Couverture de RPHI_103

Article de revue

Analyses et comptes rendus

XXe siècle (suite)

Pages 395 à 424

Notes

  • [1]
    Il convient de rappeler ici l’existence de l’admirable enquête de Martine Poulain : Livres pillés, lectures surveillées : les bibliothèques françaises sous l’Occupation, Gallimard, nrf?essais, 2008, 587 p.
  • [2]
    ndlr. Cf. compte rendu dans le n° 2 de 1999, p. 251.
English version

François Félix, Schopenhauer ou les passions du sujet, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2007, 432 pages (coll. « Être et devenir »), 25 €

1Rares sont les livres qui rendent justice philosophiquement à Schopenhauer, dont un cliché assez tenace prétend qu’il écrit « très bien », mais (in cauda venenum) que la puissance et la rigueur philosophiques ne suivent pas. Nous avons ici, plus qu’une simple réhabilitation, une sorte de redressement philosophique de la pensée schopenhauerienne, qui tourne autour de la problématique du sujet telle que Schopenhauer la pose dans toute son œuvre.

2Sur le fond de la « distinction intervenue dans le moi entre connaissance et volonté et de la subordination de la première à la seconde », Schopenhauer disqualifie « la prétention à l’autodétermination de la subjectivité » (Introduction). L’intention d’ensemble de l’entreprise est donnée d’emblée au début de l’ouvrage : « Excentrer le sujet. Le démettre au nom de sa nature réelle de la position hyperbolique qu’il occupe depuis l’événement cartésien […]. Rejoindre, autrement dit, ce dont l’existence vécue nous livre un si net témoignage, qui nous présente intermittents et incomplets à nous?mêmes, largement étrangers à nos propres résolutions, adonnés avant toute décision à la vie du monde – déclos, en un mot » (Introduction). L’auteur, qui enseigne la philosophie moderne et contemporaine à l’université de Lausanne, expose, commente, développe, analyse et éclaire la problématique de Schopenhauer dans un travail en quatre parties, qui reprennent les problématiques respectives des quatre parties du Monde comme volonté et comme représentation : I. La connaissance, ou l’idéalisme bien tempéré ; II. Le monde, ou l’affection même ; III. L’art, ou du ravissement ; IV. La voie éthique, ou de l’abnégation.

3Chacune de ces problématiques est exposée, développée et examinée en détail et avec autant de rigueur que de clarté (avec parfois quelques néologismes tenant de la coquetterie ! mais sans aucune trace de galimatias ou d’amphigouris) : c’est une somme très complète, vive et sans aucune paraphrase, pesanteur ni bavardage (évidemment impossible à résumer). On sait en outre gré à l’auteur, d’abord d’éviter les anachronismes et les manies à la mode (malheureusement répandus dans une littérature facile) qui consistent à lire Schopenhauer en louchant sur Nietzsche (comme on lisait naguère Hume en le réduisant à un « précurseur » de Kant), et ensuite de préciser sa pensée et son commentaire en s’appuyant (sans pédantisme) sur le texte allemand, en modifiant toujours à bon escient les traductions françaises existantes. Et on appréciera l’originalité et l’intérêt des considérations du Postlude sur « l’écriture sans fin » de Schopenhauer, comme adaptée « aux caractéristiques qu’il attribue à la volonté : […] la philosophie reproduit le mouvement du vouloir » (p. 418) : sans qu’il soit nommé, on se plaît à penser que Nietzsche a suivi sur ce point son modèle.

4Éric Blondel

Olivier Bloch (dir.), Philosopher en France sous l’Occupation, Paris, Publications de la Sorbonne, 2009, 254 p., 22 €

5Ce livre réunit un ensemble de communications présentées lors d’un séminaire tenu à Paris I – Sorbonne en 2000?2001, ainsi que de journées d’études l’ayant prolongé en 2002 et dont une partie avait été très heureusement publiée dès 2002 par la Revue philosophique (no 3), sous le titre : « Philosopher en France (1940?1944) ». Que furent le statut de la philosophie, la condition des philosophes et leurs positions diverses sous le joug de l’oppression allemande ? C’est à ces questions que l’ouvrage apporte des éclairages historiques et philosophiques nouveaux, propres à susciter et entretenir notre réflexion encore aujourd’hui.

6Après une analyse du rapport des philosophes français à la phénoménologie de Husserl et à la philosophie « existentiale » à la veille de la guerre, M. Iofrida expose ce que furent les réactions de jeunes philosophes (tels Foucault ou Derrida) pendant et après l’Occupation : une apparente continuité domine, malgré l’attention particulière donnée au non?sens, au tragique ou au néant. Comparant le philosophe au héros, F. Worms, lui, fait apparaître comment le philosophe se trouve comme obligé au silence par l’acte héroïque. Mais l’action ne s’oppose pas alors au discours ; elle atteste l’existence des deux absolus que sont la liberté de choix et la valeur de la résistance. Ainsi, même si Cavaillès résista « par logique », on est confronté à ce constat : loin de manifester une nécessité qui se ferait toute seule, c’est un homme qui se battait, opposant la logique « à l’absurde, à l’arbitraire et à l’horreur ».

7Deux contributions de B. Poucet portent sur l’état de l’enseignement de la philosophie dans les lycées publics et privés. Il rappelle l’état de choses en 1938, les tentatives de réformes faites sans grand succès pendant l’Occupation pour accentuer l’importance de la philosophie morale (travail, famille, patrie), mais aussi sur la création, en 1942, d’une nouvelle section qui deviendra ensuite celle des « sciences expérimentales ». Ce sont pourtant la continuité et l’élitisme qui dominent : dans le secondaire, la philosophie n’occupait pas un espace idéologique propre à la transformer en instrument de propagande, même si l’administration n’a pas hésité à se soumettre lorsqu’il lui a été demandé d’établir les listes de professeurs « suspects » – juifs, communistes ou francs?maçons.

8J.?G. Bidima se demande si l’Occupation avait induit, notamment chez ceux qui ont lutté contre elle, une prise de conscience de l’occupation coloniale. L’analyse minutieuse des revues et manuels de philosophie (au premier chef le Cuvillier) met en évidence la force du préjugé d’infériorité contenu dans la notion de « société primitive ». L’enseignement préconisé pour le colonisé consistait à le convaincre de la puissance et de la richesse d’une France à laquelle il se devait d’obéir. D’autres communications apportent un éclairage décisif sur les personnalités de certains collaborateurs. Ainsi, F. Lillo pose la question : que peut?on au juste dénommer fascisme français ? Pour y répondre, il analyse les méandres et paradoxes de la doctrine de Drieu La Rochelle, en l’opposant au fascisme germanisé de Brasillach et en s’appuyant sur une confrontation fructueuse du phénomène fasciste en France avec ce qui se passait en Italie.

9Deux articles labourent un champ resté trop longtemps en friche. Il s’agit de ceux de G. Mensching : « La philosophie nazie dans les universités allemandes » et « Heidegger, le nazisme et la philosophie française ». Dans le premier article, Mensching rappelle que, avant même la prise de pouvoir par Hitler en 1933, le néokantisme, la phénoménologie et le néopositivisme, considérés comme des études rationnelles, étaient déjà en déclin, tandis qu’une doctrine vitaliste assez floue créait un climat peu apte à favoriser l’esprit critique. Faisant appel à l’enthousiasme, elle revalorisait l’intuition, la volonté et tout ce qui échappe à la raison calculatrice. C’est sur ce terreau que furent publiés « les deux manifestes idéologiques du nazisme : Mon combat de Hitler et Le mythe du xxe siècle de Rosenberg ». Le mot même de « philosophie » est introuvable dans de tels ouvrages, qu’il fallait pourtant avoir lus pour faire carrière à l’université. Et Mensching souligne comment la notion de Weltanschauung – vision du monde d’un peuple – fut le noyau dur d’une doctrine de la supériorité d’une « race » sur les autres : c’est cette doctrine qui tint lieu de « philosophie nazie ». En 1944, ses représentants ont été commodément mis à l’index par les alliés eux?mêmes. Quant à Heidegger, sa philosophie fut, dans son obscurité même, toujours compatible avec le nazisme et elle fut réhabilitée assez tôt pour avoir une influence énorme, en France notamment. Dans le second article, Mensching apporte de très précises et précieuses informations sur les discussions relatives à l’implication de Heidegger dans la politique et l’idéologie nazies ; il y voit beaucoup de soubresauts, mais souligne que, en France, c’est le « déni de réalité » qui a le plus généralement prévalu.

10L’article d’A. Tosel, consacré à « Henri Lefebvre ou le philosophe vigilant (1936?1946) », replace La conscience mystifiée dans le contexte d’avant?guerre pour rappeler comment, dès 1936, Lefebvre avait eu les intuitions fécondes qui orientèrent l’action collective des résistants face aux forces fascistes illusoirement unifiées sous l’idée de communauté nationale. Ce livre mettait également au jour la mystification que constituait la « conscience philosophique » dans l’existentialisme, la question de l’être n’étant pas dans la fétichisation de l’existence, mais dans la conscience lucide de l’être?en?commun.

11D’autres articles, si brefs soient?ils, rappellent comment P. Nizan ou J. Cavaillès furent résistants. On y voit que la philosophie n’est pas incompatible avec le militantisme, ni même avec l’affrontement et le sabotage qui conduisaient à une mort certaine. Dans une analyse originale du Mythe de Sisyphe, Hélène Politis développe ce que fut, chez Camus, le rôle de la lecture de Kafka pour montrer comment l’être humain est pris dans un monde sans issue. Dans le Mythe de Sisyphe, on peut néanmoins relier le pessimisme métaphysique à un engagement pratique. Selon H. Politis, Camus, qui ne pouvait dénoncer ouvertement le régime de Vichy, se servit de ce roman comme d’un déguisement métaphysique et d’« un outil de résistance » pour dénoncer une situation historique absurde.

12La communication de G. Pigeard de Gurbert sur L’être et le néant (1943) de Sartre souligne le paradoxe foncier de l’ouvrage, un paradoxe que sa publication en pleine occupation rendait encore plus visible : qu’est?ce que la liberté s’il n’y a de liberté qu’en situation ? Jamais l’un des deux termes ne devait prévaloir sur l’autre ; ils devaient rester comme les deux faces d’une même médaille. Or, dit G. Pigeard, pour le pays occupé, le nazisme a voulu être « une situation sans envers ». Sartre, avec L’être et le néant, lui opposait?il autre chose qu’un « dérisoire envers de papier » ?

13Cet ouvrage constitue désormais un instrument de connaissance indispensable pour quiconque souhaite s’informer de façon précise sur la possibilité, entre 1933 et 1946, d’être philosophe et d’enseigner la philosophie [1]. C’est aussi un excellent outil de réflexion sur la responsabilité de quiconque prend publiquement la parole.

14Geneviève Brykman

Ferdinand Alquié, Leçons de philosophie, Paris, La Table ronde, 2009, 832 p., 21 €

15Alquié a parcouru tous les ordres de l’enseignement sans en négliger aucun. Trois cours polycopiés de Sorbonne ont été repris chez le même éditeur (cf. 2007, n° 1, p. 106 et 2008, n° 4, p. 497). Au professeur de khâgne, Claude Lanzmann vient de rendre dans ses Mémoires un hommage remarqué. Ici, c’est du fameux Manuel (1939) qu’il s’agit, en un seul et fort volume, mais dans une typographie inchangée. Dans ce travail de jeunesse apparaissent déjà les qualités qui seront celles du grand historien. On pourrait les dire plus didactiques que pédagogiques si ces deux qualificatifs n’étaient pas aujourd’hui également compromis par leur usage sectaire et abstrait. Didactiques, les « Leçons » d’Alquié le sont par un talent singulier : celui d’isoler la difficulté pour permettre de se concentrer sur elle seule.

16Cette réédition du canevas d’un Cours qui ne correspond plus du tout au programme actuel est?elle justifiée ? Oui, et beaucoup plus que la reprise précédente de deux fascicules séparés (l’un des deux d’ailleurs sous un titre trompeur, « philosophie des sciences » correspondant à ce que le programme appellerait plutôt aujourd’hui la question de « la démonstration ») qui perdait ainsi une partie du sens de ce texte, celui d’être un moment dans l’élaboration du rationalisme métaphysique de l’A. Or, la vertu du Manuel est d’être le système du débutant. Et c’est à ce titre précisément qu’il reste plus utile pour l’honnête homme, voire pour tel ou tel étudiant, à l’heure d’Internet, que les anthologies documentaires illustrées. Son dogmatisme ne se laissera intimider par aucun préjugé. Et il suscitera chez le lecteur, éventuellement, l’effort de construction d’alternatives sérieuses au discours qu’il développe. Il rend cet effort praticable en mentionnant, en petits caractères, le contre?courant possible de son propre cours.

