Notes
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[*]
Je tiens à exprimer toute ma gratitude à Madame Françoise DASTUR et à Monsieur Naoto ARAKANE pour leurs précieux conseils.
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[1]
Le terme kokoro que je propose de traduire en français par âme pourrait correspondre au terme mind en anglais tel qu’il est employé dans l’expression philosophy of mind ou au mot latin mens qui se distingue de la res. Il est possible de dire que le kokoro en japonais est équivalent à la conscience au sens le plus large comprenant l’inconscient et le préconscient freudiens.
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[2]
Cf. Y. Saitô, Kokoro toiu basho – « kyôju » no tetsugaku no tameni – [Le lieu que l’on appelle l’âme – pour une philosophie de la jouissance ], Tôkyô, Keisô shôbô, 2003, particulièrement le chap. I (p. 29-64) et également Y. Saitô, « Kokoro – Nô mondai to genshôgaku [La problématique de l’âme et du cerveau et la phénoménologie – D. Davidson, B. Libet et E. Husserl ] », Shisô, Tôkyô, Iwanami shoten, no 1031, mars 2010, p. 36-69.
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[3]
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1989, p. 451.
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[4]
I. Prigogine and I. Stengers, Order out of Chaos, Bantam Books, 1984; N. Luhmann, Soziale Systeme, Suhrkamp, 1984; N. Wiener, Cybernetics, mit Press, 1961; L. von Bertalanffy, General System Theory, George Braziller, 1968; H. R. Maturana and F. J. Varela, Autopoiesis and Cognition, D. Reidel Publishing Company, 1980.
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[5]
C’est le terme de Jan Pato?ka. Cf. Novotný, Karel, « Erscheinung des Ganzen. Patockas phänomenologische Philosophie der dreissiger Jahre bezüglich seiner Spätwerks », Texte Dokumente Bibliographie, Hrsg. von L. Hagedorn u. H.-R. Sepp, Orbis Phaenomenologicus, K. Alber u. Oikoymenh, 1999, p. 146.
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[6]
Ce niveau, appelé à titre provisoire transcendantal, comprend en lui ce que l’on nomme la conscience réflexive, mais il n’est pas identique à celle-ci. Le niveau transcendantal est celui dans lequel apparaît le fait même que chaque âme possède en elle la structure réflexive (à savoir l’âme se fait elle-même apparaître). En ce sens, le niveau transcendantal est un autre niveau par rapport à la conscience réflexive.
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[7]
N.D.T. : ce proverbe est utilisé pour décrire l’enchaînement inattendu et improbable de la cause et de l’effet : à cause d’un vent violent, un nuage de poussière sera soulevé, et à cause de cela, de nombreuses personnes deviendront aveugles. Elles auront besoin d’un Shamisen, qui est un instrument de musique traditionnel à trois cordes dont la caisse est faite de peau de chat tendue (autrefois au Japon, l’un des métiers exercés par les aveugles fut celui de musicien). Cela implique que les chats seront tués, et donc que les rats se multiplieront. Ils rongeront les seaux de bois, et les artisans qui fabriquent ces seaux feront fortune.
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[8]
Cette expression n’est pas adéquate, parce qu’elle présuppose « le principe de raison suffisante ». Ce principe ne fonctionne que comme un postulat, et le fondement même de « rien n’est sans raison » reste discutable et incertain. L’infaillibilité du « principe de raison suffisante » n’est possible qu’après l’établissement du critère de mesure au niveau de l’âme qui tentera de comprendre toutes choses selon leur raison. L’infaillibilité du « principe de raison suffisante » ne peut remonter au-delà de la formation d’un « soi », qui est le point de repère premier par rapport auquel tous les phénomènes apparaissent. Ce principe ne peut donc pas remonter jusqu’à l’origine d’un « soi ».
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[9]
Selon Jean-Luc Marion, l’idée d’une causa sui était « impossible à penser » pour les scolastiques, mais elle est apparue chez Descartes et se retrouve chez Spinoza. Cf. J.-L. Marion, « Entre analogie et principe de raison : la causa sui », in J.-M. Beyssade et J.-L. Marion, Descartes : objecter et répondre, Paris, puf, 1994.
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[10]
En s’appuyant sur le principe du tiers exclu, on pourrait penser comme suit : dans le monde, il n’existe que le « soi » et le « reste » ; si l’on ne peut pas trouver l’origine du soi dans le « reste », elle est dans le « soi » ; donc, l’origine du « soi » est le « soi ».
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[11]
Comme on ne peut pas s’appuyer sur le principe du tiers exclu, l’autre en tant qu’il n’est pas le soi ne peut pas être quelque chose de déterminé. Ce ne peut être que l’infini au sens d’un indéterminé absolu.
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[12]
Ici surgit une question : dans cet exemple, l’autre n’est plus en réalité l’autre, mais il est proche d’un autre homme, parce qu’il est d’avance déterminé comme celui qui est capable de se sentir heureux, et s’il a ainsi un contenu déterminé, il n’est plus l’autre au sens d’un infini indéterminé. Je ne développe pas ce point ici.
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[13]
Strictement parlant, ces expressions ne sont pas encore correctes : comme je le développe plus bas, l’amour est quasi irréel au sens où il n’existe pas au niveau de la réalité-irréalité et il est presque impensable au sens où il peut à peine exister au niveau de la pensée.
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[14]
Cf. Y. Saitô, chap. VI : « Kotoba ga tsugumu yume : ai no fukan?sei » [Un rêve tissé par les mots : l’amour impossible] », in Connaître, se taire et laisser passer : une philosophie de l’être et de l’amour, Tôkyô, Kôdansha, 2009, p. 208.
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[15]
Au sujet de pour un quelconque soi (um-willen seiner) comme source de la significativité (Bedeutsamkeit), voir M. Heidegger, Sein und Zeit, GA Bd.2, Klostermann, 1977, S. 111-S. 119 § 18, Bewandtnis und Bedeutsamkeit; die Weltlichkeit der Welt (Tournure et significativité. La mondanéité du monde).
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[16]
Néanmoins, si l’on définit la valeur (le bien) non pas selon la significativité (pour un quelconque soi), mais selon la forme ou la structure de « pour l’autre », le raisonnement changera fondamentalement. Je pense que c’est E. Levinas qui en a explicitement donné une telle définition, mais je ne développe pas ici ce problème. Par ailleurs, il est certainement possible de qualifier la bonne volonté kantienne, qui obéit uniquement à la loi morale, de « formelle », mais comme la loi morale kantienne a un contenu qui est l’universel, elle n’est donc pas « formelle » au sens où j’entends ce terme dans le présent article. La forme du « pour l’autre » ne peut préalablement indiquer aucun contenu. Autrement dit, si un acte peut être accompli « pour l’autre », toutes sortes de choses y seront incluses.
