons-le, « des essais de cette méthode » et qui doivent donc permettre de juger concrètement de son efficacité. Dans son introduction, F. de Buzon interroge l’unité de cet ensemble complexe où se mêlent le philosophique et le scientifique. Freinée par la seconde condamnation de Galilée, l’exposition des fondements de la physique cartésienne est modifiée et repoussée, ce qui confère aux deux premiers Essais un nouveau rôle, celui de les suggérer au lecteur attentif. Le dernier essai n’est pas un traité de géométrie, mais la résolution de problèmes mathématiques en suspens à l’époque. Quant au Discours proprement dit, il est, pour reprendre la formule de Guez de Balzac dans une lettre à Descartes, « l’histoire de [son] esprit ». Il ne constitue pas lui non plus un traité complet et procède aussi par suggestions et ombres portées. Première œuvre publiée (mais anonymement) de Descartes, cet ensemble fascine donc par sa complexité, ces immenses et multiples ambitions. Nul doute que cette édition, annotée et préfacée par les meilleurs spécialistes, fera désormais autorité.

51En intitulant son recueil de 12 études sur Descartes : Descartes, chemin faisant, Pierre Guenancia montre qu’il privilégie une philosophie qui chemine et se construit au fil des rencontres, une philosophie pratique plus qu’un système fermé et définitivement scellé par la métaphysique. Il confronte ainsi Descartes à d’autres penseurs (Machiavel, Élisabeth, Foucault, Valéry) et montre qu’il a évolué d’une critique de la philosophie comme sagesse au profit de la science (dont on sait que la métaphysique fait partie) à sa réhabilitation. Je relève pour ma part l’étude sur Élisabeth qui montre à quel point, sur quelques-uns des sujets les plus délicats de la doctrine cartésienne (touchant à l’union de l’âme et du corps et aux passions de l’âme), la confiance intellectuelle à l’égard de l’interlocuteur parvient à faire évoluer significativement la pensée de Descartes. Cet ensemble d’études traduit enfin le cheminement de P. G. lui-même, ami du Descartes ami de la sagesse depuis de nombreuses années, le recueil mêlant des articles inédits (trois pour être précis) et publiés (dont le premier date de 2002).

52La dimension pratique du cartésianisme suscite donc l’intérêt des chercheurs. L’ouvrage de Denis Kambouchner Descartes et la philosophie morale le montre encore. L’idée d’une morale cartésienne est en soi problématique, Descartes n’ayant produit aucun ouvrage décrivant une philosophie morale à proprement parler. La question, selon D. K, n’est dès lors pas de savoir si Descartes réussit à construire une morale, question non pertinente et anachronique, mais de se demander ce que Descartes pense que la philosophie peut construire en matière morale. Comme l’ouvrage de P. Guenancia, celui-ci est un recueil. Il est constitué de onze articles dont trois inédits. Cette forme même est en cohérence avec le caractère ouvert et non systématique de la réflexion morale cartésienne.

53Cette réflexion suppose une analyse des passions de l’âme et donc une compréhension de l’union de l’âme et du corps. Comment le corps s’anime, comment l’âme agit et pâtit ? Qu’est-ce que l’homme pour Descartes, sachant qu’il insiste à la fois sur la distinction entre l’âme et le corps et sur leur union substantielle ? Vaste problème qui divise déjà les premiers disciples de Descartes et que Delphine Kolesnik-Antoine reprend à nouveaux frais dans L’homme cartésien. La force qu’a l’âme de mouvoir le corps. Cette étude, tirée de son travail de doctorat, est justement comparative et confronte Descartes à son grand « disciple », Nicolas Malebranche. D. K.-A. rappelle d’abord que Descartes pose un certain pouvoir de la volonté humaine sur le corps, qui n’a pas été étudié assez précisément. Elle souligne ensuite que la reconnaissance de ce pouvoir constitue un point important de la doctrine cartésienne. Elle s’interroge dès lors sur le cas de Malebranche qui se réclame de cette doctrine tout en niant ce pouvoir. L’étude s’organise habilement selon les deux points de vue : le corps animé / l’âme incarnée chez chacun des deux auteurs. La description de l’homme cartésien comme union réelle de l’âme et du corps permet de renouveler la réflexion sur l’articulation entre métaphysique et physiologie chez Descartes. Car ici la physiologie permet « le “rayonnement” de l’âme tout entière rationnelle à l’intérieur du corps » (p. 129), rayonnement que Malebranche va s’employer à contrarier et nier. L’analyse de l’expérience intime de l’effort permet des avancées importantes : on peut tirer de certains textes de Descartes des conclusions occasionnalistes, mais Descartes ne le fait pas. Sa théorie de la causalité n’est pas occasionnaliste, contrairement à ce que Malebranche décide d’extrapoler. D. K.-A. montre bien à quel point c’est l’analyse de l’expérience intérieure même de l’effort qui aboutit curieusement à des thèses si divergentes chez les deux auteurs. Plus largement, cela pose la question de la définition du cartésien et de l’inscription du cartésianisme dans l’histoire du matérialisme, inscription paradoxale en même temps que cohérente avec certaines thèses cartésiennes, voire malebranchistes. Le caractère comparatif de cette étude remarquable explique aussi cette inscription paradoxale.

54Marie-Frédérique Pellegrin

Odette Barbero, Descartes. Le pari de l’expérience, Paris, L’Harmattan, 2009, 281 pages.

55Issu d’un travail de thèse, l’ouvrage d’Odette Barbero commence par distinguer l’expérience « liée à l’évidence des notions simples » et « l’empirie incertaine » (p. 10), « l’expérience entendue communément » (p. 14) pour exclure la seconde de son champ d’étude et le limiter à l’expérience intellectuelle. Il n’est donc pas question des expériences réalisées par Descartes en physique, en biologie, ou en musique, mais de « l’expérience de la pensée ».

56Les deux premières parties explicitent l’épreuve réflexive de soi dans les divers modes de la pensée qui reposent sur deux notions : d’une part, l’attention comme « premier usage de soi-même dans la perspective de la connaissance » (p. 20) ; on y découvre, selon la Règle XII, l’expérience certaine dans l’intuition des natures simples et les connexions qui les relient. D’autre part, l’innéité des idées suppose qu’à l’origine de toute connaissance, « il y a l’expérience singulière d’un sujet pensant ses propres idées » (p. 54).

57Les parties suivantes explorent les trois objets privilégiés de cette « expérience de la pensée » : le cogito, la liberté, l’union de l’âme et du corps. L’étude du cogito oppose, à partir des Secondes réponses, la proposition logique (« pour penser il faut être »), le syllogisme et l’expérience intuitive de soi dans la pensée, pour conclure à la primauté de l’acte par lequel le sujet pensant s’éprouve lui-même. L’aperception de notre liberté est elle aussi une expérience personnelle (Principes, I,9) dont l’évidence est en soi suffisante pour nous persuader malgré la connaissance tout aussi certaine de la toute-puissance de Dieu (p. 172). L’exercice de l’indifférence (degré bas) et celui du jugement résolu (degré haut) constituent les deux formes par lesquelles nous éprouvons le caractère illimité de notre libre arbitre. Enfin l’étude, plus brève, de l’union de l’âme et du corps montre que l’expérience « sans philosopher » de cette union ne fait aucune place à l’inconscient ou à un mouvement corporel obscur, mais vise seulement à amener la conscience vers un sentir de l’âme jointe à un corps qui reste une pensée authentique.

58Pascal Dumont

Édouard Mehl, Descartes et la visibilité du monde, Paris, p.u.f., 2009, 176 p.(« cned, Série Philosophie »).

59Voici un remarquable travail de synthèse sur les Principes de la philosophie (1644, trad. 1647) de Descartes. Édouard Mehl y rappelle : 1) que les Principes obéissaient à un projet d’enseigner la philosophie à un public non spécialisé ; 2) qu’ils étaient une figure concrète de la « science universelle » dont le Discours de la méthode annonçait le projet ; 3) qu’ils venaient s’insérer dans le conflit amorcé avec l’Église par la mise à l’index de Copernic (1616), le procès de Galilée (1633) et l’impossibilité de joindre au Discours une physique sans doute déjà élaborée entre 1629 et 1633. Jusqu’à la publication des Principes, Descartes n’avait jamais donné d’exposé détaillé sur la lumière ; il avait même, dans sa Dioptrique, réussi à expliquer la réfraction sans rien dire de celle-ci ; un exposé mathématique sur la réfraction n’avait, en effet, nul besoin de l’aventurer sur le terrain de la physique. La correspondance de Descartes aussi bien que le contenu des Principes manifestent qu’une physique complète s’identifiait à une théorie de la lumière.

60E. Mehl montre comment la première partie des Principes est destinée à fonder la connaissance des « premières causes » : l’intuition (ou regard de l’esprit) et la déduction sont les deux opérations mentales qui doivent suffire à établir une connaissance certaine. Bien que semblable, à certains égards, à celle que donne Aristote à sa Métaphysique, la fonction de la première partie des Principes est toute nouvelle : au lieu d’une science de l’être en tant qu’être, Descartes propose une métathéorie de la connaissance. La « philosophie première » se définit moins ici par son objet que par son mode opératoire et l’ordre où elle se tient dans la connaissance des choses. l’A met particulièrement en relief les questions posées par la dépendance de la philosophie seconde par rapport à des principes métaphysiques. Selon lui, cette dépendance souffre d’une certaine indétermination : elle est décrite de façon métaphorique ; la notion de « démonstration métaphysique » relative à l’existence de la nature corporelle est ambiguë ; la thèse de la « création continuée » met en péril la notion même de création (le fiat divin).

61Soulignons l’intérêt tout particulier de l’attention portée à la distinction entre les concepts de « monde » et de « nature » chez Descartes. L’articulation entre « nature » et « monde » est-elle représentée par celle qui existerait entre les parties II et III des Principes ? Le terme de monde est absent aussi bien des Méditations que de l’Éthique de Spinoza. Selon l’A, une telle absence revient, chez Descartes, à prononcer tacitement la fin de l’ancien monde au profit d’une nouvelle idée de la nature. Et que Descartes ait publié Le Monde et les Principes témoigne de la transformation radicale qu’il opérait sur ce concept. Au contraire d’Aristote et de ses commentateurs médiévaux, le monde n’est plus une sphère, mais un univers tourbillonnaire pluriel. Il se définit comme « le tout des phénomènes qui se succèdent dans le temps » ; et, comme il ne peut être donné dans l’intuition présente, il ne peut faire l’objet d’aucune expérience possible. En revanche, l’idée de nature n’a pas de rapport aux phénomènes, mais à l’intelligibilité des lois qui règlent les changements qui se produisent dans le monde. Avec beaucoup de finesse, le rôle positif de l’imagination dans l’ordre des Principes comme dans leur contenu est mis en évidence. Ainsi, on ne saurait dire que la « visibilité du monde » se limite à ce qui s’offre au sens de la vue. Pour reprendre l’heureuse formule (d’allure kantienne) de l’A, il s’agit, dans les Principes de la philosophie, d’une visibilité de droit qui n’est autre que le droit de regard que, par le biais de l’imagination, l’esprit humain exerce sur toutes choses matérielles, visibles ou invisibles.