17Jean?Pierre Richard

Bertrand Saint?Sernin, Blondel, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des philosophies », 2009, 188 p., 20 €

18Quelle est « l’âme » de la pensée de Maurice Blondel ? « Il a dit lui?même, et la lecture de son œuvre le confirme : c’est l’action. De fait, il n’a pas cessé, explique l’A., d’explorer ce domaine qui, dans les années 1880, apparaissait étranger à la philosophie, en France tout au moins » (p. 8). Comme le dit Maurice Blondel dans L’Action (1893), « Il s’agit du tout de l’homme ; ce n’est donc pas dans la pensée seule qu’on doit le chercher. C’est dans l’action qu’il va falloir transporter le centre de la philosophie, parce que là se trouve aussi le centre de la vie ».

19Les dix chapitres de cet ouvrage présentent une analyse rigoureuse et approfondie de la pensée de Blondel. À l’issue d’un premier chapitre, l’A. explique que Blondel souhaitait montrer la possibilité de conciliation entre foi et raison : la raison humaine « est armée pour comprendre leur articulation » (p. 31). À l’époque, l’A. précise que c’était une « unzeitgemässe Betrachtung, une considération inactuelle ». Blondel, après la publication en 1937 d’une trilogie, La pensée, L’être et les êtres, L’action, fait paraître en 1940 Lutte pour la civilisation et philosophie de la paix, ouvrage dans lequel il établit notamment une critique impitoyable du national?socialisme, des risques de violence et d’extermination que les régimes totalitaires font courir à l’Europe et au monde.

20Comme la science n’atteint pas le fond des choses, leur essence et leurs causes se déroberaient si, pour Blondel, nous ne disposions pas de différents instruments d’investigation : « l’ontologie concrète », le retour aux choses elles?mêmes, plus précisément l’intelligence des relations entre les êtres et l’Être « a besoin des sciences pour se constituer en phénoménologie », mais « seule l’action réduit l’espace entre les phénomènes et le fond des choses » (p. 44). Pour Blondel, la pensée est action et la science « n’est pas seulement un mode de connaissance ; elle est aussi un instrument de décision » (p. 63). Plus encore, la pensée rencontre deux modes de penser, la pensée « pensée », latente dans les choses, et la pensée « pensante » qui découvre l’essence et les rapports des choses : « Quand la pensée pensante se demande : qu’est?ce que l’être, elle se trouve confrontée à la matière brute, aux organismes vivants, aux personnes, etc., à propos desquels elle s’interroge : Sont?ce des êtres ? Et au?delà : mènent?ils à l’Être ? » (p. 75).

21En fait, l’ordre naturel entier est « entre Dieu et l’homme comme un lien et comme un obstacle » (p. 93). Ainsi se met en place la maxime de la navigation philosophique de Blondel : « Comment passer de la phénoménologie (l’étude des choses que nous voyons et qui ne sont pas) à l’ontologie (l’étude de ce que nous ne voyons pas et qui est) ? » (p. 95). La première voie est ici l’action. Pour Blondel, une alternative décide de tout le cheminement philosophique : ou l’intelligence constitue une philosophie des sciences en rapatriant l’esprit dans la nature, ou bien le philosophe découvre qu’il est à la recherche d’une « transcendance ».

22Pour Blondel, l’identité d’un être se révèle dans l’action, qui dissocie ce qui est imagination sur soi et réalisation de soi. L’exécution de l’action ouvre un nouvel espace « dans lequel nous pénétrons et dont auparavant nous ne pressentions même pas l’existence » (p. 144). Cet ouvrage remarquable se clôt avec la perspective de la communion des saints, comme principe unificateur – transcendant et extérieur au domaine humain – des « interactions » horizontales des êtres. Pour Blondel, l’action est finalement un « laboratoire vivant », où nous ne pouvons disjoindre ce que nous pensons et ce que nous faisons.

23Patricia Verdeau

Henri Bergson, Durée et simultanéité, Paris, puf, « Quadrige », 2009, 490 p., 18 €. Henri Bergson, L’énergie spirituelle, Paris, puf, « Quadrige », 2009, 516 p., 18 €. Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, puf, « Quadrige », 2009, 612 p., 19 €

24La première édition critique des œuvres de Bergson, dirigée par Frédéric Worms, dans laquelle s’inscrivent ces trois volumes, « répond à un double principe : offrir d’abord le texte intégral du livre tel que l’a publié Bergson, dans sa pagination de référence inchangée, le compléter ensuite par un dossier comportant des notes historiques et philosophiques, ainsi que les variantes éventuelles du texte, une table analytique de l’ouvrage, une série originale d’index, une anthologie des “lectures” majeures et une bibliographie commentée ».

25Durée et simultanéité est édité par Élie During. La question bergsonienne des manières de penser les relations entre les systèmes temporels en mouvement dans l’Univers est l’occasion d’une rencontre entre un problème et des enjeux, à travers une discussion scientifique et philosophique, des malentendus, des critiques, des erreurs, qui en ont rendu la lecture difficile, depuis sa parution en 1922, et que la présente édition éclaire précisément. La présentation évoque avec pertinence la pensée de Paul Langevin, la genèse de l’ouvrage, les rapports entre Bergson et Einstein, la double réception de la relativité d’une part, de Durée et simultanéité d’autre part. Des extraits d’Édouard Le Roy, de Vladimir Jankélévitch, de Maurice Merleau?Ponty, de Gilles Deleuze, de Milic Capek viennent mettre en perspective le texte bergsonien. L’édition critique, comme la bibliographie qu’elle comprend d’ailleurs, est riche et abondante et constitue un outil de référence pour le chercheur. On remarquera la présence de cinq index, des personnes, des notions philosophiques, des notions physiques et mathématiques, des exemples, des images.

26L’énergie spirituelle est édité par Élie During, Arnaud François, Stéphane Madelrieux, Camille Riquier, Guillaume Sibertin?Blanc, Ghislain Waterlot. Quand il rassemble, en 1919, ses essais les plus importants, Bergson pose le problème commun de l’énergie spirituelle, d’un point de vue psychologique, philosophique et pratique. L’« énergie » ne s’atteste que par des actions surmontant des obstacles, qui seront ensuite ceux de la morale et de la religion closes. À travers chacun de ces essais devenus classiques, on prend la mesure – et l’édition critique y contribue – de l’unité et de la diversité d’une œuvre encore en mouvement. L’énergie spirituelle est « ce point où doivent se rencontrer, mais sans se confondre, se distinguer, mais sans rupture, non pas tant le physique et le spirituel, ou l’âme et le corps, que le vital et le moral, les principes et l’action » (F. Worms). On notera dans la bibliographie une partie relative aux ouvrages « concernant un ou plusieurs essais du recueil », ce qui enrichit considérablement cette édition. La présence de variantes donne à cette édition un intérêt tout particulier. Les lectures proposées, riches et variées, viennent éclairer respectivement Fantômes de vivants, Le rêve, La fausse reconnaissance, L’effort intellectuel, Le cerveau et la pensée : une illusion philosophique.

27La pensée et le mouvant est édité par Arnaud Bouaniche, Arnaud François, Frédéric Fruteau de Laclos, Stéphane Madelrieux, Claire Marin, Ghislain Waterlot. L’ouvrage est à inscrire dans un triple mouvement. Il s’agit d’abord d’une tension critique : la pensée humaine, selon Bergson, manque le mouvement qui est la réalité même des choses. Il s’agit ensuite d’un effort pour dépasser cet obstacle. Il s’agit enfin du sommet d’une œuvre, dernier livre publié par son auteur en 1934, deuxième recueil de ses essais essentiels, dont chacun a fait époque. Nous sommes confrontés ici à une des intuitions bergsoniennes les plus originales : la pensée est liée au mouvant, avec ce que ce lien comporte d’examen et d’approfondissement. Cette édition présente des variantes très précieuses. On remarquera l’abondance des « Lectures » proposées, venant mettre en perspective respectivement Le possible et le réel, L’intuition philosophique, L’introduction à la métaphysique, La philosophie de Claude Bernard, Sur le pragmatisme de William James. Vérité et réalité, La vie et l’œuvre de Ravaisson. On note aussi dans la bibliographie de ce volume une partie relative aux ouvrages « concernant un ou plusieurs essais du recueil ».

28Après la parution en 2007 de l’Essai, du Rire et de L’évolution créatrice, en 2008 de Matière et mémoire et des Deux Sources (cf. le compte rendu de Jean?Louis Vieillard?Baron dans le no 2 de 2009, p. 237?241) restent à paraître les Écrits philosophiques en 2010 pour clore cette première édition critique, une édition de référence remarquable pour les chercheurs et pour les étudiants.

29Patricia Verdeau

Frédéric Worms, Jean-Jacques Wunenburger (dir.), Bachelard et Bergson. Continuité et discontinuité ? Une relation philosophique au cœur du xxe siècle en France, Actes du colloque international de Lyon, 28-29-30 septembre 2006, Paris, puf, 2008, VIII-296 p., 21 €

30La rencontre entre Bachelard et Bergson dépasse largement les objections adressées par un philosophe à un autre, ainsi que l’opposition entre deux courants trop souvent figés de la philosophie française (la conscience et le concept, la métaphysique et la science). Cette rencontre conduit au centre des œuvres respectives, au carrefour de toute la philosophie du xxe siècle en France, et cela, dans tous les domaines, scientifique et métaphysique, esthétique et éthique. Le présent ouvrage étudie pour la première fois cette rencontre et est issu du Colloque international conjointement organisé par l’Université de Lyon III et le Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine (ens, Paris), avec la collaboration du Centre Gaston-Bachelard (Université de Bourgogne) et avec le soutien de l’umr Savoirs, textes et langues (Lille III).

31En introduction, Marie Cariou interroge la question d’une continuité ou/et d’une discontinuité. Le corps de l’ouvrage se répartit ensuite en quatre moments. Un premier, relatif à la métaphysique, accueille les réflexions de J.-J. Wunenburger sur « Force et résistance, le rythme de la vie », et de F. Worms qui envisage la rupture de Bachelard avec Bergson comme point d’unité de la philosophie du xxe siècle en France. Gaspare Polizzi analyse la philosophie du temps chez les auteurs respectifs à travers la question du rythme et de la durée, tandis que J.-M. Le Lannou interroge le dépassement de l’humain. Un deuxième moment, relatif à la philosophie des sciences, est marqué par le texte d’Anastasios Brenner sur Bachelard, Le Roy et l’épistémologie bergsonienne. F. Fruteau de Laclos introduit dans la réflexion le continuisme d’E. Meyerson, tandis que D. Parrochia étudie la critique de la durée bergsonienne à partir du temps bachelardien et du temps einsteinien. E. During étudie la théorie de la relativité chez Bergson et Bachelard et G. Chazal leurs pensées face à la nouvelle physique. Un troisième moment, relatif à la théorie de la connaissance, est l’occasion d’une réflexion sur sciences, métaphysique et langage (Claudia Stancati), d’une interrogation sur le sujet (C. Vinti). Julien Lamy met en regard le dynamisme de la pensée scientifique chez Bachelard et, par ailleurs, le schématisme kantien et l’intuition bergsonienne. G. Kissezounoun pense l’épistémologie bachelardienne comme un non-bergsonisme. Jean-Hugues Barthélemy étudie l’ontologie génétique de Simondon, à l’horizon d’une rencontre fertile de Bergson et de Bachelard. Un quatrième moment, relatif à l’esthétique, analyse la présence de Bergson dans l’esthétique bachelardienne (Valeria Chiore), la question de l’image chez Bachelard et Bergson (François Ide). Jean Libis étudie la recherche du temps passé à travers le rapport entre mémoire bergsonienne, image bachelardienne et réminiscence proustienne, tandis qu’E. Emery clôt l’ouvrage avec une réflexion sur Bergson, Bachelard et la dialectique de la continuité et de la discontinuité en musique.

32Cet ouvrage, qui fait appel à des spécialistes et à de jeunes chercheurs français et étrangers, constitue un outil de référence pour la recherche, tant par la précision des études que par la richesse des champs étudiés.

33Patricia Verdeau

Anne Fagot-Largeault et Frédéric Worms, avec Arnaud François et Vincent Guillin (éd. et prés.), Annales bergsoniennes IV : L’Évolution créatrice 1907-2007. Épistémologie et métaphysique, Paris (« Épiméthée »), puf, 2008, 744 p., 32 €

34La plus grande partie de l’ouvrage propose des « actes » du Congrès du centenaire de L’évolution créatrice, tenu en 2007 au Collège de France et à l’École normale supérieure, avec le soutien de la Société des amis de Bergson et le service des Célébrations nationales du ministère de la Culture. Les actes de ce congrès valent par l’unité de leur objet, le centenaire de L’évolution créatrice, mais aussi par la dualité dont ils témoignent, dualité de lieux que Bergson a le plus marqués de son empreinte, mais aussi dualité des approches « épistémologique » et « métaphysique ». Ces actes valent enfin par la multiplicité dont témoigne la variété des reprises que l’œuvre de Bergson suscite partout dans le monde. Cinquante ans après le congrès intitulé « Bergson et nous », ce congrès et ce volume devraient faire date à nouveau, à leur manière.