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[17]
Une possibilité pure veut dire une possibilité qui n’est pas la négation de l’actualité. Elle est une possibilité qui ne s’actualise jamais. Heidegger a utilisé ce terme dans Être et temps pour expliquer ce qu’est « ma (propre) mort » pour moi. Cf. M. Heidegger, Sein und Zeit, S. 345-S. 354, § 53, Existenzialer Entwurf eines eigentlichen Seins zum Tode (Projet existential d’un être authentique pour la mort).
1 – L’âme (kokoro) [1] et la chose (mono)
1Avant de réfléchir sur la liberté, il nous faudrait d’abord élucider la relation entre la chose et l’âme. De quelle manière le niveau que l’on appelle l’âme se constitue-t-il ? Quelle relation entretient-il avec le niveau constitué des choses ? Sans réponse à ces questions, il est impossible de réfléchir sur la liberté. En effet, la liberté ne trouve sa possibilité d’être que dans l’âme. Qui plus est, si la liberté s’établit, son mouvement atteindra nécessairement le niveau de la chose.
2L’âme est fondée sur les choses. Autrement dit, ce sont les choses qui fondent l’âme. C’est là la relation de base entre les choses et l’âme. En un mot, c’est une relation entre ce qui fonde et ce qui est fondé. Alors, que signifie la fondation ? J’ai amplement démontré dans mes dernières recherches [2] que la relation entre la chose et l’âme, ce que l’on appelle la relation âme-corps depuis la philosophie de Descartes, est une relation de fondation. Dans le présent travail, commençons par récapituler l’essentiel de ces thèses.
3La relation de fondation a été utilisée par E. Husserl dans ses premières œuvres majeures, les Recherches logiques. Il l’a empruntée à Alexius Meinong, un logicien de l’École germano-autrichienne et en a fait l’un des concepts essentiels de ses travaux. Plus tard, Merleau-Ponty l’a employée dans l’un de ses textes en élargissant l’acception de ce terme jusqu’à en faire un concept ontologique [3]. On peut dire que la fondation est une notion de base qui permet d’expliquer d’une manière juste l’essence de la hiérarchisation des divers niveaux des existences dans notre monde.
4La hiérarchisation désigne une relation selon laquelle un groupe d’êtres se situe au-dessus d’un autre groupe d’êtres. (Inversement, un groupe d’êtres se situe au-dessous d’un autre groupe d’êtres.) Le terme au-dessus signifie qu’un groupe d’êtres (ou un niveau) est soutenu par un autre groupe (ou un niveau : ce terme de niveau ne sera plus utilisé par souci de simplicité). Ce qui est au-dessus ne peut pas s’établir sans être soutenu par quelque chose ; ce qui soutient se situe au-dessous de ce qui est soutenu. À la différence de ce qui est soutenu, ce qui est au-dessous, à savoir ce qui soutient, n’a pas besoin de ce qui est au-dessus pour s’établir. Ce qui soutient ne peut pas être remplacé par ce qui est soutenu. En ce sens, la relation de haut en bas est inchangeable et asymétrique. C’est là le sens de la hiérarchisation.
5Cependant, la relation de fondation n’est ni une simple relation entre le haut et le bas, ni une simple structure de soutenant-soutenu. Ce qui est au-dessous et soutient ce qui est au-dessus n’apparaît en tant que tel que par le fait même d’être au-dessous de ce qui est au-dessus et est soutenu. De même, ce qui est au-dessus ne peut concerner ce qui est au-dessous qui n’apparaît en tant que tel que sous condition que ce dernier apparaisse en tant que tel (ce que veut dire ici « concerner » sera expliqué plus loin). En ce sens, cette relation est loin d’être une relation unilatérale où le dessous soutiendrait simplement le dessus. En effet, ce qui est au-dessous se trouve également dans une relation où son existence lui est conférée en tant que telle par ce qui est au-dessus et où, de cette manière, ce qui est au-dessous est concerné par ce dernier. C’est donc une relation différente de celle de soutenant-soutenu. Quant à ce qui est au-dessus, sa relation avec ce qui est au-dessous n’est pas non plus une relation unilatérale où le premier serait simplement soutenu par le dernier. Tous deux se trouvent dans un autre rapport où le premier confère l’existence en tant que telle au dernier et, de cette manière, concerne ce dernier.
Cette relation, qui diffère de celle de soutenant-soutenu, est celle où l’un contient et contrôle l’autre. Contenir veut dire que ce qui est au-dessous ne peut exister comme tel qu’en étant enfermé par ce qui est au-dessus. Contrôler signifie que ce qui est au-dessus peut concerner ce qui est au-dessous (et exercer son influence sur lui) dans la mesure où ce dernier existe en tant que tel. Les deux niveaux sont donc mis en corrélation par deux types de relation : d’une part, celle de soutenant- soutenu, d’autre part, celle de contenant-contenu (ou contrôlant-contrôlé. Ces deux rapports se lient pour ainsi dire en faisant se croiser les directions de l’actif et du passif. En effet, la relation de fondation signifie l’ensemble de ces deux rapports différents et bilatéraux.
6Par conséquent, la relation de fondation entre les choses et l’âme indique que les choses soutiennent l’âme et que l’âme contient et contrôle les choses. À titre provisoire, la chose peut désigner par exemple le cerveau, l’existence physique et physiologique, un organe corporel. Elle pourrait désigner également une série de processus physiques et physiologiques qui s’y produisent. Quant à l’âme, à mon sens, elle est le niveau de l’apparition et de la prise de conscience d’un phénomène, à savoir le lieu où quelque chose apparaît comme quelque chose. En ce qui concerne la liberté qui est le thème de notre travail, on peut dire que si une certaine chose n’apparaissait pas en tant que telle dans l’âme, qui plus est, si elle n’était pas choisie par l’âme comme la sienne, la liberté ne pourrait pas exister. Cette relation est nécessaire. Nous la développerons en détail plus bas ; mais comme la relation de fondation est la base de l’établissement des niveaux hiérarchisés du monde, il nous faut esquisser auparavant le paysage d’ensemble de cette hiérarchisation.