62Cet ouvrage a obtenu, pour sa publication, la collaboration du cned avec les Presses universitaires de France. C’est pourquoi il se présente comme une suite de cours portant sur la succession des parties et articles des Principes. La précision des références, la richesse et la pertinence de l’appareil critique, l’excellente connaissance des études cartésiennes comme de l’histoire des sciences font de ce livre un instrument de travail de grande qualité.

63Geneviève Brykman

François Trémolières, Fénelon et le sublime. Littérature, anthropologie, spiritualité, Paris, Honoré Champion, « Lumière Classique », 2009, 727 p., 127 €.

64Fénelon est un écrivain avec d’immenses contributions dans plusieurs domaines de la création intellectuelle, l’auteur d’« une œuvre dont on chercherait vainement le centre » (p. 643), or l’historiographe doit choisir un thème suffisamment général pour pouvoir la lire et l’interpréter. F. Trémolières a opté pour le sublime, thème à connotation générale mais qui peut avoir également des acceptions en philosophie, en spiritualité, en rhétorique. L’exposé débute avec « une situation de Fénelon » que suit une étude riche et nuancée du sublime en « éloquence sacrée ». Cependant, la pièce centrale de l’ouvrage tout entier est le long chapitre qui traite pour l’essentiel des aspects philosophiques et de leurs implications théologiques. Quant aux deux derniers chapitres, ils sont consacrés au thème du pur amour, ce thème-noyau de la réflexion fénelonienne (p. 455), envisagé selon sa portée spirituelle et morale. Et l’ouvrage se clôt par un véritable tour de force, une relecture quasiment de tout Fénelon à partir de Télémaque.

65L’auteur n’a pas l’ambition d’être exhaustif, néanmoins il ne laisse dans l’ombre aucun aspect, aucune théorie, aucun moment important de cette œuvre monumentale. Il semble maîtriser tout l’opus, même si, à notre sens, il aurait pu mettre davantage à contribution la Corrrespondance. En revanche, on ne peut qu’admirer l’ampleur et la pénétration de ces analyses des textes « secondaires » comme la Réfutation du système du Père Malebranche, la grande Instruction pastorale sur le système de Jansénius et les Lettres sur divers sujets concernant la religion et la métaphysique. L’exposé avance avec clarté et concision à travers le maquis des citations, un véritable florilège de formules, de définitions, de développements doctrinaux puisé quasiment à partir de la totalité de plus de trente ans de production de l’écrivain. Le sublime comme clef et comme noyau de l’interprétation globale n’empêche pas la mise en lumière de toute une gamme de thèmes « secondaires », mais il permet aussi la clarification de moments centraux de cette œuvre. Notamment, la discussion du « rationalisme » de Fénelon. Le théoricien du pur amour est, certes, philosophe de la voluntas, sans être représentant de la tradition « volontariste ». Il est disciple ardent d’Augustin, mais qu’il ne cesse de lire en se servant des correctifs thomistes. Il est combattant fervent du libre arbitre, mais il comprend la liberté de la volonté comme liberté raisonnable, volonté déterminée par des motifs rationnels. Cette vision de la volonté détermine la portée et le sens de l’œuvre tout entière. Accusé de quiétisme, combattu avec hargne par jansénistes et gallicans, l’archevêque de Cambrai est moins prêt à abonder dans les grands paradoxes à la Pascal, il s’exprime davantage par une écriture où les mystères du christianisme sont reformulés à l’aide d’une conceptualité philosophico-morale. Toutefois, celui que Robespierre appellera « le précepteur » de l’humanité, celui que d’aucuns célèbreront comme précurseur des Lumières, est clair et déterminé dans le rappel incessamment réitéré de sa fidélité inébranlable à l’Église, dans la confession de sa foi chrétienne. Il explique – T. l’illustre avec d’admirables citations – que l’humanité de Jésus-Christ est l’objet de la vision spirituelle la plus haute (p. 368 sq.), et loin de relent de panthéisme, son œuvre atteste avec l’emphase d’un Bérulle la dualité radicale de Dieu et de l’homme, l’absence de tout milieu entre la nature et la grâce.

66Dans le dernier demi-siècle, l’historiographie fénelonienne a vécu une véritable floraison. Robert Spaemann, Henri Gouhier, Jacques Le Brun ont signé d’admirables ouvrages pour étudier, pour mettre en valeur la subtile profondeur de ce très grand écrivain. Le livre de François Trémolières nous paraît faire partie du cortège de ces auteurs prestigieux qui, chacun à sa manière, attestent la fécondité, si l’on veut « l’actualité », de ce romancier subtil, de ce grand moraliste, de ce directeur spirituel incomparable.

67Miklos Vetö

Thomas Hobbes, Moto, luogo e tempo, éd. et trad. de Gianni Paganini, Turin, utet, 2010, 708 p., bibliographie, index.

68Voici la première édition complète, commentée et traduite par les soins de Gianni Paganini, de l’ouvrage inédit de Hobbes consacré à la critique du De Mundo de Thomas White (texte original édité en 1973 par J. Jacquot et H. Withmore Jones, Paris, Vrin-cnrs). Longtemps dénommé « Critique du De mundo de Thomas White », l’ouvrage qui a probablement servi à son auteur de laboratoire expérimental pour l’élaboration du De corpore prend ici le titre plus analytique de traité Du mouvement, du lieu et du temps (De moto, luogo e tempo).

69Il s’agit sans conteste d’un événement important pour les études hobbesiennes, mais aussi bien pour les historiens de la philosophie classique dans leur ensemble, au moins pour cette raison que la tentative de conciliation, ou de « synthèse créative » (selon l’expression de B. C. Southgate reprise par Paganini, p. 17) entre l’héliocentrisme copernicien, l’aristotélisme et la philosophie mécaniste menée par White dans ses Trois dialogues sur le monde (Paris, 1642) a suscité un vif intérêt de la part de Descartes, au moment même où celui-ci tentait une synthèse de même ordre avec les Principia Philosophiae (1644). White, Hobbes et Descartes partagent en effet l’ambition de réussir là où Galilée a échoué, faute, selon eux, d’une réflexion suffisamment poussée quant aux fondements « métaphysiques » de sa philosophie naturelle, ou plutôt faute de ce que Hobbes et Descartes ont en commun (au moins lexicalement) de reconnaître la nécessité d’une « philosophie première ». Comme le souligne justement Paganini dans une introduction dense et substantielle (une centaine de pages, augmentée d’une bibliographie et d’une notice chronologique), le De moto, luogo e tempo propose un concept de philosophie première opposé au vocable de « métaphysique » quasiment péjoratif sous la plume de Hobbes, concept plus élaboré que dans ses versions ultérieures, qu’il s’agisse du Léviathan ou du De corpore. La philosophie première n’est pas une science transcendante, transphysique ou transnaturelle, et ne s’occupe pas des choses dont la connaissance excède la portée de l’esprit humain. Elle ne porte donc ni sur l’âme ni sur Dieu, mais seulement sur les caractères les plus généraux de l’étant, donc sur la substance, c’est-à-dire le corps, et se confond avec une très exacte « nomenclature » des choses. Hobbes peut donc opposer un concept rigoureux de « philosophie première », dont Aristote est bien l’inventeur, à la métaphysique spiritualiste des aristotéliciens, de White (ou aussi bien de Digby).

70Moyennant simplification des catégories aristotéliciennes, ramenées sommairement au couple substance/accident, et un nouveau concept de matière, Hobbes donne à la critique galiléenne des « qualités » une base ontologique qui faisait défaut à l’auteur du Saggiatore. La tentative d’établir la non-contradiction entre l’héliocentrisme copernicien et l’apparent géocentrisme de l’Écriture se concrétise par un compromis « verbal » dont, selon Paganini, s’inspire directement Descartes dans les Principia. Dans ses Dialogues, White s’appuie sur la relativité ou plutôt la réciprocité du mouvement : Si un corps B est continuellement en mouvement par rapport à un corps A, on peut dire, réciproquement, que celui-ci est en mouvement par rapport à celui-là. Ainsi du Soleil et de la Terre. Hobbes décortique les erreurs logiques de ce raisonnement (XIV, 6, p. 294-295) et montre que la position copernicienne ne saurait être admise comme un simple modus loquendi : il y va plutôt d’une nécessité physique inconciliable avec le géocentrisme, si tant est que l’Écriture l’enseigne comme une proposition physique dont il faille admettre la vérité. Mais la critique hobbesienne de White s’étend aussi à sa règle d’interprétation des Écritures jugée inconsistante et douteuse. Reste que le « compromis » imaginé par White en 1642 repose sur une critique fondamentale de la notion de lieu et de « lieu immobile » (l’immobilité étant comprise dans la définition aristotélicienne comme superficie immobile), immobilité dont White a voulu démontrer l’idéalité dans le De mundo dialogi tres.

71Sans entrer ici dans les détails de la discussion optique, physique, astronomique et cosmologique qui oppose Hobbes à White, signalons le très grand intérêt du traitement des questions classiques de son temps, comme la précession des équinoxes et les causes de l’inclinaison de l’axe de la Terre, le magnétisme et la déclinaison de l’aimant, ou la quaestio disputata du « genre de réfraction » qui peut expliquer la courbure de la queue des comètes (VIII, 4). Hobbes accuse ici White d’ignorer les règles de l’optique, et de manquer d’assiduité dans l’étude des phénomènes. Enfin, la théorie des marées, dont Galilée fait un argument physique en faveur du double mouvement de rotation quotidienne et de révolution annuelle de la Terre, occupe ici une place centrale (chap. XVI-XVII). Hobbes, refusant l’argument galiléen exposé dans la Quatrième Journée du Dialogue où Galilée rejette la théorie gravitationnelle de Kepler qui faisait reposer la cause des marées sur l’attraction lunaire, comme celui de White qui la voit dans les vents causés par le Soleil sur la surface des océans, invoque l’insuffisance des expériences et des données observationnelles. Mais comme pour l’excentricité planétaire (chap. XIX), dont personne, selon lui, n’a su fournir une cause physique satisfaisante, son scepticisme mitigé est bien plus le résultat et l’aboutissement de son activité scientifique qu’une prémisse philosophique stérilisant toute recherche.