35« Épistémologie (Collège de France) » et « métaphysique (École normale supérieure) » structurent la partie consacrée au congrès. F. Worms fait ressortir les deux pointes par lesquelles L’Évolution créatrice surgit dans son moment propre, mais aussi dans le nôtre : « “Épistémologie” : c’est en effet la question de l’évolution, qui ressortira de nouveau avec force, avec les controverses suscitées par le livre de Bergson. “Métaphysique” : c’est la question de la création, que Bergson accole à celle de la vie, non pas comme un fondement transcendant venant contester la théorie scientifique, mais comme un fait empirique, immanent, venant la compléter de l’intérieur. Épistémologie et métaphysique : c’est donc bien, aujourd’hui comme alors, la manière tendue dont se pose le problème de la vie, entre ses contraintes théoriques et sa signification ultime, à l’heure aussi où le vital semble prendre un sens d’abord négatif et urgent, sans perdre entièrement sa puissance de surprise et de nouveauté.

36L’ensemble de ces études critiques tend alors à montrer, rappellent Anne Fagot-Largeault et Frédéric Worms, non seulement l’unité d’un grand livre de philosophie, mais aussi « un nouveau problème, un nouveau moment en philosophie » (p. 11). Sur le plan scientifique et épistémologique, on trouve un renouveau de l’étude historique, une confrontation avec certaines des thèses sur le vivant, la relation de la philosophie bergsonienne avec la science, avec les sciences du vivant. Sur un plan plus métaphysique sont étudiés notamment les aspects historiques de la matière, du néant, du lien avec la religion, la spécificité de la métaphysique bergsonienne et enfin le concept du vital, distingué de l’image de l’élan.

37L’importance du dossier relatif au congrès laisse néanmoins la place à un échange inédit de correspondance, proposé par Thibaud Trochu, autour du pragmatisme, ainsi qu’à quatre articles de « varia ». Le volume se clôt avec le bilan de l’année Bergson et avec une liste d’ouvrages reçus (2007-2008). Exceptionnel dans son ensemble, il témoigne de l’attachement constant et renouvelé des Annales bergsoniennes à être une aide rigoureuse et un instrument de référence pour la recherche.

38Les prochains volumes, annonce Frédéric Worms dans l’avant-propos, intégreront d’importants inédits, notamment sur les séminaires du Collège de France consacrés par Bergson à des auteurs (Berkeley, Kant), en lien avec les travaux de l’édition critique en cours aux Presses universitaires de France.

39Patricia Verdeau

Brigitte Sitbon-Peillon, Religion, métaphysique et sociologie chez Bergson. Une expérience intégrale, Paris, puf, coll. « Philosophie d’aujourd’hui », 2009, 352 p., 27 €

40Cet ouvrage propose une lecture nouvelle de la doctrine de la religion chez Bergson, en empruntant la méthodologie présente notamment dans Les Deux Sources de la morale et de la religion, où le philosophe met en jeu sa métaphysique spiritualiste et les acquis de la sociologie de son temps, en l’occurrence celle de l’École française fondée par Durkheim. L’intégration différentielle de ces deux points de vue, redéfinis ainsi dans une perspective nouvelle, rend compte d’une démarche bergsonienne originale et moderne. Bergson traite le fait religieux dans sa polymorphie, « comme fait spirituel et social ». Le fait mystique, saisi indépendamment du dogme et de la foi, s’impose comme l’« auxiliaire puissant de la recherche philosophique » et s’incarne dans des « individualités », engageant ainsi une dialectique spécifique entre le social et le spirituel bien différente de la sociologie durkheimienne. L’A. appréhende alors ce qui se joue entre les différents niveaux de ce savoir, où la religion devient le médium qui suscite leur articulation. On voit alors comment Bergson, « en déployant les conditions d’une épistémologie originale à une époque, s’éloigne des métaphysiques classiques, mais ne court pas le “risque” d’une abolition de son exigence spéculative : celle de faire de la philosophie une expérience intégrale. »

41Un premier moment sur « Mysticisme et philosophie » aborde le fait mystique – non sans d’ores et déjà privilégier l’axe épistémique –, puis les mysticismes, leur objectivation et leur fonction épistémologique. La « supraspiritualité » des mystiques, humanisée par leurs actions au niveau social, s’oppose à l’« hyper-spiritualité » de Durkheim, par sa nature et son ancrage. Ces deux expressions de la spiritualité permettent de repenser les différents niveaux du social, individuel et collectif, personnel et impersonnel, alors que ces niveaux sont précisément rejoints par l’opposition du statique et du dynamique, du clos et de l’ouvert. Or, explique l’A, c’est « à partir de ces antagonismes, qui organisent l’ordre éthico-religieux dans Les Deux Sources de la morale et de la religion, que s’élabore l’“expérience intégrale” qui articule et lie entre eux les pôles religieux, métaphysique et sociologique dans la doctrine bergsonienne » (p. 200).

42Un second moment étudie « Une méthodologie “mixte” : entre métaphysique et sociologie ». Sont abordées progressivement, les questions du « mixte », des primitifs et du primitif, du social et du spirituel. La différence épistémologique entre les conceptions durkheimienne et bergsonienne consiste dans la saisie des phénomènes sociaux qui sont par l’un considérés comme des « choses » à partir d’une vision extérieure, tandis que l’autre privilégie une « vision du dedans ». De fait, pour l’un la religion est un pur produit social et pour l’autre une synthèse du social et de l’esprit, à partir du psychologique et du biologique. Alors que pour l’un la pression sociale est la seule source de la morale et de la religion, « Bergson en adjoint une autre, qui y serait mêlée, formant le “mixte” de la religion et de la morale » (p. 311) et fait « de la spiritualité mystique, d’ordre individuel, la possibilité d’un modèle pour le collectif » (p. 311).

43En conclusion de cet ouvrage remarquable, l’A. montre comment, au travers d’un « mixte épistémologique », Bergson « apporte une pensée qui nous donne à voir un fait humain qui n’aurait rien de tout fait », selon « les modalités d’une expérience humaine se faisant, c’est-à-dire intégrale » (p. 320). L’ouvrage propose enfin une importante bibliographie raisonnée et un index très utile pour la recherche.

44Patricia Verdeau

Mireille Coulomb, Phénoménologie du Nous et psychopathologie de l’isolement. La nostrité selon Ludwig Binswanger, Paris-Argenteuil, Éd. Le Cercle Herméneutique, 2009, Coll. « Phéno », 255 p., 16 €

45Si L. Binswanger est assez bien connu des lecteurs francophones en raison des traductions successives de 1950 à 1970, précise Françoise Dastur dans la préface, pourtant demeure dans l’obscurité sa philosophie fondamentale, parue en 1942 sous le titre Grundformen und Erkenntnis des menschlichen Daseins, où, en polémique avec Heidegger, il expose la « nostrité » (Wirheit), c’est-à-dire le Nous originaire comme être-avec-autrui, dans un rapport fondamental avec l’autre qui autorise l’apparition de soi. C’est justement autour de cette notion que M. Coulomb axe sa réflexion sur cet ouvrage décisif dans lequel le psychiatre délaisse l’anthropologie philosophique d’inspiration jaspersienne pour l’analytique du Dasein en référence à Husserl et à Heidegger. L’écart dans l’œuvre de l’herméneute de la folie est désormais comblé grâce à la hauteur prise par M. Coulomb qui emprunte le chemin de la « nostrité » pour aborder l’œuvre volumineuse du père fondateur de la Daseinsanalyse. Toute l’analyse se porte sur le sens de ce « tournant » pour problématiser la « nostrité » selon une constellation de références (Blankenburg, Tellenbach, Tatossian, Merleau-Ponty, Maldiney).

46Dans la première partie, « Le primat de la relation intersubjective », divisé en deux temps, « La relation psychotique, subjectivité et intersubjectivité » et « L’en deçà du sujet. L’être au monde comme relation infléchie », l’auteur met clairement en évidence l’existence du schizophrène et de l’autiste en se dédouanant de l’opposition husserlienne entre le moi et le monde. C’est dans la deuxième partie, « Le Je et le Nous », décliné en « La nostrité originaire, archi-relation subjectivante », « Les inflexions du Nous », « La temporalité de l’événement ; celle de la “grâce”, de l’amour, de la danse ou de l’esthétique », que se dégage la thèse selon laquelle l’intersubjectivité prime dans l’ensemble de l’œuvre du père fondateur de la Daseinsanalyse. L’amour caractérise la relation à deux, donc le Nous comme forme originaire du fondement de toute connaissance et de toute compréhension de l’être de l’homme. Dès lors, l’amour s’oppose au « souci » heideggérien, et cette phénoménologie de l’amour se nourrit de M. Buber, de Goethe, de Schiller, de Rilke. Relançant la controverse entre Heidegger et Binswanger, M. Coulomb prend le parti de ce dernier, défendant une nouvelle conception de l’être soi-même se fondant sur la rencontre avec autrui, à l’opposé de la « sollicitude » de Heidegger. Dans sa troisième partie, « La chair, la spatialité, la langue », elle souligne la spécificité de la philosophie binswangerienne. Débattant la question du « retour à Husserl », la dernière section, (« L’intersubjectivité et les sens de l’ego »), annonce limpidement la question de l’ego constituant-constitué qui caractérise les derniers travaux de Binswanger. Puis s’énonce, dans « Les ambiguïtés du sujet transcendantal », le problème de savoir si ce revirement vers Husserl marque le renoncement à une conception de la psychose comme trouble du moi et non plus comme perturbation des rapports avec l’autre. C’est avec B. Kimura, « Bin Kimura, lecteur de Binswanger, l’Entre et le Nous », qu’elle rompt avec l’interprétation du psychiatre, dénonçant sa trop forte fidélité à Husserl en précisant que la constitution de l’ego précède celle de l’alter ego, car « il ne saurait y avoir un ordre de priorité », ce qui conduirait à méconnaître l’altérité.

47Robert Tirvaudey

Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc (eds.), Judith Butler. Trouble dans le sujet, trouble dans les normes, Paris, puf, coll. « Débats philosophiques », 2009, 126 p.

48Les traductions françaises des travaux de J. Butler, théoricienne de la Queer Theory, se multipliant actuellement, il est logique de voir paraître un ouvrage qui vise à présenter la façon dont Butler pense la subjectivité, en tant qu’elle relève d’une normativité qui à la fois la construit et l’assujettit.

49Ph. Sabot analyse la façon dont Butler pense l’identité à partir des lectures françaises de la Phénoménologie de l’esprit en articulant la question du désir et de la formation du sujet à travers celui-ci. Elle montre combien les critiques français de l’hégélianisme restent prisonniers de la façon de penser de Hegel, mais, selon Sabot, serait elle-même plus hégélienne qu’elle ne l’admet, du moins dans le déploiement de ses problématiques, notamment celle, récente, du rapport nécessaire de la subjectivité à l’altérité.

50Ch. Bouton revient également sur la dette de Butler à l’égard de Hegel, en examinant ses travaux récents sur la question de la reconnaissance. Il se demande si le terme de la reconnaissance hégélienne coïncide avec une recherche de libération, comme le pensent Kojève ou Honneth, ou plutôt avec un assujettissement de la conscience, comme le soutient Butler, pour qui le serviteur issu de la dialectique du maître et de l’esclave « ne fait que passer d’une servitude à une autoservitude » caractérisée par un refus du corps et un autoassujettissement à des normes morales qu’il s’impose. La solution de Butler consiste à renoncer à la structure dyadique de la reconnaissance, à admettre que personne n’est transparent à soi-même, et à passer à une solution d’ordre politique, notamment par l’instauration du droit, qui permet à chaque conscience de trouver une forme de reconnaissance à travers la figure du citoyen. Mais c’est peut-être là, pour Bouton, confondre deux concepts de reconnaissance.

51Le féminisme queer de Butler est-il compatible avec les approches du care, se demande F. Brugère. Cette question s’articule à celle du genre, qu’elle s’est beaucoup intéressée à « déconstruire » : le recours au care peut-il également y contribuer ? Peut-on penser un care qui ne soit pas assigné à une identité sexuée ? Ce rapprochement surprenant s’autorise de la volonté de Butler de construire une éthique qui ne reposerait pas sur une identité construite, fondée sur des principes a priori, mais sur des relations toujours singulières avec autrui. Les deux formes de réflexion se rapprocheraient ainsi par leur insistance sur le caractère relationnel de l’identité. Mais l’antidifférentialisme, qui, selon Brugère, unirait le féminisme queer et l’éthique du care, n’est partagé que par une portion restreinte des éthiques du care. F. Brugère s’interroge à bon droit sur cette compatibilité, mais les réponses positives, offertes sans véritable argument et de manière paradoxale, ne convainquent pas.