7La plupart des gens accepteront que les choses matérielles ayant une étendue ou un volume spatio-temporel soient placées au niveau le plus bas des existences et qu’elles soutiennent tout le reste dans le monde ; néanmoins, si l’on approfondissait les recherches concernant le niveau le plus élémentaire des choses, il faudrait considérer les faits tels que les vibrations de lieu et l’énergie qui les produit, qu’on ne pourrait plus qualifier du terme de chose. La situation serait alors plus complexe. Cependant, pour le moment, notre réflexion en reste au plan du sens commun, à savoir au niveau le plus élémentaire constitué par les choses matérielles. En effet, on ne peut faire porter la discussion précise sur le statut ontologique de ce qui apparaît au titre de ce qui fonde qu’après avoir réfléchi sur le niveau de ce qui est fondé. Comme nous l’avons vu plus haut, ceci constituait l’un des deux sens de la relation de fondation : contenir et contrôler. L’objectif de ce travail consiste à se demander comment la liberté s’établit dans l’âme (qui est le niveau fondé) et à rechercher son sens ultime ; je ne développe donc pas en détail le statut ontologique du niveau qui fonde l’âme. Notre travail concerne le niveau du sens commun. Par conséquent, le niveau des choses, c’est-à-dire des choses matérielles comprenant les vibrations de lieu et l’énergie qui les produit, est considéré comme le niveau le plus bas qui soutient tout le reste du monde.
8On considère généralement comme inorganique et inanimé le domaine des choses matérielles qui se transforment et se décomposent en passant de l’ordre au désordre conformément tout d’abord aux principes dynamiques (à savoir au principe d’entropie). En effet, au-dessus de ce domaine, un autre domaine, fondé par lui, celui de la vie (au sens large du terme) s’édifie. Le domaine inorganique qui se place au niveau le plus bas n’apparaît en tant qu’inorganique qu’en contraste avec ce nouveau domaine organique. Expliquer comment se crée le niveau organique de la vie à partir des choses inorganiques est une tâche très vaste. Nous nous contentons ici d’admettre que c’est par une émergence due à un surplus d’énergie appartenant au domaine du niveau inférieur et antérieur. L’émergence est un mot désignant le moment décisif de l’apparition du niveau organique à partir du niveau inorganique, et également de toute apparition d’un quelconque ordre supérieur à partir d’un quelconque ordre inférieur. Dans cet article, nous n’entrerons pas à ce sujet dans une analyse détaillée. Simplement, l’émergence est un fait déterminant qui constitue la clef de voûte des théories thermodynamiques ou cybernétiques, et des théories des systèmes ou d’autopoïèse [4].
9Comment peut-on définir la vie ? La question est colossale. Dans cet article, elle est considérée comme un ordre qui reproduit cet ordre même, plus précisément qui se reproduit soi-même. Dans l’univers, cette production locale va à l’encontre du mouvement global régi par le principe d’entropie par lequel un ordre se transforme en un désordre. Il est possible de penser qu’une première tendance vitale forme le niveau de la vie végétale. Les plantes sont des éléments de l’ordre qui produit des activités nouvelles dans le monde, elles ne seraient pas apparues si tous les corps étaient régis simplement par les lois physiques. Citons un exemple simple : les éléments appartenant à l’ordre végétal se maintiennent et se reproduisent par photosynthèse, ils utilisent le carbone du dioxyde de carbone et produisent de l’oxygène en utilisant la lumière solaire. Ce processus particulier qui s’opère entre ces corps ne serait certainement pas apparu sans l’existence d’un végétal se nourrissant d’hydrate de carbone. Cet « ordre végétal », ainsi que nous le nommons à cette étape, est soutenu par des corps inorganiques (l’oxygène ou le dioxyde de carbone) sans lesquelles il ne s’établirait pas. Toutefois, du fait qu’il assimile comme aliment plus de dioxyde de carbone que d’autres matières, l’ordre végétal en contient comme une matière qu’il peut contrôler. Ainsi est établie une relation de fondation qui est la synthèse de deux mouvements :?soutenant-soutenu d’une part, et contenant-contenu et contrôlant-contrôlé d’autre part.
10Au-dessus de ce qui appartient à l’ordre végétal, on pourrait placer ce qui appartient à l’ordre animal. Une vie animale est constituée de systèmes d’ordre plus complexe qui lui sont nécessaires pour se nourrir. Elle concerne une quantité plus importante de choses matérielles dont elle a besoin pour maintenir et reproduire son ordre. De plus, sa manière de les concerner est plus active. Son espace de mouvement est considérablement plus vaste. Il est évident que nous, les hommes, appartenons fondamentalement à cette catégorie d’ordre qui est celle de la vie animale.
11Pourtant, il faudrait souligner le point suivant : dans l’ordre vital, qu’il soit végétal ou animal, un nouveau mouvement ou un nouveau processus circulatoire de matière n’apparaît ni ne s’établit sans que ces corps qu’il contiendrait ne soient déjà apparues d’une manière quelconque à une unité élémentaire vitale (un individu) qui se maintiendrait et se reproduirait en les exploitant. C’est parce qu’une unité élémentaire vitale (un individu) ne pourrait pas les assimiler (ou les entraîner dans son mouvement concentrique) si elle ne les saisissait pas, d’une manière quelconque, comme nécessaires à son existence. Alors, une nouvelle situation structurelle se révèle : l’établissement d’un soi en tant qu’ordre à conserver et de ce qui apparaît vis-à-vis de cet ordre. Si l’on pouvait lui donner le nom de structure du paraître [5] ou du phénomène, le phénomène coïnciderait alors, pour l’ordre vital, avec la formation de la vie elle-même. En ce sens, le monde s’est déjà phénoménalisé dans la plante. S’il est encore difficile d’utiliser le terme de conscience pour cette apparition du monde, il ne sera pas impossible de dire que la conscience est une modalité particulière et partielle de la structure de la phénoménalisation du monde. Nous comprendrons par la suite en quoi consiste cette particularité de la conscience. Pour le moment, l’âme est considérée comme équivalente à la conscience prise en ce sens.
Il reste un dernier point : l’âme humaine n’est pas seulement le niveau de l’apparition d’une quelconque chose en tant que telle, mais l’âme elle-même apparaît en même temps en nous en tant que telle. Nous savons que dans ce monde une quantité infinie d’âmes existent et qu’elles se trouvent en corrélation entre elles. Ces situations apparaissent également et se phénoménalisent. Le niveau de l’âme où apparaît tout ce qui est finira lui-même par apparaître à un autre niveau ; nous l’appellerons, en empruntant ce terme à la phénoménologie husserlienne, le niveau transcendantal [6].