72Hobbes ne s’est pas contenté de discuter White sur le terrain scientifique. L’intérêt de l’ouvrage vient incontestablement de la place qu’il fait aussi bien à la critique des preuves supposées de la nouveauté du monde, de ses limites, de sa perfection, de sa fin, de l’existence d’une cause première, de l’homme comme fin de la Création, etc. White constitue en effet, aux yeux de Hobbes, l’exemple paradigmatique d’une pensée naïve qui se sert d’une métaphysique dogmatique pour entretenir ses illusions anthropocentristes. De ce point de vue, la critique hobbesienne de White préfigure le rapport de la Dialectique Transcendantale kantienne à la philosophie leibnizo-wolfienne. Et, même s’il est peu vraisemblable que Kant ait jamais eu connaissance de ce texte (il n’est pas même certain qu’il ait lu le De Corpore – Voir B. Ludwig, « La critique de l’ontologie traditionnelle par Hobbes et Kant » dans, L. Foisnaud et D. Thouard (éd.), Kant et Hobbes. De la violence à la politique, Paris, Vrin, 2005), une lecture kantienne du De Motu, loco et tempore n’en demeure pas moins possible, et dans une certaine mesure urgente.

73Edouard Mehl

Thomas Hobbes, Du citoyen, présentation et traduction de Philippe Crignon, Paris, gf-Flammarion, 2010, 508 p. (présentation, traduction française, notes, annexes, chronologie, bibliographie, index).

74En 1983, Howard Warrender proposa, dans le cadre de la nouvelle édition des œuvres complètes de Thomas Hobbes en cours de publication à Oxford (« The Clarendon Edition of the Works of Thomas Hobbes », Clarendon Press, 1983-, 26 vol. prévus), une édition de référence du De cive, donnant le texte latin de 1647 assorti des variantes des éditions antérieures et corrigé le cas échéant par elles. Vingt-sept ans plus tard, le travail de Warrender a enfin trouvé le chercheur français qui a su en tirer le meilleur parti, proposant aux lecteurs francophones une traduction véritablement scientifique du deuxième traité politique systématique de Hobbes (après les Elements of Law de 1640 et avant le Leviathan anglais de 1651). De fait, le travail de Philippe Crignon est amplement à la hauteur de celui du savant britannique. Les choix de traduction sont toujours soigneusement justifiés (voir, par exemple, la note 4 de la page 396 et la note 10 de la page 405 expliquant la traduction de « civitas » par « État »). De riches notes explicitent les références et les sources de Hobbes ; elles éclairent en outre les contextes historiques et doctrinaux qu’il faut connaître pour orienter correctement la lecture ; elles esquissent aussi parfois certaines interprétations philosophiques (voir, par exemple, la note 20 de la page 407 sur les hypothèses avancées pour expliquer le sens du concept hobbesien d’état de nature). De plus, la traduction s’accompagne de nombreux instruments permettant une compréhension pertinente de l’œuvre : les documents associés aux deux éditions Elzevier de 1647 sont donnés, avec également une liste des définitions conceptuelles forgées par Hobbes, un index biblique, une chronologie, une bibliographie, un index des notions ainsi qu’un index des noms propres portant de manière exclusive sur le texte du traité.

75Dans son introduction, après avoir restitué la genèse, l’histoire des éditions, la place du De cive dans l’œuvre de Hobbes et la réception du livre, Philippe Crignon développe des pistes de lecture très suggestives, en particulier au sujet du rejet par Hobbes en 1642 du concept de « corps politique » au profit d’une « personnalisation de l’État ». L’interprète adopte la thèse d’Yves Charles Zarka selon laquelle la seule « ontologie » possible pour Hobbes serait une « ontologie politique » (p. 62). Ce point est peut-être discutable : ainsi que les recherches de Jean-François Courtine nous l’ont par exemple appris, le concept d’« ontologie » a une histoire précise, et il n’est pas sûr que la philosophie première de Hobbes, identifiant l’ens au corpus pour des raisons épistémiques, constitue réellement une alternative aux ontologies qui soumettent tout étant non pas seulement au concept d’étant mais au concept en général.

76La traduction de Philippe Crignon va-t-elle supplanter celle de Samuel Sorbière, publiée à Amsterdam en 1649 et constamment rééditée depuis lors ? C’est une certitude, mais, en réalité, elle va faire beaucoup plus et beaucoup mieux, selon un geste philosophiquement plus décisif : elle va permettre de donner enfin à la traduction de Sorbière un statut théorique adéquat, celui d’un témoignage de première importance de la réception de la pensée de Hobbes dans les milieux intellectuels francophones au xviie siècle et au cours des siècles ultérieurs, lorsqu’elle était la seule traduction française complète disponible, c’est-à-dire jusqu’en 2010. Il est donc heureux que la traduction de Philippe Crignon soit publiée dans une édition au format de poche, ce qui lui assurera, il faut l’espérer, une très large diffusion.

77Dominique Weber

Mark Kulstad, Mogens Laerke et David Snyder (éd.), The Philosophy of the Young Leibniz, Stuttgart, Franz Steiner, 2009, 260 p. (« Studia leibnitiana Sonderhefte », n° 35), 38 €.

78Ce volume réunit 19 contributions issues d’un colloque international qui s’est tenu à la Rice University de Houston en avril 2003. L’objet de ces textes, rassemblés en deux parties principales (1. « Le jeune Leibniz » ; 2. « Le jeune Leibniz et Spinoza »), est d’apporter un nouvel éclairage sur la philosophie du jeune Leibniz, en tenant compte des progrès de l’édition des œuvres (avant 1686), mais aussi de l’important développement des études leibniziennes ces dernières années. L’ensemble des articles couvre l’essentiel des champs philosophiques abordés par l’auteur durant cette période cruciale de la formation de sa pensée : métaphysique, mathématique, logique, physique, théologie, morale et politique. La seconde partie traite plus particulièrement du rapport à Spinoza.

79L’une des qualités majeures de ce volume est de mettre en lumière la précocité et la permanence de certaines thèses, mais aussi les divergences entre les premiers écrits du philosophe et ceux dits de la « maturité ». Richard T. W. Arthur montre que l’interprétation des infinitésimaux comme fictions ne serait pas une position nouvelle en 1690 (lorsqu’elle est évoquée en réponse aux critiques de Nieuwentijt et de Rolle), puisqu’elle serait acquise dès 1676. Martine de Gaudemar voit pour sa part dans la spontanéité accordée aux esprits créés ce qui deviendra la force immanente des substances individuelles. C’est également dans les premiers écrits qu’émergent des thèses qui obligeront Leibniz à revoir certaines de ses positions initiales. Ainsi, sa doctrine de la résurrection des corps le conduirait peu à peu, selon Stuart Brown, à abandonner la conception thomiste d’âmes séparées qu’il avait d’abord admise.

80Les auteurs évitent en général deux travers fréquents dans le commentaire. Le premier consiste à vouloir trouver dans ces textes d’avant 1686, au moins en germe, certaines positions ultérieures bien connues. Le second consiste à voir des interactions ou des connexions entre des thèses en réalité indépendantes les unes des autres. Daniel Garber montre ainsi que la théorie leibnizienne du corps et de la substance, qui prévaut dans les années 1680, doit en réalité très peu à sa découverte de la mesure de la force et à la nouvelle loi de conservation en janvier 1678.

81Au fil de la lecture des articles s’impose l’image d’un philosophe héritier, bien sûr, des problématiques aristotéliciennes et scolastiques, mais engagé très tôt dans les controverses modernes, qu’il s’agisse de la question du concours divin (voir l’étude de Sukjae Lee sur Leibniz et l’occasionalisme en 1677), du fondement de la loi naturelle ou de la justice (Gianfranco Mormino, Ursula Goldenbaum). Spinoza apparaît alors dans ce contexte comme un interlocuteur privilégié. Les oppositions entre les deux auteurs sont à juste titre soulignées (voir Andreas Blank, Frédéric Manzini, Vittorio Morfino, Elhanan Yakira). Mogens Laerke défend cependant l’idée selon laquelle le De Summa Rerum (1675-1676) présenterait une hypothèse de type « paralléliste » très proche de celle développée par l’auteur de l’Éthique. Elle n’en serait pas moins différente dans la mesure où elle resterait tributaire de la connaissance partielle que Leibniz avait de Spinoza et serait fondée sur certains présupposés proprement leibniziens.

82Paul Rateau

Spinoza, Œuvres I, Premiers écrits, édition publiée sous la dir. de Pierre-François Moreau, Paris, puf, 2009, 480 p. Chantal Jaquet, Les Expressions de la puissance d’agir chez Spinoza, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005, 304 p.

83Sous la direction de Pierre-François Moreau paraît une nouvelle édition des Œuvres complètes de Spinoza. Ce volume, troisième édité, est premier dans l’ordre, puisqu’il contient les deux premières œuvres de Spinoza, c’est-à-dire le Traité de la réforme de l’entendement et le Court traité, traduits respectivement par Michelle Beyssade et Joël Ganault. P.-F. Moreau nous offre une introduction générale aux œuvres de Spinoza dans laquelle il explique les principes de cette nouvelle édition : établir les textes le plus fidèlement possible sans chercher à les corriger abusivement, mais aussi leur apporter des précisions historiques et les commenter suffisamment pour nous permettre de mieux les comprendre. C’est à Filippo Mignini qu’incombe la tâche d’établir les textes originaux, ce qu’il fait avec rigueur et générosité : il fournit des introductions détaillées aux textes ainsi qu’un historique de leurs principales éditions et examine notamment la question difficile de l’ordre de rédaction des deux œuvres ; de plus, chaque texte est suivi de notes qui en concernent l’établissement. Les traductions sont elles-mêmes abondamment commentées par M. Beyssade et J. Ganault. En somme, la présence des textes originaux, les explications de l’établissement de ceux-ci, des traductions rigoureuses et commentées, des introductions instructives, des bibliographies étoffées et des tables proposant la structure des œuvres font de ce volume un outil indispensable pour qui veut étudier Spinoza sérieusement.

84Chantal Jaquet, dans Les expressions de la puissance d’agir chez Spinoza, propose une lecture rigoureuse, claire, attentive et excellemment argumentée de l’œuvre de Spinoza en vue d’explorer la puissance humaine, qu’elle soit physique ou mentale. Son objectif est par ailleurs de trouver la puissance où elle ne semble pas se trouver de prime abord, de ressaisir la puissance dans l’impuissance. Elle étudie principalement l’Éthique et le Court traité, mais propose aussi des analyses du Traité de la réforme de l’entendement et des Pensées métaphysiques. Dans la première partie, « L’éternité de l’esprit », il est question de la puissance de l’esprit humain, qui doit se libérer des préjugés du vulgaire et atteindre sa nature supérieure, soit la raison, et, ainsi, prendre conscience de l’éternité de son entendement. La seconde partie, « La positivité du faux », montre que plusieurs concepts critiqués par Spinoza ne perdent pas toute signification ou toute puissance. C’est le cas, par exemple, des notions de bien et de mal, fondées sur l’illusion du finalisme, et de la volonté libre illusoire, qui, malgré ce à quoi on pourrait s’attendre, ne sont pas simplement évacuées, mais redéfinies et réappropriées par Spinoza. La troisième partie, « Spinoza dans le temps », évalue la puissance de l’œuvre de Spinoza en la situant dans le temps : à partir de quel contexte se déploie-t-elle et comment continue-t-elle de nous influencer encore aujourd’hui ? Jaquet nous montre qu’elle est attentive à l’évolution et aux sources de la pensée de Spinoza en la comparant à celles de ses prédécesseurs, c’est- à-dire les scolastiques, Léon l’Hébreu, Descartes et Bacon. On peut toutefois noter ici l’absence de la théorie du conatus de Hobbes. La quatrième partie, « Corps et affects », explore finalement la puissance du corps et comment celle-ci s’exprime simultanément à la puissance de l’esprit dans la théorie spinoziste des affections. Il est notamment question de l’évolution du concept d’amour entre le Court traité et l’Éthique qui se fonde sur le fait que Spinoza, proposant une ontologie de la faiblesse dans ses premiers écrits, passe à une ontologie de la puissance propre, du conatus, dans l’Éthique. Jaquet traite finalement de concepts que Spinoza effleure sans trop les développer, soit l’amour de soi, la peur de la mort et la « fortitude ». Ce faisant, elle éclaire amplement certaines parties plus sombres de l’Éthique et tente d’expliquer pourquoi Spinoza a préféré ne pas les éclairer lui-même.

85Simon Loranger

Éric Delassus, De l’Éthique de Spinoza à l’éthique médicale, Préface de Jacqueline Lagrée, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, 339 p.

86Cet ouvrage met en évidence combien la philosophie de Spinoza, beaucoup plus que d’autres, donne les outils qui permettent de comprendre ce qu’est le corps humain et la maladie dont il peut être affecté. L’A. affirme que le projet de Spinoza était à visée éthique, non pas seulement au sens strictement moral mais au sens thérapeutique : la philosophie donne les moyens d’accéder à une vie bonne. Or, une vie bonne c’est aussi, autant que faire se peut, une vie en bonne santé. L’être humain est cependant affecté par les choses extérieures de multiples façons et il lui arrive d’être malade, parfois gravement. Conformément aux propositions de l’Éthique, l’A. rappelle comment le vécu du malade est une idée du corps plus ou moins inadéquate selon que la maladie est perçue comme une injustice, une malédiction ou une perturbation. Il souligne, montrant tout l’intérêt de l’Éthique pour la médecine contemporaine, que les rapports du malade avec le médecin sont essentiels dans la transformation de l’idée du corps du ‘patient’ en une idée active, car positive. C’est sur ce point précis que l’ouvrage est tout à fait original : puisque, selon Spinoza, l’âme est l’idée du corps, comment est-il possible d’avoir de son propre corps une idée adéquate lorsqu’on est dans l’expérience de la maladie où se joignent douleurs physiques et souffrance morale ?

87Comme, dans la Nature, les lois sont toujours et partout les mêmes, il n’y a pas de différence foncière entre le normal et le pathologique, entre la santé et la maladie. L’être humain malade est donc, par la connaissance de lois naturelles nécessaires, capable d’avoir une idée, sinon totalement adéquate, du moins plus cohérente de sa maladie. Certes, Spinoza lui-même n’emploie jamais l’adjectif « cohérent », mais l’A. y recourt pour montrer que l’esprit du malade peut se constituer comme l’idée d’un corps dans laquelle les déterminations les plus importantes sont unifiées. Un certain degré d’autonomie reste alors possible pour le malade. C’est donc encore, au sein même de la maladie, la puissance de persévérer qui réagit et permet à l’individu de résister aux perturbations par la puissance même de penser. Ce livre montre de façon magistrale que, grâce à l’Éthique de Spinoza, une voie est aujourd’hui ouverte pour mieux vivre la maladie, ou pour comprendre et respecter les malades.

88Geneviève Brykman

Frédéric Manzini, Spinoza : une lecture d’Aristote, Paris, puf, 2009, 334 p., (coll. « Épiméthée »).

89L’objet de cet ouvrage, issu d’une thèse dirigée par J.-L. Marion, est de réévaluer l’influence exercée de façon sous-jacente par Aristote sur Spinoza. Prenant appui sur la bibliothèque de Spinoza ainsi que sur la confrontation de ses thèses et critiques à l’édition du Stagirite en sa possession, l’A. soutient qu’Aristote servit tout à la fois de repoussoir, de lexique, de contrepoint et de référence à Spinoza, en dépit des affirmations de ce dernier selon lesquelles l’autorité d’Aristote n’aurait que peu de poids pour lui. Quelques désaccords peuvent surgir dans l’analyse du contenu des concepts, d’autres lectures étant envisageables, mais c’est là affaire d’interprétation ; d’un point de vue philologique, le travail d’érudition est rigoureux et incontestable : étude des catalogues, relevés des occurrences, analyse des différentes éditions et des différents courants aristotéliciens. Peut-être aurait-on simplement souhaité que l’A. expose la méthode mise en œuvre dans le lien établi entre preuve philologique locale et interprétation générale, afin de légitimer plus avant le passage de l’une à l’autre. Mais cet ouvrage tient une thèse forte, défendue de part en part : l’influence d’Aristote et des différentes interprétations auxquelles sa philosophie a donné lieu au cours des siècles est bien plus grande dans la construction du système spinoziste que Spinoza lui-même n’a voulu le laisser penser.

90L’A. se lance dans une grande traversée des principaux domaines philosophiques (éthique, théorie de la connaissance, métaphysique), en déclinant dans chacun la thèse mentionnée. Il lit ainsi comme point commun des éthiques aristotélicienne et spinoziste le souhait de définir la vie bonne comme attractive et non impérative, et souligne le fait que Spinoza aurait pu voir en Aristote un précurseur dans sa tentative de fonder une éthique scientifique. Mais c’est pour aussitôt relever que Spinoza préfère ne voir là que convergence accidentelle et non parenté profonde. Le moment le plus convaincant de cette réflexion est probablement celui où l’A., par le biais d’études philologiques et d’analyse de la réception d’Aristote à l’âge classique, montre que la morale spinoziste a finalement « un caractère plus grec que moderne dans ses fondements » (p. 72) : Spinoza trouverait ainsi dans les commentaires thomistes le moyen de s’opposer aux chrétiens modernes, faisant de l’éthique une « science pratique » (p. 114) et donnant de nouveau droit de cité aux fins que l’on se propose et à la contingence. La primauté reconnue à la lettre (reprise des termes) sur l’esprit (contenu des concepts) est un choix de l’A., dans sa volonté de lire l’influence aristotélicienne dans toute la pensée spinoziste, mais l’on pourrait poursuivre la réflexion en s’interrogeant également sur la manière dont Spinoza réinvestit ces concepts en une lecture singulière.

91Dans la deuxième partie, consacrée aux trois genres de connaissance, une grande place est accordée aux aristotéliciens médiévaux, ce qui présente le grand intérêt de nous faire connaître avec « quel Aristote » Spinoza était en dialogue, ou encore quelle figure d’Aristote était à sa disposition au cours de la constitution de sa propre pensée. De nombreuses précisions textuelles et philologiques sont ainsi apportées dans de longues notes érudites, citant Suarez, saint Thomas, Avicenne, Averroès ou encore Maïmonide. Après avoir évoqué l’attention commune accordée à l’imagination, le modèle puisé chez Aristote d’une science démonstrative, ou encore la question de l’éternité, dépouillée chez l’un comme chez l’autre de toute connotation religieuse, l’A. se propose de poser différemment les grandes problématiques spinozistes grâce au détour par Aristote (p. 181) ; ainsi en va-t-il par exemple de la conception du troisième genre de connaissance comme habitus. La conclusion est alors la suivante : dans la théorie spinoziste de la connaissance, « l’épistémologie aristotélicienne est sans cesse présente, même si c’est souvent pour être discutée et contestée » (p. 201).

92La troisième et dernière partie, consacrée à la métaphysique, expose les diverses interprétations auxquelles a donné lieu la pensée aristotélicienne, se traduisant par des courants aristotéliciens distincts : averroïste, padouan, chrétien… Selon l’A., Spinoza fait « jouer l’authentique Aristote contre l’interprétation réductrice qu’en ont donnée Maïmonide et les juifs » (p. 232) ; il a ainsi voulu renouer avec l’idée d’une nature vivante, productrice, active. L’A. reconnaît toutefois que, en reprenant des définitions aristotéliciennes et en en réinvestissant les questionnements, Spinoza aboutit à des conclusions opposées, en faisant des choses singulières des modes et non des substances, ou encore transgresse des interdits, par le biais du concept de causa sui. Ce qui ne l’empêche pas de conclure que, bien qu’« étranger à l’élaboration scolastique de l’ontologie comme telle, [Spinoza] est peut-être paradoxalement le plus fidèle des aristotéliciens […] parce qu’il est celui qui procède effectivement à la transformation de la métaphysique (générale) en ousiologie » (p. 301).

93La force et la faiblesse de cet ouvrage résident dans la conviction d’une influence directe d’Aristote sur Spinoza et dans la ferme volonté d’en convaincre le lecteur : cela donne lieu tout à la fois à de précises études philo- logiques et textuelles, et à des réinterprétations de la pensée spinoziste parfois contestables ; la reprise de certaines notions ou discussions philoso- phiques qui constituaient des topoï à l’âge classique n’est pas toujours le signe évident d’une influence directe, et l’essentiel réside dans la place qu’on leur accorde et le sens qu’on leur donne dans un système de pensée singulier. Les confrontations élaborées dans cet ouvrage sont suffisamment fécondes et les analyses auxquelles elles donnent lieu suffisamment intéressantes pour qu’on puisse se permettre d’être plus nuancé dans les conclusions tirées et les jugements portés, y compris sur les grands commentateurs. Il n’en reste pas moins que cet ouvrage nous invite à réévaluer l’influence aristotélicienne ainsi qu’à repenser le rapport de Spinoza à ses prédécesseurs comme à ses contemporains. interlocuteur laïc en morale, contrepoint à l’égard de Descartes en métaphysique, repoussoir quand il s’est agi d’affirmer et de préciser ses propres positions, Aristote est sans conteste l’une des grandes figures présentes à l’esprit de Spinoza dans l’élaboration de sa philosophie.

94Julie Henry

Dix-huitième siècle

Guyonne Leduc, Réécritures anglaises au xviiie siècle de l’Égalité des deux sexes (1673) de François Poulain de la Barre. Du politique au polémique, Paris, L’Harmattan, 2010, 502 p.

95Poulain de la Barre est souvent considéré comme le précurseur du féminisme moderne, celui qui se fonde sur l’idée d’égalité entre les deux sexes, non seulement du point de vue physiologique et psychique, mais aussi intellectuel, moral et social. Un précurseur qui n’aurait guère suscité d’écho et de débat à son époque. Or, l’étude de G. Leduc sur la réception anglaise de son traité de 1673, De l’égalité des deux sexes, montre le contraire. Car les deux grandes féministes anglaises du xviiie siècle, Mary Astell et l’auteur(e) anonyme appelée Sophia sont nourries de Poulain, et son influence s’étend à d’autres ouvrages (comme ceux de William Walsh et Judith Drake). L’analyse fouillée de G. L. permet ainsi à la fois de démontrer l’influence de Poulain outre-Manche et son rôle essentiel dans la fondation du féminisme anglais. Cette analyse décrypte les mécanismes de transferts culturels et de filiation des idées qui tissent des réseaux européens constitutifs des proto-Lumières. Le terme même de réécriture est interrogé dans toutes ses dimensions. Qu’est-ce que c’est que traduire, entre copie et trahison ? Quels usages peut-on faire d’un texte dans un autre contexte culturel ? Où s’arrête l’influence et où commence le plagiat ?

96Ces différentes questions concernent l’histoire des idées et de leur circulation aussi bien que la définition de l’œuvre littéraire. Elles supposent également l’analyse du rôle des éditeurs dans cette circulation. La qualité d’angliciste de l’auteure de cette étude permet d’intéressantes micro- analyses comparatives qui mettent en valeur les différences de perspective entre les textes : les réécritures anglaises de Poulain, et notamment celle de Sophia, sont plus polémiques que politiques. Elles sont aussi moins philosophiques, c’est-à-dire que le soubassement cartésien du texte-source et la discussion des théories contractualistes y sont moins prégnantes. Elles affirment enfin moins nettement le thème de l’égalité en privilégiant souvent celui de la supériorité (des femmes sur les hommes). Bref, ces relectures anglaises montrent aussi en creux le caractère effectivement précurseur de Poulain, dont les propos les plus neufs ne sont pas toujours utilisés par Sophia. G. L. interprète ces changements comme la marque d’un féminisme plus épidermique. Il n’en reste pas moins qu’« une intuition rare l’a menée à choisir Poulain comme modèle » (p. 411), modèle qui invente un nouveau féminisme dont l’Angleterre du xviiie siècle est un creuset important. On voit que cet ouvrage intéresse aussi bien les historiens de la philosophie et des idées que les anglicistes et les littéraires.

97Marie-Frédérique Pellegrin

Philippe Audegean, La philosophie de Beccaria. Savoir punir, savoir écrire, savoir produire, Paris, Vrin, coll. « Histoire de la philosophie », 2010, 285 p. (isbn 978-2-7116-2303-7).

98Auteur de la récente retraduction des Délits et des peines (Lyon, ens Éditions, 2009), Philippe Audegean, propose une étude conjointe des écrits juridiques, mais aussi économiques et stylistiques, de Beccaria afin de corriger l’importance exclusive prise par les premiers chez des commentateurs comme Venturi.

99Réformateur et philosophe à la fois, Beccaria a voulu donner une critique rationnelle des savoirs constitués et repenser les disciplines. L’unité de son œuvre réside dans l’intuition selon laquelle « la vie peut et doit devenir plus “économique”, dans tous les sens du terme : moins de gestes et de paroles inutiles » (p. 11) et la première expression de cette recherche économique au sens large est politique. Dès l’analyse des fondements du politique, Beccaria observe que les hommes veulent minimiser ce qu’ils cèdent de leur liberté naturelle en entrant dans l’ordre civil. Cette clé de lecture permet à P. Audegean d’assigner à Beccaria une position raisonnable entre hobbisme scandaleux, jusnaturalisme impuissant et théologisme hors de propos ; elle lui permet de trancher finement dans les débats interprétatifs sur les Délits et les peines, notamment dans la question de savoir si on peut annexer Beccaria à la tradition utilitariste postérieure à lui ou s’il faut rappeler au contraire son héritage contractualiste. Pour lui, le contractualisme beccarien ne s’accompagne pas d’un jusnaturalisme fort et est plus compatible avec l’utilitarisme qu’on ne le croit. De ce fait, il faut requalifier l’insistance de Beccaria sur la liberté individuelle dans des termes qui ne sont pas originellement déontologiques : celui-ci revendique certes une liberté-sûreté garantie de façon égale pour tous, dans des termes proches de ceux de Montesquieu, mais il le fait d’abord au nom de l’utilité commune. Et c’est en vue de cette liberté-sûreté utile à chacun et à tous que le législateur confectionne les lois pénales selon une démarche conséquentialiste, ne cherchant que les sanctions utiles à la société, se détournant des souffrances inutiles.

100Pour autant, une fois la législation faite, la pratique des juges ne confirmera cet effort en vue de la liberté-sûreté que si elle établit l’inflexibilité de la loi. C’est ainsi que s’explique la réapparition du déontologisme chez Beccaria au niveau de l’application des lois pénales. Il promeut un utilitarisme de la règle, règle d’autant plus utile qu’elle est mieux suivie, et il ne préconise ainsi aucune des conséquences sacrificielles qu’on a reprochées à l’utilitarisme.

101Après la « philosophie du malheur », P. Audegean explore la « philosophie du bonheur » de Beccaria : sa théorie du style et son économie politique. Beccaria éclaire le style par une philosophie et une psychologie empiristes. Le style consiste dans le choix des idées accessoires qui accompagnent les idées principales d’un discours, et dans la capacité à provoquer le « maximum de sensations compossibles entre elles » (Recherches sur le style, cité p. 190). À l’économie de la peine infligée au criminel répond l’économie des sensations plaisantes suscitées par le style.

102Après celle du plaisir vient la recherche du bonheur : le dernier chapitre est consacré à l’économie politique dont Beccaria défend l’autonomie, notamment vis-à-vis du droit. L’économie n’est plus un calcul de prudence domestique, mais un savoir politique utile auquel le secret n’apporte rien, et qu’il faut diffuser auprès de ceux qui peuvent favoriser l’activité productive : les gouvernants et les fonctionnaires. Beccaria illustre ainsi la dimension pratique des Lumières italiennes.

103Cet ouvrage se distingue à plusieurs titres : parce qu’il fournit une monographie en français (et dans une belle écriture) sur Beccaria ; parce qu’il offre une hypothèse de lecture unitaire de l’œuvre ; parce que cette hypothèse, s’écartant de la reconstruction hypothético-déductive d’un système, montre sur trois exemples probants (droit pénal, poésie, économie) l’ambition originale de ce philosophe réformateur que fut Beccaria : rationaliser notre appréhension des disciplines positives en n’acceptant dans ces matières qu’un ordre rationnel.

104Gabrielle Radica

Heinrich P. Delfosse, Norbert Hinske, Gianluca Sadun Bordoni et Lothar Kreimendahl (éd.), Kant-Index, Band 30.1 « Naturrecht Feyerabend », Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann Holzboog Verlag, 2010, XLII- 206 p.

105Ce volume propose un index complet du vocabulaire utilisé par Kant dans l’un de ses trois textes de philosophie morale datés des années 1784-1785, manuscrit connu sous le nom Droit de la nature Feyerabend. Ce texte, en général peu connu, est contemporain de deux autres plus célèbres et également consacré à la philosophie pratique : les Fondements de la métaphysique des mœurs (Grundlegung zur Metaphysik der Sitten), rédigés en 1784 et publiés en 1785, et le manuscrit intitulé Morale Mrongovius II, qui correspond au cours de philosophie morale que Kant dispensa durant le semestre d’hiver 1784-1785 à l’université de Königsberg. Ces trois textes se complètent et s’éclairent mutuellement. S’ils diffèrent par le type d’argumentation, en revanche, leur contenu, leur terminologie et les exemples auxquels ils recourent sont extrêmement proches. Le présent Index fournit un outil précieux pour les chercheurs désireux de resituer le manuscrit Droit de la nature Feyerabend dans le contexte de l’enseignement et des publications de Kant. Ce manuscrit se présente sous la forme de notes de cours, les seules qui aient été conservées jusqu’ici sur ce thème. Au moment où Kant donne ce cours sur la notion de « droit naturel » (cruciale dans sa dernière philosophie du droit, notamment dans sa Doctrine du droit, Rechtslehre, de 1797), il travaille à la rédaction de la Grundlegung. L’Introduction de ce cours-manuscrit (d’une douzaine de pages) reflète l’état de la réflexion de Kant sur le droit et l’éthique et son souci pédagogique de clarifier pour le public de ses étudiants la formulation des grands problèmes de la philosophie pratique. Cette Introduction ne porte pas tant sur la philosophie du droit au sens étroit que sur l’insertion du droit dans la philosophie pratique en général, que Kant articule ici, de façon intéressante, non à l’idée de volonté bonne (comme dans la Grundlegung), mais à l’idée d’homme comme fin en soi. Il y affirme notamment que les questions centrales concernant l’homme ne relèvent pas de la métaphysique en tant que science théorique, mais de la métaphysique des mœurs, entendue comme philosophie morale pure étudiant les divers types de législation de la liberté.

106Cet Index éclaire ainsi une partie de l’enseignement de Kant en matière de philosophie pratique et, en particulier, les usages lexicaux qui étaient alors les siens, avant que l’influence du philosophe du droit et jurisconsulte Achenwall n’oriente durablement sa terminologie en matière de droit. Fruit du travail collectif de plusieurs chercheurs allemands spécialistes de la pensée kantienne, il permet de révéler les innombrables parallèles entre, d’une part, le manuscrit Feyerabend, et, d’autre part, la Grundlegung et la Morale Mrongovius. Il met en lumière les nombreuses parentés lexicologiques entre ces trois textes de rédaction contemporaine, à telle enseigne que l’Introduction au manuscrit Feyerabend peut servir de commentaire pour la Grundlegung.

107Le Droit naturel Feyerabend fut édité pour la première fois par Gerhard Lehmann en 1979 dans le cadre de la quatrième section de l’édition de l’Académie royale des sciences de Prusse à Berlin, section rassemblant les Leçons (Vorlesungen) de Kant. Mais le présent Index s’appuie non sur cette première édition, qui comporte un certain nombre d’erreurs, mais sur une nouvelle édition, revue et corrigée, plus fidèle à l’orthographe et à la ponctuation du manuscrit Feyerabend, et qui rend compte de l’emploi (très fréquent à cette époque sous la plume de Kant) de tous les termes latins et grecs, à côté de leur équivalent allemand. Cette nouvelle version du manuscrit Feyerabend figure en son intégralité au volume XXVII (2.2.) de l’édition de l’Académie, sous le titre Kant, Droit naturel, leçon lue lors du semestre d’hiver de l’année 1784 (Gottfried Feyerabend). Il semble aujourd’hui établi que ce manuscrit n’est vraisemblablement pas de la main de Feyerabend même (comme l’avait d’abord supposé G. Lehmann), ce dont témoigne son orthographe hétérogène. Il s’agirait plutôt d’une copie de seconde main.

108Ce volume comporte 1) une préface d’une trentaine de pages des coéditeurs ; 2) la nouvelle édition (distincte de celle de G. Lehmann) de l’Introduction du manuscrit Feyerabend de Kant ; 3) l’Index proprement dit de ce manuscrit (sous forme tabulaire), qui lui-même se compose d’un index des noms communs et d’un index des noms propres, classés selon trois grands domaines : littérature, mythologie et géographie. Enfin, il établit un système de correspondance, termes à termes, entre les manuscrits Feyerabend, Mrongovius et la Grundlegung.

109Mai Lequan

Takeshi Nakazawa, Kants Begriff der Sinnlichkeit. Seine Unterscheidung zwischen apriorischen und aposteriorischen Elementen der sinnlichen Erkenntnis und deren lateinische Vorlagen, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog Verlag, Monographien, Band 21, 2009, 344 p., 98 €.

110Il s’agit d’inscrire la formation et la fonction des différents sens du concept kantien de « sensibilité » (Sinnlichkeit) à partir de l’usage du terme et des problèmes qu’il engendre au xviiie siècle, puis dans la première moitié du xixe siècle, tant dans ses formes germaniques (sensitiv, sensual, sinnen, sinnlich, notamment) que latines (sensualitas, sensitivus, sensualis). Le premier chapitre retrace l’histoire du terme conceptuel au xviiie siècle, à travers un inventaire commenté des divers Vocabulaires et Dictionnaires, y compris ceux qui chercheront à en préciser les différents sens chez Kant après la parution des Critiques (ainsi le Wörterbuch de C. C. E. Schmid ainsi que celui de Heinicke et, au xixe siècle, celui de W. T. Krug, 1827-29). Sur cette base, le chapitre restitue les importantes problématiques de la sensibilité antérieures ou contemporaines de Kant : esthétiques (Baumgarten et Meier), anthropologiques (Spalding), linguistiques (Herder).

111C’est après en avoir restitué le contexte que le second chapitre envisage « la problématique de la sensibilité chez Kant et les différenciations progressives de sa terminologie » (p. 85). L’auteur procède rétrospectivement, partant de la différence entre sensibilité pure (a priori) et sensibilité empirique (a posteriori) ainsi que de la différence entre sensibilité et entendement dans la Critique de 1781, pour en reconsidérer la formation progressive à partir des positions de la Dissertation de 1770. Le troisième chapitre confirme l’originalité de la position kantienne relative à la sensibilité – n’ayant pas plus d’antécédents dans la tradition empiriste que dans la tradition rationaliste (en une longue analyse justificative à cet égard de Leibniz, Wolff, Baumgarten). Le livre est accompagné d’un important apparat philologique et de minutieuses notations bibliographiques ainsi que de plusieurs index.

112André Stanguennec

Domenico Felice (dir.), Politica, economia e diritto nell’Esprit des lois di Montesquieu, Bologne, clueb, 2009, 218 p. Jean-Baptiste Le Rond d’Alembert, Elogio di Montesquieu, Naples, Liguori, 2010, 146 p. Montesquieu, Pensieri diversi, Naples, Liguori, 2010, X-166 p.

113L’ouvrage dirigé par Domenico Felice s’inscrit dans la continuité des recherches qu’il a engagées sur les « grands thèmes » de L’Esprit des lois. Il complète les ouvrages précédents (Domenico Felice [dir.], Leggere l’Esprit des lois. Stato, società e storia nel pensiero di Montesquieu, Naples, Liguori, 1998 ; Libertà, necessità e storia. Percorsi dell’Esprit des lois di Montesquieu, Naples, Bibliopolis, 2003 ; comptes rendus dans les nos 2000-2, p. 224 et 2005-2, p. 248) en mettant davantage en avant les questions économiques et la pratique du législateur.

114Marco Goldoni porte son attention sur la structure institutionnelle des pouvoirs intermédiaires dans la monarchie. Le « modèle » français, distinct du modèle anglais, permet d’insister sur l’ensemble des éléments sociaux, politiques et économiques qui participent de la modération de ce gouvernement, et sur le rôle des parlements dans le contrôle des lois. L’enjeu est de mesurer l’apport de L’Esprit des lois à l’histoire du constitutionnalisme. Mario A. Cattaneo rappelle les caractéristiques de la république fédérative exposées dans le livre IX. Thomas Casadei et Domenico Felice proposent une étude suivie du livre XVIII, consacré aux rapports entre les modes de subsistance des peuples et la législation, pour s’opposer à une lecture évolutionniste, que l’on trouve d’abord chez les Lumières écossaises, qui s’attacherait à la classification des peuples que donne Montesquieu pour promouvoir l’idée de progrès (de la barbarie des nomades à la civilité des sédentaires commerçants). Le cadre de Montesquieu, synchronique et statique, vise à rendre compte de la diversité des sociétés, et on ne peut pas considérer que les facteurs économiques soient déterminants en dernière instance. Umberto Roberto aborde le traitement de l’histoire romaine dans la partie de L’Esprit des lois consacrée à l’économie politique (livres XX-XXIII). C’est d’abord l’esprit de conquête des Romains, s’opposant à l’esprit de commerce qui caractérise l’Europe moderne, qui est examiné, puis les réflexions de Montesquieu sur l’histoire de la monnaie à Rome, et enfin les rapports entre démographie et lois, en particulier les effets du despotisme romain sur la population de l’Europe antique. Les deux livres de L’Esprit des lois destinés à éclairer la pratique législatrice font l’objet d’études particulières. Carlo Borghero s’intéresse au livre XXVI, « conclusion pratique » de L’Esprit des lois, qui attire l’attention du législateur sur les conflits possibles entre les différentes normes juridiques. Afin d’éviter la confusion des principes qui doivent gouverner les hommes, Montesquieu propose une casuistique concrète qui interroge le rapport des lois civiles à la religion, le statut du droit naturel et les rapports entre le public et le privé. Giovanni Cristani étudie l’esprit du législateur tel qu’il apparaît dans le livre XXIX. Face à l’irréductible particularité des situations, Montesquieu cherche à éclairer la prudence du législateur et l’invite à la modération, ce qui suscite les critiques de Condorcet.

115Par ailleurs, Giovanni Cristani propose une édition de l’Éloge de M. le président de Montesquieu de d’Alembert, avec une traduction en italien du texte et une introduction consacrée à la lecture que d’Alembert fait de L’Esprit des lois. De son côté, Domenico Felice donne une traduction en italien d’un choix de textes des Pensées de Montesquieu, rassemblés d’une façon thématique.

116Denis de Casabianca

Alain Cambier, Montesquieu et la liberté. Essai sur De l’Esprit des lois, Paris, Hermann, 2010, 274 pages.

117Alain Cambier propose un fil au labyrinthe de L’Esprit des lois en suivant la question de la liberté. L’objet de Montesquieu serait de montrer « comment la causalité peut se muer en liberté et lui donner ainsi force et effectivité » (p. 19). Le propre de l’homme réside dans cette puissance d’écart qui le distingue des autres êtres naturels. Si la liberté est de fait perturbée par les passions, elle peut être régulée par les lois et l’enjeu est alors d’éclairer les conditions politiques et civiles de son exercice afin de l’arrimer à la réalité. C’est ainsi un « gouvernement de la liberté » que Montesquieu a en vue dans son ouvrage, gouvernement qui tienne compte de la « nature des choses ». Par cette expression, il renverrait à la fois à une « rationalité normative a priori qui régit les rapports humains » (p. 85) et à l’ensemble des rapports objectifs qui constituent les conditions empiriques des différentes sociétés. En déployant l’examen des conditions de la liberté (mœurs, économie politique et relations internationales, ordre propre des États), l’ouvrage entend mettre en évidence les tensions entre la nature « prise comme essence idéale » des règles éthiques et la nature « empirique », seul le gouvernement « innommé » – le gouvernement anglais tel qu’il apparaît en XI, 6 – permettant de les concilier historiquement. On aurait là la forme de l’État moderne que la monarchie française n’a pas su incarner en trahissant ses origines (p. 219). Bouleversant sa typologie, Montesquieu brosse ainsi les traits de cette « république moderne » qui « correspond à une société humaine enfin consciente de ses présupposés fondamentaux » (p. 266). Dans cette perspective, le fil d’Ariane est en même temps le fil de l’histoire humaine, qui « ne trouve sa raison d’être qu’à travailler à la manifestation et à l’ajustement réfléchi de ces droits et obligations fondamentaux au sein de chaque société » p. 268).

118Si le chapitre sur la constitution d’Angleterre fait partie de la strate de textes la plus ancienne de l’ouvrage, on comprend mal pourquoi Montesquieu aurait ensuite élaboré un cadre typologique que cette constitution démonte. Or, ce cadre semble bien nécessaire à la problématique du « meilleur gouvernement » telle qu’elle est formulée par l’auteur (I, 3) ; il est lié à l’invention conceptuelle majeure revendiquée par Montesquieu, à savoir celle des « principes des gouvernements ». Si la question de la liberté est assurément centrale dans L’Esprit des lois, s’il y a un « réalisme » de Montesquieu qui le conduit à ne pas séparer la question de la liberté des conditions de la puissance d’un État, faut-il pour autant biaiser la problématique qu’il pose, en termes de convenance et non de causalité, dans une perspective politique ? L’importance accordée à l’essence idéale des rapports humains fait oublier que l’essentiel de la perspective normative de l’ouvrage est porté par la typologie et qu’elle est liée à l’examen des lois positives en situation. Se focaliser sur la constitution d’Angleterre, comme modèle de l’État moderne, c’est oublier que Montesquieu se donne comme objet « les histoires de toutes les nations » (préface), et non l’histoire de la raison. En utilisant souvent un vocabulaire philosophique hors de propos, Alain Cambier peut bien disserter sur la liberté comme enjeu de L’Esprit des lois, il ne se donne pas les moyens de penser le « dessein » de Montesquieu.

119Denis de Casabianca

Thomas Reid, Essais sur les pouvoirs actifs de l’homme, introduction et traduction de Gaël de Kervoas et Eléonore Le Jallé, Paris, Vrin, 2009, 397 p. (coll. « Analyse et philosophie »).