52En écho au premier texte, M. Foessël revient, dans un texte dense et original, sur le rapport des normes et de l’identité (notamment sexuelle). Butler cherche à éclairer les possibles sexuels et identitaires que les normes masquent, tout en considérant qu’il n’est pas possible, pour une vie, de n’être pas normée, de se déployer en dehors de toute norme. Par conséquent, essayer d’échapper aux normes consiste à ne plus être assujetti par elles tout en partant d’un soi qui en dérive. Il s’agit donc de se libérer soi-même, en comprenant que ce qui nous (in)forme est contingent et de rechercher une nouvelle identité contingente que l’on se choisit. M. Foessël interroge précisément la façon dont cet acte de construction peut devenir objet d’attachement. Butler recourt au concept psychanalytique de « forclusion » pour penser la manière dont l’identité dérive du désir et non l’inverse ; on comprend alors qu’il n’y a pas d’identité homosexuelle ou hétérosexuelle première qui oriente un désir subséquent, mais que c’est plutôt le désir, en tant qu’il est orienté par certaines normes (plus ou moins admises), qui vient conférer une identité : l’identité hétérosexuelle est construite et s’impose au sujet. Foessël montre bien que ce type de position contrarie les revendications identitaires qui réclament des droits au nom de leur identité singulière (et/ou minoritaire) : ces revendications, trop centrées sur une identité qu’elles n’ont pas choisie, oublient finalement d’autres possibilités, d’autres désirs possibles et devraient plutôt exiger, de manière non identitaire, d’autres possibilités de vie.

53Reprenant les réflexions précédentes, le texte de G. Le Blanc clôt le volume en s’interrogeant de manière répétée sur ce que serait une vie hors de soi, qui ne serait pas un état pathologique si on abolit, avec Butler, la frontière entre soi et non-soi. En effet, le soi est toujours constitué par des règles, par autrui, par de l’autre que soi. En ce sens, soutient G. Le Blanc un peu rapidement, le soi est vulnérable, et cette vulnérabilité même est la condition de vie du soi. Un sujet ne se déploie qu’au travers de ses attachements aux autres. Là se joue un paradoxe : cet attachement peut aussi restreindre la liberté du soi et ses possibilités d’épanouissement. Le soi doit donc négocier avec les normes, voire les contester. Toute la question est de savoir dans quelle mesure il peut le faire pour gagner une véritable viabilité de sa vie. Pour Le Blanc, il n’y a « de vie qu’expropriée et sur fonds de perte ». Dès lors, la mélancolie qui en résulte propulse le soi dans un devenir qui n’est pas simple répétition des normes. En cela, il peut y avoir une véritable invention de soi.

54Le volume offre ainsi une présentation synthétique des travaux de Butler, en mettant en avant la philosophe préoccupée de répondre à des problématiques françaises relativement bien balisées (inspirées de Foucault et de l’héritage hégélien) plutôt que l’intellectuelle féministe controversée qui a bouleversé les réflexions politiques autour de la question du genre.

55Bruno Ambroise

John Llewelyn, Margins of Religion. Between Kierkegaard and Derrida, Bloomington & Indianapolis, Indiana University Press, 2009, coll. « Studies in Continental Thought », XIV-470 p., 34,95 $

56Poursuivant les réflexions de Derrida sur la possibilité de penser une « religion sans religion », J. Llewelyn dégage un espace de sens du religieux par-delà toutes les religions ou les conceptions traditionnelles de Dieu ou des dieux. À partir de l’épitaphe de Derrida : « Mais c’est à Kierkegaard que j’ai été le plus fidèle », il tente de découvrir la nature de cette fidélité à travers des questions sur la foi, la religion et ses « marges » (reprise du titre de : Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972). La première partie, en cinq moments, se concentre sur Kierkegaard, mais toujours en fonction des références de son scrupuleux lecteur ; la deuxième, en six temps, traite de Nietzsche, Deleuze et Guattari, Heidegger, Sartre, et Levinas, afin de montrer comment, sur la base de leurs écrits, certains sujets soulevés antérieurement sont transmis et transmués par Derrida, dont les œuvres sont analysées dans la troisième partie selon cinq thématiques. Les lignes de force portent sur le statut de la négation, ou comment la simplicité des oppositions positif/négatif, apophantique/cataphatique, est compliquée par l’affirmation « quasi transcendantale » que présupposent ces couples antinomiques. S’engage alors une discussion serrée entre Kant et Hegel sur la logique des marges, débat qui s’élargit et culmine avec les moments qui abordent ce que Derrida nomme l’« onto-théologie chrétienne ».

57Si cet ouvrage est orienté par de constantes références aux textes derridiens, se pose la question de savoir comment ne pas verser dans le pathos, suivant en cela une autre épigraphe derridienne : « Ces questions ne peuvent être posées qu’après la mort d’un ami ». Cet écrit sur la multiplicité des expériences religieuses, et non, contrairement à W. James, sur la multitude des religions instituées, met en avant la variation des « saluts » suivant la formule d’Éluard : « Il existe un autre monde, mais il est dans celui-ci ». Paradoxalement, soutient notre auteur, la foi est plus forte chez Kierkegaard et Derrida que chez les théologiens et philosophes croyants ayant soutenu une vision du « maintenant », incapables de voir l’impalpabilité du temps, se tenant dans l’impossibilité d’imaginer l’éternité autrement que comme une suite chronologique de générations se succédant. Et de remettre en cause la dichotomie entre profane et religieux pour redessiner une démocratie future, à l’opposé des vues politico-religieuses de Nietzsche et de F. Fukuyama, et en prenant comme ligne directrice le mot de K. Armstrong : « L’imagination est la faculté première du religieux ». John Llewelyn s’appuie sur l’Essence du christianisme de Feuerbach pour dégager dans le religieux ce qui est déjà annoncé dans la matérialité de l’eau, du vin et du pain. Il entend donc mettre la religiosité en contact vital avec les luttes de l’homme à la recherche de l’espace religieux dans la marge entre la laïcité et le religieux, la transcendance et l’immanence, la foi et la connaissance, l’affirmation et le désespoir, la lucidité et la folie. Cette provocation s’avère philosophiquement riche, car elle montre pourquoi et comment les questions de religion jaillissent vraiment aujourd’hui.

58Robert Tirvaudey

Raoul Moati, Derrida/Searle. Déconstruction et langage ordinaire, Paris, puf, 2009, « Philosophies », 153 p, 12 €

59Était-il utile de consacrer un ouvrage, même court, au dialogue de sourds qui opposa, voici trois décennies, John Searle et Jacques Derrida ? L’auteur apparemment le pense. Il ne nous épargne aucun épisode des réponses, contre-réponses, piques et contre-piques que les auteurs ont échangées autour de ce qu’il faut bien appeler un malentendu, car de toute évidence aucun des deux n’a fait l’effort de lire sérieusement l’autre. Le principal déficit était méthodologique : les deux auteurs se sont lancés dans une « discussion » alors même qu’ils ne partageaient pas, de toute évidence, la même conception de l’argument. C’est comme si un talmudiste échangeait avec un scénariste des studios Disney. Derrida vante ses « arguments rigoureux », mais même Rorty, qui avait de la sympathie pour Derrida, disait que les arguments de ce dernier étaient « effrayants ». Qui plus est le déficit était aussi philosophique : Searle ne connaissait rien à Husserl et Heidegger quand il a écrit sur Derrida, et il manque l’arrière-plan phénoménologique, de même que Derrida ne connaissait rien à la tradition dont vient Searle. Cela n’a pas empêché Searle d’avoir fait un effort pour essayer de comprendre Derrida, et à mon avis de lui adresser quelques critiques effectives, alors qu’on peut dire que le mouvement contraire n’a guère eu lieu. Derrida s’est contenté de se draper dans sa dignité, qui est certainement ample.

60L’ auteur de ce volume fait de gros efforts pour essayer de reconstruire ce que le Pontifex deconstructionissimus avait cherché à déconstruire, et pour essayer de retracer l’arrière-plan du débat. Mais j’avoue n’avoir pas été convaincu par l’exercice, d’abord parce que le livre est entièrement écrit d’un point de vue derridien, et, même s’il fait l’effort de relire quelques textes d’Austin, il semble n’avoir pas fait semblable homework pour les écrits de Searle. Qui a lu Intentionality (1983) – il est vrai postérieur au débat en question – ne peut qu’être au mieux perplexe en lisant des énoncés dans le style suivant : « La valeur pragmatique ou intentionnelle (ce que l’auteur a voulu dire) d’un énoncé pour Derrida tient entièrement dans la présence dont il est capable d’imprégner une séquence de signifiants, là où pour Searle la valeur intentionnelle d’un énoncé tient entièrement dans l’usage des conventions que traduit une proposition : nul besoin dans un tel cas de figure de faire remonter l’intentionnalité à la présence d’une subjectivité vivante et maintenue comme telle dans les phrases écrites » (p. 151). Le propos de l’A. est d’essayer de fournir une sorte de Pro Derride, un peu comme quand, par esprit d’escalier, on sort d’une soirée où l’on s’est copieusement fait engueuler et qu’on fulmine en se disant : « J’aurais dû lui dire p… q… etc. ». L’A. nous dit que « loin d’avoir été une querelle vaine le débat Derrida/ Searle aura eu pour mérite de redonner à penser la question du performatif à partir des outils légués par la tradition continentale, en l’interrogeant – comme le fait Derrida – à partir du croisement des problématiques phénoménologique de l’intentionnalité et psychanalytique de la pulsion de mort (comme répétition mortifiante) » (p. 152). J’avoue n’avoir pas vu en quoi ce « croisement » permettait de comprendre le performatif. L’A. aurait peut-être pu tirer profit de Kevin Mulligan, « Derrida, Searle and the ends of phenomenology », in B. Smith, éd., John Searle, Cambridge, 2003, qu’il ne cite pas, mais je doute que la discussion du débat en question dans ces termes soit sa tasse de thé.

61Pascal Engel

Giuseppe D’Anna, Nicolai Hartmann. Dal conoscere all’essere, Présentation de Guiseppe Cantillo, Brescia, Éditrice Morcelliana, 2009, 218 pages, 18 €

62De l’importante Présentation de G. Cantillo (p. 5-8), puis de la Prémisse de l’auteur (p. 11-16) ressort l’originalité du « réalisme naturel » soutenu par N. Hartmann. En effet, c’est au sein même de la relation cognitive entre sujet et objet que se pose irréductiblement selon lui la différence entre l’objet comme être en soi (cf. la chose en soi selon Kant) et l’objet comme « production » (Erzeugung) catégoriale légalement rationnelle du sujet. Or, la chose en soi n’est réductible ni à une apparence illusoire de la subjectivité connaissante ni à une Idée subjectivement nécessaire de l’achèvement absolu des phénomènes de connaissance selon le néokantisme, mais pas davantage à une position dont la seule légitimité relèverait d’une thèse dualiste du philosophe relative à la différence entre noumènes et phénomènes (c’était la thèse de Kant). C’est aux apories de ces théories pourtant devenues classiques et, allant contre, à la légitimation phénoménologique d’un réalisme naturel, voire naïf, toujours présent comme fond ontologique des activités cognitives les plus sophistiquées, que N. Hartmann s’est consacré, en particulier dans son ouvrage majeur Les Principes d’une métaphysique de la connaissance de 1921 (trad. franç., Paris, Aubier, 1949, 2 vol.).

63Le Chapitre Premier montre comment N. Hartmann a peu à peu rompu avec la gnoséologie strictement constructiviste du néokantisme de Marbourg (H. Cohen). Le Chapitre Second explore la thèse de la réalité d’un en-soi prérationnel (le concept rationnel d’objet transcendantal = X lui étant inadéquat) constitutif de la relation de connaissance phénoménale. Ce Chapitre expose aussi la structure duale de l’objectivité, l’une immanente, l’autre transcendante vis-à-vis de l’objet comme phénomène produit par le sujet. D’une part, Hegel avait bien posé cette tension phénoménologique entre « l’en-soi-pour-nous » et le phénomène comme « concept », dualité interne constitutive du phénomène total et de sa dynamique, mais il avait prétendu finir par les identifier dans le Concept absolu au terme de sa Phénoménologie (on se reportera en particulier à la note 37, p. 83-84 sur « la réhabilitation de l’élément négatif-irrationnel, entendu positivement dans la gnoséologie de Hartmann », au terme d’une lecture attentive de Hegel). D’autre part, ceci entraîne une longue confrontation avec Husserl et une paradoxale légitimation de la « conscience naturelle », prémisse du « réalisme naturel » de Hartmann dont on peut pourtant prétendre qu’il demeure à sa manière « phénoménologique ». Enfin, le Chapitre Trois montre l’inscription progressive de l’ontologie réaliste hartmannienne dans une conception de l’« image » (Bild) comme médiatrice entre le connaître et l’être, l’image construite activement étant toujours la reprise d’une image reçue passivement dont la déterminabilité implique une ouverture de la conscience à l’être comme à un « monde » indéterminé qui l’excède. D’où la nécessité de préciser les ultimes distinctions de Hartmann entre réalité objective, réalité objectivable et réalité mondaine transobjective.