C’est ainsi, admettons-le à titre provisoire, que notre monde se constitue de manière hiérarchisée et fondée. C’est le niveau inférieur des choses matérielles qui fonde tout le reste ; le niveau appelé transcendantal est celui qui permet aux autres niveaux qui se fondent de se phénoménaliser (voir les figures 3, 3’ et 3’’).
* La ligne pointillée indique à titre provisoire la présence du niveau transcedental : il est impossible de dessiner ses limites puisqu’il contient en lui tous les niveaux (id. Fig. 3’ et Fig. 3’’).
Figure 3’
Figure 3’
Le point de vue de la hauteur de l’âme dans la figure 3.Figure 3’’
Figure 3’’
Les âmes se trouvent en corrélation entre elles.12Nous abordons dès à présent la notion de liberté ; où et comment apparaîtra-t-elle à travers ces niveaux ?
2 – Liberté et nécessité causale
13L’apparition de notre acte, à savoir notre comportement, en tant que tel au niveau de notre âme est une condition sine qua non du choix de cet acte par nous. Cette situation vaut aussi lorsqu’un acte y est apparu comme unique, comme une nécessité inévitable et irremplaçable et donc dépourvue de choix. Le fait d’affirmer qu’un acte est sans choix n’est en effet possible que si celui qui l’accomplit se situe dans la perspective d’un choix possible ; nous nous en expliquerons plus bas. Par conséquent, quand un seul acte est apparu en tant que tel dans notre âme ou quand son apparition est postérieure à sa réalisation, il se situe dans la même perspective d’un choix possible. Le fait de choisir signifie l’établissement d’un sujet qui choisit un acte en tant que le sien. Sans sujet, le choix d’un acte ne serait pas possible.
14Par ailleurs, la position de moi-même comme d’un sujet qui choisit n’est rien d’autre que la position des autres sujets : choisir un acte comme le mien signifie que l’acte en question n’est autre que le mien, et non pas celui des autres. Finalement, la liberté consiste à choisir par soi-même un acte comme le sien vis-à-vis des autres sujets.
15En outre, comme cela a été dit plus haut, la possibilité d’un acte libre est simultanément la possibilité du fait qu’il ne soit pas libre, à savoir qu’il soit quelque chose qui ne puisse pas être autrement et qui soit nécessairement tel. Cette nécessité apparaît clairement quand on appréhende le monde selon le principe de causalité. C’est parce que l’on appréhende un acte ou un événement comme quelque chose qui est déterminé par une cause, c’est-à-dire comme l’effet d’une cause. Le principe de causalité fonctionnait de manière pertinente et permettait de comprendre et de saisir l’ordre des choses matérielles qui soutient et fonde l’ordre de l’âme. (J’ai utilisé l’imparfait : après l’entrée en scène de la mécanique quantique et de son principe d’incertitude, on a mis en doute la validité absolue du principe de causalité, mais dans la vie quotidienne il nous permet toujours de comprendre avec pertinence les choses selon leur ordre.)
16On peut décrire un acte selon le principe de causalité, puisqu’il a toujours un correspondant matériel qui s’inscrit dans l’ordre des choses. Comme l’âme est fondée par les choses, elle ne peut pas ne pas avoir de correspondant matériel. Cependant, cela ne signifie pas nécessairement qu’un acte soit assujetti uniquement au principe de causalité et qu’il soit déterminé seulement par lui. En effet, bien qu’il ait un correspondant au niveau des choses, il se phénoménalise en tant que tel justement au niveau de l’âme (qui contient et contrôle le niveau des choses). La phénoménalisation d’un acte en tant que tel n’est possible qu’au niveau de l’âme. Dans la mesure où la liberté a sa place dans l’âme, l’acte en question reste libre même s’il est déterminé par le principe de causalité sur le plan des choses. Par conséquent, la liberté, si elle existe, intervient de l’extérieur dans l’ordre des choses d’une manière, disons, verticale.
17Cette intervention de la liberté ne relève pas du principe de causalité. La relation de cause à effet n’est possible qu’à l’intérieur d’un même ordre, en l’occurrence, entre deux choses à l’intérieur de l’ordre des choses. On peut chercher une série infinie de relations causales entre celles-ci, alors qu’entre une chose et une âme, il n’y a pas de terme médiateur. S’il existait, il devrait se caractériser à la fois comme une chose et comme une âme, sinon il ne pourrait pas servir de médiation. À ma connaissance, personne n’a trouvé une telle « chose » ; étant donné son principe, ce terme médiateur ne peut pas exister. Autrement dit, cela signifie que c’est seulement une âme libre (dans la mesure où la liberté est possible) qui peut apporter un changement qui ne soit pas déterminé par le principe de causalité. C’est le sens de l’intervention verticale de l’âme sur les choses de l’extérieur, comme nous l’avons dit plus haut.
18Toutefois, en ce qui concerne la liberté, nous ne pouvons l’expliquer qu’au conditionnel, à savoir dans la mesure où elle est possible. En effet, même si un sujet a choisi par lui-même un acte, il reste possible que cet acte soit nécessairement déterminé d’une manière indécelable pour le sujet c’est-à-dire dont le sujet ne soit pas conscient. Réfléchissons sur les points suivants.
19Pourrions-nous distinguer d’une manière définitive un acte déterminé uniquement au niveau des choses – dans ce cas, l’acte n’est que le résultat nécessaire déterminé par une (ou des) cause(s) matérielle(s) – et un acte fondé réellement sur notre liberté ? Comme il a été dit plus haut, on peut chercher la cause de n’importe quel acte en se situant au niveau des choses parce que l’acte y trouve son correspondant, mais lorsqu’on élargit le champ spatio-temporel de la recherche, les causes s’enchaîneront indéfiniment. La réponse à la question de savoir quelle cause parmi d’autres est la cause principale ou définitive d’un acte dépend finalement de la manière dont cet acte est appréhendé. Comme le dit le proverbe : « Le vent souffle, c’est la fortune pour les fabricants de seaux en bois » [7], on pourrait dire, au niveau des choses, que tout est lié par un enchaînement spatio-temporel de cause à effet. Or, la nature d’un acte ne peut être appréhendée qu’au niveau de l’âme ; par conséquent, il est impossible de déterminer une cause parmi d’autres comme principale en restant seulement au niveau des choses.
Néanmoins, l’intervention de l’ordre de l’âme dans l’ordre des choses ne relevant pas du principe de causalité il n’y a pas de preuve matérielle d’une telle intervention. Seule une pensée de l’âme pourrait en faire l’expérience : « Mon acte s’est fondé sur ma liberté, parce que je l’ai choisi ou parce que j’ai pensé vouloir agir ainsi ». Dans cette situation, dans la mesure où rien ne garantit que la pensée, qui est limitée, puisse prendre en vue tous les facteurs et en avoir conscience, il est impossible d’exclure le cas où l’acte en question serait déterminé par quelque chose qui demeurerait hors de portée de la pensée. Qui plus est, nous pouvons parfois nous trahir nous-mêmes (cf. l’analyse de la « mauvaise foi » par Jean-Paul Sartre). Étant donné que l’ignorance ou l’erreur sont toujours fort probables dans une pensée, ma liberté qui se fonde sur ma pensée sera toujours conditionnelle.
Finalement, il faut dire qu’un sujet peut toujours se tromper sur sa liberté. Il peut simplement se croire libre. La liberté n’est possible qu’en conjonction avec la probabilité de l’illusion.
3 – Liberté et amour
20Après avoir examiné les conditions de la possibilité de la liberté, nous examinerons maintenant la portée de cette possibilité dans l’hypothèse où la liberté existerait, afin d’apprécier jusqu’où s’étend l’horizon qui semble s’ouvrir devant nous. Dans la première section, nous avons vu que l’apparition d’une chose en tant que telle – une phénoménalisation – équivaut à l’apparition de l’ordre de la vie. En réfléchissant à une forme ultime de la nouvelle possibilité qui s’ouvre dans cet ordre, nous définirons ce qu’est la vie dont nous sommes des membres. Cela nous permettra de comprendre la limite de ce que nous pouvons faire, à savoir le point ultime de notre acte.
21Les grandes lignes de cette section sont les suivantes. La liberté a été définie dans ce travail comme l’acte de choisir quelque chose par soi-même. En ce sens, le responsable et le critère du choix, c’est un soi (un je). Cela signifie que tout est mesuré du point de vue du pour moi. Dès lors, l’ultime possibilité de la liberté ne serait-elle pas que le moi qui est le critère du choix me renvoie moi-même à ma propre origine (ou si j’ose dire à son fondement ultime [8], si du moins ce terme convient ici) ? Car le privilège accordé à soi-même oblige le soi à faire face à son origine. Je ne partage pas n’accepte pas la notion philosophique de causa sui, découverte par l’Occident moderne, qui place l’ultime origine du soi en un Soi nommé « Dieu » [9]. Cette notion me semble manifestement une mesure de précaution destinée à ne pas laisser l’origine du soi hors de portée de ce soi-là. Elle rejette l’attitude consistant à laisser être en tant que tel ce dont l’origine est introuvable. Elle récupère cette origine dans le soi tout en introduisant nouvellement de manière clandestine le principe du tiers exclu [10] (il est possible de dire que le théorème d’incomplétude de Gödel révèle parfaitement ce point). Alors, l’acte consistant à renvoyer soi-même à sa propre origine signifie renvoyer à ce qui, étant introuvable, ne peut pas être saisi par le soi, à ce qui ne s’identifie pas à lui. C’est là que se produit la situation dans laquelle « le soi se trouve en face de ce qui n’est pas soi-même », ou situation de « l’un pour l’autre » [11]. Il n’est pas certain qu’on puisse trouver un mot pour caractériser cette situation, mais je voudrais cependant la nommer de manière provisoire amour. Dans cette perspective, la possibilité ultime de la liberté, à savoir son point d’arrivée et aussi sa limite, ce sera l’amour.
22Examinons les choses en détail. Premièrement, on confond souvent l’amour avec le fait d’« être amoureux », mais ce qui n’est pas la même chose. « Être amoureux » signifie que quelqu’un est amoureux d’une autre personne : il désire se trouver avec elle, s’unir à elle. Il est possible de dire que je définis le fait d’« être amoureux » ainsi afin de le distinguer de l’amour qui lui ressemble, mais ne se confond pas avec lui. Par ailleurs, l’union désirée dans l’« être amoureux » peut s’étendre à tous les plans, spirituel, corporel, physique ou encore autres. Le critère de cet état dans lequel on « est amoureux » est, infailliblement, un soi.
23Ce qui cherche une union avec un autre, ce qui se satisfait et se réjouit de la réalisation de cette union, c’est un soi. Même si deux personnes se sentent amoureuses l’une de l’autre, c’est avant tout chaque soi qui se satisfait et se réjouit de ce fait. C’est encore chaque soi qui est enchanté de voir la joie de son partenaire. En un mot, dans « l’état amoureux », si je réalise une chose pour mon partenaire, ce sera afin de me faire plaisir ; ce sera pour moi. Heureusement, chacun des deux agit ainsi réciproquement, ce qui veut dire pour moi au pluriel, à savoir pour nous.
24Au contraire, dans un acte d’amour tel qu’il est défini dans cet article, bien que ce soit un moi qui agisse, l’acte est accompli entièrement en direction de ce qui est tout autre, c’est-à-dire « pour l’autre ». Autrement dit, le critère de l’acte se déplace dans ce qui n’est pas moi, dans ce qui est autre, dans l’autre (ce point sera précisé plus bas). L’autre dans le « pour l’autre » de l’amour n’est pas, il faut être attentif à cette différence, à prendre au sens d’autrui, d’un autre homme. Autrui signifie un autre soi. Il existe, dans le monde, des milliers de soi, qui vivent en choisissant, en tant qu’acteurs, telle ou telle chose pour soi, et dont l’un parmi d’autres se trouve être ce moi-ci en particulier ; le reste, c’est autrui. Dans « l’état amoureux », on peut dire que ce qui est recherché, c’est la coïncidence entre le « pour soi » de ce moi-ci et le « pour soi » d’un autre moi.
25L’amour, quant à lui, s’accomplira en direction de ce qui est autre que moi, dans la mesure même où celui-ci est autre que moi. Même si l’amour s’oriente vers autrui au sens expliqué ci-dessus, il ne s’oriente pas en fait vers autrui en tant qu’un autre moi. Il vise ce qui n’est en aucun sens un moi, l’altérité elle-même pour ainsi dire. L’amour ne s’oriente pas vers ce qui fait d’autrui un être humain, à savoir un autre moi, mais il s’oriente vers ce qui en fait un tout autre. C’est là le sens de l’expression de « pour l’autre ».
26Or, la liberté consiste à choisir quelque chose pour soi (c’est- à-dire en faveur de soi) et, de cette manière, à constituer le soi (qui est un moi) ; être libre, c’est être un sujet. Cette constitution du soi était virtuellement comprise dans la formation du niveau de l’âme, qui n’était rien d’autre que la formation du niveau de l’apparition de quelque chose en tant que tel en rapport à un soi. C’est là ce que veut dire le phénomène, car un phénomène est nécessairement « en rapport à » ou « orienté vers » quelque chose, et ce qui surgit à l’endroit qui est déterminé d’avance comme le lieu vers lequel s’oriente le phénomène, c’est un soi, c’est-à-dire chaque moi. Les phénomènes au sens strict du terme se centrent sur un moi. Apparaître comme phénomène ne signifie alors rien d’autre qu’une centration sur le moi, c’est-à-dire un égocentrisme ou un égoïsme.
27Dans cette perspective, si le choix d’un acte pour l’autre était possible, cela voudrait dire que l’agent de l’acte aurait surmonté le pour moi (ou qu’il s’en serait distancé). Alors, pour un moi, être moi signifierait, en tant que tel et entièrement, être pour l’autre. Le pour moi, qui constitue le sujet par une centration sur le moi, serait fondamentalement renversé et le sujet également renversé, tout en en restant sujet, serait renvoyé à l’autre. Cette situation sans doute impossible, nous l’appelons l’amour.
28Je viens d’écrire que « le sujet serait fondamentalement renversé ». Au sens ordinaire, le sujet en tant que moi se positionne vis-à-vis d’un autre homme. Le renversement désigne alors le déplacement du sujet du côté de l’autre homme. Cependant, la situation exposée ci-dessus est différente. Le niveau même du nous (un moi et un autre homme, y compris l’opposition et l’union des deux) est orienté vers l’extérieur, vers le dehors. Le principe fondamental de ce niveau était la phénoménalisation qui se centrait sur un soi, sur chaque moi. Ce principe fondamental même pour ainsi dire se désarticule. Cette désarticulation signifie que le dehors vers lequel s’oriente le mouvement n’apparaît jamais d’aucune façon. Puisque, vis-à-vis de ce dehors, à savoir vers l’extérieur, le mécanisme de la phénoménalisation, celui de l’egocentration, ne fonctionne plus.
29Par conséquent, l’amour, tout autant que la liberté, n’est possible que dans la probabilité d’une illusion. La liberté illusoire désigne la situation où l’acte que j’ai cru avoir choisi par moi-même était en réalité déterminé par un quelconque autre. Quant à un acte d’amour pour l’autre, il pourrait, en fait, être déterminé par quelqu’un ou par quelque chose et produire par hasard un effet favorable à l’autre. Dans notre vie quotidienne, nous pouvons en trouver d’innombrables exemples. Pourtant, si nous en trouvons, dans la majorité des cas, cela ne se produit qu’au niveau de pour l’autre homme. Tel acte ressemble à un acte d’amour pour l’autre, mais il n’en est pas un. D’abord, parce que l’acte n’est pas décidé par un moi libre. Ensuite, parce qu’il produit par hasard un effet favorable à l’autre (dans la plupart des cas pour l’autre homme), mais l’acte n’avait pas été entrepris pour l’autre. Ce qui révèle la possibilité d’une autre illusion propre à l’amour.
30En effet, il est possible qu’un acte librement choisi et accompli en vue de produire un acte d’amour ne soit pas, dans le fait, choisi et accompli pour l’autre. C’est le cas d’un acte libre qui n’accomplit pas celui de l’amour. En somme, l’amour est constamment hanté par une double illusion. Par exemple un acte que j’ai cru réaliser pour l’autre, il se peut que je l’aie choisi pour ma propre satisfaction. Si j’étais satisfait par le fait de m’offrir à l’autre, ce serait là une sorte d’héroïsme. Évidemment, c’est moi qui suis un héros ou une héroïne. Ou encore, mon acte a été réalisé parce que le bonheur d’un autre m’aurait fait plaisir. Les actes de ce genre se produisent souvent, mais ils reviennent au point de vue du pour moi dans la mesure où le motif en était de me rendre heureux à travers le bonheur d’un autre [12].
31Dans tous ces exemples, pour l’autre n’était en réalité qu’un pour moi. Or, il est certainement convaincant de dire que je ne peux choisir aucun acte sans me satisfaire plus ou moins. Qui plus est, comme nous l’avons vu dans la deuxième section, dans un choix libre, subsiste toujours le doute qu’il ne s’agisse que d’une liberté illusoire. Par conséquent, l’amour est un acte quasi irréel et impensable : il ne serait possible qu’à travers le piège de multiples illusions.
32Peut-on toutefois affirmer qu’un tel amour n’est jamais possible ? Malgré ce caractère quasi irréel et impensable [13], un acte d’amour demeure toujours possible. Pensons au cas le plus simple. Est-il impensable qu’un acte s’accomplisse purement pour l’autre sans aucune autre raison ? L’acte pur de s’offrir soi-même est-il a priori impossible ? Je pense qu’un acte pur pour l’autre peut finalement exister : c’est un moi (il faut un agent à l’acte d’offrir) qui s’offre à l’autre, mais il s’offre à lui d’une manière pure et simple. Ce sera un acte entièrement constitué par la structure même du « moi pour l’autre ».
33Dans telle situation, je suis, peut-être, relativement satisfait (ou au contraire déçu) du résultat de mon acte ; toutefois, indépendamment de cela, c’est-à-dire en faisant totalement abstraction de mes propres intérêts, mais en étant conscient de la liberté de mon acte, ne puis-je pas accomplir un acte en me fondant sur ma liberté ? Malgré tout, cette possibilité ne demeure-t-elle pas ouverte dans son principe ? Si ma liberté est possible, ne trouvera-t-elle pas son sens ultime lorsque j’aurai la liberté de m’offrir totalement à l’autre ? On peut penser au prince Mychkine de L’Idiot de Dostoïevski ou à Jésus dans L’Antéchrist de Nietzsche comme des exemples qui ont touché aux limites de la situation caractérisant une telle liberté [14].
34À travers ces exemples, je ne cherche pas à dire qu’il faille viser une telle possibilité extrême, si elle existe tant soit peu. Si l’on considère une chose comme but à viser, c’est que cette chose a une certaine valeur qui mérite une quête ; la valeur ne mérite une recherche que parce qu’elle a un sens. Ce qui nous intéresse ici cependant, c’est un acte pur d’offrande de moi pour l’autre dans la situation où je ne sais absolument pas si cela a ou non un sens. Autrement dit, si l’on peut dire d’un acte qu’il a un sens, c’est qu’il a une quelconque utilité. Or, l’utilité renvoie, comme le montre Heidegger [15], à la situation de pour un (quelconque) moi, c’est-à-dire pour soi.
35Pour un autre homme (et non pour l’autre) ne signifie finalement que pour un moi quelconque. Les actes pour un autre homme (ou d’autres hommes) peuvent du moins être utiles à la société dans la mesure où elle se constitue d’innombrables « moi ». Les actes de ce genre peuvent donc avoir un sens et une valeur. En revanche, l’autre (du « pour l’autre ») n’est en aucun sens un moi ni un sujet au sens de l’agent d’un acte. Il ne constitue ni une pluralité de moi, c’est-à-dire un nous, ni une société. L’enjeu consiste à dire que dans la situation de pour l’autre, la possibilité d’accomplir librement un acte dépourvu de sens reste en principe ouverte. C’est un fait immuable. Si je m’autorise à employer dans cette étape de l’argumentation le terme de fait, le problème est celui du fait ; ce n’est ni un problème de devoir ni un problème de valeur. Ce que Kant traita en termes de question de droit (quid juris), c’est ce que nous appelons ici le fait, bien qu’il ait opposé le droit au fait. Ce qui nous importe ici, c’est que la question kantienne de droit peut être indépendante de la question du devoir ou de la question de la valeur [16]. Une fois qu’est ouverte la possibilité d’un niveau qui est celui de la liberté, à cause de la nature propre à ce niveau, la possibilité d’un tel amour y est aussi ouverte.
36Pour terminer, il faut ajouter que, dans cette perspective, lorsque cette possibilité de l’amour s’est manifestée dans un acte (puisque l’amour est aussi un acte, on ne peut en discuter que dans la mesure où il apparaît comme un acte), cette manifestation ne peut pas se distinguer de la situation où l’agent de l’acte se sent heureux ou est déçu. Dans la mesure où c’est un moi qui l’accomplit, je suis nécessairement là comme son agent ; et dans la mesure où je suis là de cette manière, je me sens nécessairement plus ou moins satisfait ou déçu, ne serait-ce que par les conséquences de l’acte en question. Je peux choisir une attitude neutre et ne pas porter de jugement sur la valeur de mon acte. Dans toutes ces situations cependant, le moi qui est là de cette manière n’est rien autre que le moi du « pour moi (soi) » et non pas le moi du « pour l’autre ».
Plus précisément, puisque le moi du « pour moi » surgit inévitablement au premier plan (à cause de sa propre nature, ce moi se manifeste d’une manière évidente), il est impossible de savoir si l’acte que j’ai accompli m’a apporté par hasard une satisfaction ou une déception ou si je l’ai accompli en vue de ma propre satisfaction ou en vue d’éviter une déception. Il est également impossible de savoir si simplement cela ne m’intéressait pas (c’est-à-dire que je m’en moquais) ou si j’étais réellement dans l’attitude désintéressée du pour l’autre.
Alors, où se trouve donc le moi du « pour l’autre », celui de « l’un pour l’autre » ? Au moment où j’ai réalisé l’acte de m’offrir, je fonctionnais certainement comme l’agent de cet acte, comme le sujet de cet acte. Mais, une fois que l’acte est accompli et s’est manifesté, le moi qui centre ses actes sur lui-même et qui examine l’acte selon un quelconque critère du « pour moi » occulte le je qui fut l’agent de l’acte. Ce je est devenu introuvable. Ai-je l’illusion d’avoir réalisé un acte pour l’autre ?
Lorsque ne demeure en moi que la mémoire ou la pensée d’avoir agi pour l’autre, il est impossible d’échapper au doute. Je ne peux même pas affirmer que c’était ou que ce n’était pas une illusion ; le « pour l’autre » demeure en suspens. La pensée d’avoir agi pour l’autre ne tient alors qu’à un fil. « Non, cela n’a probablement jamais existé. Cette pensée a surgi parce que je ne comprenais pas clairement… ». Ainsi juge ma saine raison en considérant ma pensée non fondée comme un aveuglement de l’esprit qu’elle exclut. « Pourquoi me suis-je laissé tracasser par une telle pensée ? » Quelque part dans mon esprit, cette pensée inexplicable reste comme un propos celé. Si l’amour existe, il se cache dans ce propos celé, bien que, dans ce propos, on ne trouve absolument rien.
Il ne s’agit pas de préconiser un tel amour. Il ne s’agit pas non pour moi de me donner pour but un tel acte d’amour. Simplement, je suis étonné de constater que la possibilité d’un acte de ce genre reste ouverte. Si cette possibilité est réellement ouverte, il ne sera pas impossible que j’accomplisse un tel acte ou que quelqu’un l’ait déjà accompli, ou encore qu’un jour quelqu’un puisse l’accomplir. C’est ainsi, alors même qu’un tel acte ne se manifeste jamais en tant que tel. Cela signifie que l’amour ne se réalise jamais, ne s’actualise jamais – et en ce sens l’amour ne s’accomplit jamais, donc il est impossible –, mais en même temps il se maintient dans sa possibilité pure [17]. L’amour n’est finalement possible qu’en tant qu’il est celé.
Tout compte fait, le moi en tant que sujet, le moi du « pour moi-même » responsable de ma liberté, apparu avec l’ouverture du plan de la liberté, se trouve désormais, dans cette nouvelle perspective, en mesure de se mouvoir entièrement dans la direction de l’autre (du dehors) ; ce mouvement s’appelle l’amour. Soyons attentifs au fait que ce mouvement est certes un renversement de l’autocentration, mais tout de même il n’anéantit jamais le moi en tant que sujet responsable de sa liberté. C’est donc toujours un moi qui pourrait se mouvoir totalement dans la direction de l’autre et dans cette mesure, il s’agit d’un acte libre. L’amour se situe alors à l’horizon extrême du mouvement de la liberté ; en ce sens, il se cache aux confins imprenables de celle-ci.
Notes
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[*]
Je tiens à exprimer toute ma gratitude à Madame Françoise DASTUR et à Monsieur Naoto ARAKANE pour leurs précieux conseils.
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[1]
Le terme kokoro que je propose de traduire en français par âme pourrait correspondre au terme mind en anglais tel qu’il est employé dans l’expression philosophy of mind ou au mot latin mens qui se distingue de la res. Il est possible de dire que le kokoro en japonais est équivalent à la conscience au sens le plus large comprenant l’inconscient et le préconscient freudiens.