120On connaît mal la pensée de Thomas Reid en France, sinon par le biais de sa critique kantienne et de son identification un peu rapide à « l’école du sens commun ». Pourtant, la réédition des ses œuvres complètes, entreprise depuis le début des années 2000 par le professeur Haakonssen aux presses universitaires d’Edimbourg, a permis de mieux comprendre ce qui se joue dans cette œuvre depuis les écrits relatifs aux sciences de la vie jusqu’aux Essays on the Active Powers of Man (1788) en passant par l’Inquiry into the Human Mind on the Principles of Common Sense, paru à Londres en 1764 et les Essays on the Intellectual Powers parus à Edimbourg en 1785. Comme le souligne à juste titre l’introduction des traducteurs, Gaël de Kervoas et Eléonore Le Jallé, la conception de l’action présentée dans le texte de 1788, la « défense d’une philosophie de la liberté humaine », constitue la suite logique de l’étude de l’esprit humain et de ses facultés proposée dans les textes de 1764 et 1785. Il faut repartir de l’intérêt manifesté par Reid dès le début de sa carrière intellectuelle pour les sciences physiques (Newton), les sciences du vivant et la physiologie (cf. l’analyse du mouvement volontaire dans « minutes to a Philosophical Club » en 1736 ou les Papers Relating to the Life Sciences, édités par Paul Wood aux presses universitaires d’Edimbourg en 1995) pour bien saisir l’unité et les enjeux de ces cinq essais consacrés successivement à la notion de pouvoir actif, à l’analyse de l’action volontaire, à la psychologie des motifs ou « principes » d’action, à la défense de la liberté humaine puis à un exposé de la nature de l’action vertueuse.

121Resituant de manière particulièrement claire les Essais sur les pouvoirs actifs de l’homme dans le contexte de la critique sceptique de la causalité et de la notion de pouvoir (power) proposée par David Hume, l’introduction montre par ailleurs comment se joue, avec cette œuvre de la maturité, la constitution d’une « véritable anthropologie philosophique » (p. 14). Ce qu’il faut entendre par là, c’est l’effort pour articuler philosophie de l’action et de l’esprit avec une réflexion sur la nature de l’être humain, les rapports de l’âme au corps, l’élucidation des fonctions sensitives et motrices. C’est le point de vue d’un « naturalisme providentiel » qui permet de donner à ce texte son unité et de passer outre à certaines répétitions ou analyses trop minutieuses. Cela signifie, d’une part, que les mêmes méthodes peuvent être sollicitées pour étudier l’esprit humain, l’action volontaire, le corps humain, la constitution ou la « fabrique » des animaux et des végétaux (cf. A. Broadie, « Reid in Context » dans The Cambridge companion to Thomas Reid, T. Cuneo et R. Van Wounderberg (eds.), p. 39-40), mais aussi, d’autre part, que l’étude des lois de la nature et de la « constitution humaine » constitue une voie d’accès privilégiée vers la providence et la volonté divines.

122Le volume de l’édition Haakonssen sur les pouvoirs actifs n’étant pas encore paru, les traducteurs se sont servis de l’édition des œuvres de Thomas Reid réalisée en 1846 par Sir William Hamilton (réimpr. Hildesheim, Georg Olms Verlag, 1985) en allégeant le texte des remarques critiques parfois « intempestives » de l’éditeur. Cette nouvelle traduction a le mérite de remédier aux imprécisions qui caractérisaient celle proposée au xixe siècle par Théodore Jouffroy (Essais sur les facultés actives de l’homme, dans Œuvres complètes de Thomas Reid, chef de l’école écossaise, T. VI, Paris, A. Sautelet et Cie – A. Mesnier, 1829). Elle contribuera à faire redécouvrir la pensée de Reid, en montrant qu’elle ne constitue pas seulement une contribution importante à la psychologie, mais qu’elle ouvre aussi la voie à ce que les pays anglo-saxons appellent la philosophie appliquée (applied philosophy) ou pratique. On renverra sur ce point aux travaux de Lisbeth Haakonssen (Medicine and Morals in the Enlightenment : John Gregory, Thomas Percival and Benjamin Rush, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1997) sur le médecin philosophe John Gregory, cousin de Thomas Reid, qui fait usage de la notion de « pouvoir actif » dans le cadre d’une théorisation des rapports du médecin à ses patients et montre que c’est en s’appliquant au soin de la vie humaine que l’esprit humain dévoile sa véritable grandeur.

123Claire Crignon-de Oliveira

Paul Audi, Rousseau : une philosophie de l’âme, Lagrasse, Verdier, 2008, 444 pages (coll. « Verdier Poche »), 9,80 €.

124Paul Audi développe une interprétation originale et forte des méditations philosophiques de Rousseau. Il le lit dans l’esprit, et même selon la lettre, de la phénoménologie de Michel Henry, auquel il a d’ailleurs consacré une monographie (coll. « Figures du savoir », Les Belles Lettres, 2006 – voir aussi le fascicule 3 de 2001 de la Revue).

125Que veut dire nature dans la langue de Rousseau ? Non pas une réalité mondaine objective ou même extérieure, mais une intériorité absolue, un type de présence originaire, « dimension d’origine de toute manifestation possible » (p. 18-19). Nature, ce faux ami responsable de tant de lectures banalisantes, serait le nom rousseauiste de cette subjectivité absolue que Henry appelle vie et qui s’éprouve sur le plan immanent de l’affectivité pure (par ex. p. 261-262). André Suarès, cité en épigraphe, aurait encore plus raison qu’il ne croyait, à l’écart de tout sentimentalisme ou romantisme, lorsqu’il écrit que Rousseau « portait nouvelles de la vie à un monde tout machiné d’artifices ». Déjà la Barbarie ? Plusieurs fois invoquée (p. 19, 45, 85, 123, 165, 261), une formule effectivement saisissante de Rousseau sert de fil directeur à la lecture : « La nature, c’est-à-dire le sentiment intérieur » (lettre à Jacob Vernes, 18 février 1758). Mais le « sentiment intérieur » est-ce bien, dans le contexte, tout uniment l’affectivité ? Si on l’admet, la figure de l’homme naturel symboliserait chez Rousseau « la forme sous laquelle la vie subjective se manifeste primairement » (p. 69). L’état de nature subsisterait, mais forcément ignoré de l’homme dénaturé qui, toujours trop intellectuel, le cherche là où il ne peut pas se manifester, c’est-à-dire dans une représentation, fatalement extraposée « devant le regard de la pensée » (p. 71). La vie est invisible. La positivité foncière de l’amour de soi livre le vrai sens de la bonté de la nature et explique en quel sens l’éthique rousseauiste peut prétendre atteindre la moralité vraie sans passer par l’artifice de la loi. Le trop fameux, trop « bien connu » sentiment de la Nature, loin d’être dépendant d’un spectacle causé par des sensations extérieures, serait à comprendre comme intensification et expansion du sentiment de l’existence composant les images selon les exigences du cœur (p. 287). Les descriptions de la pitié (avec leurs retouches) tendraient vers l’expérience d’une « communauté pathétique originelle » (p. 129), « invisible communauté de ceux qui sont en vie », que la vie traverse et touche. Ici on pense, au-delà de Rousseau, à Schopenhauer. Enfin l’oisiveté rêveuse, associée à la motricité et au mouvement local du corps subjectif (la promenade) irait vers une sorte d’acosmisme. Signalons aussi particulièrement, au sujet du cogito et du sentiment de l’existence, dans les Annexes 1 et 3, de belles analyses de Descartes et Malebranche.

126Ce livre est important. Il parvient à servir à la fois Rousseau et Michel Henry. Du premier, il fait apercevoir ce que, en deçà de sa pensée métaphysique peut-être, il cherche. Du second, signe de la fécondité d’une pensée, il montre que la description de l’affectivité transcendantale peut être reprise et poursuivie dans une autre direction que la sienne.

127Jean-Pierre Richard

Anne Deneys-Tunney, Un autre Jean-Jacques Rousseau. Le paradoxe de la technique, Paris, puf (coll. « Fondements de la politique »), 2010, 150 p.

128Cet ouvrage évalue la place de la technique dans l’œuvre de Rousseau, à la lumière de préoccupations éthiques et écologiques récentes qu’expriment des mises en relation avec les thèses de H. Jonas, d’Horkheimer et d’Adorno ou de B. Stiegler. Rousseau, un des rares auteurs à avoir eu une expérience du travail manuel, s’oppose à l’optimisme de son siècle voyant dans la technique un facteur de civilisation et de moralisation ; il anticipe par là un « programme de précaution ». Lire son œuvre selon ce fil directeur est autorisé par l’extension de la notion de technique, prise par A. D-T tantôt en un sens large (synonyme de culture, du complexe des « sciences et arts », Rousseau, comme ses contemporains, ne faisant pas toujours de distinction stricte entre sciences et techniques, ni entre arts libéraux et arts mécaniques), tantôt en un sens plus étroit d’outils et instruments, de métier mécanique. « Le paradoxe » tient au fait que la technique manifeste la liberté et l’inventivité de l’homme mais risque aussi de le condamner à l’aliénation ; « l’autre Jean-Jacques Rousseau » révélé n’est pas tourné, selon une nostalgie rétrograde, vers le passé, mais vise, en vertu du principe de non-rétrogradation, une réconciliation de l’homme avec « le monde historique et matériel défini par la technique ».

129A. D-T commente d’abord divers épisodes, dans les Confessions, de contact avec les machines, et leurs conséquences décisives pour l’individu Jean-Jacques. Elle note leur affinité avec la marche de l’histoire selon le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, rythmée par les « inventions », mais surtout le lien du progrès technique avec une culture élitiste et une politique despotique, son implication sociale et politique, en quoi réside la thèse soutenue tout au long du livre : « Ce n’est pas la technique en elle-même qui incarne le mal, ce sont les rapports sociaux inégalitaires qui sont la véritable source du mal » (p. 37). Le chapitre II analyse ses effets moraux en suivant pas à pas le texte du Discours sur les sciences et les arts. On pourra regretter qu’ici l’auteure, à partir de la condamnation morale et politique du luxe qu’effectue Rousseau, sous-estime la portée de sa condamnation de l’inégalité et en conclue qu’il a déconnecté sa conception de la vertu d’une « économie politique » qu’il n’intégrerait que plus tard à sa conception de la citoyenneté (p. 51). Car dès le premier discours à la conception de la vertu républicaine correspond une image de la frugalité représentée par la célèbre prosopopée de Fabricius, que le Discours sur l’économie politique théorisera.

130Dans la IIIe partie, le déroulement du Discours sur l’inégalité est rattaché aux notions de division du travail, de propriété et de technique. Rousseau ne définit pas l’homme par sa puissance à produire de l’artifice, mais ne s’en tient pourtant pas à une antithèse simpliste entre nature et culture : « L’opposition […] [est] entre une technique qui n’est pas détachée de l’homme sauvage (puisqu’elle reste liée à son corps), et une technique qui se sépare de lui pour s’objectiver en un monde scientifique et social d’objets et d’outils » (p. 67-68). Par là, il remet en cause l’opposition aristotélicienne entre la technè et la phusis (p. 79), car l’homme devient l’effet de sa création et surmonte en lui l’opposition entre la nature et l’artifice. Cette idée, dramatisée dès les premières lignes d’Émile, y est retravaillée au livre III : l’âge paisible d’intelligence est aussi celui de l’apprentissage des sciences et techniques. S’y déploie une « théorie sensualiste et utilitariste de la connaissance » qui manifeste le lien complexe de Rousseau avec les Lumières, avec lesquelles il partage le culte de l’« utile », mais dont il radicalise la revendication d’autonomie de l’individu centre et créateur de son monde, tel Robinson en son île. S’il vante la fonction humanisante du métier manuel, discipline sociale et personnelle, il anticipe les ravages causés par la « manufacture » sur les ouvriers-automates et devance la critique marxienne de la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange : « L’avenir de l’homme dans son rapport à la technique, c’est un devenir machine » (p. 88). La garantie de son autonomie se trouve en revanche dans la non-dissociation entre savoir, savoir-faire et savoir-faire individuel qu’incarne la figure de « l’artisan philosophe » (Émile, p. 480).

131On comprend plus mal le chap. V, centré sur les parties III et IV du Contrat social dont il offre une sorte de résumé. Le rapport entre technique et liberté supposerait une analyse plus précise de l’« art perfectionné » que Rousseau oppose à « l’art commencé ». Le chap. VI explore l’esthétique comme possible solution au conflit entre nature et technique en revisitant le jardin de Julie dans la Nouvelle Héloïse, où l’artifice se cache sous l’apparence de la nature, et la confrontation, dans La lettre sur la musique française, entre la musique française et la musique italienne, avec l’opposition entre mélodie et harmonie : « La nature en art est une forme de dépassement de la technique, dans et par la technique » (p. 123). Le livre s’achève, avec les Rêveries, sur certaines expériences de contiguïté entre nature et technique, au travers de l’évocation de l’épisode de la grotte de la Robeila et plus généralement de la technique prise au sens de travail sur soi.

132Ce livre, plus suggestif que conceptuel, en produisant de larges extraits de l’œuvre de Rousseau, permet ainsi de confirmer l’acuité renouvelée de sa réflexion sur la technique dans ses diverses dimensions économiques, sociales, et d’accomplissement du sujet.

133Géraldine Lepan

Adam Smith, Leçons sur la jurisprudence, traduction, préface et notes de Henri Commetti, Paris, Dalloz, 2009, 662 p.

134La « Bibliothèque Dalloz » édite des œuvres de la pensée politique, juridique ou économique qui conservent une actualité. Tel est le cas du présent ouvrage, notes d’étudiants du cours de philosophie morale professé par Adam Smith de 1762 à 1764 à l’Université de Glasgow. Des parties de ce cours ont trouvé leur accomplissement dans les ouvrages de Smith de 1759 et de 1776 tandis que les Leçons sur la jurisprudence restent l’unique témoignage d’une théorie de la justice élaborée à partir d’une lecture critique de l’école hollandaise du droit naturel. Elles commentent Philosophiae Moralis Institutio Compendiaria, 1742, de Francis Hutcheson, lequel ouvrage constitue lui-même un commentaire du De Officio hominis et civis, 1681, de Samuel Pufendorf, suivant de Grotius. Influencé par David Hume, Smith abandonne tout fondement tant ontologique que moral au profit d’une voie intersubjectiviste et conventionnaliste garantie par la position du spectateur impartial. Dès lors la common law devient le droit naturel effectif. C’est ainsi que, pour Smith, la genèse de la norme juridique s’inscrit dans l’infrastructure sociale. Henri Commetti montre comment la théorisation juridico-politique est solidaire d’une anthropologie historique.

135Jean-Marc Gabaude

Dix-neuvième siècle

André Stanguennec, La philosophie romantique allemande. Un philosopher infini, Paris, Vrin, 2011, 224 p.

136Cet ouvrage prolonge plusieurs travaux d’André Stanguennec consacrés à Tieck et Novalis, pour s’élargir à l’ensemble du romantisme allemand, au carrefour entre philosophie, science et littérature. Il rappelle d’abord les sources du mot « romantisme » (Romantik) : le genre littéraire du roman (qui depuis le XIIe siècle et le roman d’amour courtois, mêle merveilleux, chevalerie et sentiment amoureux) et les langues romanes, véhicule de la littérature vulgaire, par opposition à la langue latine des clercs et savants. Au xviiie siècle (par exemple chez Rousseau), le romantisme désigne le caractère sauvage, pittoresque et désordonné d’un paysage naturel, puis, à la fin du siècle, une théorie philosophique et littéraire qui voit dans la poésie une nouvelle mythologie de la langue. Ces sens originaires culminent dans la définition de Goethe selon laquelle le romantique désigne dans la culture le malade, le génial, l’original, le singulier, par opposition au classique (sain).

137Puis sont retracées les trois principales périodes du romantisme allemand : 1) le premier romantisme (Frühromantik, 1797-1802), autour de la revue Atheaeum et du « groupe d’Iéna » (Novalis, les frères Friedrich et August Wilhelm Schlegel, Ludwig Tieck, Friedrich Wilhelm Schelling, Jean-Paul Richter, Friedrich Schleiermacher, Friedrich Hölderlin), qui se veut une communauté symphilosophique et sympoétique ; 2) le romantisme de Heidelberg (Achim von Arnim, Clemens Brentano, Johann Joseph Görres, Friedrich Creuzer, les frères Jakob et Wilhelm Grimm, Karl von Savigny), à la fois philosophique, juridico-politique, religieux, littéraire, porteur de revendications nationales (défense de la langue et des légendes traditionnelles allemandes) ; 3) le romantisme tardif (Spätromantik, 1815-1840), influencé par Franz von Baader, conservateur en matière de religion et de politique, et qui contribue à fixer l’opposition entre classicisme et romantisme en histoire de l’art, en proposant une synthèse de l’idéal des Anciens (perfection, harmonie, équilibre, immuabilité) et de l’idéal des Modernes (rupture, progrès, perfectibilité, liberté humaine).

138L’ouvrage esquisse surtout une généalogie du philosopher en contexte romantique allemand, en remontant à Kant, que la plupart des romantiques critiquent ou revisitent. Il examine principalement les pensées de Schlegel, Novalis et Schleiermacher en leurs liens avec la philosophie idéaliste allemande (Kant, Fichte, Schelling, Hegel) à la fin du xviiie et au début du xixe siècle, et évoque plus brièvement les précurseurs du romantisme (Herder, Hamann, Jacobi), ainsi que les grands fondateurs du romantisme, proches du Sturm und Drang (Tempête et élan), Goethe, Schiller et Schlegel. L’ouvrage montre que le romantisme allemand, loin d’être un phénomène purement littéraire, fut aussi un courant philosophique, en dialogue avec les idéalistes et qui, confronté aux mêmes crises qu’eux, proposa des solutions autres (retour aux belles totalités des Anciens, recours au langage mythico-poétique, dépassement de l’idéalisme spéculatif au profit de l’esthétique, éloge de la libre création en art, réinterprétation de la Grèce antique et du christianisme médiéval). Si tous les romantiques ne sont pas philosophes, plusieurs d’entre eux méritent ce nom, tels Novalis, Schlegel ou Schleiermacher, pour qui la philosophie est une « nostalgie » (Heimweh), désir indéfini, aspiration intérieure (Sehnsucht), à la fois regret, douleur et espérance joyeuse d’une béatitude à venir, tension vers une vie réconciliée.

139Le premier chapitre (« La théorie romantique de la connaissance et de la science ») étudie les épistémologies de Schlegel et Novalis. Schlegel, s’opposant à la philosophie critique du savoir de Kant, recourt à quatre méthodes : la langue, l’ironie, le fragment, la dialectique. Novalis se réfère aux modèles post-kantiens de la connaissance absolue, en valorisant trois expériences : le rêve, l’amour et la mort. L’épistémologie romantique allemande se situe en général entre gnose et science, comme l’indiquent les projets encyclopédiques de Novalis (lequel, par son traitement des sciences de la nature, rompt avec la philosophie idéaliste de la nature de Kant, Schelling et Hegel) et de Schlegel (appliqué aux sciences littéraires et enté sur la notion de « critique » : théorie de la critique, critique et traduction, critique et herméneutique).

140Le deuxième chapitre (« L’esthétique romantique allemande comme poétique ») retrace l’évolution de la théorie esthétique de la Critique de la faculté de juger de Kant à la refonte romantique de la notion de « poétique ». Les romantiques se réapproprient en effet de façon singulière la théorie kantienne des Idées esthétiques et du génie artistique en sa dimension créatrice originale. Partisans de l’idée d’un génie des langues et d’une poésie mythologique, ils accordent un statut à part à certains arts (musique, peinture) et à certains genres littéraires (poésie, conte, drame, roman).

141Le troisième chapitre (« La culture : religion, politique, histoire ») montre que la culture romantique présuppose une triple philosophie : 1) de la religion (qui avec Schlegel et Schleiermacher entend bâtir une nouvelle mythologie) ; 2) de la politique, pensée organiciste, anti-contractualiste, louant la notion d’??« esprit de peuple » et la nature religieuse du lien civil et dénonçant, avec Novalis et Schlegel, la Révolution Française et l’héritage de l’Empire napoléonien (Déclaration des droits de l’homme, Code Napoléon) ; et 3) de l’histoire. Ces trois aspects de la culture romantique allemande prolongent des idées chères à Herder : critique du rationalisme des Lumières (Aufklärung) et de toute connaissance intellectuelle par concepts ; la langue, instrument de la raison antérieur à la raison et principal fondement du sens commun ; génie national des peuples s’exprimant dans une langue, une culture et une mythologie propres.

142Le romantisme allemand, maillon entre modernité classique et modernité contemporaine, se distinguerait des romantismes anglais, italien et français, par le fait d’être un philosopher, quoiqu’il ne revête pas la forme d’une philosophie au sens de système ou de science. Cette étude vient utilement compléter des travaux récents d’édition, de traduction et de commentaire du corpus des textes romantiques, et contribue à éclairer un courant aux contours flous, que Schlegel même s’avouait incapable de définir.

143Mai Lequan

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