64André Stanguennec

Graziano Scolari, Essere e Luce. Intorno allo stesso essere della morte e della vita, Berlin-Hambourg-Münster, lit Verlag, 2009, Coll. « Philosophische Plädoyers », 106 p., 19,90 €

65L’investigation s’inscrit dans le sillage heideggérien de l’expérience de l’aletheia comprise comme éclairage, illumination dans l’optique de l’être de la vie et de la mort. Elle s’ouvre sur une discussion avec l’interprétation de Heidegger du « commencement » (Arche) de la pensée occidentale dans ses rapports avec la question de la physis, de l’éclaircie et de la vie. Mais, prévient G. Scolari, auteur d’une thèse sur Heidegger et de Il pensiero dell’essere e la luce. Intorno allo stesso essere della morte e della vita (2006, Collier Koiné, « Philosophie »), cette reprise de la pensée aurorale ne recherche pas ce que les Grecs entendaient vraiment par « Vie », « Lumière », « Être » ; elle se tourne vers l’impensé d’un dialogue avec la pensée grecque. Comment penser cette vie et cette mort dans la dimension de l’être que nous sommes ? Comment peut-on oublier l’« expérience » qui pourrait présenter quelque chose à la vue sans « Lumière », car celle-ci n’est-elle pas d’ores et déjà pensée de la Lumière ? C’est avec le questionnement de Parménide jusqu’à l’herméneutique contemporaine qu’il convient de reprendre la question du sens de notre être dans cette « Lumière » (Phos, phainomenon), pour soutenir que nulle pensée de l’être ne serait possible sans une problématisation de la « Vie ». Il faut donc, avec et contre la phénoménologie heideggérienne, parvenir à comprendre le sentiment d’être en tant que Vie et Lumière. Le moment décisif de cet essai est la relecture du Poème de Parménide et des fragments d’Héraclite, à l’opposé de la lecture de Heidegger, pour montrer que la mort peut être surmontée en interdisant d’adosser l’être de l’homme au Mortel (cf. en annexe, l’Appendice : « Sur l’origine du phénomène de l’être »). Car l’idée selon laquelle « l’être et le non-être sont le Même » obstrue l’unité de l’être comme lumière de l’être, se détournant d’une pensée de la Vie comme légèreté de l’Être…

66Pour s’attacher aux points centraux de la thèse défendue, il est difficile de soutenir que la pensée de l’« être-pour-la-mort » est une pensée négative de l’être. Notre auteur en reste à l’interprétation partisane d’Otto Pöggeler (Der Denkweg Martin Heideggers, Neske, Pfüllingen, 1990) en négligeant les travaux les plus récents. La pensée de la mort et du néant n’est ni nihilisme, ni pessimisme, ni irrationalisme. Au demeurant, si Heidegger parle peu, il est vrai, de l’amour, il n’en reste pas moins qu’il pense les tonalités dites « positives » (l’amour, mais aussi la joie, l’espoir) et dégage une authentique phénoménologie de la corporéité et de l’affectivité. Faut-il rappeler que les griefs adressés à Heidegger ont fait l’objet de réponses de la part du penseur allemand, dont cet ouvrage ne tient pas compte (cf. l’indigence bibliographique des œuvres heideggériennes) ? Il serait fastidieux d’énumérer les glissements conceptuels, les surinterprétations, voire les contresens.

67Relevons, toutefois, que cette philosophie de la Vie en tant que Lumière esquisse une ontologie qui ouvre la possibilité de l’être transcendant la présence de ce qui se livre à la quotidienneté. « Peut-être, se demande G. Scolari, quelqu’un peut-il rester caché dans la lumière perçue par les sens, mais avec la lumière spirituelle ce n’est pas possible ou, comme le dit Héraclite : “De ce qui jamais ne se couche, comment quelqu’un pourrait-il se cacher ?” ».

68Robert Tirvaudey

Servanne Jollivet, Heidegger. Sens et histoire (1912-1927), Paris, puf, 2009, coll. « Philosophies », 152 p.

69À partir de sa lecture des cours de la période de Fribourg (1919-1923) et de Marbourg (1923-1928) mais aussi d’autres textes comme le « Rapport Natorp » de 1922, Servanne Jollivet, qui est germaniste, reconstitue ici, en cent cinquante pages denses et claires, l’itinéraire intellectuel du « jeune » Heidegger, de ses premières contributions sur la logique, dès 1912, jusqu’à la publication en 1927 d’Être et Temps. C’est un Heidegger peu connu, plus humain et plus accessible pourrait-on dire, que découvre ainsi le lecteur français, un étudiant brillant mais travailleur, pour qui la philosophie relève d’abord d’un effort prosaïque et non de quelque inspiration fulgurante. Oui, Heidegger ne s’est pas fait en un jour ! Même en tenant compte du poids des filiations (Husserl, Rickert) ou des obédiences universitaires, comment ne pas sourire alors en découvrant que le philosophe par excellence du temps a été, dans les années 1912-1915, un fervent défenseur des « vérités supratemporelles » (p. 17) ? Doctorant avant que d’être philosophe, il ne devient donc pleinement lui-même qu’au prix d’un lent travail d’appropriation puis de dépassement des interrogations phénoménologiques de son époque, sur l’expérience de la vie, de l’Histoire et du sens, mais aussi, corrélativement, la question des questions, celle de la méthode à inventer et à réinventer pour traduire sans trahir, expliciter sans compliquer. De destructions en constitutions, d’intuitions en interprétations, de départs en retours, l’A. peint sur le vif les péripéties d’une phénoménologie posthusserlienne qui, apparemment libérée de ses présuppositions, s’abandonne au paradoxe d’un intellectualisme anti-intellectualiste, en imposant des descriptions qui, prétendument fluides, figent le temps dans les mots. D’où la nécessité pour Heidegger de temporiser une bonne dizaine d’années, non pas par ruse, mais sous la contrainte de la chose même et de la durée irrétrécissable d’une telle épreuve – ce qui est une façon de prendre acte, dans sa chair, sinon d’un relativisme indépassable, du moins de l’historicité en tant que telle – jusqu’à l’éclosion du livre de 1927.

70Certes, il ne s’agit jamais pour l’A., au moment de restituer les conditions spirituelles de la genèse d’un chef-d’œuvre, de gommer les discontinuités et l’imprévisible nouveauté de la création : Être et temps ne saurait être déduit ou anticipé. Des cours au livre, des conditions de possibilité de l’œuvre à son écriture effective, la continuité est indéniable mais demeure hors champ. Par ailleurs, même si l’A. réussit à nous donner l’illusion de participer aux débats d’une époque riche en rebondissements théoriques, il reste toujours clair, à ses yeux comme aux nôtres, que c’est à la lueur d’Être et temps que les textes de jeunesse prennent tout leur éclat. La lecture est donc pleinement assumée comme rétrospection, ce qui permet ici de ne jamais fausser ou forcer l’interprétation des cours, sans pour autant sous-estimer leur puissance toujours intacte d’interpellation. Puissance vive et pas seulement potentialité morte puisqu’en regard des percées d’avant 1927, Être et temps peut même apparaître in fine, soit comme l’esquive opportune d’un questionnement infini et d’une temporisation inhumaine, soit comme une façon inouïe et encore impensée d’y mettre fin.

71Merci en tout cas à Servanne Jollivet qui a su trouver le ton juste pour rouvrir la voie des études heideggériennes et la rendre si fréquentable. Ajoutons que ce livre peut aussi valoir comme un judicieux manuel de déconstruction, et donc être très utile aux étudiants, à condition toutefois, qu’à l’instar de l’A., germanistes et non-germanistes évitent tout jargon.

72Alain Panero

Jean-Michel Salanskis, Heidegger, le mal et la science, Paris, 2009, Klincksieck, coll. « Continents philosophiques », 244 p.

73Le recueil d’études publié par J.-M. Salanskis est un livre nécessaire, pour plusieurs raisons qui nous paraissent évidentes, et dont la première est remarquablement formulée par l’auteur lui-même : « En raison même de sa compromission avec le nazisme, Heidegger est un auteur que nous ne pouvons pas prendre comme donné. Il nous incombe de le faire, de l’inventer : nous avons à mon sens la possibilité de lui éviter le naufrage que paradoxalement ses zélateurs lui préparent en jugeant la fixité et le repos dans sa lecture possibles et souhaitables. Une condition de cette salvation est que Heidegger soit désormais toujours envisagé en liaison avec une réflexion sur la nocivité tendancielle d’une part lourde de sa pensée » (p. 72). Loin donc d’en rester à la naïve opposition entre, d’une part, le déni de toute compromission et, d’autre part, le rejet complet d’une pensée dont on n’aurait exposé que de l’extérieur la compromission, la très longue introduction de l’ouvrage s’engage dans un travail nécessaire selon nous à l’avenir même de la pensée philosophique : l’examen des motifs à la fois singuliers et philosophiques qui, parce qu’ils n’appartiennent cependant pas à la nécessité et la profondeur les plus intrinsèques d’une pensée par ailleurs incontournable, ont pu favoriser la compromission de Heidegger avec le nazisme.

74Derrida, qui avait pu prétendre réaliser déjà un tel travail, est ici jugé trop heideggérien par l’auteur, sans doute parce que les motifs philosophiques de la compromission identifiés par Derrida ne singularisaient pas assez la pensée heideggérienne. J.-M. Salanskis identifie ici deux de ces motifs proprement philosophiques « fondant sa collusion (effective ou virtuelle selon les temps) avec le nazisme » (p. 15) :

  • – d’abord, la thématique de l’« être-pour-la-mort » : dans une remarquable réflexion, l’auteur justifie en un premier temps le soupçon que « le décret selon lequel la futurition possède comme condition de possibilité en sa vérité une référence à l’être-pour-la-mort n’a pas de légitimité phénoménologique » et qu’il est donc « la pure et simple revendication d’un “style de vie” partial, celui de l’ipséité tragico-aristocratique » (p. 25). Un second temps de cette même réflexion vise à montrer, à partir de la conférence de Brème déjà citée par le livre d’Emmanuel Faye, que « la description par Heidegger de la supposée privation de l’être-pour-la-mort dont auraient souffert les victimes des camps n’est pas la description de quelque chose qui s’ajoute à la simple compassion pour les corps massacrés et les vies brisées, mais plutôt l’interposition de tout à fait autre chose entre nous et l’émotion morale, interposition qui occulte et empêche cette émotion » (p. 29) ;
  • – ensuite, la thématique du « dépassement de la métaphysique » : motif heideggérien dont J.-M. Salanskis pointe immédiatement le « défaut interne » (p. 31), puisque la métaphysique est chez Heidegger à la fois « une sorte de non-vérité » et « une nécessité interne au mode de donation de l’Être […] c’est le simple fait de parler » par concepts et propositions « qui nous maintient dans la métaphysique (comment pourrions-nous faire autrement ?) » (p. 31-32). En découle l’idée que « le contenu secret de la volonté de dépassement de la métaphysique est la volonté d’une libération à l’égard de l’ordre rationnel et de l’ordre éthique “communs”, dont le nazisme est en effet l’expression ingénue » (p. 34).
L’auteur a bien conscience que le débat ne peut ici faire mieux que s’ouvrir, et c’est pourquoi il en vient dès lors à ce qui pour lui est lié aux deux thématiques précédemment suspectées : la position heideggérienne qu’il nomme « antiscientisme », et dont il s’est fait l’un des grands pourfendeurs. Est ici remarquable l’analyse de l’amalgame heideggérien entre science, technique et calcul, et pertinente l’invocation des analyses de Simondon pour dénoncer chez Heidegger une « platitude ignorant ce qui se passe » (p. 63). Ajoutons que Simondon, justement, a su remettre en question la dissociation de la science et de la technique même s’il n’est pas tombé, lui, dans l’amalgame. La thèse propre à J.-M. Salanskis est alors, on le sait, que le motif heideggérien de l’« herméneutique » comme motif de rupture avec la science relève d’une cécité à l’égard de la dimension précisément herméneutique de la science elle-même. Par où le geste théorique du philosophe Salanskis se laisse comparer avec celui, plus radical encore, de Badiou, qui voit dans la théorie des ensembles l’« ontologie fondamentale » recherchée par Heidegger.