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[2]
Cf. Y. Saitô, Kokoro toiu basho – « kyôju » no tetsugaku no tameni – [Le lieu que l’on appelle l’âme – pour une philosophie de la jouissance ], Tôkyô, Keisô shôbô, 2003, particulièrement le chap. I (p. 29-64) et également Y. Saitô, « Kokoro – Nô mondai to genshôgaku [La problématique de l’âme et du cerveau et la phénoménologie – D. Davidson, B. Libet et E. Husserl ] », Shisô, Tôkyô, Iwanami shoten, no 1031, mars 2010, p. 36-69.
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[3]
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1989, p. 451.
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[4]
I. Prigogine and I. Stengers, Order out of Chaos, Bantam Books, 1984; N. Luhmann, Soziale Systeme, Suhrkamp, 1984; N. Wiener, Cybernetics, mit Press, 1961; L. von Bertalanffy, General System Theory, George Braziller, 1968; H. R. Maturana and F. J. Varela, Autopoiesis and Cognition, D. Reidel Publishing Company, 1980.
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[5]
C’est le terme de Jan Pato?ka. Cf. Novotný, Karel, « Erscheinung des Ganzen. Patockas phänomenologische Philosophie der dreissiger Jahre bezüglich seiner Spätwerks », Texte Dokumente Bibliographie, Hrsg. von L. Hagedorn u. H.-R. Sepp, Orbis Phaenomenologicus, K. Alber u. Oikoymenh, 1999, p. 146.
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[6]
Ce niveau, appelé à titre provisoire transcendantal, comprend en lui ce que l’on nomme la conscience réflexive, mais il n’est pas identique à celle-ci. Le niveau transcendantal est celui dans lequel apparaît le fait même que chaque âme possède en elle la structure réflexive (à savoir l’âme se fait elle-même apparaître). En ce sens, le niveau transcendantal est un autre niveau par rapport à la conscience réflexive.
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[7]
N.D.T. : ce proverbe est utilisé pour décrire l’enchaînement inattendu et improbable de la cause et de l’effet : à cause d’un vent violent, un nuage de poussière sera soulevé, et à cause de cela, de nombreuses personnes deviendront aveugles. Elles auront besoin d’un Shamisen, qui est un instrument de musique traditionnel à trois cordes dont la caisse est faite de peau de chat tendue (autrefois au Japon, l’un des métiers exercés par les aveugles fut celui de musicien). Cela implique que les chats seront tués, et donc que les rats se multiplieront. Ils rongeront les seaux de bois, et les artisans qui fabriquent ces seaux feront fortune.
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[8]
Cette expression n’est pas adéquate, parce qu’elle présuppose « le principe de raison suffisante ». Ce principe ne fonctionne que comme un postulat, et le fondement même de « rien n’est sans raison » reste discutable et incertain. L’infaillibilité du « principe de raison suffisante » n’est possible qu’après l’établissement du critère de mesure au niveau de l’âme qui tentera de comprendre toutes choses selon leur raison. L’infaillibilité du « principe de raison suffisante » ne peut remonter au-delà de la formation d’un « soi », qui est le point de repère premier par rapport auquel tous les phénomènes apparaissent. Ce principe ne peut donc pas remonter jusqu’à l’origine d’un « soi ».
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[9]
Selon Jean-Luc Marion, l’idée d’une causa sui était « impossible à penser » pour les scolastiques, mais elle est apparue chez Descartes et se retrouve chez Spinoza. Cf. J.-L. Marion, « Entre analogie et principe de raison : la causa sui », in J.-M. Beyssade et J.-L. Marion, Descartes : objecter et répondre, Paris, puf, 1994.
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[10]
En s’appuyant sur le principe du tiers exclu, on pourrait penser comme suit : dans le monde, il n’existe que le « soi » et le « reste » ; si l’on ne peut pas trouver l’origine du soi dans le « reste », elle est dans le « soi » ; donc, l’origine du « soi » est le « soi ».
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[11]
Comme on ne peut pas s’appuyer sur le principe du tiers exclu, l’autre en tant qu’il n’est pas le soi ne peut pas être quelque chose de déterminé. Ce ne peut être que l’infini au sens d’un indéterminé absolu.
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[12]
Ici surgit une question : dans cet exemple, l’autre n’est plus en réalité l’autre, mais il est proche d’un autre homme, parce qu’il est d’avance déterminé comme celui qui est capable de se sentir heureux, et s’il a ainsi un contenu déterminé, il n’est plus l’autre au sens d’un infini indéterminé. Je ne développe pas ce point ici.
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[13]
Strictement parlant, ces expressions ne sont pas encore correctes : comme je le développe plus bas, l’amour est quasi irréel au sens où il n’existe pas au niveau de la réalité-irréalité et il est presque impensable au sens où il peut à peine exister au niveau de la pensée.
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[14]
Cf. Y. Saitô, chap. VI : « Kotoba ga tsugumu yume : ai no fukan?sei » [Un rêve tissé par les mots : l’amour impossible] », in Connaître, se taire et laisser passer : une philosophie de l’être et de l’amour, Tôkyô, Kôdansha, 2009, p. 208.
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[15]
Au sujet de pour un quelconque soi (um-willen seiner) comme source de la significativité (Bedeutsamkeit), voir M. Heidegger, Sein und Zeit, GA Bd.2, Klostermann, 1977, S. 111-S. 119 § 18, Bewandtnis und Bedeutsamkeit; die Weltlichkeit der Welt (Tournure et significativité. La mondanéité du monde).
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[16]
Néanmoins, si l’on définit la valeur (le bien) non pas selon la significativité (pour un quelconque soi), mais selon la forme ou la structure de « pour l’autre », le raisonnement changera fondamentalement. Je pense que c’est E. Levinas qui en a explicitement donné une telle définition, mais je ne développe pas ici ce problème. Par ailleurs, il est certainement possible de qualifier la bonne volonté kantienne, qui obéit uniquement à la loi morale, de « formelle », mais comme la loi morale kantienne a un contenu qui est l’universel, elle n’est donc pas « formelle » au sens où j’entends ce terme dans le présent article. La forme du « pour l’autre » ne peut préalablement indiquer aucun contenu. Autrement dit, si un acte peut être accompli « pour l’autre », toutes sortes de choses y seront incluses.
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[17]
Une possibilité pure veut dire une possibilité qui n’est pas la négation de l’actualité. Elle est une possibilité qui ne s’actualise jamais. Heidegger a utilisé ce terme dans Être et temps pour expliquer ce qu’est « ma (propre) mort » pour moi. Cf. M. Heidegger, Sein und Zeit, S. 345-S. 354, § 53, Existenzialer Entwurf eines eigentlichen Seins zum Tode (Projet existential d’un être authentique pour la mort).