75Les cinq études qui font suite à cette très longue introduction, et sur le détail desquelles nous ne pourrons ici nous arrêter, privilégient justement la question du rapport de Heidegger aux sciences, et c’est pourquoi elles développent une seconde raison majeure de la nécessité de l’ouvrage : « Réhabiliter Heidegger par rapport à l’image qui en était le plus distribuée, tout en réhabilitant la science exacte, mal dépeinte par lui du propre point de vue que sa pensée suggérait » (p. 150). Opération complexe, dont seul J.-M. Salanskis est, à ce jour, capable : il s’agit, d’une part, de montrer que le fameux « La science ne pense pas » marque moins une indifférence heideggérienne à l’égard de la « chose scientifique » qu’une prise de position résultant d’une évolution liée à la Kehre comme Pensée de l’Être qui ne rapporte plus ce dernier à l’« étant » : il s’agit, d’autre part, de montrer qu’une telle prise de position procède d’une cécité à l’égard de ce qu’est la science, comme peut-être même à l’égard de l’influence souterraine exercée par la physique quantique, via l’ami Heisenberg, sur la Pensée non objectivante de l’Être elle-même.

76Bien sûr, ce dernier point n’est ici qu’allusivement abordé, mais le Heidegger publié par Salanskis aux Belles-Lettres soulevait déjà, et plus explicitement, cette question à nos yeux décisive. En outre et surtout, le programme cité ci-dessus disait bien que la science exacte était mal dépeinte par Heidegger « du propre point de vue que sa pensée suggérait » : en d’autres termes, c’est en vertu du motif de l’herméneutique lui-même que l’on peut et que l’on doit réhabiliter la science, dont la dimension herméneutique, exceptionnellement révélée à nos yeux dans la mécanique quantique, est ainsi comme la source, incomprise par Heidegger lui-même, de la percée qu’il opère. Car il y a bien une percée heideggérienne, et c’est parce qu’elle réside dans la philosophie faite herméneutique que cette percée demande à être reprise dans ce que nous nommerions son sens autotranscendant.

77Jean-Hugues Barthélemy

Jean-Jacques Lubrina, Vladimir Jankélévitch. Les dernières traces du maître, Préface de François George, Paris, Éditions du Félin, 2009, coll. « Le Félin poche », 208 p., 11,50 €

78Ne cherchons pas ici quelque Jankélévitch, sa vie, son œuvre. Si pudique quant à son intimité, Jankélévitch n’aurait guère aimé l’éventualité d’une biographie. Pas davantage ce livre n’est un exposé systématique de sa philosophie, comme il sied à celles des « penseurs sachant penser » et penser une fois pour toutes. Dans les années 1950, Georges Gusdorf dénonçait la conviction de tout philosophe d’avoir une bonne fois mis fin à la philosophie, dès lors qu’il avait dit le dernier mot sur le fond des choses. Jankélévitch n’aura, de sa vie, jamais encouru un tel reproche. Sa philosophie bouleversait tous les plans, structures et autres divisions où se systématise ce que j’appellerais volontiers « les philosophies achevées ». La sienne ne le serait jamais : « Jankélévitch, dit Lubrina, n’avait ni système ni dogme » (p. 133).

79La philosophie ne commence-t-elle pas avec l’étonnement, comme on l’a dit et redit après Platon et Aristote ? Mais on ne s’étonne pas une fois pour toutes. Jankélévitch, lui, savait que la vérité est une quête perpétuelle. « La vérité, disait-il, c’est celui qui recherche la vérité » (p. 28.) et qui s’y engage, car la vérité n’est pas une abstraction. Ni une idée fixe : « La vérité répandue du matin au soir serait l’arme du sabotage de la vérité par excellence ». Paradoxe – mais bien sûr. Paradoxe « dans lequel le philosophe régnait en maître », note en passant Lubrina (p. 140). Quel tour plus efficace, en effet, pour éveiller les consciences de leur sommeil dogmatique ? Car, disait-il dans un de ses cours cités ici, « on peut avoir une tête vide derrière un front ravagé par la métaphysique » (p. 97). De là, ce vœu qui jamais ne le quittera : susciter à propos de tout et de rien un autre regard, et sur le tout et sur le rien. Un regard étonné de découvrir à tout instant le déjà vu comme un perpétuel jamais vu.

80C’est précisément ce qui est l’originalité de ce livre : présenter la pensée de Jankélévitch telle qu’elle fut toujours. En éruption, dirais-je, telle qu’on en voyait apparaître les thèmes au gré d’une de ces expressions qui n’appartenaient qu’à lui. Du coup, on pressentait l’ineffable grâce à la puissance d’évocation d’un dire enrichi dans l’instant de la coruscance de la formule. Et on s’apercevait qu’on n’avait pourtant jamais quitté l’ineffable, et on comprenait pourquoi. Du moins, on comprenait mieux. On ne verrait plus jamais le visible comme avant. Heureuse idée d’avoir retranscrit et commenté tant de pages de ces cours de Sorbonne, d’où nul ne ressortait tel qu’il était entré. Je l’ai retrouvé ici tel que je l’ai connu, à la Sorbonne ou au quai aux Fleurs.

81Lucien Jerphagnon

James W. Heisig, Les philosophes du néant. Un essai sur l’école de Kyoto, Paris, Les éditions du Cerf, 2008, 481 p., 58 €. Traduit de l’américain par Silvain Isaac, Bernard Stevens et Jacynthe Tremblay

82Cet ouvrage propose une présentation, parfois assez critique (p. 328-331), des trois principaux représentants de l’école de Kyoto, Nishida Kitarô, Tanabe Hajime et Nishitani Keiji, des analyses et des résumés de leurs œuvres, ainsi qu’une mise en perspective du rôle de cette école dans l’histoire, désormais mondiale (p. 327), de la philosophie. L’école de Kyoto serait en effet la première école philosophique – au sens strict – non occidentale (p. 21-22). Elle a également permis une rencontre de deux religions : le bouddhisme et le christianisme (p. 331). Le « Dieu par-delà Dieu » des mystiques chrétiens (p. 309), son Ungrund (p. 416), n’est autre que le Néant absolu.

83Les catégories Zen permettent de dissoudre les apories constitutives de la philosophie occidentale, dues au substantialisme et à l’anthropomorphisme. Pour autant, le Néant constitue davantage une certaine compréhension de l’Être des étants que son symétrique inversé, compréhension qui unit en soi l’expérience du fond de la réalité et la dialectique hégélienne. Cette dernière est affranchie de toute tentation de résolution des contradictions dans quelque totalité idéelle – d’où bien des proximités avec Heidegger. L’absolu se donne dans l’expérience pure (p. 62), à savoir le soubassement banal et éternel de toute expérience, en particulier celle du temps. Il n’est ni une réalité transcendante ni un concept, encore moins une personne. Il est et nie d’un même geste tout étant. La réalité est une, mais réfractée et dynamique. Elle ne se ferme jamais en quelque substance. L’expérience est donc bien davantage le dépassement de l’Ego, son éveil, que sa propriété. Chaque Ego se révèle constituer un certain soi de l’absolu sans forme, en contact avec la manière d’être, la « talité » (p. 303), de tous les autres étants, y compris les choses de la nature, comme le bambou (p. 96). À ce propos, l’on lira avec intérêt les analyses de Nishitani Keiji portant sur l’image (p. 312 sq.). On lui doit également une critique pertinente de la modernité, en Occident et au Japon, à partir de la notion nietzschéenne de nihilisme (p. 269 sq.).

84Un des fils directeurs de ce livre revient, en écho à la question du nazisme de Heidegger, à examiner comment nos trois auteurs se sont tous compromis avec le fascisme japonais. Cela s’interpréterait moins par leur « japonisme » que par une lacune proprement philosophique ; faisant de la conscience le paradigme de la métaphysique, ils n’auraient pu penser efficacement la « praxis sociale », à l’exception de Tanabe, qui passe pourtant pour le moins intéressant des trois (p. 325). C’est en tout cas le plus desservi par cette traduction de l’anglais des États-Unis ! L’ironie de l’histoire veut que Tanabe ait, en 1933, « critiqué rondement son ami d’autrefois », Heidegger, parce qu’il avait incliné la philosophie vers la soumission au destin et à la Nation (p. 175). Or, deux ans plus tard, Tanabe « tordra » ici ou là ses conceptions afin de leur faire « servir les fins d’une idéologie fasciste » (p. 176).

85Le lecteur, qui fermera les yeux sur les imperfections de cette traduction, y trouvera une bonne introduction à la naissance de la philosophie japonaise contemporaine – notons l’excellence de la bibliographie (avec les noms propres et les titres d’ouvrages japonais donnés également en sinogrammes).

86Henri Dilberman

Maria Pachalska & Michel Weber (eds.), Neuropsychology and Philosophy of Mind in Process. Essays in Honor of Jason W. Brown, Heusenstamm, Ontos Verlag, 2008, 444 p.

87Cet épais Festsschrift, le 18e de la série Process thought, honore Jason Brown, neuropsychologue new-yorkais devenu, un peu, philosophe et process thinker. Il contient des articles de collaborateurs du monde entier venus de toutes les disciplines – H. Atmanspacher et J. Martin, T. Bachman, D.T. Bradford, H. Buckinghan et S. Chrisman, J.B. Cobb Jr, M. Germine, B. Kazmarek et K. Markiewicz, G. Kurian, Duncan MacQueen, N. Nikoalenko, M. Pachalska, Siditis et J. Kreisman, G. Smith, K. Tiberg et A. Schweiger, M. Trupp, D. Trucker et M. Weber, sur la théorie « microgénétique », une théorie de l’esprit qui insiste sur la continuité de la cellule aux parties les plus élevées du vivant et de l’esprit, et qui met l’accent sur les processus temporels qui les relient. Dans un grand nombre de cas, il y a à la base des travaux scientifiques de qualité, dont la vérité et l’intérêt ne sont pas niables, pas plus que le fait qu’ils soient inspirés par la perspective « processuelle ». Jusqu’à quel point celle-ci fait partie intégrante d’une recherche scientifique, c’est moins clair. Biologistes, cliniciens, neuropsychologues, psychologues, sociologues, historiens, philosophes, tous inspirés par James, Bergson et Whitehead illustrent comment leurs domaines respectifs sont illuminés – c’est le mot – par les œuvres de Jason Brown, comme quand il s’agit de faire une neuropsychologie de l’expérience mystique conduisant à une mégathéologie : « Ainsi, on arrive a un monothéisme neuroscientifique de l’être Absolument Unitaire qui fournira un code universel de conduite et résoudra les questions existentielles que les traditions religieuses ont développées de leurs manières propres et locales pendant un millier d’années. C’est une montée icarienne des ailes d’araignée de la machine à voler des frères Wright ». J’avoue préférer Blériot, plus près du sol.

88Pascal Engel

François-David Sebbah, Levinas et le contemporain. Les préoccupations de l’heure, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2009, coll. « Expériences philosophiques », 216 p., 15 €

89Comment rendre « le plus pur hommage » à une philosophie ? « La mêler aux préoccupations de l’heure », dira Levinas de Maïmonide. Telle est ici la voie ouverte par F.-D. Sebbah, qui fera pour le phénoménologue ce que ce dernier a fait pour le penseur espagnol. Mêler Levinas « aux préoccupations de l’heure », c’est faire résonner l’événement intellectuel par lequel la pensée levinassienne s’articule sur les situations actuelles, et non autour d’elles, sans rien céder à l’exigence philosophique qui fut la sienne, sans affadir la singularité de l’événement qui se livre à nous. Chacun de ces lieux problématiques est une occasion de prendre et d’apprendre quelque chose de l’originalité de la philosophie lévinassienne pour réfléchir à notre état contemporain.

90L’éthique lévinassienne est d’abord différenciée de l’« éthique du care », une fois rappelées les caractéristiques principales de la « situation » de la pensée de Levinas. Il s’agit donc de cheminer derrière et avec, parfois devant Levinas et quelquefois à contretemps de lui, dans une fidèle infidélité que nous qualifierons d’« heureuse ».

91Sans souci d’exhaustivité ni de systématicité, l’essai armé des concepts lévinassiens propose une investigation réfléchie de la guerre, avec le chapitre I : « C’est la guerre », selon les moments suivants : 1. La guerre, 2. L’élémental, le bonheur, 3. « Ma place au soleil » […], 4. Au-delà de la guerre, au-delà de l’Être ?, 5. Et moi ? Approfondissement dans le chapitre II : « L’évidence tout court (De la guerre à nouveau) » se modulant ainsi : 1. Le chemin exorbitant, 2. Le pléonasme, 3. Décrire l’Être comme guerre, 4. Spinoza et Heidegger, 5. D’une guerre sans fin. Le tout repris dans le chapitre III : « Politesse de Levinas ou “De la société incivile” », se déclinant ainsi : 1. Sadomasochisme, 2. Niaiserie, 3. Politesse ? Invitant à réfléchir sur le statut de la judéité, le chapitre IV, « L’être juif », s’articule comme suit : 1. Depuis notre époque, 2. De l’Universel, 3. Sur le texte « Être juif », 4. Une autre lecture. Abordant la question de la technique, l’auteur montre que Levinas ne saurait accepter le nouvel humanisme substantialisé des discussions actuelles, notamment sur la bioéthique et les nouvelles technologies de la « présence à distance ». Nous trouvons alors, dans le chapitre V, « Visage de clone (À l’ère technologique 1) », la distribution suivante : 1. Description du visage, 2. Sur le clonage reproductif humain, 3. Des hommes, des zombies et des droïdes. Enfin, dans le chapitre VI, « Présence du visage à distance (À l’ère technologique 2) », nous avons : 1. Présence et absence, 2. Le visage : distance et proximité, 3. Nouvelle technologie et chaque-un à l’infini.

92La richesse de ces points de rencontre entre Levinas et le contemporain ne va pas sans difficultés. Peut-on vraiment dire que la pensée lévinassienne, étrangement réduite ici à une éthique, et de surcroît à une éthique de l’Autre ou de l’Infini, propose une « métaéthique », c’est-à-dire, somme toute, une éthique non appliquée ? L’étonnant est que F.-D. Sebbah insiste sur l’exceptionnel chez Levinas, embrayant son propos philosophique sur sa pratique philosophique. Une éthique peut-elle être neutre ? La dramaticité éthique n’est-elle qu’ontologique ? Certes, Levinas n’édicte pas un code moral, mais son éthique n’a-t-elle pas prise directement sur des situations concrètes ? « Après vous Monsieur », « Comment allez-vous ? » ne sont pas des formules rhétoriques ou purement ontologiques, ni des raccourcis pédagogiques ; mais des manières matérielles et concrètes de dire la présence de l’Autre. On se demandera enfin pourquoi notre commentateur anticipe constamment sur des objections tendancieuses à son exégèse. Pourquoi cette peur de verser dans le « familialisme » ou l’« exemplarisme » en érigeant le Juif comme modèle ? Ce qui vaut pour les griefs portés par certains contradicteurs contre L. Ashkénazi vaut-il pour toute interprétation de Levinas ? À moins de ne pas respecter les fractures puisque l’un est phénoménologue, l’autre théologien.

93Mélange sans concession, ténacité sans compromission, manière de philosopher à contretemps, qui n’est pas une stratégie frontale balayant toutes les idées de notre temps, mais résistance franche, nette et lumineuse en ces temps obscurs. Mais aussi résistance plus sourde contre certaines lectures qui font de la pensée de Levinas une éthique de la domination absolue de Dieu, notamment celle de B. Lévy qui avance une pensée anti- ou contre-moderniste revendiquant la hiérarchie, la différence entre les injonctions constitutives en dénonçant tant la « technologie démocratique » des Droits de l’homme que les biotechnologies produisant des individus démocratiques. Avec Levinas réactivé sous la plume de F.-D. Sebbah, nous sommes confrontés à une pensée unique qui refuse les faux dilemmes en prenant le risque de soutenir l’hypothèse d’une autorité sans violence et sans domination, libératrice de l’autre de la pensée.

94Robert Tirvaudey

François?George Maugarlone, Présentation de la France à ses enfants, Paris, Grasset, 2009, 303 pages, 19 €

95La France étant l’identité de l’identité et de la différence, peu d’écrivains étaient mieux à même d’en parler que François George, auteur de Histoire personnelle de la France (Le Seuil, 1984). Le talent a mûri, les pensées se glissent de mieux en mieux entre les fusées ou l’inverse, mais c’est toujours la forme Promenade au sens de Moussorgski : musées et paysages, maisons et églises, bourgs et bourgades, anciennes capitales mineures rêvant leur destin, qui régional, qui national ; poétique d’espaces finis traversés en « chassé? croisé » (p. 197) comme Jacques Réda parcourant les rues, qui éveillent la mémoire de noms éclatants ou secrets.

96Est?ce un sujet philosophique ? Peut?être, et pas tout à fait par exception si l’on pense par exemple à l’Espagne ou à la Russie. Dans son Traité des Vertus, Jankélévitch, le maître de François George, réfléchissant sur l’infidélité, module vers : qu’est?ce que la Russie ? (vol. 1, p. 174?177), Ici, c’est la démarche inverse, ou complémentaire, et le « qu’est?ce que la France ? » conduit à un : Où suis?je, où sommes?nous ? C’est une question première. Celui qui revient à lui l’oppose souvent, dit?on, aux colles plus terre à terre de l’entourage inquiet.

97Si la réponse est : en France, tout, selon l’A., se remet vite en place. Le Président s’appelle Vercingétorix, le Monarque de Gaulle et lors du Bicentenaire un patron de bar a tôt fait de répondre à un impertinent pour qui l’Histoire de France ne serait pas un bloc : « Quand tu en auras fait pour la France autant que les Capétiens, on pourra en reparler » (p. 167). Elle ne l’est d’ailleurs pas pour l’A. qui, aujourd’hui, tordrait bien son cou au mythe révolutionnaire bifrons et à l’Usurpateur, funestes exemples pour les enfants. Il sauve un peu Danton et Louis XVI, s’inquiète pour Stanislas Maillard. Le christianisme, sous sa forme catholique en tout cas, qui semble se substituer ici ou là dans le monde intellectuel aux religions séculières, est crédité d’un certain sens matérialiste (p. 62). Il a surtout inventé la métamorphose de la faiblesse en force (p. 81). Les héros que l’auteur se choisit (sauf aux moments de gravité : p. 167?8, 193?4), il les voudrait délivrés de la « douleur française ». Comme il n’y a pas d’identité sans récit et pas d’histoire qui ne soit « en quelque mesure histoire sainte » (p. 186), il les voit en vitrail, dans une chapelle connue de lui seul, résumés dans un geste sans tragique. Son de Gaulle est même plus immémorial et posthume, encore plus Chêne que celui de Malraux. En Napoléon, il reconnaît tout de même le bon administrateur de l’île d’Elbe. Il parle admirablement de Montaigne dont il retient tout sauf un fatal rajout. Taedium vitae ? L’inotisme opposé à exotisme comme l’instase à l’extase et « exgrégé » à on ne sait quoi éloigne des grands événements bruyants et de la cruelle Histoire des hommes.

98Descartes découvrant l’irréductible solitude de la conscience (car l’auteur a aimé aussi la solidité d’Alquié) aura libéré l’esprit des représentations collectives et de la fascination du grandiose. Il formule très bien en passant, et vaillamment, la Réponse que Descartes aurait pu faire à l’Objection de Nietzsche si le Père Mersenne avait pu la lui faire parvenir jusqu’en Suède. Que le Cogito ne soit pas psychologiquement parlant toujours adéquat ne l’empêche pas d’être en tout cas apodictique. À Descartes, il ne reproche vraiment que ses vues d’urbaniste et encore ce n’est pas sûr, puisqu’il nous entraîne finalement pour une fête étrange, schumanienne dans la ville nouvelle de Richelieu. De toute façon, « si les villes sont des rêves, dont elles?mêmes prennent plus ou moins conscience » (p. 298), et diversement interprétables « après dissipation de la brume humaine » (p. 300), il y a des événements atmosphériques. Comme dans un livre animé pour enfants, Marguerite Clerbout sort enfin en Princesse de l’épigraphe qui la tenait captive (« Debussy et le mystère de l’instant »). Ce que la grive dit à Chateaubriand ou à Chopin, les ombroiements d’un arbre (les fameuses Abschattungen, p. 273) ne sont pas étrangers à la manière dont en France s’écrit la philosophie.

99Jean?Pierre Richard

Constança Marcondes César, Filosofia da Cultura Grega. Contribuiçôes para o estudo do pensamento neo-helênico contemporâneo, Aparecida (Sâo Paulo), Idéias e Letras, 2008, 144 p.

100La philosophie d’Evanghelos Moutsopoulos, également compositeur, musicologue et peintre, est la plus représentative de la pensée grecque contemporaine en relation avec tous les courants de l’époque. Créateur dans tout l’éventail de la philosophie, E. M. est aussi un écrivain d’une écriture précise, dense et musicale (cf. p. 6-8). Conscient de la continuité, grâce à Byzance, de la pensée grecque depuis l’Antiquité et maître des promoteurs de la philosophie néohellénique qui a fleuri du xviie au xxe siècle, E. M. est le philosophe par excellence de la culture grecque qui est pérenne. Il interprète « tant les liens entre la Grèce antique, la Grèce médiévale et la Grèce moderne que la résonance et l’inspiration de cette pensée dans notre monde et notre temps » (p. 18). Le développement de la philosophie d’E. M. au long des décennies et la variété de ses champs d’investigation sont précisément relevés par C. M. C. Or, le foyer de l’œuvre magistrale de l’Académicien athénien, c’est la fructification de l’héritage de la Grèce ancienne, surtout le legs de l’universalité et de la valeur créatrice de l’homme (cf. p. 50). De cette créativité libératrice témoignent non seulement la philosophie, mais aussi tout l’art grec, danse, théâtre, poésie, architecture, musique, arts plastiques (cf. p. 50-51). Faire fructifier l’héritage à la fois de manière fidèle et novatrice, c’est la mission de la philosophie de la culture grecque selon E. M. C’est en avançant vers la mer que le fleuve reste fidèle à sa source. Le va-et-vient entre deux champs d’analyse, pensée antique et pensée contemporaine, caractérise la méthodologie d’E. M. (cf. p. 55). Mais aussi la complémentarité et l’alliance de plusieurs perspectives : ontologique, anthropologique, éthico-axiologique, épistémologique, esthétique, historique.

101L’Académicien d’Athènes est le philosophe du kairos, c’est-à-dire du « concept clé de la philosophie de la culture grecque » (p. 57). « Reconstruction du réel selon une discontinuité qualitative » (p. 58), le kairos, nœud du temps, « colore axiologiquement la réalité » (ibid.). La culture grecque est « kairique » en tant qu’y sont « considérées comme axiales les valeurs du Bien, de la Beauté, de la vérité et de la liberté » (p. 63) qui convergent vers un plus-être grâce à une médiation. Les dimensions kairiques d’un être correspondent à la conjugaison de ses dispositions qui « rompent avec le déterminisme temporel et lient son activité à une intentionnalité libre, ouverte, tournée vers un objectif précis » (p. 64). Ainsi l’espace se « kairifie »-t-il sous ses diverses formes (cf. p. 71). La vie humaine comporte une zone spatio-temporelle kairique. (cf. p. 74).

102L’humanisme novateur d’E. M. interprète et dépasse toutes les oppositions et toutes les doctrines tant passées que contemporaines, et il annonce l’avenir. C’est ainsi que notre Académicien critique les diverses philosophies de l’histoire et comprend la crise historique en s’inspirant critiquement de Bergson et de Husserl. Une crise se déclenche lorsqu’une société s’avère « incapable de rechercher dans son propre passé une inspiration en vue de résoudre de nouveaux problèmes » (p. 87). Pour la société comme pour la personne, il s’agit de susciter du plus-être. L’homme se crée lui-même en créant l’histoire (cf. p. 91) et dorénavant, en maîtrisant l’espace qui se substitue, en priorité, au temps (cf. p. 114) et qui s’extrapole indéfiniment. Si cette maîtrise joue du kairos, elle préviendra un terricide (cf. p. 115 sq.). C. M. C. offre une analyse bien informée et fidèle à la pensée d’E. M. dont elle a suivi le développement durant un demi-siècle.

103Jean-Marc Gabaude

Evangelos Moutsopoulos, Essai sur l’Esthétique de l’Éthique (en grec), Athènes, Académie d’Athènes, 2009, 143 p.

104Ce livre si agréable à lire, l’un des innombrables volumes du professeur Moutsopoulos, membre de l’Académie d’Athènes et ancien recteur de l’Université d’Athènes est structuré en un avant?propos suivi de trois chapitres, plus un propos conclusif, un index des sources anciennes et un index bibliographique. Dans l’avant?propos, l’auteur annonce, brièvement et clairement, le but de cette étude qui n’est que la démonstration de la relation étroite entre l’éthique et l’esthétique. Il débute par la constatation que le vrai, le beau et le bien furent les principes fondamentaux de la culture dans l’antiquité grecque et que l’idée de kalokagathia désignait une qualité primordiale dans la Grèce classique où le bien et le beau du corps et de l’âme étaient considérés comme des valeurs prédominantes.

105Il était temps cependant de renverser les rôles : depuis l’antiquité l’esthétique fut inféodée à l’éthique. Il suffisait, dès lors, de rétablir entre elles un rapport d’équité. Le premier chapitre de cet essai est intitulé « L’art de vivre » (p. 15?47), une maxime empruntée à Épicure. L’auteur y affirme que l’action morale « incorpore tous les caractères de la création artistique » et que l’art de vivre, qui vise au bonheur, présuppose une sensibilité non seulement à l’égard du bien, mais également du beau. Le bien se voit ainsi complété et imposé à travers le beau, afin de coïncider avec lui autant que possible. De même, la relation entre mythos et logos y est exhaustivement examinée et appréciée. Savoir que l’on agit bien élégamment entraîne une satisfaction esthétique incomparable. Le bonheur, en tant que bien suprême, ne peut être atteint que si la liberté est assujettie à la sagesse qui détermine la qualité de vie. La liberté doit se limiter à ce qui est droit, clair et correct.

106Le second chapitre porte le titre « Culture et comportement éthique ». L’A. s’y engage à connecter systématiquement les règles du comportement à celles de l’expression artistique. Les valeurs morales et esthétiques sont interdépendantes et interactives. Poésie et musique règnent parmi les arts et il est bien connu que l’A. a fait ses preuves en tant que compositeur et que musicologue. La valeur des différents arts est d’ailleurs méthodiquement examinée en rapport avec la relation entre culture et comportement lequel doit être gracieux et élégant.

107Le troisième et dernier chapitre traite du thème « Vécu de la liberté. Imitation et transcendance ». Y sont déterminées les limites de la liberté, qui diffère du manque de retenue ou de respect. La question est posée de savoir si l’art implique la liberté ou si, au contraire, lui aussi est sujet à la loi du déterminisme. La réponse suggérée est que l’art demeure expression, mais également imitation selon Platon, ce qui explique pourquoi, en matière d’art, comme de connaissance en général, la perfection ne peut être atteinte. Le problème de tout artiste se pose aux niveaux éthique et esthétique à la fois.

108Bien vivre est le résultat de l’exercice de l’art de vivre, obtenu si cet exercice est fondé sur la mesure (metron) et l’opportunité (kairos, « le moment?ou?jamais »).

109Dans son épilogue : « Il nous faut cultiver notre jardin », l’A. offre un magistral résumé de l’objectif qu’il propose par son ouvrage. Il s’agit de la célèbre citation de Voltaire, qui rappelle le fond de la doctrine épicurienne, associée à cette autre devise : « vivre en retrait », qui pourrait aussi bien refléter la définition de la justice proposée par Platon : « la justice consiste à s’occuper de ses affaires, sans s’occuper de celles des autres » (Rep. IV). Conformément à cette conception, pour être productif et utile, le comportement correct doit aussi être élégant ; à savoir, imprégné d’un esprit de simplicité et de grâce.

110Les arguments utilisés dans le traitement du sujet émanent d’une structure logique stricte et sont formulés dans un langage clair, doté de riches moyens d’expression. Les caractéristiques principales de l’ouvrage demeurent la clarté, la lucidité et le souffle de la pensée. L’A. contrôle son matériel et se meut avec grande aisance parmi les courants idéologiques universels, de l’antiquité à nos jours. L’acuité et la profondeur de son intellection sont impressionnantes, ses réflexions exprimées dans un langage de cristal. Ainsi est démontré, au fil d’arguments convaincants, le lien indestructible entre éthique et esthétique, cette fois équilibré. Des index analytiques et une riche bibliographie indexée complètent l’ouvrage.

111George Ch. Koumakis

Arlindo Ferreira Gonçalves (sous la direction de), Ética e Crise na Sociedade Contemporânea, Aparecida (Sâo Paulo), Idéias e Letras, 2008, 216 p.

112Ouvrage collectif de l’équipe interdisciplinaire de recherche « Philosophie, culture et société » – sous la responsabilité de Constança Marcondes César – autour des thèmes suivants : crise, personne, précaution et liberté. Dans sa préface, A. F. G. présente le volume comme une gerbe de réflexions sur le concept clé de crise qui caractérise la société technologique contemporaine. Comment comprendre la relation entre progrès matériel et préservation de la moralité ? L’histoire de la philosophie nous aide à questionner « la crise du sujet moral » (p. 7) et la « crise axiologique » (p. 8). La première contribution, due à C. M. C., « Crise et kairos chez Evanghélos Moutsopoulos », souligne que l’analyse de la crise de la société actuelle est liée chez le philosophe grec à une interprétation de l’histoire. Dans sa dimension épistémologique, la crise est discrimination et dans sa dimension ontologique, discontinuité temporelle (cf. p. 13) néanmoins dialectisée avec une perdurable continuité. La crise devient historique au sens fort du terme « lorsqu’une société accumule des pressions qui menacent sa survie » (p. 15) et s’efforce d’éviter une interruption. Un événement devient historique par son caractère exceptionnel dû à son unicité, à sa dimension critique et à son innovation, autrement dit par son caractère kairique (cf. p. 19-20), lequel implique une tonalité qualitative. C. M. C. souligne pertinemment la conception musicale que le penseur grec, compositeur, et musicologue, offre de la philosophie. L’histoire est sérielle et « fugique » (cf. p. 18-19).

113Ajoutons que pour l’Académicien Moutsopoulos, philosophie et musique s’entrexpriment comme les attributs spinoziens, Cogitatio et Extensio. L’ être métaphysique et l’être musical ne sont-ils pas homologues ? Nous ne pouvons pas recenser la dense richesse de l’étude critique de C. M. C., notamment les références interdisciplinaires aux auteurs qu’E. M. interprète en philosophe du kairos. Ainsi l’histoire est-elle « comme une série d’événements uniques dont la causalité et l’interrelation sont reconstituées par l’historien » (p. 20) et par notre philosophe en quête de vérité historique. De l’histoire, la réalité est polyédrique et la démarche polyphonique, avec liaison fonctionnelle de variations qui procèdent l’une de l’autre, semblent s’effacer et ressurgissent (cf. p. 23). Après bien d’autres analyses, C. M. C. en vient finalement avec E. M. à considérer notre civilisation comme guerrière (cf. p. 39). Notre société est minée par un progrès technologique ne s’accompagnant pas d’un progrès moral (cf. p. 38) et par la substitution de la priorité de l’espace à la priorité du temps (cf. p. 91). Kairique, notre époque saura-t-elle éviter le terricide (cf. p. 38) ? Pour autant, le primat de l’espace peut être reconverti et susciter « une investigation du monde de l’esprit » (p. 39). E. M. veut croire à des sursauts kairiques. « En inventant de nouvelles techniques, en découvrant de nouveaux mondes, l’homme peut découvrir de nouveaux modes d’être, former de nouvelles cultures, constituer de nouvelles sociétés » (p. 39).

114Sont en consonance les sept autres contributions. Cinq d’entre elles évoquent éthiquement la domination de la technique en se référant à plusieurs philosophes, notamment Levinas, Heidegger et Foucault, Ortega y Gasset, Emmanuel Mounier. S’ajoutent en corollaires Anna Kelessidou : « Prométhée ou Épiméthée : la crise contemporaine de l’humain et des valeurs philosophiques de la Grèce » ; Luiz Bernardo Leite Araùjo : « Éthique du discours et de la pensée postmétaphysiques ».

115Jean-Marc Gabaude

Dominique Janicaud, La phénoménologie dans tous ses états, Paris, Gallimard, 2009, 324 p. (coll. « Folio »)

116Les deux textes que les éditions Gallimard ont pris l’heureuse initiative de réunir en un seul volume (Le tournant théologique de la phénoménologie française, 1991 ; La phénoménologie éclatée, 1998 [2]) manifestent une très forte unité : celle d’une interrogation sans concession des limites du projet phénoménologique, servant de fil conducteur à une relecture critique des développements que ce courant philosophique a connus en France, depuis les années 1960 (principalement chez Levinas, J.-L. Marion, et M. Henry).

117Le texte de 1991 s’appuie sur une analyse des réorientations successives et des déplacements suivis par la phénoménologie, à la lumière de laquelle est posée la question de l’extensibilité de ses descriptions. En ouvrant celles-ci au domaine de l’inapparent, Heidegger avait été le maître d’œuvre d’un premier « tournant », dont Sartre et Merleau-Ponty étaient les héritiers directs. Celui-ci devait se redoubler, avec la publication par Levinas de Totalité et Infini, en un second tournant, que l’A. qualifie de « théologique » (ou du moins « religieux »), et qui allait consacrer l’irruption dans le champ phénoménologique d’une transcendance originaire venant briser le régime d’immanence propre à la description de l’expérience. Levinas aurait ainsi joué un rôle charnière dans l’évolution de la méthode phénoménologique en la confrontant à une problématique ouvertement métaphysique, et en faisant jouer en quelque sorte « contre elle-même » les ressources descriptives de la phénoménologie : le travail descriptif ne sert plus qu’à cautionner une thèse métaphysique déjà acquise. Mais on ne voit plus alors clairement pourquoi le dispositif phénoménologique doit encore être maintenu s’il est en permanence transgressé et renversé : « la phénoménologie a été prise en otage par une théologie qui ne veut pas dire son nom ». Ce qui se substitue ainsi à la rigueur descriptive, c’est un passage systématique à la limite que l’on retrouve aussi bien dans la radicalisation de la réduction proposée par J.-L. Marion, que dans cette recherche d’une immanence radicale sombrant chez M. Henry dans « la métaphysique la plus idéaliste », celle de l’autoréférence de la vie.

118On peut regretter que cette imposante reconstruction historique ne pose à aucun moment la question qu’elle rendait pourtant pertinente : celle de savoir dans quelle mesure le tournant heideggérien vers une phénoménologie de l’inapparent ne préparait pas déjà largement ce qui est ici présenté comme un « second tournant ». Cependant, si leur ton est volontairement critique et polémique, ces deux textes ne se donnent aucun autre objectif que celui d’ouvrir l’espace d’une discussion possible sur l’intérêt et la fécondité pouvant justifier le maintien d’un style ou d’une méthode phénoménologiques. Aussi, ces critiques sont-elles mises au service d’une évaluation, se voulant objective et impartiale, des espoirs qu’il reste légitime, selon l’A., de fonder sur la phénoménologie, à condition toutefois que celle-ci parvienne à trouver son point d’équilibre, entre le respect scrupuleux de ses propres règles et l’audace intellectuelle de ses percées. L’ouvrage de 1998 apportera, de ce point de vue, un complément et une réponse à l’entreprise critique amorcée sept ans plus tôt, en se ralliant à l’exigence d’un « minimalisme phénoménologique » que l’A. esquisse rapidement à la toute fin de l’ouvrage, et qu’il oppose à cette quête obsessionnelle de l’originaire qui s’est soldée par un brouillage problématique des limites entre phénoménologie et théologie.

119Pierre-Jean Renaudie

Gaëlle Fiasse (coord.), Paul Ricœur. De l’homme faillible à l’homme capable, Paris, puf, (coll. « Débats philosophiques »), 2008, 180 p.

120Ce recueil de dimensions modestes (au titre emprunté à un ouvrage de Jean Greisch) s’ouvre sur l’excellent article de Jeffrey A. Barash, qui avait déjà rédigé l’article « Ricœur » du Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale chez le même éditeur. Cet article pose avec Ricœur (Soi-même comme un autre ; La mémoire, l’histoire, l’oubli) le problème de l’identité collective pris entre deux extrêmes, la conception du libéralisme classique (Locke) et celle du Volksgeist inaugurée par Hegel. Il débouche sur la question de la mémoire collective : « mémoire réitérative » (Bergson), « rappel commémoratif » (Renan) ou, entre ces deux extrémités, l’« éthos du vivre ensemble » (Aristote) ?

121Jean Grondin pose avec finesse et clarté la question des conceptions analogues mais différentes de l’herméneutique chez Ricœur et chez Gadamer. Johann Michel, partant de la mise en évidence par Foucault du souci de soi (epimeleia heautou) comme « geste socratique fondateur », se demande « en quel sens on peut dire que l’anthropologie herméneutique de Paul Ricœur retisse des liens avec la spiritualité d’inspiration socratique ou chrétienne » (p. 66). Alain Thomasset replace Ricœur « au cœur de la tension éthique : narrativité, téléologie, théonomie », tandis que Gaëlle Fiasse, coordinatrice de ce recueil, trace des distinctions précieuses, à propos de la règle d’or et du pardon, entre « asymétrie, gratuité et réciprocité ». Le recueil s’achève par un très bon article de Richard Kearney, « Vers une herméneutique de la traduction », qui analyse « comment pour Ricœur la traduction sert de paradigme linguistique et ontologique de l’existence humaine » (p. 157) et expose « comment Ricœur distingue cinq fonctions éthiques de la traduction » (d’après son article « Quel éthos nouveau pour l’Europe ? » paru dans Imaginer l’Europe, Paris, Le Cerf, 1992). Il faut féliciter Richard Kearney d’avoir écrit directement (sans traduire !) son article en (très bon) français, ce qui vaut au lecteur quelques innocents barbarismes-anglicismes (« émancipatoires », « obsessifs », « inexhaustibles ») – qui font partie du jeu de la traduction.

122Éric Blondel


Date de mise en ligne : 06/09/2010

https://doi.org/10.3917/rphi.103.0395

Notes

  • [1]
    Il convient de rappeler ici l’existence de l’admirable enquête de Martine Poulain : Livres pillés, lectures surveillées : les bibliothèques françaises sous l’Occupation, Gallimard, nrf?essais, 2008, 587 p.
  • [2]
    ndlr. Cf. compte rendu dans le n° 2 de 1999, p. 251.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.89

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions