Notes
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[1]
N.d.l.R. : cf. compte rendu dans le fascicule 2006-1, p. 112.
Karl Otto Apel, Transformation de la philosophie, I, trad. par Christian Bouchindhomme, Thierry Simonelli et Denis Trierweiler, Paris, Le Cerf, coll. « Passages », 2007, 434 p., 58 E.
1Voici enfin traduit le premier tome d’un des ouvrages majeurs de philosophie allemande du siècle dernier (1973). Cette « transformation de la philosophie » vise, on le sait, à transformer la philosophie transcendantale d’origine kantienne, en tant que philosophie de la réflexion du sujet à l’intérieur de lui-même, « intrasubjective » en quelque sorte, en philosophie transcendantale de l’intersubjectivité, philosophie transcendantale se constituant par la réflexion sur les conditions de possibilité a priori de toute discussion rationnellement argumentée, et portant désormais le nom de « pragmatique transcendantale ». Après la restitution de la substantielle Introduction (88 pages rédigées en 1972) représentant comme une magistrale synthèse des résultats des longues analyses qui vont suivre, la traduction française ne reprend pas l’ordre de présentation des textes allemands mais la première partie du premier tome, « Le langage et l’ouverture au monde », ainsi que la première partie du second tome, « Scientisme, herméneutique et dialectique », suivie du dernier texte de cette deuxième partie, « De Kant à Peirce ».
2Telle quelle, cette première livraison française veut manifestement éclairer la genèse de la pragmatique transcendantale, ce qui explique sans doute la sélection délibérée de ces textes. Est longuement soulignée d’abord, sur la base du « tournant linguistique », l’importance de la « révolution langagière » ou du « tournant langagier » pris par toutes les philosophies contemporaines du langage : épistémologies de la linguistique, herméneutiques (Heidegger, Gadamer) et surtout la prise en compte décisive de la pragmatique de Charles Morris (1936) par Apel. Vient ensuite la nécessaire confrontation avec le traitement de la révolution langagière par la philosophie analytique (notamment par L. Wittgenstein). A été nécessaire enfin la réévaluation de la Théorie critique (Francfort) dans son rapport aux sciences du langage et à l’herméneutique (il s’agit là surtout de la position de J. Habermas). Le volume se termine par le retour sur la transformation sémiotique de la philosophie transcendantale ( « de Kant à Peirce » ) et, si l’on ose dire, sur la transformation critique de cette transformation elle-même dans le sens d’une pragmatique transcendantale (K. O. Apel) dépassant la sémiotique empirique au sein d’une sémantique transcendantale renvoyée aux fonctions pragmatiques communicationnelles et argumentatives. Dans l’attente du second tome, et tout en se montrant satisfait du travail des traducteurs, on peut évidemment regretter l’altération de l’ordre des textes qui avait été établi et décidé par Apel lui-même dans la version allemande, et surtout que les traducteurs n’aient pas jugé bon, en fin de volume, de fournir un index nominum qui eût été particulièrement utile s’agissant d’une philosophie se pensant tout entière comme une « interphilosophie ».
3André STANGUENNEC.
4Apel, Ricœur, Sartre
Gaëlle Fiasse, L’autre et l’amitié chez Aristote et Paul Ricœur. Analyses éthiques et ontologiques, Louvain-la-Neuve, Éd. de l’Institut supérieur de philosophie - Louvain-Paris-Dudley (Mass.), Éd. Peeters, 2006, coll. « Bibliothèque philosophique de Louvain », 69, 322 p., 50 E.
5Paul Ricœur, dans Soi-même comme un autre, porte une attention particulière à l’éthique de l’amitié chez Aristote. L’A. interroge les enjeux éthiques et métaphysiques d’une telle lecture. Comment Paul Ricœur conçoit-il les différents sens de l’être, puisqu’il rejette la substance au bénéfice de l’être selon la puissance et l’acte ? Voilà la question de départ qui amène ensuite Gaëlle Fiasse à revenir aux textes d’Aristote pour répondre aux objections de Paul Ricœur tout en dialoguant avec lui. Alors que, pour Aristote, l’amitié est vue comme une culmination de la vie éthique, certains moments de la philosophie (Machiavel, Hobbes, Kant) ont amené à rendre l’amitié hautement suspecte. Si l’amitié est encore possible, ne souffre-t-elle pas, sur le plan moral, de son exclusivité ? Ricœur a l’audace de montrer chez Aristote l’importance éthique de l’autre grâce à l’amitié et à l’insertion de l’homme dans une communauté sociale et politique, et il se pose la question : « Quelle place Aristote accorde-t-il à l’amitié en éthique et comment la philia est-elle compatible avec la philosophie de l’être ? [...] que peuvent dire effectivement l’amitié sur l’accès au bonheur (eudaimonia) et l’être en acte sur la place de l’autre ? » (p. 13).
6La première partie de l’ouvrage se focalise sur « Ricœur, lecteur d’Aristote dans Soi-même comme un autre », en s’appuyant notamment sur le thème ricœurien de l’ipséité et de l’altérité. L’interprétation d’Aristote par Ricœur ne se limite pas à des emprunts ponctuels, explique l’A. : « Il s’agit au contraire de choix précis, lourds de conséquences, d’enjeux décisifs non seulement à l’égard de la philosophie d’Aristote, mais plus encore par rapport à la question de l’altérité » (p. 14). Si le deuxième chapitre explore plutôt la lecture éthique que Ricœur livre d’Aristote, le troisième recueille la lecture métaphysique à partir de la plus grande plurivocité des sens de l’être. La mesure est alors prise de l’interférence d’une lecture sur l’autre dans ce premier moment qui se clôt sur la question suivante : « En quel sens l’autre est-il requis sur le passage de la puissance à l’acte ? Comment Aristote unifie-t-il la substance et l’être en acte ? » (p. 128).
7La seconde moitié du livre, plus strictement aristotélicienne, est une discussion de l’éthique et de la métaphysique d’Aristote, mise en œuvre à l’aide de nombreux commentaires contemporains, principalement en langue française et anglaise, et se concentre sur le statut éthique et ontologique de l’autre sous le visage de l’ami. La différence entre Aristote et Ricœur, essentiellement métaphysique, vient de ce que Ricœur, influencé par Sartre, souhaite échapper à l’essentialisme et rejette ainsi la doctrine aristotélicienne de la substance. Il ne s’agit donc pas seulement de prendre au sérieux le questionnement de Ricœur par rapport à Aristote, mais de répondre à l’auteur contemporain, « non en vue de défendre Aristote, mais afin de proposer une autre voie pour considérer l’autre d’un point de vue éthique et d’un point de vue ontologique » (p. 14). L’amitié permet de donner son poids à l’autre en éthique dans la mesure où elle constitue un véritable telos, c’est-à-dire un achèvement. Le statut métaphysique de l’ami est mis en évidence par l’analyse du lien de la substance et de l’être en acte ainsi que par la possibilité de penser le bien comme modalité de l’être en acte, cause selon la fin.
8L’ouvrage, qui offre donc à la fois une nouvelle lecture d’Aristote et de Paul Ricœur et une analyse du statut éthique et ontologique de l’autre à la lumière de l’amitié, se clôt sur la souffrance, dont le seul aspect positif réside dans le fait qu’elle invite à un surcroît d’humanité, mais aussi sur la difficulté – tant d’Aristote que de Ricœur – à prendre en compte le chacun sous les traits les plus éloignés de l’humain.
9Patricia VERDEAU.
Renaud Barbaras (coord.), Sartre. Désir et liberté, Paris, PUF, 2005, coll. « Débats philosophiques », 192 p., 12 E.
10Ce très intéressant recueil de textes tente d’aborder la philosophie phénoménologique de Sartre, à la lumière d’une articulation entre la liberté et le désir, comme une tentative de fonder radicalement l’intuition husserlienne de l’intentionnalité. La conscience, entendue comme conscience de quelque chose, naît portée sur un être qui n’est pas elle ; elle n’est pas constituante mais révélante, et c’est en tant que Néant qu’elle peut s’ouvrir à l’être sans cesser de s’en distinguer. La définition de la conscience comme néantisation revient à mettre au cœur de l’existence humaine une liberté absolue et inconditionnée, qui s’appuie sur la facticité du pour-soi. Or cette liberté est à articuler, dans L’être et le Néant, avec un mouvement de néantisation fondé sur une théorie du désir et rendant compte des différentes modalités d’existence du pour-soi. Le pour-soi ne peut en effet sortir de lui-même vers le monde que parce qu’il est traversé par un désir insatiable, un manque qui ne peut être comblé : celui de réaliser l’impossible synthèse de l’en-soi et du pour-soi – bref, le désir d’être Dieu.
11Lecteur de Husserl en philosophe, Sartre est présenté ici comme celui qui contribue en France à la diffusion des thèmes majeurs de la phénoménologie. Cet ouvrage, qui constitue l’un des « foyers de la recherche actuelle sur Sartre » (R. Barbaras), témoigne de l’intuition fondamentale d’une philosophie, en montrant que la conscience peut se passer de la présence du je qui, loin d’en être constitutif, est déjà une réalité transcendante apparaissant à la faveur d’un acte de réflexion. Les contributions réunies interrogent cette philosophie de la conscience originale, « adossée à une ontologie du manque » (p. 17) et ressaisie, interrogée dans ses prolongements à travers une théorie de l’action et sa signification éthique.
12Philippe Cabestan, dans « Une liberté infinie ? », interroge l’intuition du recul néantisant qui constitue l’étoffe de notre être. La liberté est examinée dans son rapport avec le choix, avec la facticité et finalement avec la finitude. Dans « Imaginaire, monde, liberté », Daniel Giovannangeli montre les enjeux d’une confrontation entre l’art et le monde, l’imaginaire et le monde. Alain Flajoliet, dans un troisième chapitre, montre combien l’ontologie phénoménologique de L’être et le Néant « se déploie en plusieurs niveaux existentiaux successifs, dont le premier, qui occupe les chapitres un et deux de la seconde partie, pourrait s’intituler : l’ipséité comme temporalisation ek-statique » (p. 59).
13La théorie paradoxale du désir est ensuite examinée par Vincent de Courebyter, en lien avec la marque la plus décisive du pour-soi, la négativité, synonyme de manque et de liberté : « Toute relation du pour-soi à l’en-soi se joue ainsi sur fond d’en-soi pour-soi, c’est-à-dire d’une quête incessamment relancée » (p. 108). Pour Renaud Barbaras, la théorie du manque est à examiner dans ses fondations. La position sartrienne, mise en lien avec une lecture de Husserl dans laquelle s’enracine la mise en évidence de l’être transphénoménal des phénomènes, est alors analysée dans sa particularité à l’égard de la tâche phénoménologique.
14Selon Hadi Rizk, Sartre invente une philosophie originale de l’immanence, qui s’accompagne d’un double refus, celui du sujet, mais aussi de la question de l’être, au sens heideggérien. Le recueil se clôt sur une réflexion de Jean-Marc Mouillie, qui analyse dans l’intuition sartrienne de notre contingence et de notre liberté en sa facticité une source pour l’autodévoilement de la liberté en sa responsabilité.
15Patricia VERDEAU.
Adrian Van den Hoven, Andrew Leak (eds), Sartre today : A Centenary Celebration, New York - Oxford, Berghahn Books, 2005, VII-344 p., $ 27,95, £ 16,95.
16Sartre, Schmitt
17Sartre l’avait bien dit dans L’être et le Néant : « être mort, c’est être en proie aux vivants. » Trente et une contributions le déclinent ainsi en quatre sections : « Sartre et la philosophie » ; « Sartre et la psychologie » ; « Sartre, (auto)biographie, théâtre, et cinéma » ; « Sartre et la politique ». La préface d’A. Van den Hoven brasse les multiples facettes de la vie et de l’œuvre. L’introduction de T. R. Flynn tente de comprendre Sartre dans son siècle comme un penseur du XIXe siècle qui s’adresse au XXIe siècle. Le contraste entre Sartre, l’ « intellectuel universel », et Foucault, l’ « intellectuel spécifique », conduit au portrait d’un Sartre « universel singulier » (singular universal) : l’existentialisme est alors perçu comme un retour au « vécu » (lived experience), une manière d’être comme « prendre soin de soi », et non comme une simple curiosité de mode ou une version bourgeoise du romantisme.
18Dans la première partie, J. S. Catalano aborde l’ontologie sartrienne de L’être et le Néant à L’Idiot de la famille. L’intervention de R. Due sur la liberté, le néant et la conscience fait offre de quelques remarques judicieuses sur la structure de l’opus magnum de Sartre. S. Martinot travaille sur l’apport sartrien du regard en tant que « théorie du dialogue », rompant avec toute une tradition sur le regard conflictuel, aliénant, néantisant. R. E. Santoni aborde la question de la mauvaise foi de la violence et demande si Sartre n’a pas une mauvaise conscience sur son propre regard. Suit une étude bien peu travaillée de D. Detmer sur Sartre et la liberté dans sa relation à l’éducation. Ce premier volet s’achève par l’article de J. Duncan sur le réalisme sartrien.
19Le volet sur la psychologie s’ouvre par l’examen de la conscience et de la digestion. H. E. Barres aborde l’apport de Sartre aux neurosciences. B. Cannon, bien connue pour ses travaux sur Sartre et la psychologie, se prononce sur la vue sartrienne de la thérapie de groupe comme praxis révolutionnaire. Non moins originale est l’analyse de C. L. Mui sur l’interrogation du féminisme sartrien en tant qu’approche du trauma. P. Caws clôt ce deuxième temps par une lecture de Sartre sur (dans) l’analyse freudienne.
20Sur l’aspect littéraire : A. Jefferson aborde la biographie et la question de la littérature chez Sartre, tandis que D. A. Gilbert pense le premier théâtre esthétique de Sartre. Le préfacier met en rapport les conceptions de l’historialité et de la temporalité sur la base du conflit entre L’Étranger de Camus et Les Mains sales de Sartre. Dans « Sartre et le retour à la morte vivante », C. Davis s’interroge sur l’idée de la « vie morte ». Et J. Gillespie de relier Les Mots avec le langage de la foi.
21Sartre est incontournable pour les questions politiques de notre temps, avec les thèmes de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, et de l’engagement. D’où les travaux de I. Birchall sur Sartre et la terreur ; de B. Bowman et B. Stone sur l’alternative à la globalisation à partir de la relation entre moralité et histoire ; d’A. Haddour sur le lien entre Sartre et Fanon relatif à la négritude et à la participation politique ; de R. Aronson sur Camus versus Sartre ; et, enfin, de W. L. McBride quant à la question de la démocratie libérale.
22La diversité de ces approches témoigne de la profondeur et de l’ampleur du « sartrisme », notamment pour une analyse du politique et de la culture pour une société qui se pense plus globale, une économie plus transnationale, un cosmopolitisme pour lequel l’éthique et la responsabilité sont fortement remis en cause. Incontestablement ce volume est une contribution précieuse tant pour cerner la pensée de Sartre que pour ses implications dans des domaines aussi divers que la littérature, la biographie, le théâtre, le cinéma, la philosophie et la psychologie.
23Robert TIRVAUDEY.
Raphael Gross, Carl Schmitt et les Juifs, avant-propos et traduction de Denis Trierweiler, préface d’Yves Charles Zarka, Paris, PUF, 2005, coll. « Fondements de la politique », XX-403 p., 39 E.
24Il s’agit d’une vue d’ensemble du parcours intellectuel de Carl Schmitt (compris à partir des influences qui l’ont marqué, dont celles de Bonald, Joseph de Maistre, Bruno Bauer, Donoso Cortés, Maurras) et d’une analyse de sa relation au « Juif » et au judaïsme, en corrélation avec les changements politiques en Allemagne. La prise de position antisémite de Schmitt sous le IIIe Reich ne serait pas opportuniste. C’est plutôt sous la République de Weimar que Schmitt se montra opportuniste en ne rendant pas public son antisémitisme, qui, du reste, était alors proche de l’antisémitisme « ordinaire » et n’avait pas la radicalité qu’il eut plus tard.
25Toutefois, l’antisémitisme est bien en accord profond avec la pensée de Schmitt, s’il est vrai que les Juifs sont devenus, au cours du XIXe siècle, pour une tradition contre-révolutionnaire qui inspire Schmitt, le symbole de la révolution, de l’émancipation et de l’universalisme, c’est-à-dire de tout ce qui est honni par les adversaires des idées de 1789. En 1933 vient l’adhésion à la « révolution nationale », qui absolutise la particularité allemande, en opposition aux principes universalistes issus des Lumières. Cela entraîne la lutte contre le judaïsme. À la « légalité » de Weimar, qui tient tous les hommes pour égaux en droit, s’oppose l’ « égalité de race » (Artgleichheit). La quintessence de la pensée politique devient la distinction entre « ceux de même race (gleichartig) et ceux de race étrangère (fremdartig) », et donc entre l’ « ami » et l’ « ennemi ». Compte tenu de l’ « identité raciale du peuple allemand », les Juifs sont l’ennemi. Chaque peuple a son Nomos, qui n’est pas la « loi » (lex), souveraine et universelle. Quel est le Nomos du peuple allemand ? Schmitt cite Héraclite : νπμος καα βουλ πεBqεσqαι Δνπς, « Le Nomos, c’est d’obéir à la volonté d’un seul », texte qu’il germanise ainsi : « La volonté du Führer est aujourd’hui le Nomos du peuple allemand. » Le Nomos des Allemands ne peut être celui des Juifs. De là l’idée d’expulser les Juifs de la sphère allemande. La pensée de Schmitt est une pensée dichotomique ou de la « discrimination » (Unterscheidung) : vous, d’un côté ; moi, de l’autre. Schmitt est-il raciste ? Ce que j’appellerai le « racialisme », qui admet l’idée de « race » et la différence des races (et, dirait Schmitt, des Nomoi) mais non leur inégalité, n’est pas le « racisme », qui admet l’idée de « race », la différence des races, mais aussi leur inégalité.
26L’antisémitisme de Schmitt est un antisémitisme racial. Je n’ai pas la preuve (on me l’apportera peut-être) que ce soit un antisémitisme raciste : le Juif n’est pas « inférieur », il est autre. Schmitt n’est pas Hitler.
27Marcel CONCHE.
Didier Debaise, Un empirisme spéculatif. Lecture de Procès et réalité de Whitehead, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2006, coll. « Analyse et philosophie », 192 p., 23 E.
28Whitehead
29Didier Debaise ouvre une perspective de lecture de Procès et réalité (PR) qui montre comment cette pensée se nourrit d’un empirisme renouvelé par l’idée de spéculation, contrairement à l’empirisme traditionnel qui s’en tenait aux données subjectives et psychologiques : « C’est un empirisme radical car il a pour ambition d’élucider l’expérience immédiate dans la pluralité de ses aspects » (p. 21).
30Les trois chapitres éclairent progressivement les idées de spéculation, d’existence et d’expérience. Le premier, « La philosophie spéculative », souligne l’importance de la méthode. Mais il ne faut pas prendre ce terme dans son sens usuel, comme ensemble de règles à appliquer pour parvenir à un but. Pour Whitehead, intimement lié au pragmatisme, il s’agit avant tout d’évaluer la vérité et l’adéquation des idées : « Celle-ci devient un événement qui “arrive” aux idées, leur est prédiqué. On ne dira donc pas qu’une idée est vraie ou fausse mais qu’elle acquiert une vérité, qu’elle devient vraie. » Il s’agit d’évaluer des idées en suivant leur mouvement dans le flux de l’expérience, qui révèle l’identité entre les idées en train de se faire (in the making) et leur construction dans la pensée. C’est cette méthode pragmatique qui permet la construction cohérente de l’expérience et la découverte d’un système d’idées qui s’y applique. Ainsi, on retrouve l’évidence, la cohérence et l’adéquation qui justifient le terme de « spéculation » dans la mesure où l’expérience peut être pensée conceptuellement. Les idées se présentent sous forme de schèmes liés au langage. Mais la méthode spéculative n’a pas pour but la classification des schèmes, qui n’ont d’importance que dans la mesure où ils permettent d’interpréter l’expérience en suivant le mouvement des idées. Ainsi, la méthode de la pensée spéculative consiste à interpréter l’expérience.
31L’idée de méthode n’épuise pas la fonction de la philosophie dont le but est d’atteindre l’ultime, que Whitehead ne confond pas avec l’idée de transcendance. L’ultime, c’est la créativité : la philosophie a donc pour but de comprendre la construction comme production de nouveauté. Se pose alors la question du rapport de la créativité à l’existence. Bien que l’existence soit dérivée, elle n’est pas un attribut de l’ultime mais seulement son actualisation. PR accorde une attention particulière à ce qui advient pour les entités actuelles, et la question de savoir ce qu’est une entité actuelle se pose à tout lecteur attentif : « Dire qu’une chose est “actuelle” signifie [...] qu’elle est “agissante”, qu’elle “exerce” une activité, quelles que soient les modalités de celle-ci » (p. 51). Cette conception se distingue de la conception aristotélicienne par le fait que l’acte est simple comme l’est l’individualité. On peut donc dire que les entités actuelles sont à la fois des actualisations de la créativité (devenir acte) et des unifications qui se manifestent au moment où les individus agissent. Ainsi, les entités actuelles peuvent exister comme « ingrédients » d’autres entités ou en dériver.
32Le second chapitre, « L’approche spéculative de l’existence », reprend le problème de l’individuation pour le comprendre comme effet du procès. La question de l’actualité d’une entité renvoie à celles de la concrescence et de la préhension. La pensée de Simondon, tournée vers le problème de l’individuation, inspire l’interprétation du rapport de l’actualisation à l’individuation : « Ce n’est plus l’individu qui doit être la réalité intéressante [...] mais bien les processus d’individuation, c’est-à-dire l’ensemble des régimes, des opérations par lesquels les choses viennent à l’existence » (p. 63). Whitehead s’attache à comprendre l’individuation comme concrescence ou croissance simultanée (togetherness) d’une pluralité de rapports entre entités actuelles. Le processus qui donne naissance à l’entité actuelle consiste en une appropriation ou capture qui transforme les relations entre les entités qui interagissent. D’où l’idée de préhension si importante dans PR. La fin du second chapitre aborde la question de l’objectivation (distincte de l’individuation) et celle du sujet.
33Le problème des entités actuelles est au cœur de PR : il faut comprendre comment elles émergent de l’expérience et comment elles s’organisent en sociétés : « Tout ce qui fait expérience et tout ce dont il y a expérience peut être appelé une société, les deux n’étant d’ailleurs jamais clairement distingués » (p. 135). L’émergence des sociétés pose la question de comprendre comment les entités actuelles données dans l’expérience se regroupent d’abord en « nexus » à partir de flux en devenir, existent et agissent ensemble, et non pas de reproduire une pensée du multiple à partir de l’unité. Les idées de société et d’organisme supposent une forme d’identité que Whitehead traduit par le terme « consistance ». Les sociétés se manifestent aussi bien dans le soi – à savoir, la personne – que dans l’univers physique et vital. Elles sont constituées d’entités qui durent et leur consistance vient de leur durée. L’auteur renvoie au livre de Samuel Butler, Vie et habitude, pour comprendre la conception whiteheadienne de la personne. L’émergence des sociétés suppose une pluralité d’ordres et une pluralité de durées : « Toute chose qui dure est un ordre, tout ordre est une durée » (p. 163). Du lien de l’ordre à la durée dans l’expérience qui nous lie à l’univers, on peut conclure qu’il n’y a plus de raison de chercher la frontière séparant le physique du vivant. La vie implique à la fois la répétition et la nouveauté : « Or, il n’y a qu’une seule manière de rendre compte de la vie, c’est de s’introduire à l’intérieur d’une répétition, d’une habitude, d’un ordre, et d’éprouver les zones par lesquelles la nouveauté s’est produite » (p. 172).
34Le style de ce premier ouvrage français à proposer une grille de lecture de PR est clair et va droit aux questions essentielles. Plusieurs chapitres s’attachent à définir des notions et expressions : Qu’est-ce qu’un principe ultime ? Que signifie « entité actuelle » ? Qu’est-ce qu’un principe d’individuation ? Qu’est-ce qu’un objet éternel ? Qu’est-ce qu’un être multiple ? Ces définitions partent de l’histoire des notions et montrent comment la pensée whiteheadienne se les approprie. Les analyses se fondent sur une connaissance maîtrisée de la philosophie traditionnelle et contemporaine (Aristote, Leibniz, Peirce, W. James, Simondon, Deleuze, etc.). Ce livre donne envie de relire PR et de prolonger le travail d’interprétation de cet ouvrage complexe.
35Xavier VERLEY.
Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, traduction nouvelle de Françoise Dastur, Maurice Élie, Jean-Luc Gautero, Dominique Janicaud, Élisabeth Rigal, avant-propos et apparat critique d’Élisabeth Rigal, Paris, Gallimard, 2004, 369 p.
36Depuis les recherches pionnières de Jacques Bouveresse sur Wittgenstein (Le mythe de l’intériorité, 1967), travaux et traductions se sont multipliés. Des traductions généralement excellentes sont disponibles, comme celle de Gilles-Gaston Granger pour le Tractatus (Paris, Gallimard, 1993), de Marc Goldberg et Jérôme Sackur pour Le cahier bleu et le cahier brun (Paris, Gallimard, 1996) et de Gérard Granel pour les écrits de philosophie de la psychologie du « dernier » Wittgenstein (1945-1951, 4 volumes aux Éditions TER, 1985-2000). Mais, outre quelques textes importants qui pâtissent d’une traduction fautive, comme les Remarques sur les fondements des mathématiques, il restait une lacune immense : les Recherches philosophiques (1953), indisponibles à double titre, puisque la traduction de Pierre Klossowski publiée en 1961, épuisée depuis longtemps, n’était guère utilisable.
37Wittgenstein
38D’une belle aisance linguistique, elle s’égarait souvent par manque de familiarité avec la pensée de Wittgenstein. D’où des incongruités, comme l’obscur « entraînement » pour Abrichtung, là où « dressage » s’impose (passim). De même, « ostensif » est préférable à « démonstratif » pour hinweisend, et zeigend doit être traduit par « indicatif », au lieu de l’étrange « ostentatif » (§ 8). Les « termes numéraux » servant à « désigner du regard des groupes tangibles d’objets » (§ 9) étaient incompréhensibles, quand Wittgenstein veut dire simplement que, dans le jeu de langage primitif du § 2, les « noms de nombres » ne servent pas à dénombrer (ce qui supposerait la maîtrise de l’arithmétique) mais à « désigner des groupes de choses que l’on peut saisir en un coup d’œil ». L’ancienne traduction allait parfois jusqu’au contresens purement syntaxique, ainsi à propos de ce fameux jeu de langage primitif des bâtisseurs (§ 2), formé uniquement de noms de matériaux et utilisé uniquement pour donner des ordres ( « A crie leur nom. – B apporte la pierre qu’il a appris à apporter en réponse à ce cri » ). « Conçois cela comme un langage primitif complet », écrit Wittgenstein (Fasse dies als vollständige primitive Sprache auf), traduit par Klossowski : « Concevez ceci en tant qu’un langage absolument primitif », faisant porter vollständig sur primitiv et non sur Sprache, peut-être parce qu’il n’arrivait pas à admettre un « langage primitif complet » (partie intégrante d’une « forme de vie »), qui est justement ce que Wittgenstein veut nous faire envisager, imaginer, évaluer. C’est la première d’innombrables expériences de pensée, ou exercices spirituels, que les Recherches proposent au lecteur. Dans le chapitre crucial sur le suivi de la règle comme « pratique », il était difficile de saisir qu’ « [il] n’est pas possible qu’une règle ait été suivie par un seul homme, une fois seulement » (car « suivre une règle, transmettre une information, donner un ordre, faire une partie d’échecs sont des coutumes (des usages, des institutions) », § 199), en lisant : « Il n’est pas possible que ce ne soit qu’une fois pour toutes qu’un homme ait obéi à une règle. » Erreur analogue au § 202 quand l’impossibilité de suivre une règle en privé (privatim) devenait suivre une règle « en particulier ».
39Or, d’une œuvre constitutivement inachevée et posthume à l’exception du seul Tractatus, les Recherches présentent l’état le plus proche de l’achèvement. L’A. ne fut d’ailleurs pas loin de les publier, rédigeant une préface en 1945, avant de reprendre le labeur de son work in progress. En dépit de la tendance des exégètes à traiter parfois « horizontalement » tous les écrits de Wittgenstein, surtout depuis que l’on dispose d’une édition électronique intégrale du Nachlass, il y a bien dans ce corpus une hiérarchie de type version préparatoire / version finale, dont les Recherches forment un sommet. Wittgenstein avertit dans la préface que « la nature de la recherche [...] contraint à parcourir en tous sens un vaste domaine de pensées », et que, « après de nombreuses tentatives infructueuses », son livre ne fait que présenter « des esquisses de paysages nées de ces longs parcours compliqués ». Stanley Cavell prétend qu’il est impossible de lire les Recherches en continuité, mais il n’est pas vain d’essayer : lire les Recherches comme un livre, chercher l’articulation des thèmes, l’architecture de leur apparent désordre, est une expérience nécessaire à l’intelligence de la pensée de Wittgenstein. C’est cette expérience que permet enfin la présente traduction et à quoi elle invite.
40Bénéficiant de l’apport de l’édition « génétique et critique » procurée en 2001 par Joachim Schulte, qui améliore sur bien des détails l’édition classique d’Elizabeth Anscombe (texte allemand et traduction anglaise), notamment pour la ponctuation, elle se recommande aussi bien par ses qualités littéraires que par sa précision philosophique. Elle fait entendre la continuité d’une voix et le style de Wittgenstein est bien restitué, même si, parfois, une certaine préciosité me semble s’écarter du registre familier dans lequel Wittgenstein se tient. On ne peut toutefois avancer ce genre de critiques que prudemment, parce qu’elles touchent à de l’impondérable, et que la langue de Wittgenstein est à multiples facettes : 1 / rien moins que spontanée, sa familiarité est le fruit d’un minutieux polissage et sa sobriété est celle d’un grand styliste. 2 / Wittgenstein n’est pas un philosophe allemand, mais autrichien. Un des ponts aux ânes de la traduction de Wittgenstein est l’appréciation d’éventuels austriacismes, qui peuvent affecter sinon le sens, du moins le parfum d’une remarque, et en particulier le niveau de langue. Certaines bizarreries d’expression ou de ponctuation sont peut-être plus autrichiennes que personnelles. 3 / Si la langue de Wittgenstein se veut non philosophique et met sans cesse en scène le contraste de la langue ordinaire et de la langue « en vacances » de la métaphysique, elle n’est pas exempte de quelques termes techniques ou qui le sont devenus, malgré lui si l’on peut dire, quand le commentaire de Wittgenstein est devenu une activité industrielle.
41L’avant-propos indique les principes de traduction, qui ne cèdent pas au fétichisme de la traduction identique d’un même mot, une philosophie de la traduction très contestable. Ce serait, dans le cas de Wittgenstein, un véritable contresens, contraire à sa conception du langage comme pratique en contexte. C’est le cas avec le fameux Meinen, intraduisible proverbial, que « vouloir dire » ne recouvre que partiellement : les traducteurs ont choisi de rendre l’expression de façon variable (vouloir dire, entendre, etc.) selon le contexte de sens et l’élégance du français, mais signalent par un astérisque chaque occurrence du terme allemand. Voir dans les Recherches le formalisme d’un traité, notamment dans le vocabulaire de la représentation (Vorstellung, Darstellung, Bild, Abbildung), c’est engendrer de faux problèmes, voire des illusions de solution : aucun vocabulaire technique ne nous exonèrera de la complication de l’être dans le langage. Ma seule réserve véritable concerne l’indexation. Outre un apparat critique bref (p. 327-353) mais précieux, riche notamment d’indications sur les sources et de suggestions de comparaison avec d’autres textes, Élisabeth Rigal a établi un index rerum raisonné et sélectif, par ordre alphabétique des concepts allemands, mais l’index bilingue plus détaillé de l’édition Anscombe rend d’autres services et aurait pu figurer également dans cette édition, par exemple pour retrouver sans peine le lion qui parle ou la longueur du mètre.
42Ce n’est pas seulement parce qu’elle corrige les erreurs et obscurités de l’ancienne que la nouvelle traduction est un événement philosophique. Nombre de passages importants avaient souvent été retraduits dans des ouvrages sur Wittgenstein, notamment ceux de Jacques Bouveresse, et les lecteurs de Wittgenstein étaient avertis des défauts de la traduction de Klossowski. Mais on ne traduit pas des fragments comme on traduit un ensemble. Le commentateur s’attache à rendre tout le sel d’un argument, il surtraduit parfois à dessein, quand le traducteur doit restituer une voix, le fil d’un discours. Faire entendre cette voix, c’est rendre possible une vue d’ensemble de l’objet des Recherches. Nous pouvons désormais nous demander de quoi parle ce livre, en saisir l’unité de façon synoptique (übersichtlich) comme aimait à dire Wittgenstein. Or, que cette unité s’échappe dans l’inachèvement et l’apparence rhapsodique ne rend pas la question moins cruciale ni moins pertinente que chez Nietzsche ou Pascal. Alors que la soigneuse numérotation décimale du Tractatus est ironique et parfois incohérente (Wittgenstein y pastiche les Principia de Russell et Whitehead), rien n’est plus construit que l’écriture aphoristique des Recherches. Ce n’est pas un système philosophique, ni un essai sur le langage, ou sur l’esprit ou sur la psychologie, ni la juxtaposition des trois. Baker et Hacker ont dégagé une architecture de la première partie des Recherches ; Bouveresse, Cavell, chacun à leur manière, y ont ressaisi le fil d’une pensée de la subjectivité ; d’autres ont cherché la signification anthropologique de l’œuvre. Le lecteur francophone peut désormais affronter pour son compte cette énigme qui enveloppe tous les problèmes que les Recherches parcourent en tous sens.
43Philippe DE LARA.
Sandra Laugier, Christiane Chauviré (éd.), Lire les Recherches philosophiques de Wittgenstein, Paris, Vrin, 2006, 256 p.
44Voici un heureux compromis entre un recueil d’articles de recherche, censés présenter des vues nouvelles sur tel ou tel point d’un texte classique, et une introduction offrant à l’étudiant une vue synoptique du texte et quelques clés d’entrée dans les problèmes qu’il soulève. Le chef-d’œuvre de Wittgenstein n’est pas exhaustivement commenté, mais le découpage ingénieux des chapitres, couvrant à la fois un thème et un certain nombre de paragraphes, parfois un seul, parfois un long passage, donne à l’ouvrage la teneur d’une lecture d’ensemble. Si, en 256 pages au format de poche, le livre ne prétend certes pas rivaliser avec le commentaire analytique de la première partie des Recherches en quatre volumes de Gordon Baker et Peter Hacker (Oxford, 1980-1996), il est plus complet sous un autre aspect, puisqu’il comprend deux chapitres, et non des moindres, sur la seconde partie des Recherches, ces pages étranges, qui sont plus le point de départ d’une nouvelle manière de Wittgenstein, la philosophie de la psychologie, que la suite des 693 paragraphes de la première partie. S’il s’agissait d’un traité aux thèmes bien distincts, on noterait des lacunes comme le premier traitement de la compréhension linguistique, avec le début du chapitre sur les règles (§ 143-184) et les § 466-611, autour de la justification des croyances, des limites du sens, de l’identité de signification, etc. Au-delà de contraintes éditoriales liées au format, il s’agit sans doute d’un parti délibéré, cohérent avec le souci de mettre au premier plan le statut de la philosophie chez Wittgenstein et sa conception originale de la subjectivité, et donc de creuser l’écart avec la « philosophie du langage », à quoi on réduit parfois, à tort, la grammaire philosophique selon Wittgenstein.
45Sont successivement abordés : les notions connexes de jeu de langage et d’usage (B. Ambroise et V. Aucouturier), la question du rapport entre le langage et la réalité, ou plutôt la critique de cette question (J. Bouveresse), le statut des questions philosophiques chez Wittgenstein (A. Zielinska et D. Perrin), la dissolution de la conception logique de la proposition (C. Vautrin), les règles comme « règles de notre vie dans le langage » (S. Laugier), le thème de la douleur, la première personne, l’intentionnalité, la volonté, et enfin la déconstruction des concepts de description (J.-J. Rosat) et de perception (J. Benoist).
46Le langage est une pratique en contexte, c’est pourquoi il n’y a pas pour Wittgenstein de « philosophie du langage » (il parle de l’usage du langage et non du langage tout court, une abstraction vide de sens). L’article magistral de J. Bouveresse revient sur le fameux problème de la longueur du mètre (le fait que le mètre-étalon, en tant que norme, ne mesure pas 1 m, au sens où un objet a telle longueur) et montre à partir de là « l’impossibilité de remonter en deçà du jeu de langage » (p. 84). La critique de l’essentialisme (« la distinction entre les particuliers et les universaux est vide de sens », A. Zielinska, p. 96), la déconstruction de la forme générale de la proposition et le contraste entre l’usage familier du langage et le langage « vacant » de la métaphysique, tous ces thèmes forment le programme d’un retour à l’ordinaire de la « vie dans le langage », dans lequel S. Laugier voit le sens profond de l’analyse des règles. Le thème de la douleur, dont C. Chauviré donne une remarquable übersichtliche Darstellung, de même que celui du je, de l’intentionnalité ou de la volonté ne figurent pas au titre d’échantillons de concepts psychologiques, mais comme aspects d’une conception originale de la subjectivité. Loin d’imprimer un profil thématique, une thèse ou une fonction à l’entreprise philosophique de Wittgenstein, ces trois études, comme l’ensemble du volume, mettent sur la voie de l’insaisissable originalité des Recherches, à la fois analyse conceptuelle et travail sur soi, philosophie de l’expérience (Erlebnis) qui déconstruit le concept d’expérience. L’étude de J. Benoist sur la vision de l’aspect ( « Voir comme quoi ? » ) est en ce sens à sa place en conclusion du volume. Exempte des querelles d’interprétations entre vétéro- et néo-wittgensteiniens, qui épicent (et compliquent) d’autres chapitres, elle va à la chose même, et éclaire un chapitre notoirement difficile (II, XI), en montrant que Wittgenstein y dégage la « dimension factive » de la perception, à rebours de toute donation de l’expérience.
47Philippe DE LARA.
Philippe de Lara, Le rite et la raison. Wittgenstein anthropologue, préface de Vincent Descombes, Paris, Ellipses, 2005, coll. « Philo », 166 p., 13 E.
48Philippe de Lara propose de redonner vigueur à l’ « anthropologie a priori », au sens d’une enquête philosophique sur les conditions auxquelles des formes de vie et des règles de langage différentes peuvent être décrites. Les réflexions de Wittgenstein sur le langage (auxquelles il consacre un ouvrage complémentaire : L’expérience du langage. Wittgenstein philosophe de la subjectivité, Paris, Ellipses, 2005) peuvent être mises à contribution dans les débats anthropologiques, parce que sa philosophie se présente comme une variation sur les usages du langage, recourant à des expériences de pensée sur d’autres formes de vie, qui intéressent directement l’anthropologie. Non que le défi représenté par l’anthropologie pour la rationalité philosophique se résolve dans une simple clarification des règles du langage : la philosophie de Wittgenstein apparaît ici comme une réponse au problème le plus difficile soulevé par l’anthropologie, celui de la rationalité de la magie, c’est-à-dire de croyances qui échappent apparemment aux règles de la rationalité. Philippe de Lara revient à la position de ce problème chez Frazer, qui l’a, le premier – à la suite de Tylor –, posé dans sa dimension anthropologique : « Comment se fait-il que les sauvages ne s’aperçoivent pas de l’inefficacité de leur magie ? » (p. 30). Frazer a donné une réponse psychologique, en décrivant la genèse de l’erreur selon les lois d’association des idées (par contiguïté et ressemblance), mais l’anthropologie britannique, à la suite de Malinowski, en a donné une formulation plus sociologique à travers l’opposition entre le rituel (ou le symbolique) et le rationnel (ou l’efficace) : le raisonnement magique intervient dès que l’action entre dans un domaine qu’elle ne maîtrise pas, et pour lequel elle recourt à l’émotion par l’intermédiaire de symboles collectivement institués.
49Le caractère fragmentaire des Remarques sur le Rameau d’Or – leur « brièveté oraculaire » (p. 22) – interdit d’y trouver une véritable philosophie anthropologique alternative à celle de Frazer ; mais elles offrent un levier pour critiquer la dualité entre la raison et l’émotion, qui obligerait à recourir à la conception d’une émotion intérieure dont toute la philosophie de Wittgenstein est la mise en question. Ce qu’il faut plutôt comprendre, en suivant Wittgenstein, c’est comment le langage est porté à sa limite par les pratiques magiques ou rituelles, et comment il se plie selon des modalités diverses autour de cette limite.
50Dans cette perspective, la réponse donnée par Lévy-Bruhl au « problème de Frazer » est réhabilitée. Sans doute, l’opposition entre le « mystique » et l’ « empirique », ou entre le « prélogique » et le « logique », peut apparaître comme une reformulation du dualisme entre l’émotion et la raison. Mais l’intérêt de la démarche de Lévy-Bruhl est précisément d’avoir renoncé à chercher à expliquer les pratiques observées dans les sociétés « primitives » au moyen de tels dualismes pour tenter de comprendre le sens de ces pratiques dans des contextes donnés. À ce titre, l’ouvrage de Philippe de Lara participe d’une actualité de Lévy-Bruhl, après le numéro que lui a consacré la Revue philosophique en 1989 et la réédition des Carnets en 1998 présentés par Bruno Karsenti. Il consacre une lecture attentive à l’ensemble des ouvrages sur la « mentalité primitive », en soulignant la divergence avec Durkheim sur l’explication des représentations religieuses et en suivant la description fine de la perception mystique.
51Philippe de Lara trouve dans Sorcellerie, oracles et magie chez les Azandé d’Evans-Pritchard (1937) une véritable confrontation de la théorie de Lévy-Bruhl aux observations de terrain, effectuant par l’analyse ethnographique le travail de contextualisation que Lévy-Bruhl a mené de son côté dans les Carnets à travers un « exercice spirituel » : l’opposition entre le mystique et l’empirique n’est plus posée dans une théorie de la nature humaine, elle est rapportée à une pluralité de situations (maladies, oracles, accidents...) où elle constitue tout un gradient d’énoncés. On peut donc traduire les énoncés des Azandé sans leur prêter une rationalité radicalement autre, mais sans non plus expliquer tous leurs comportements par une causalité unique : le principe de la « double causation » (naturelle/surnaturelle) permet de décliner « 22 raisons de croire à la magie ». L’opposition entre causes et raisons est alors dépassée au profit d’une analyse des situations et des contextes.
52À partir de cette solution ethnographique au problème de Frazer, une relecture de « Wittgenstein anthropologue » devient possible. Ce que critique Wittgenstein chez Frazer, c’est précisément, comme Lévy-Bruhl et Evans-Pritchard, « le préjugé de la cause unique », c’est-à-dire la tentative de remplacer un phénomène par un autre phénomène (la magie par l’erreur, le rite par l’émotion) et de dire : « Voilà ce que cela signifie. » De ce point de vue, la lecture de Wittgenstein par Ogden et Richards apparaît comme erronée, puisqu’elle cherche dans la critique de Frazer l’affirmation d’une autre cause (l’expression d’une émotion), alors que c’est plutôt une pluralisation du régime de causalité que propose Wittgenstein. Celui-ci appelle « instinct » cette source plurielle de sens des pratiques sociales, mais il a aussi cherché à donner une représentation générale de l’ensemble des sens que peuvent prendre les pratiques sociales à travers une « présentation synoptique » (übersichtliche Darstellung). Or ce que Lévy-Bruhl appelait « participation » était à la fois un régime de causalité inscrit dans le rapport spontané au monde par la perception et un mode de visibilité des faits qui en montre la cohérence de l’intérieur sans les soumettre à un principe supérieur. Face aux pratiques magiques ou rituelles, la rationalité explicative est ainsi débordée de deux côtés : par en bas, grâce à la mise en œuvre d’une « piété naturelle » qui permet de comprendre les autres hommes sur le fond animal d’une commune humanité, et par en haut, du fait d’un effort pour traduire les idiomes dans la langue ordinaire de façon à en saisir l’étrangeté sans la fixer dans une explication définitive.
53Philippe de Lara ouvre ainsi de nouvelles pistes de recherche, qu’il esquisse en passant : ne faudrait-il pas reprendre les rapports entre phénoménologie et anthropologie à partir de cette question de la mise en visibilité des faits ? En quoi la mise en place d’un mode de description des phénomènes propre à la philosophie, sans se ramener à une psychologie intellectualiste, peut-il intéresser l’anthropologie ? Ici, c’est la rencontre entre Lévy-Bruhl et Husserl (davantage que M. Eliade, cité p. 61) que peut éclairer le détour par Wittgenstein : quel rapport entre la « présentation synoptique », la « participation » et la « vision des essences » par laquelle Husserl définissait sa méthode de réduction éidétique comme retour à l’attitude naturelle ? L’anthropologie deviendrait ainsi le lieu d’une confrontation entre la philosophie analytique et la phénoménologie, qui reste un des chantiers ouverts par le retour aux problèmes posés par Wittgenstein.
54Frédéric KECK.
Jacques Bouveresse, Delphine Chapuis-Schmitz, Jean-Jacques Rosat (dir.), L’empirisme logique à la limite. Schlick, le langage et l’expérience, Paris, CNRS Éd., 2006, 178 p., 25 E.
55Schlick, positivisme logique
56Comment articuler, dans la connaissance, concept et intuition, langage et expérience, forme et contenu ? Si l’empirisme logique dans son ensemble s’est trouvé confronté à la question, elle se trouve au centre de la pensée de Moritz Schlick (1882-1936), qui proposait d’y voir deux aspects à la fois inséparables et radicalement hétérogènes d’un même phénomène. Le but de l’ouvrage, qui est issu d’un colloque organisé au Collège de France en 2004, est de confronter cette solution avec celle élaborée d’une part par Kant et les néokantiens, dont on sait l’influence qu’ils exercèrent sur le Cercle de Vienne, et d’autre part par Wittgenstein.
57Le premier aspect fait l’objet de trois contributions. Christian Bonnet confronte la position de Schlick à celle de Kant ; Roland de Calan, à celle des néokantiens, qui durent repenser une esthétique transcendantale mise à mal par les progrès des sciences ; Florent Grelard, enfin, compare l’interprétation de Kant donnée par Schlick à celle de Wilfrid Sellars. Sous le second aspect, le problème se concentre sur l’inexprimabilité du contenu : Jean-Jacques Rosat examine le rapport existant avec la question du langage privé, puis Jacques Bouveresse se demande si la thèse dite « de l’inexprimabilité du contenu » a bien été réfutée. Loin d’être incompatible avec le sens commun, comme on l’a souvent laissé entendre, l’explication fonctionnelle des qualia s’accorde parfaitement avec celui-ci et peut même servir à le défendre contre ses adversaires. Deux chapitres servent de transition entre ces deux grandes parties. Jocelyn Benoist traite du « problème du nouveau » chez Schlick ; Delphine Chapuis, des rapports de Schlick et de Carnap. Sous l’influence de Hilbert, l’empirisme logique favorisait l’interprétation « syntaxique » des théories scientifiques, considérées comme systèmes hypothético-déductifs. Mais Carnap échappe aux difficultés de la position de Schlick, qui maintenait deux thèses inconciliables.
58L’ouvrage confirme l’intérêt croissant pour le Cercle de Vienne. Comparé toutefois à son aile gauche (Carnap, Neurath), l’aile droite (Schlick, Rougier), caractérisée entre autres par son attachement à l’idée d’une théorie de la connaissance, a eu plus de mal à se faire reconnaître. Ce volume, le premier en langue française à être centré sur celui qui fut le chef de file du Cercle, répare en partie cette injustice.
59Michel BOURDEAU.
Mélika Ouelbani, Le Cercle de Vienne, Paris, PUF, 2006, coll. « Philosophies », 160 p., 12 E.
60En l’espace d’une génération, la situation faite en France au positivisme logique a bien changé, comme en témoigne le nombre de traductions ou d’ouvrages qui lui sont consacrés. Le petit livre de Mélika Ouelbani participe de cette évolution et offre, des vues du Cercle de Vienne, une présentation claire et bien documentée.
61L’introduction retrace l’histoire du mouvement, depuis le proto-cercle qui se réunissait autour de 1908, jusqu’à sa dissolution en 1938, à la suite de l’Anschluss ; puis, récusant l’idée de doctrine, qui implique un monolithisme qui effectivement n’a pas existé, elle esquisse le programme du mouvement tel qu’on le trouve formulé dans le manifeste de 1929 : La conception scientifique du monde. Suivent alors six chapitres. Le premier commence par faire remarquer, de façon fort pertinente, que, contrairement à ce que l’expression laisse entendre, cette philosophie scientifique distingue de façon très nette science et philosophie. Il n’y a pas de proposition philosophique, la philosophie est une activité qui consiste uniquement en élucidation. Son affinité avec la science se manifeste dans son hostilité à l’égard de la métaphysique, et la fin du chapitre est consacrée au critère empiriste du sens, qui lie signification et possibilité de vérification, et qui était alors utilisé comme une arme absolue contre le métaphysicien. Ces principes une fois posés, le chapitre suivant remonte aux sources du mouvement : Mach, bien sûr, mais aussi Russell, à qui sera empruntée l’idée d’une reconstruction logique de notre connaissance du monde, et son disciple Wittgenstein. Un chapitre est consacré à Schlick, qui fut comme l’âme du groupe, et à sa Théorie générale de la connaissance ; l’A. y dégage quatre aspects en quoi l’ouvrage, publié en 1918, est bien représentatif du néopositivisme. Le chapitre intitulé « L’unité de la science » porte un titre un peu trompeur, puisqu’il traite de ce fameux Aufbau, de cette « Construction logique du monde » traduite il y a peu en français. Composé alors que le Cercle de Vienne n’avait pas encore d’existence officielle, l’ouvrage clôt une période plus qu’il ne l’ouvre ; il reste dans le cadre classique d’une théorie de la connaissance, visant à assurer à celle-ci des fondements inébranlables, et partant pour cela d’un donné indubitable – en l’occurrence, de la sensation. L’originalité du propos consiste essentiellement en la façon dont la théorie de la formation des concepts est renouvelée par l’usage qui y est fait de la logique, en particulier de la logique des relations et de l’axiomatique hilbertienne. Carnap a vite renoncé à cette base « phénoménaliste » pour se ranger au point de vue de Neurath et adopter le physicalisme. Le désaccord entre eux n’était pas réglé pour autant comme en témoigne le fameux débat sur les énoncés protocolaires, qui est ensuite présenté. Neurath, que la lecture de Duhem avait très tôt converti au holisme, n’acceptait pas l’existence d’énoncés « incorrigibles », immunes à la révision, nécessaire pourtant au programme fondationnaliste, au risque, comme le lui reprochait Schlick, de retomber dans l’idée de vérité-cohérence et dans toutes les dérives auxquelles elle fraie la voie. Le dernier chapitre, qui n’est pas le moins intéressant, examine enfin les critiques adressées au positivisme logique par Popper et par Quine.
62On pourrait regretter que rien ne soit dit d’un texte aussi capital et représentatif à la fois que La structure logique du langage mais, en l’espace de 150 pages, il n’est pas question de tout dire et, compte tenu du but que l’A. se proposait, ses choix sont judicieux. L’ouvrage peut être recommandé à ceux qui, sans vouloir être spécialistes, cherchent une information solide et claire sur ce qui reste un des moments clés de la philosophie au XXe siècle.
63Michel BOURDEAU.
DROIT, PHILOSOPHIE POLITIQUE, SCIENCES SOCIALES
64Droit, philosophie politique, sciences sociales
65Serge Audier, Le socialisme libéral, Paris, La Découverte, 2006, coll. « Repères », 122 p.
66L’expression « socialisme libéral » est parfois utilisée dans le débat public français pour désigner ce qu’est censé promouvoir un homme politique de gauche converti à certaines valeurs libérales comme la responsabilité individuelle, la récompense au mérite ou l’économie de marché. Dans ce petit ouvrage d’une remarquable érudition, Serge Audier dénonce l’espèce d’usurpation conceptuelle à laquelle se livrent ainsi certains publicistes contemporains, en mal de positionnement idéologique. Car la notion de socialisme libéral possède un contenu précis. élaboré au sein d’une tradition de pensée méconnue et dont Serge Audier exhume les figures principales : dans l’Angleterre victorienne, celle du sociologue Leonard T. Hobhouse (1864-1929) et du néo-hégélien Thomas H. Green (1836-1882) ; en France, celle du socialiste chrétien Français Huet (1814-1869) et de Camille Sabatier, auteur, en 1905, de Le socialisme libéral ou morcellisme ; celles enfin, en Italie, de Francesco Merlino (1856-1930), de Carlo Rosselli, auteur, en 1930, de Socialisme libéral et de Guido Calogero (1904-1986) et de son « libéralsocialisme ».
67Un certain nombre de traits doctrinaux rassemblent tous ces auteurs. Tous rejettent autant le socialisme autoritaire issu de Marx que le capitalisme. Leur idéal est une société qui préserverait, à titre fonctionnel, le marché, mais qui en bannirait les concentrations de capitaux et les fortes inégalités de revenus. De là l’accent mis, sur le plan politique, sur la démocratie délibérative et l’associationnisme, comme alternatives au socialisme autoritaire, ainsi que sur l’ouverture des élites, comme remède à la collusion des pouvoirs politique et économique dans les sociétés capitalistes. Sur le plan économique, l’accent est mis sur la taxation maximale des héritages, la redistribution des revenus nés de rentes de position, la lutte contre les monopoles, le contrôle de la production par les associations de consommateurs, etc. Si le socialisme libéral, au contraire du socialisme autoritaire, fait donc bien une place à la responsabilité individuelle, c’est d’abord au sens d’une responsabilité sociale, c’est-à-dire d’un engagement de chaque sociétaire vis-à-vis de tous les autres. Une valeur qui n’a donc que peu à voir avec les notions de responsabilité face à l’échec et de droits du mérite qui sont l’apanage du libéralisme. Comme le montre donc de manière convaincante Serge Audier, le socialisme libéral n’est en aucune façon un libéralisme social, de sorte que s’il faut, en politique, savoir choisir son camp, il faut aussi savoir choisir dans quel ordre et avec quelle inflexion employer les mots-valeurs dont tous les camps se servent.
68Stéphane CHAUVIER.
Anne Baudart, Naissances de la philosophie politique, Paris, Le Pommier, 2006, 288 p., 23 E.
69Est opportun le rappel des racines grecques, latino-romaines et chrétiennes de notre culture et de l’Europe. Aussi bien A. B. éclaire-t-elle merveilleusement les naissances des fonctions et des fondements de la modernité – qui n’est pas coupée de l’Antiquité –, naissances aussi de la philosophie politique dont elle situe et décrit les points de repère institutionnels, juridiques, politiques et éthiques (cf. p. 271). Ce fécond passé initiateur aide à comprendre les bouleversements de notre époque. « Une réflexion sur l’espace-temps public » (p. 7) des commencements et des aléas de la démocratie grecque, de la République romaine, de l’Empire et de la res publica christiana forge le cœur de l’ouvrage. L’A. choisit trois phares : Socrate-Platon, Cicéron et saint Augustin, en nous éclairant sur leurs sites politiques, sur l’histoire et sur l’art d’être et de vivre ensemble. Comment dans cette jeune démocratie, dans cette République, puis dans cet Empire romain, s’est perdu le souffle de l’arkhê, vocable grec désignant à la fois commencement ou principe et commandement ou autorité ? C’est en réaction contre l’assassinat de la philosophie qu’émerge la philosophie politique avec Platon qui délivre un diagnostic d’anomie et prescrit le remède d’une politique juste. « La philosophie politique naissante obéit à un dessein cathartique à teneur morale » (p. 13). Platon exalte « l’enseignement pérenne de l’arkhê » (p. 121). De même, Cicéron conserve la nostalgie de la concordia et de la res publica originelle, contemporaine de l’isonomie clisthénienne et appelée à se compléter comme res populi. Il a légué à la postérité « les valeurs de l’humanitas latine ou, pour parler comme Tertullien plus tard, de la romanitas » (p. 173).
70Éclat du siècle d’or du christianisme, saint Augustin crée la philosophie de l’histoire qui équivaut pour lui à une théologie de l’histoire aboutissant à une eschatologie. Une description réaliste accusant les responsables des maux se double de l’analyse théologico-politique providentialiste et téléologique qui confronte cité de la terre et cité du ciel (cf. p. 158), la première pouvant préparer la seconde qui déjà la pénètre et qui l’accomplira. Les punitions divines infligées à Rome sont des leçons sotériologiques et cathartiques. Le péché originel et actuel, surtout libido dominandi, se donne « comme le vrai moteur de l’histoire » (p. 203). Après avoir exhumé les trois fondations que furent Athènes, la République de Rome et l’Empire atteint par le christianisme, l’A. reprend l’avènement chrétien en insistant sur cette quatrième fondation. Par son étrangeté, la révolution chrétienne inquiétait les païens. L’universalisme égalitariste fondé sur la vertu de l’agapê différait du cosmopolitisme stoïcien et le christianisait. Saint Paul surgit comme un nouveau Socrate, lequel aura été préchrétien, et l’un comme l’autre ont défendu au prix de la mort « la singularité universelle de l’homme » (p. 270). Dans cet essai – pertinent, instruit, clairement écrit et méthodiquement composé comme ses ouvrages antérieurs notamment consacrés à Socrate et à la démocratie –, l’A. excelle à intéresser les divers types de lecteur. Les épisodes et la durée historiques décrits illustrent la problématique de la philosophie politique tout en suscitant l’émotion intellectuelle et la réflexion du lecteur notamment à propos de l’avenir du passé.
71Jean-Marc GABAUDE.
Alban Bouvier, Bernard Conein (dir.), L’épistémologie sociale. Une théorie sociale de la connaissance, Paris, Éd. de l’EHESS, 2007, 316 p.
72La théorie de la connaissance peut-elle se réduire à la psychologie individuelle, ou doit-elle être sociale ? Popper fut l’un des premiers philosophes à avoir plaidé en 1945 pour une « théorie sociale de la science ». Les articles de ce recueil, même s’ils ne concourent pas à la construction d’une théorie sociale de la connaissance, sont passionnants.
73L’introduction pose bien le problème (une coquille, p. 31 : la vérité, c’est « aléthèia », non « aléthè »). Dans le premier article, Philip Kitcher critique les tendances extrémistes de l’épistémologie sociale, qui se débarrassent des normes comme la vérité, au profit des notions de rapports de force ou de négociations, et défend l’idée que cela a des effets conservateurs : « La vérité émerge de la confrontation des idées », ce à quoi un poppérien n’a rien à redire. Sans l’idée sémantique de vérité, différenciée de l’idée épistémique de croyance, il est impossible de dire que telle croyance animiste, socialement efficace, est fausse. Le « principe de symétrie » du « Programme fort » en sociologie des sciences, qui affirme que toutes les croyances doivent être analysées par leurs causes sociales, ne doit pas mener au relativisme ou aux absurdités du « terrorisme » de la thèse de l’ « inaccessibilité de la réalité ». L’article n’est pas toujours bien traduit : p. 67, au lieu de « croyances fausses », lire « vraies » ; la note 19 doit être retraduite : « Rien ne motive la dévotion servile à la symétrie confessée par Latour » ; p. 75-76, remplacer trois fois « fiabilisme » (reliabilism) par « faillibilisme » (fallibilism). Quant à « épistémiologie » (p. 61), le « i » est de trop, il s’agit d’une crase entre « épistémologie » et « épidémiologie » (des représentations), au sens de Sperber.
74L’article de P. Engel, partant des travaux d’Alvin Goldman, ne saurait être résumé. Sa réponse est positive, mais presque « antisociale ». Il ne faut pas « éliminer », mais « rendre compte de la dimension justificative des connaissances ». Juste une remarque (non critique) : ne pas confondre le programme de l’Individualisme méthodologique (von Mises, Hayek, Popper, Boudon) avec l’idée que la théorie de la connaissance devrait être une « simple extension de la connaissance individuelle ». Seuls les individus pensent et agissent, mais ce (presque) toujours dans un environnement collectif et institutionnel. Engel conclut qu’il « n’y a pas d’histoire ni de sociologie de la vérité ». Sur ceci que « la vérité, la justification, la connaissance et la rationalité sont des notions qui peuvent être comprises indépendamment de leur dimension sociale », on peut peut-être nuancer : la vérité, oui ! ; la « justification », oui, si l’on pense au désir d’être assuré de ses croyances, mais si on la comprend comme l’ensemble des réponses que l’on fait pour défendre une thèse, la dimension dialogique est présente ; la connaissance, oui, si l’on entend par là, comme dans le Théétète, une « croyance vraie accompagnée d’un raisonnement (la justifiant) », mais non si l’on parle du « savoir objectif » ; la rationalité, oui, si l’on entend par là l’usage privé du raisonnement, mais pas au sens plus large d’ « ouverture à la critique argumentée », car il faut ouvrir nos idées à la critique des autres, dans le cadre d’institutions sociales favorisant à la fois la créativité et la critique mutuelle. Cette socialisation de la rationalité a des vertus éthiques : elle apprend l’humilité, et la discipline de l’écoute de l’autre, qu’il faut « toujours considérer non seulement comme un réceptacle passif de nos idées, mais toujours d’abord comme un critique potentiel de celles-ci », impératif catégorique du « rationalisme critique ». Cela va dans le sens de l’ « arétisme engélien », comme disent joliment les préfaciers, de l’insistance justifiée d’Engel sur la présence de normes éthiques dans le processus d’apprentissage et de découverte.
75Les articles de Dan Sperber et de Gloria Origgi portent sur la question de la confiance, nécessaire d’un point de vue évolutionniste et cognitif, en des « témoignages », voire des « arguments d’autorité » : il est impensable que nous testions chacune des croyances auxquelles nous accordons crédit pour agir. Sperber insiste sur ceci : même les croyances fausses et les sophismes peuvent « contribuer à rendre l’argumentation adaptative ». Il est à noter que presque tous les auteurs se réfèrent au philosophe écossais du XVIIIe siècle Thomas Reid et à son « principe de crédulité », autant qu’aux « maximes de la conversation » de Grice.
76Les autres articles seraient à citer, à commencer par celui de Bernard Conein, celui de Brabanter et al., sur la « déférence » (des gens croient croire des choses qu’ils ne comprennent pas, par exemple les écrits de Lacan, comme y avait insisté F. Recanati (p. 36)), ou celui de Mara Beller, qui se livre à un « éloge du désaccord », dont elle ignore qu’il était un leitmotiv de Popper, alors qu’il est peu kuhnien. On se trompe en voyant chez Kuhn une approche « sociologique » des sciences : Popper s’intéressait plus que lui aux institutions du progrès, alors que Kuhn « psychologisait » les changements de paradigmes, en en faisant des renversements de vision « gestaltistes », difficiles à rationaliser, un peu comme les changements d’épistémès chez Foucault. L’article de Margaret Gilbert, dont on mesure l’ampleur de l’œuvre, est stimulant, tout autant que ceux d’Alban Bouvier (très documenté) et de Pierre Livet sur l’école autrichienne d’économie : Menger, Böhm-Bawerk, von Mises, Hayek. Bouvier conclut de manière assez anti-kuhnienne, en arguant que « qui dit groupe scientifique ne dit pas “engagement de groupe” » (p. 288). Livet argue que « désigner un groupe du nom d’école n’implique pas que l’école ait constitué un acteur collectif » (p. 315). Signalons un « coupé-collé » malheureux dans la bibliographie : « Droit, législation et liberté » de Hayek ne doit pas être précédé d’un « Outre ». Un très riche et très précieux recueil.
77Alain BOYER.
Alban Bouvier, Samuel Bordreuil, « Démocratie délibérative, démocratie débattante et démocratie participative », Revue européenne des sciences sociales, Cahiers Vilfredo Pareto, t. XLV, no 136, 2007, 230 p.
78Comment organiser une démocratie de plusieurs millions de citoyens de façon que chacun d’eux puisse effectivement prendre part aux décisions collectives et exercer en fait une souveraineté que le régime démocratique lui reconnaît en droit ? Cette question que Le Contrat social de Rousseau a mise au cœur de la pensée politique moderne continue de hanter les démocraties modernes. S’il est admis que la thématique rousseauiste du « peuple assemblé » n’a guère de sens dans un État comportant des dizaines de millions de citoyens, il est difficile, pour les citoyens des démocraties modernes, de se résoudre à devoir remettre leur sort entre les mains de quelques hommes, chargés de décider en leur nom et pour leur bien de ce qui les concerne. En témoigne l’inflation contemporaine des appels à plus de participation, de délibération, de consultation ou de débats dans la vie publique.
79Le présent volume, issu d’un colloque qui s’est tenu à Aix-en-Provence en mai 2004, entend tirer au clair cette aspiration à ouvrir aux citoyens des démocraties modernes le chemin de la décision politique. Composé de huit contributions substantielles, augmentées d’une introduction du principal éditeur du volume (A. Bouvier), l’ouvrage interroge à la fois les concepts (délibérer, participer, débattre), mais aussi les faits, en allant de la palabre africaine à l’élaboration du projet de constitution européenne, en passant par les diverses formes de « démocratie de proximité ».
80L’un des grands mérites du volume est de distinguer nettement deux questions. La première relève de la pure théorie de la décision collective : une collectivité quelconque étant donnée, quels procédés, autres que la délégation de pouvoir, peut-elle employer pour prendre une décision intéressant tous ses membres ? L’autre question relève de la théorie de la démocratie : étant donné ces divers modes de décisions collectives, comment les implanter dans une démocratie de plusieurs millions de citoyens, avec quels aménagements et au service de quels objectifs ?
81Les quatre premières contributions du volume traitent de la délibération en tant que mode de décision collective. Lorsque plusieurs personnes ont à prendre une décision les concernant, elles peuvent remettre à l’une d’entre elles le soin de décider en leur nom. Mais elles peuvent aussi prendre elles-mêmes cette décision. Trois procédés sont alors possibles. Le plus courant aujourd’hui est le vote. Le vote peut certes être précédé d’une discussion argumentée, mais, pour extraire de cette discussion une décision unique, on passe au vote. La décision représente alors le souhait de la majorité. Un autre procédé possible est le marchandage. Chacun vient nanti de ses intérêts et entend les faire prévaloir. Mais il doit composer avec ceux des autres. De ces concessions réciproques et minimales naît un équilibre qui constitue le contenu de la décision collective, laquelle représente alors non quelque intérêt général transcendant, mais l’intérêt de chacun diminué de celui de chaque autre. Reste enfin la délibération. Comme le montre P. Urfalino, c’est sans doute le mode le plus ancien et le plus répandu de décision collective, celui qui est à l’œuvre par exemple dans la palabre africaine ou dans les communautés villageoises archaïques. Tous les intéressés ont voix au chapitre, même si quelques-uns seulement s’expriment effectivement. La seule contrainte est d’invoquer à l’appui de la décision qu’on propose des raisons publiques. Comment se fait alors la décision ?, se demande P. Urfalino. Par ce qu’il appelle un « consensus apparent ». À un moment donné, il n’y a plus d’objections publiques. La décision est prise, sans qu’on ait eu à compter les avis. Cette procédure délibérative est à l’œuvre, comme le montre P. Pasquino, dans les cours constitutionnelles. Mais on la trouve aussi dans les aréopages d’experts, lors de la nuit du 4 Août (J. Elster), ou encore dans le processus d’adoption du projet de constitution européenne (J. Bohman). Le point crucial est que la délibération n’est pas une préparation de la décision, qui procéderait elle-même d’un vote ou bien de l’arbitrage d’une autorité, mais elle est intrinsèquement décisionnelle. On délibère et, à un moment donné, l’échange d’arguments cesse, la décision est prise.
82Ce lien entre délibération et décision est fondamental pour aborder la seconde question, celle de l’organisation de la démocratie. Que serait une démocratie délibérative ? Une démocratie dans laquelle les décisions seraient prises au travers d’une délibération rationnelle commune. Cette délibération pourrait être le fait d’un corps de représentants ou du peuple assemblé, mais l’essentiel est que la notion de délibération renvoie ici à une procédure de décision, et non de consultation, et à une procédure qui est alternative au vote, et non qui le prépare. Or il est visible que les divers modes d’association des citoyens à la prise de décision politique que l’on rencontre dans les démocraties contemporaines ne relèvent nullement de la démocratie délibérative. Lorsqu’on consulte des gens sur l’implantation d’une ligne de TGV (J.-M. Fourniau) ou d’une ligne à très haute tension (A. Bouvier), on ne leur confie pas un pouvoir décisionnel en la matière. Peut-on au moins parler alors de démocratie participative ? Si l’on songe, là encore, à une participation à la prise de décision, qu’elle ait la forme d’une participation à la délibération décisionnelle ou bien au vote décisionnel (référendum), force est d’admettre qu’avoir voix consultative n’est pas la même chose qu’avoir voix délibérative, c’est-à-dire décisionnelle.
83A. Bouvier suggère donc d’appeler démocratie débattante ou démocratie discursive (p. 15) une démocratie qui, à défaut d’être réellement délibérative ou participative, multiplie les arènes de débats, les forums de discussions, les réunions de consultation. Le citoyen fait entendre sa voix, mais il ne décide pas. Rousseau en aurait sans doute conclu que le citoyen était, ce faisant, trompé : on le consulte, mais il reste sujet. Toutefois, comme le suggère également A. Bouvier, on peut voir dans cette association des citoyens à la préparation ou à l’adaptation des décisions une manière de suppléer au manque de confiance politique et épistémique qui mine l’autorité des décideurs dans les démocraties contemporaines. Le représentant n’est plus celui qui parle au nom et à la place du peuple. Il est celui qui observe ce que dit le peuple et se charge de le proclamer. On perçoit alors l’importance de la structure de l’arène des débats : selon qu’elle impose le recours à l’argumentation rationnelle ou qu’elle se borne à permettre à des intérêts antagonistes de s’exprimer, la démocratie débattante sera une démocratie délibérative supplétive ou un simple régime représentatif à tendances populistes.
84Stéphane CHAUVIER.
Jon Elster, Proverbes, maximes, émotions, Paris, PUF, 2003, 183 p. Jon Elster, Closing the Books. Transitional Justice in Historical Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, 298 p.
85Tout livre de Jon Elster est un trésor d’idées. Le premier part de l’idée de « mécanismes », jugée plus adéquate en sciences sociales que celle de « loi », et qu’il illustre brillamment à l’aide de divers proverbes tirés de plusieurs cultures ou d’auteurs de maximes. L’idée de « mécanisme » est séduisante, mais une analogie ne rend pas inutile la problématique de la testabilité et de l’universalité.
86Soit le contre-exemple utilisé par Paul Veyne (p. 26) contre le modèle nomologique déductif (Popper-Hempel) : Louis XIV est devenu impopulaire à cause des impôts excessifs. La « loi » présupposée étant fausse, elle ne pourrait être reformulée que comme ceci : « Tout être semblable à Louis XIV, dans les conditions où il était, deviendra impopulaire s’il augmente les impôts » ; cet exemple avait déjà été utilisé dès 1957 par le Canadien W. Dray, qui en concluait que le modèle N-D était à rejeter, au profit du « modèle rationnel » (inspiré de Collingwood), où l’action est expliquée par les (bonnes ou mauvaises) raisons des agents. Hempel répondit que la « loi » en question est seulement statistique, mais que c’est une régularité empirique. Les raisonnements des historiens sont souvent des enthymèmes, qui présupposent des « lois » (conditionnelles) plus ou moins triviales ; celle sur les impôts et la popularité, en tant qu’énoncé précédé de « la plupart du temps », n’est pas si ridicule que cela. Il serait intéressant de chercher les situations qui font qu’elle peut avoir été réfutée : guerre jugée juste ? crise grave ? charisme d’un « sauveur » ?
87N’y a-t-il aucune régularité en sciences sociales ? Popper (The Open Society and its Enemies, Londres, Routledge, 1945) cite la « loi de Platon », selon laquelle toute révolution a pour condition une désunion de la classe dirigeante. Sous leur forme « technologique », ces lois peuvent guider le politique en lui disant ce qu’il ne peut pas atteindre : « Vous ne pouvez pas égaliser les revenus réels et augmenter en même temps la productivité ». Ces énoncés décrivent les « résistances du matériau social à nos tentatives de le transformer ». Hempel remarque qu’une explication « rationnelle » est nomologique-déductive, la rationalité étant une disposition. De même, les proverbes ont une forme universelle : ne peut-on jamais se demander quelles sont les conditions qui rendent plus probable que tel proverbe « couvre » le cas en question ? La difficulté semble atteindre son maximum avec La Rochefoucauld : cette vision pessimiste de l’être humain conduit à considérer tout comportement vertueux comme « frauduleux » (Proverbes, p. 141). La thèse devient irréfutable. Le rôle des émotions a été sous-estimé par les auteurs du modèle rationnel. Mais faut-il abandonner l’idée (Weber, Popper, Boudon) selon laquelle il est de bonne heuristique de ne pas attribuer de sentiments ad hoc aux agents, avant d’y être contraint par le constat de l’apparente irrationalité de leur comportement par rapport à celui que l’on aurait attendu ? Le livre est toujours passionnant, et le recours, en plus d’Aristote, à la grande tradition des moralistes français ne peut que séduire et donner à penser.
88Le second livre aborde un problème d’une brûlante actualité : à la chute d’un régime tyrannique, que faire ? Elster aborde cinq questions : Que faire des coupables ? Tirer un trait ou punir ? Comment rendre justice aux victimes (y compris des spoliations) ? Comment reconstruire l’économie ? Quelle constitution adopter ? La première partie de l’ouvrage est un époustouflant parcours de très diverses solutions adoptées à ces questions, depuis l’amnistie des collaborateurs de la tyrannie par la démocratie athénienne en 411 et en 403 (l’A. conteste incidemment les thèses de Nicole Loraux (p. 15), qui soutenait que l’amnistie (oubli) avait été totale) jusqu’aux politiques des régimes ayant succédé aux tyrannies fascistes et communistes du siècle dernier, en passant par celles de la Restauration. La seconde partie est une « analytique de la justice transitionnelle », impossible à résumer, tant le texte est dense et les exemples (empruntés en particulier à la période ayant suivi la défaite nazie) traités avec une minutie et une clarté exemplaires.
89Le livre ne comporte pas de conclusion : l’A. s’en justifie (p. XI), comme s’il n’avait fait qu’apporter une boîte à outils pour philosophes, historiens, sociologues. Pourtant, une conclusion, même problématique ou aporétique, permet d’émettre clairement des hypothèses. Le lecteur se sent un peu seul sur la fin. Un livre à traduire d’urgence !
90Alain BOYER.
Johan Heilbron, Naissance de la sociologie, traduit du néerlandais par Paul Dirkx, Marseille, Agone, 2006, 426 p.
91Cet ouvrage n’est pas une simple contribution à l’histoire de la sociologie, une nouvelle chronique des débuts conforme à d’inépuisables attentes académiques et débattant, encore une fois, des mérites de Montesquieu et d’autres précurseurs. Le lecteur qui penserait pouvoir y trouver cela risquerait d’être déçu (le récit s’achève avec Auguste Comte dont le sort est semblable à celui de Moïse, coupé des terres promises annoncées par lui), mais il y découvrira quelque chose de bien plus intéressant, une analyse de la façon dont le monde social est devenu pensable comme objet de science. Ce qui suppose de répondre à un ensemble de questions : quels savoirs la sociologie a-t-elle dû conserver et/ou surmonter ? Quelles ont été les conditions sociales de possibilité de la restructuration du champ des savoirs ? Comment penser le statut des savoirs dans les différentes traditions nationales ? En quoi a consisté l’acte épistémologique en quelque sorte inaugural accompli par Comte ? La façon sobre, claire et érudite de répondre à ces questions pourra dissimuler l’ampleur des analyses, qui est comparable à celle de l’interrogation archéologique de Michel Foucault (il faut le dire car les lecteurs enthousiastes de Les mots et les choses risqueraient bien de ne l’avoir pas vu tout seuls), au service de laquelle elle met, et la différence est importante, les instruments de l’histoire sociale – ou, plus précisément, de l’histoire sociale intellectuelle.
92Voilà ce qu’il fallait dire de la visée de l’ouvrage et de la performance qu’il représente. Reste à indiquer, trop brièvement, quelques-uns des résultats les plus importants.
93À l’époque classique, la structuration de la vie intellectuelle en fonction de trois pôles – la Cour, les salons et les académies – a eu pour effet de susciter un clivage entre lettrés, hommes de l’ « esprit », du « monde » et de la conversation, et savants, échangeant hors des regards du public des savoirs non marqués par la spécialisation. La « moralistique », issue du premier pôle, aura d’abord été une façon de discourir sur les passions de l’homme et du courtisan avant de devenir, à l’époque des Lumières, une forme d’anthropologie positive dégagée de considérations normatives et centrée sur une notion comme celle d’intérêt. Cette transformation, qui reflète un processus global de « sécularisation sans scientifisation » au détriment de l’hégémonie ancienne des théologiens et des juristes, met fin à la domination conjointe de la philosophie morale, de la théorie politique et de l’économie, et rend pensable un nouvel objet, la société. La « société » aura d’abord été, par exemple chez Rousseau, un concept de combat dirigé contre les points de vue des théoriciens légitimes auxquels il s’agit d’opposer des fondements plus « naturels ». Avec la Révolution et l’Empire, alors que les institutions scolaires et scientifiques ont été profondément remaniées, la science a été érigée en paradigme théorique universel, la société devenant pensable en référence à des modèles mathématiques, biologiques ou médicaux. La nouveauté de cette période est l’émergence de la notion de discipline dont nous ne sommes pas sortis. À cette époque apparaît aussi, à travers la réaction d’hommes de lettres contre la démocratie et la science, le clivage, également durable, entre littéraires et scientifiques.
94Auguste Comte est le penseur qui donnera sa mise en forme la plus systématique à cette évolution amorcée par Condorcet et les Idéologues. Pour Heilbron, sa philosophie positive doit son originalité moins à son inspiration antimétaphysique, présente chez bien d’autres, qu’à une philosophie des sciences qui tire les conséquences de la spécialisation disciplinaire. La sociologie, que Comte lui-même n’a pas pratiquée comme savoir positif, est une place vide ménagée dans un système des sciences caractérisé par la spécificité de chaque case et ordonné, comme on sait, par des degrés croissants de complexité. C’est cet héritage que Durkheim a reçu.
95Louis PINTO.
Axel Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, traduit de l’allemand par Olivier Voirol, Pierre Rush, Alexandre Dupeyrix, Paris, La Découverte, 2006, 347 p., 25 E.
96Voilà un livre et un auteur à suivre attentivement. Il en va de notre existence, de notre société et de notre futur. À défaut de reconnaissance, allons-nous vers une société du mépris ? Axel Honneth est un philosophe et sociologue allemand, né en 1949, et successeur depuis 1996 de Jürgen Habermas à la tête de l’Institut de recherche sociale fondé par Max Horkheimer au début des années 1930. Dans ces temps de morosité et de confusion, nous ressentons à la lecture de ce livre un rajeunissement de nos pensées et de nos références. En effet, s’appuyer sur Marx, Freud, Hegel, Kant et bien d’autres relève aujourd’hui du courage et même de l’audace ; surtout pour fustiger sans aucun complexe le capitalisme ultralibéral et la société de consommation.
97Axel Honneth assume totalement sa recherche d’une « vie bonne et réussie » et affirme que notre société souffre plus du mépris, de l’exclusion, de l’ « invisibilité » que d’une injustice sociale. Il avance même que l’être humain est moins dans un instinct de survie et une « lutte pour l’existence » (depuis Hobbes et Machiavel) que dans un besoin de reconnaissance. Cet héritier de la célèbre École de Francfort reformule la « Théorie critique » élaborée par Adorno et Horkheimer autour de la « lutte pour la reconnaissance » pour avancer que la formation d’une identité autonome et les conditions fondamentales de l’ « autoréalisation individuelle » dépendent de trois sphères de reconnaissance :
981 / l’amour et l’amitié, et les liens affectifs qui unissent une personne à un groupe, la base d’une confiance en soi et d’une assurance pour participer à la vie démocratique ;
992 / la sphère « juridico-politique » qui reconnaît chaque individu comme sujet, avec des droits, une autonomie de ses actes et un respect de sa personne ;
1003 / la troisième sphère concernant la réalisation individuelle et la considération sociale, indispensables aujourd’hui à l’estime de soi.
101Ces propositions peuvent éclairer la crise des banlieues en France, la révolte des minorités, les revendications communautaristes s’alimentant aux sources du mépris, de la non-reconnaissance et de l’exclusion. En effet, Axel Honneth articule en permanence une tradition philosophique et politique (Rousseau, Hegel, Marx...) et son dépassement, sa critique et son actualisation. Il conteste ainsi le réductionnisme économiste marxiste des années 1930, mais insiste sur l’aspect positif de l’accomplissement et de l’émancipation par le travail. Il est le continuateur de l’École de Francfort mais remet en question le « pouvoir de domination », la « raison instrumentale » et la « réification » (Adorno) pour préférer une réhabilitation du social et de la communication, avec Habermas. Mais il va plus loin en proposant la notion de « pathologie sociale » comme processus qui menace ou qui détruit le social. Au modèle utilitaire dominant et à la conceptualisation intellectuelle abstraite, Axel Honneth préfère une conception du conflit fondée sur une expérience pratique effective vécue par les sujets sociaux et porteuse d’exigence morale. Il insiste sur le fait que la réalisation de l’être humain dépend de relations éthiques à une universalité gouvernée par la raison. Cette réalisation de soi va de pair avec une praxis commune (une « coopération commune ») qui suppose un degré d’entente intersubjective plus élevé que ne l’admet le libéralisme. La déformation de ce potentiel rationnel par le capitalisme brise le lien du sujet à la collectivité et engendre de la souffrance. L’idéologie managériale actuelle feint même de reconnaître les salariés en valorisant par le discours la compétence (l’ « expertise ») et l’autonomie, sans résultats concrets et satisfaisants pour ces nouveaux « engagés volontaires » de la mondialisation.
102Cette « déformation de la raison », qui est plus qu’une injustice sociale, est l’aspect le plus intéressant de cette recherche qui fait appel aux sciences humaines et à la psychanalyse pour comprendre les processus à l’origine des pathologies sociales ou des évolutions manquées (le plus souvent invisibles) et pour construire un standard de « normalité sociale » servant de base au concept de « vie réussie ». C’est hardi et prometteur ! On peut seulement regretter que cet ouvrage, issu d’un assemblage d’articles riches et complexes, laisse au lecteur le soin d’en trouver lui-même l’unité et la cohérence. Un effort, en somme, bien récompensé.
103Sylvain OHAYON.
Catherine Kintzler, Qu’est-ce que la laïcité ?, Paris, Vrin, 2007, coll. « Chemins philosophiques », 128 p., 7,50 E.
104Si l’on tente d’évaluer les remaniements du concept de laïcité, autant que les attaques dont il fait désormais l’objet, alors il est nécessaire de l’appréhender comme un « enjeu politique et critique qui réclame une ample théorisation philosophique ».
105Conformément au principe de la collection, l’ouvrage est divisé en deux. Un consistant essai est suivi du commentaire de deux larges extraits, destiné à la fois à étayer et préciser les vues défendues dans la première partie. Commentant un fragment de la Lettre sur la Tolérance, l’auteur ne manque pas d’en appeler au Second Traité du gouvernement civil ; de même, le commentaire de l’extrait de Condorcet circule, en spécialiste, dans la majorité des écrits de celui-ci, pour clore par une superbe page prise à la Dixième époque de l’Esquisse... En outre, C. K. voit en Bayle de quoi « passer » de Locke à Condorcet parce que Bayle montre que la dissolution du lien religieux n’entame en rien la possibilité du lien politique. Enfin, Rousseau, mais encore, plus implicitement, Kant sont présents : la fiction du « peuple de démons » est, de façon inattendue quoique convaincante, rapprochée de celle du « promeneur solitaire ». Mais c’est aussi en tant que penseurs de la volonté que tous deux font leur apparition, comme pour creuser l’écart qui les sépare de Condorcet. Seules les vues de ce dernier autorisent un concept consistant de la laïcité, même si le mot n’appartient pas à son vocabulaire.
106C. K. voit en Condorcet celui qui effectue un changement radical : la Déclaration des Droits de l’Homme institue la coexistence des libertés, sous la condition d’un Droit commun, et fait de l’abstention de la puissance publique à l’égard de toute croyance un effet juridique. Condorcet, lui, érige la laïcité en principe politique, seul apte à instaurer objectivement les droits réels de l’individu, dans sa singularité. Comment créditer Condorcet d’une telle radicalité ? En ce qu’il s’abstient de croire que le contrat est nécessaire à l’association politique ; la confiance, la volonté, pas davantage. Condorcet ne quitte jamais les voies d’une « analyse logique et probabiliste », en substituant l’opinion à la volonté, la raison probabiliste capable d’éviter l’erreur, à la liberté comme destination de l’humanité. De là dérivent de riches indications, et pas seulement principielles, en matière d’Instruction publique, qui sont d’une intempestivité tonifiante.
107Dans la première partie, C. K., en commençant par rappeler la nécessité de ne pas confondre « tolérance élargie » avec « laïcité », s’élève à la « reconstruction » d’une triple thèse : si l’abstention instituée par la puissance publique à l’égard de toute croyance devient principe fondateur de l’autorité politique, alors le sujet de droit doit être « vide » de toute détermination empirique. Cette nécessité, à son tour, exige que le lien politique ne soit pas pensé selon la forme du lien religieux : le lien social comme appartenance, confiance mutuelle, réciprocité, etc., doit être mis hors « circuit » pour que le lien politique comme tel devienne pensable. Toute l’ascétique abstraction de cet atomisme, enfin, est contrecarrée par l’affirmation de la nécessité pour chacun d’avoir à se constituer comme libre sujet. C’est en ce point, bien sûr, qu’entre en scène l’instruction publique, laïque, bornée à l’enseignement, donc à ce qui relève de la seule expérience et de la seule raison. Rappelant les vertus du doute socratique comme du doute cartésien, C. K. montre que seul le « doute d’embarras » – et non le doute de fluctuation propre au « tolérant » – est compatible avec la laïcité : en ce sens, celle-ci reprend en charge l’idée, fort antérieure, des humanités.
108Sans doute la hantise, fort légitime, du « gros animal » pousse-t-elle à porter à l’extrême la vigilance, au point de voir en tout homme le « promeneur solitaire » tel que la loi civile n’aurait pas d’autre sens que celui de préserver son inexpugnable droit de « n’être pas comme sont tous les autres ». Tout l’essai démontre fortement en ses deux parties que seule une autorité politique fondée sur la laïcité le permet.
109Édith FUCHS.
Paul Lapie, École et société, textes choisis, introduits et présentés par Hervé Terral, Paris, L’Harmattan, 2003, coll. « Logiques sociales », 320 p., 27 E.
110Paul Lapie (1869-1927), membre de l’équipe initiale de L’Année sociologique, dont la carrière universitaire a fait place, à partir de 1911, à celle d’un administrateur de l’enseignement (et particulièrement de l’enseignement primaire), reste méconnu : éditer un recueil d’extraits de ses œuvres était une bonne idée. L’introduction, qui présente successivement la vie et l’œuvre – et, pour celle-ci, les apports à la philosophie morale, à la psychologie, à la sociologie et à la pédagogie –, n’explicite pas, malgré le titre qui lui donne ce qualificatif, en quoi et dans quelles limites il est « durkheimien » (aucun des textes repris n’est d’ailleurs tiré de ceux que Lapie a publiés dans L’Année) et ne souligne pas le sens de l’expérimentation et de la recherche de terrain qui le caractérise particulièrement en tant que « pionnier de la recherche en sciences humaines » (p. 26).
111Les vingt textes ou extraits sont regroupés en trois parties consacrées à « P. L. et l’essor des sciences humaines », « P. L. et la pédagogie », « P. L. et les combats pour la démocratie ». Les trois textes les plus longs de la première sont trois des cinq articles (des années 1904 et 1911) qui ont été regroupés, de manière très cohérente, par Lapie dans un recueil intitulé L’École et les écoliers (1923), qu’il aurait sans doute mieux valu rééditer globalement comme tel, au lieu d’en omettre les deux « études psychologiques » et d’en mixer le reste parmi d’autres textes ou extraits.
112Quel que soit, nécessairement, l’arbitraire du choix des textes (je regrette pour ma part que rien n’ait été repris du livre de 1899, La justice par l’État, particulièrement éclairant pour comprendre l’œuvre et la vie de Lapie), ce recueil devrait au moins rendre plus accessible un auteur dont aucun autre texte n’est actuellement disponible en librairie. On ne peut alors que regretter davantage que la sympathie qui anime visiblement Hervé Terral à l’égard de ce « saint laïque » (cf. p. 14-15) ne lui ait pas donné le courage de relire les épreuves d’un livre bourré de coquilles. Pour n’en donner que trois exemples : les 17 lignes citées page 31 comportent quatre erreurs, dont deux constituent des fautes d’orthographe ; la page 78, entre autres modifications du texte original, fait lire « cas d’initiative » pour « d’imitation » et « s’irritent entre eux » pour « s’imitent » ; à la page 98 il appartient au lecteur de découvrir que ce qui se présente comme la fin d’un texte de Lapie tiré de La femme dans la famille (1908) (sans même un alinéa) est en fait la présentation du texte suivant ( « L’école et la profession des écoliers » ). Une véritable bibliographie des œuvres de Lapie (non limitée à une petite page n’ajoutant que cinq articles – choisis comment ? – aux ouvrages et recueils – où manque d’ailleurs le Morale et pédagogie de 1927) aurait aussi contribué à l’utilité de ce travail d’édition.
113Dominique MERLLIé.
Stéphane Baciocchi, Jérôme David (éd.), Frédéric Le Play. Anthologie et correspondance, in Les Études sociales, nos 142-144, 2005-2006, 278 p., 30 E.
114Éditées par la Société d’économie et de sciences sociales, fondée par Le Play (1806-1882), Les Études sociales publient, à l’occasion du bicentenaire de la naissance de celui-ci, un important ensemble de documents pour l’étude de cet « inventeur oublié » (selon l’expression de Bernard Kalaora et Antoine Savoye, Les inventeurs oubliés. F. Le Play et ses continuateurs aux origines des sciences sociales, Seyssel, Champ Vallon, 1989).
115Sous le titre « Frédéric Le Play. Éléments d’épistémologie et de science sociale », le premier volet (d’environ 220 pages) en est une anthologie raisonnée, « à la fois chronologique et logique » (p. 15) de textes de statuts divers de ce fondateur, de 1836 à 1860, c’est-à-dire antérieurs à La Réforme sociale en France de 1864 (dans l’idée que la production postérieure relève moins de l’observation et davantage de l’idéologie). Précédés d’une présentation d’ensemble, 33 textes ou extraits, annotés par les éditeurs, sont regroupés en six sections, elles-mêmes introduites. L’introduction de la 5e ( « Statistique et critique de l’économie politique » ), plus développée que les autres, est un article d’Alain Cottereau, « Le Play, économiste ». Moins attendues que cette section ou que la suivante, « Trajectoires et récits de vie », deux sections (la 2e et la 3e) portent sur les premiers travaux du polytechnicien et ingénieur des Mines, sur la chimie et sur la métallurgie (dont un extrait du cours inédit des années 1840 à l’École des Mines). Entre ces deux groupes, une section « Ramifications épistémologiques » livre « des réflexions de Le Play sur sa propre pratique de savant » (p. 87) dans des domaines diversifiés. La première section comporte, par exception à la règle chronologique de cette anthologie, un texte autobiographique de 1879, « seule source d’information historique sur la prime éducation, l’instruction et la formation du jeune Le Play » (p. 22), le plus long et le plus longuement annoté d’un ensemble qui vise à faire saisir l’unité d’attitude du « savant », particulièrement attentif à des données d’observation de natures différentes.
116Plus bref, le deuxième volet n’est pas moins précieux comme guide documentaire pour l’étude de Le Play et de l’entreprise collective qu’il a suscitée. Sous le titre « Le Play et ses correspondants », précédé d’une introduction de Stéphane Baciocchi et Antoine Savoye, il s’agit d’un « Inventaire des correspondances de Le Play », qui présente 94 correspondants (pour plus de 2 000 lettres connues de Le Play ou adressées à lui), avec mention du fonds, de l’édition éventuelle des lettres et notice biographique des correspondants. Suit un fragment de la riche documentation ainsi inventoriée, avec l’édition annotée, par Antoine Savoye, de 20 des 29 lettres connues de Le Play à Augustin Cochin (un de ses collaborateurs pour Les ouvriers européens de 1855). Si l’anthologie éclaire l’œuvre antérieure à La Réforme sociale, ce choix de lettres (de 1857 à 1868) documente davantage la genèse et la réception de cet ouvrage de 1864.
117Ce riche recueil devrait constituer un tournant dans l’étude de l’entreprise leplayienne, durablement occultée, dans l’histoire des sciences sociales en France, par le succès académique de celle de Durkheim.
118Dominique MERLLIé.
Michael Otsuka, Libertarianism without Inequality, Oxford, Clarendon Press, 2003, X-158 p., 30 £ (paperback edition, 2005).
119Michael Otsuka propose une présentation solidement argumentée de certains thèmes centraux du libertarisme dit « de gauche ». Le libertarisme est cette philosophie sociale et politique, inspirée de Locke, qui pose en principe que tout homme possède une pleine propriété de soi et de tout ce qui est l’œuvre de ses talents. L’État ne peut donc ni limiter le droit de chacun à adopter le genre de vie qui lui agrée, à commencer par l’usage qu’il souhaite faire de son corps, ni prélever d’autorité une part quelconque des revenus de chacun, au motif d’améliorer le sort de quiconque, voire de « lutter contre les inégalités ». Avec de telles prémisses, on pourrait penser que, aux yeux d’un libertarien, seul un arrangement social ultralibéral et un État minimal pourraient être justes. Mais si telle est en effet la conclusion que tirent les libertariens dits « de droite », quelques libertariens dits « de gauche » jugent que la conséquence n’est pas bonne. Et la raison en est que l’exercice par chacun de sa liberté naturelle requiert l’usage de ressources naturelles. Or ces ressources n’étant, par définition, l’œuvre d’aucun homme, ne sauraient être, de soi, la propriété exclusive de quiconque. Dès lors, là où les libertariens de droite posent que ces ressources sont res nullius et appartiennent par conséquent au premier qui s’en saisit, les libertariens de gauche posent que ces ressources sont res communis, ce qui ouvre un droit de chaque homme, à quelque génération qu’il appartienne, à une part de ces ressources naturelles communes.
120M. Otsuka propose une version particulièrement radicale de ce droit de chacun à une part des ressources naturelles. Il soutient en effet que chacun n’a pas simplement droit à une part égale de ces ressources, mais à une part telle qu’en vertu de ses capacités naturelles internes il possède des chances de bien-être égales à celles de tout autre (equal opportunity of welfare). De là suit, selon M. Otsuka, que le moins talentueux doit recevoir plus de ressources que le plus talentueux et que ce dernier doit même en recevoir une part suffisamment minime pour qu’il soit amené à collaborer avec le moins talentueux. M. Otsuka s’efforce de montrer que cette règle, impliquant, on le devine, une importante intervention de l’État, est compatible avec le principe de pleine propriété de soi, démonstration qui, il faut bien l’avouer, est loin d’être entièrement convaincante. Il défend également une suggestion, aussi originale que provocante, à savoir que ceux dont les incapacités naturelles sont à ce point importantes qu’ils ne peuvent assurer leur subsistance par eux-mêmes seront pris en charge par l’État qui ponctionnera, pour cela, les revenus des délinquants et des criminels, au-delà, bien sûr, de la réparation due par ceux-ci à leurs victimes.
121M. Otsuka prolonge ensuite ces idées sur le plan pénal et politique. Il montre que le libertarisme n’est nullement incompatible, non seulement avec un droit de punir, mais avec un droit d’utiliser la peine, et donc celui qui la supporte, comme un moyen pour atteindre diverses fins sociales. Sur le plan politique, il discute une objection traditionnellement faite à la doctrine lockienne de la société politique comme association volontaire. Un libertarien tient qu’une société politique n’est légitime que si elle repose sur le consentement de ses membres. Or, d’après Locke, ce consentement est réputé donné par quiconque naît sur le sol d’un État et accepte d’y vivre. M. Otsuka soutient, à partir d’une objection faite par Hume à la doctrine de Locke, que ce consentement ne peut être réel que si de vraies alternatives sont ouvertes à chacun. Ce qui implique, selon l’A., a) un droit de sécession, que le droit de chacun à une part de ressources naturelles peut faciliter ; et b) des options politiques alternatives, ce que les grands États nationaux modernes limitent fortement, mais que favoriserait, par contraste, un remplacement de ces États par des confédérations de petites associations politiques communales ou régionales.
122L’ouvrage ne se soucie donc guère, on le voit, ni d’être politiquement correct, ni de proposer des réformes aisément réalisables. C’est là un trait du libertarisme, qu’il soit de droite ou de gauche. On lira donc ce livre autant pour connaître ou mieux connaître le libertarisme dans sa version de gauche, que pour participer, fût-ce de manière critique, à un authentique exercice de liberté intellectuelle.
123Stéphane CHAUVIER.
Frédéric Vandenberghe, La sociologie de Georg Simmel, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2001, 124 p.
124L’auteur présente la pensée de Simmel à partir de son essai sur « Florence », essai qui mêle les considérations esthétiques et métaphysiques. L’art est le signe d’une possible philosophie de l’existence, réconciliant le passé et le présent, le pôle de la dispersion et celui de l’unité. La pensée de Simmel ne se laisse pas enfermer dans des classes préétablies, sociologie, philosophie, esthétique et métaphysique ; elle se caractérise surtout par la souplesse de l’esprit, la virtuosité analytique et la profondeur des interrogations. Sa célébrité fut aussi grande que l’oubli dont l’époque actuelle fait preuve à son égard. L’auteur considère Simmel comme « un classique de la sociologie », suivant en cela Simmel lui-même, Raymond Aron et Raymond Boudon. L’œuvre de Simmel a subi de nombreuses disparitions des manuscrits ; elle est actuellement publiée pour la première fois en « œuvres quasi complètes » (sous la direction d’Otthein Rammstedt, 24 volumes chez Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main). Un renouveau des études simméliennes est marqué par la publication de Simmel Studies, aux soins des sociologues de l’Université de Bielefeld, en particulier Christian Papilloud et Cécile Rol.
125L’auteur distingue trois phases dans la grosse production de Simmel : la première (1879-1900) se termine avec l’ouvrage sur la différenciation sociale, et est soumise aux influences positivistes ; la seconde (1901-1908) est axée sur la philosophie de l’histoire, la réflexion épistémologique sur la connaissance historique, et se rapproche de l’école néo-kantienne de Bade (Windelband et Rickert, en particulier) ; la troisième (1908-1918) est marquée par la conversion au bergsonisme ; Simmel présente une métaphysique de la vie, originale et influencée par Bergson, dans son grand ouvrage, Lebensanschauung, l’intuition de la vie. Simmel est mort du cancer en 1918, juste après avoir achevé ce livre dont le sous-titre est : « Quatre chapitres de métaphysique ». L’auteur rend hommage au penseur original, à l’essayiste brillant, en soulignant combien Simmel est « antisystématique ». La notion de « forme sociale » signifie chez Simmel que, la société étant tiraillée entre une tendance individualiste à la dissociation, et une tendance inverse à l’association, un compromis a été trouvé. Ainsi, la « mode », qui donne lieu à une longue analyse, est présentée par Simmel comme le prototype de la « forme sociale », où la tendance à l’imitation est contrebalancée par la tendance à se singulariser. Ajoutons que l’ouvrage très suggestif de F. Vandenberghe contient quelques extraits de textes de Simmel. C’est une excellente introduction à cette pensée.
126Jean-Louis VIEILLARD-BARON.
ESTHÉTIQUE
127Esthétique
Aline Alterman, Visages de Shoah, le film de Claude Lanzmann, Le Cerf, 2006, coll. « Passages », 353 p., 48 E.
128Le film Shoah, analysé dans cet ouvrage, vise plusieurs objectifs ou missions. Dès l’introduction, l’auteur s’interroge sur la possibilité, pour un cinéaste, de narrer la réalité insupportable de l’insulte faite à l’enfant, dans le quotidien atroce des camps d’Auschwitz, de Treblinka ou des ghettos. Cette blessure enfantine a quelque chose d’absolu. C’est à travers le « dire des visages », selon l’expression de Lacan, que Lanzmann va s’employer à traquer cet indicible. S’inscrit, alors, la matérialité d’une date : celle où les nazis exigèrent du Judenrat la livraison des enfants du ghetto. S’imposent aussi, d’une manière générale, le grossissement des détails, l’effraction par l’anecdote, les accidents et incohérences de la vie de tous les jours, dans les quartiers réservés. Grâce à ces traits qui font choc, le spectateur se laisse atteindre par le traumatisme, par la nudité, sans assomption possible, des visages. Ressusciter les morts, dans cette optique, ne consiste pas à leur redonner vie, mais à faire en sorte que l’oubli ne vienne pas signer définitivement le crime.
129Si l’idée de fraternité a bouleversé le XXe siècle, comme l’idée de liberté l’avait fait pour le XVIIIe siècle, ce discours se trouve, désormais, parasité par la pulsion de mort qu’illustre la Shoah. On a donc le droit de dire qu’en celle-ci se consomme la défaite de l’idée de fraternité. Le seul horizon possible demeure celui de la mort. Or, dans les camps, le scandale de celle-ci ne s’épuise pas dans sa banalité même, mais dans le fait qu’elle efface le présent, qu’elle exerce une préséance totale, qu’elle ne laisse aucune place à l’impulsion première et vitale de l’existere. La destinée de la fraternité s’est brisée à Auschwitz et la Shoah a fait exploser tous les cadres définissant l’humanité.
130Le film, selon l’analyse d’A. Alterman, se déroule sur fond d’images dialectiques. Il expose continuellement des paysages à verdure et des visages en larmes. L’indifférence immuable de ces forêts paisibles, soulignée par la caméra de Lanzmann, montre à quel point la nature est étrangère à l’histoire, à quel point elle lui demeure hétérogène. Son calme inentamé fait ressortir davantage encore le scandale des visages, transmis par les gros plans. Il semble, tout à coup, qu’elle ait exclu les hommes de ses circuits éternels, les assignant, une fois pour toutes, à la souffrance et à la mort. Le poème lui-même se révèle tâche impossible, car il impliquerait l’usage des métaphores, elles-mêmes nourries par les correspondances entre l’homme et la nature.
131La deuxième partie du livre donne toute son ampleur à l’analyse des visages. S’appuyant sur les conclusions de Fichte et de Levinas, l’auteur relie étroitement la transcendance qu’implique le surgissement de tout visage et la reconnaissance d’autrui. Dans le sillage de Totalité et infini, ce face-à-face avec l’unique engage l’éthique infinie de notre responsabilité envers l’autre, lui conférant toute la force d’un serment avant la lettre, d’un respect et d’une fidélité inconditionnels. Shoah magnifie cette transcendance « en les visages » (p. 206), conduisant le spectateur vers l’expérience de l’inconditionné et de l’incommensurable.
132Le moindre des paradoxes de celle-ci ne consiste-t-il pas, d’ailleurs, à interpeller ce même spectateur, en le sommant de partager la douleur elle-même et en le condamnant à savoir qu’il ne pourra pas, finalement, la partager ? Après avoir étudié les atouts et les faiblesses que présentent plusieurs œuvres consacrées au génocide, comme L’Instruction de P. Weiss, Nuit et brouillard d’A. Resnais, ou Le chagrin et la pitié de M. Ophüls, l’auteur déplore que le cinéma d’art allemand cède, en général, au penchant fâcheux de s’autodétruire, par excès d’esthétisation, en se servant du passé historique comme d’un matériau. Dans Shoah, au contraire, les gros plans successifs produisent des chocs positifs, nous initiant à voir la face démunie de l’homme, à déchiffrer son énigme, dans les méandres d’un « dire » que la caméra n’analyse ni n’objective. En suivant le « temps des larmes », s’édifie peu à peu une vision de destruction de l’humanité mais en vue de sa restitution. À tous ces éléments s’ajoute le facteur supplémentaire de la voix off, porteuse d’un certain fatum, énonciatrice de l’irréversible.
133C’est le concept de remémoration, cher à W. Benjamin, qui résonne comme le point d’orgue de cette vaste méditation. Ainsi, la célébration de la Sortie d’Égypte (livre de l’Exode) ne représente pas, au regard de la mémoire collective juive, une simple commémoration du passé, mais sa réactualisation, voire son anamnèse. De la même façon, la remémoration de la Shoah se traduit par une inscription effective, dans la conscience du spectateur, de traces mémorielles, irrémédiablement actuelles. L’image finale du film qui reproduit le visage « acéré de tristesse » du mécanicien, reconduisant la locomotive d’autrefois, ne condense-t-elle pas, en ses traits déchirés et après la défaite de la Fraternité, la seule allégorie possible de l’Humanité ?
134Cet ouvrage, empreint d’une émotion sensible et d’une passion, au diapason de l’immensité de la tragédie, aurait gagné, semble-t-il, à épurer son style des répétitions et redondances qui le surchargent, à éliminer nombre de néologismes superflus, à revisiter une syntaxe quelquefois malmenée. La luxuriance de certaines images, le flamboiement de telle ou telle formule réclamaient, peut-être, par leur richesse même, une maîtrise plus lucide de l’expression, dispensant, au message qui en forme le cœur, un rayonnement plus intense.
135Jean DUBRAY.
Roger Pouivet, Le réalisme esthétique, Paris, PUF, 2006, coll. « L’Interrogation philosophique », 248 p.
136L’objet de cet ouvrage est de présenter le réalisme esthétique, c’est-à-dire la thèse selon laquelle les prédicats esthétiques représentent des propriétés réelles des choses, dans le cadre d’un réalisme global que l’auteur appelle « philosophie du sens commun » et qu’il place sous la double égide de Thomas Reid et de Thomas d’Aquin.
137Dans la première partie, l’auteur dénonce le souci des philosophes modernes, à la suite de Descartes, de chercher un fondement assuré pour toutes nos croyances. Selon l’auteur, notre croyance qu’il pleut quand il pleut n’a pas besoin d’être fondée. Toutefois, si l’auteur nie que nous ayons besoin de chercher un fondement pour toutes nos croyances, il admet que l’on doive expliquer que nous soyons capables d’avoir des croyances vraies « irrésistibles » et il soutient que la bonne explication est que nous sommes faits pour connaître la réalité, que nous sommes nous-mêmes, en tant qu’êtres connaissants, un moment de la totalité, un moment dans lequel les choses acquièrent, en sus de leur esse naturale, un esse intentionale.
138Dans la deuxième partie, l’auteur anticipe l’objection évidente que l’on pourrait faire à ce finalisme : il arrive que nous nous trompions. Sa réponse est que, si nous sommes faits pour connaître le monde qui nous entoure, c’est à la condition d’exercer nos dispositions cognitives selon l’excellence propre de notre nature intellective. Il met ainsi en lumière le rôle de ce qu’il appelle les « vertus intellectuelles » et soutient que, « quand le processus grâce auquel se forment les croyances d’un être humain est fiable et s’il possède certaines vertus, alors l’appréhension correcte de la réalité est garantie » (p. 233).
139Dans la troisième partie, l’auteur entend, cette fois, non pas tant épouser les vues du sens commun, que réconcilier le sens commun avec lui-même. Les philosophes auraient en effet divisé le sens commun d’avec lui-même en lui faisant croire que, quoiqu’il attribue aux choses mêmes la propriété d’être belles ou d’être laides, cette objectivité de la beauté et de la laideur ne serait qu’une apparence, car, en réalité, le beau et le laid seraient « subjectifs ». L’auteur avance donc que le sens commun ne doit pas se laisser impressionner par les philosophes modernes, car, soutient-il, la beauté est une propriété réelle des choses, qui suppose simplement, pour nous apparaître, que nous exercions certaines dispositions émotionnelles appropriées.
140Dans la quatrième partie, l’auteur se livre à une série de considérations intempestives sur le lien entre vertus esthétiques et vertus morales. Il affirme que, de la même manière que, pour croire le vrai, il faut faire montre de vertus intellectuelles, pour voir le beau, il faut faire montre de vertus esthétiques. Et de même que l’auteur avait soutenu, dans la seconde partie, qu’il était sinon rare, du moins dérangeant de trouver des vertus intellectuelles dans l’âme d’un homme moralement vicieux, il soutient que nous ne pouvons vraiment nous complaire esthétiquement dans les œuvres dont le contenu, quoique fictionnel, est immoral : verum, bonum et pulchrum convertuntur. Toutefois, parce que le lien entre immoralité et répugnance esthétique n’est pas spontané, il affirme endosser la défiance de Platon à l’égard des œuvres de fiction, en raison de leur rôle dans l’éducation morale des hommes, et il dénonce, de manière plus générale, l’idolâtrie contemporaine de l’art et des artistes.
141L’ouvrage de R. Pouivet constitue, on l’aura compris, un plaidoyer en faveur d’une réactivation sans complexe du naturalisme aristotélico-thomiste. Toutefois, il est à noter que ce plaidoyer s’appuie principalement sur la prise en compte de notre connaissance perceptive et inductive du monde. Or pourrait-on invoquer, avec autant de facilité, une grâce de la Nature ou de son « Sage Auteur », si l’on prenait également en compte notre connaissance scientifique du monde, avec son passé d’essais et d’erreurs et ses incertitudes présentes ? Il est vraisemblable que ce soit bien plutôt à une forme de pélagianisme épistémologique que conduise le spectacle de notre science et de son histoire.
142Stéphane CHAUVIER.
Baldine Saint Girons, Les marges de la nuit. Pour une autre histoire de la peinture, Paris, Éd. de l’Amateur, 2006, 184 p., 81 ill. couleur.
143Le dernier ouvrage de B. Saint Girons conduit son enquête sur l’une des entités immémoriales (la nuit) enfouies au cœur de notre civilisation. Il en efface l’oubli avec pour tremplin la critique dix-huitiémiste de l’évidence cartésienne, pour appui solide l’anthropologie que l’on peut extraire de la psychanalyse lacanienne, avec pour ressource sûre enfin la rencontre des œuvres de peinture. Rompant en effet avec nos habitudes de sentir et nos modes de connaissance traditionnels, il établit les droits d’une visibilité et d’une intelligence propres à la nuit. L’expérience du sublime est là pour guider : elle nous enjoint de « chercher à nous enfoncer dans une altérité imprévisible et [d’]accepter de nous laisser dessaisir pour mieux nous offrir au saisissement » (p. 7). Par opposition à l’objet, dont la lumière cerne les limites avec plus ou moins de clarté et de distinction, la chose nocturne s’enveloppe de marges indéterminées et mouvantes. C’est précisément à un jeu avec ces marges que l’auteur invite à se confier.
144L’introduction expose cinq « axiomes » destinés à conférer à l’analyse sa cohérence. D’abord, poser le statut d’un clair-obscur de nuit, qui donne accès aux marges de la visibilité et aux parages de l’Autre. Deuxièmement, exclure jour et nuit d’une logique des contradictoires. Comprendre ensuite l’action de la nuit sur l’affectivité comme une amplification de la synesthésie et un développement d’harmoniques sensibles. En quatrième lieu, interroger la peinture dans le défi que lui pose l’ombre. Enfin, considérer que, dépossédé par la nuit de ses essais de maîtrise consciente, le sujet voit la question de la vérité du monde comme celle de la vérité de soi se poser dès lors dans la perspective d’une relation essentielle à ce qui le retient et à ce qui lui échappe.
145Une étude préalable des modes d’approche de la nuit traite à parts égales de l’expérience perceptive, des faits de langage inscrits dans la tradition la plus reculée, des deux grandes sources fondamentales du luminisme grec et du clair-obscurisme judéo-chrétien, des doctrines diverses de l’apophatisme et de la mystique, et enfin, plus particulièrement, de la longue tradition du sublime, dont B. Saint Girons est spécialiste. Cette étude dévoile le caractère paradoxalement structurant d’une nuit qui, en tant qu’allocutaire sans réponse de l’appel lancé par l’émotion, « bouleverse et fait penser » (p. 47). Car, précisément, le sujet ému se fonde sur ce silence pour produire les symboles d’une expérience et d’une expression communicables. Dès lors, entre autres moyens, la peinture s’offre comme une ressource expressive remarquable en ce que son histoire, dès l’origine, accorde une place à l’ombre et au défi du nocturne.
146C’est pourquoi il convient de s’interroger sur ce que fut pour les Anciens la skiagraphie et, avant d’aborder la moderne photographie, d’analyser longuement les étapes de la gravure, « art par excellence de la nuit : d’une nuit qui [...] organise l’affrontement de l’obscurité et de la clarté » (p. 63). Mais c’est un long troisième chapitre qui aborde un « Peindre la nuit » et c’est là peut-être que s’illustre le mieux, à travers le nombre, la richesse et la rigueur des analyses d’œuvres, l’idée selon laquelle « la peinture pense ». Étant admis ici que l’herméneutique de l’œuvre picturale se trouve placée sous les auspices conjoints d’une théorie du sublime et de la psychanalyse, il convient de souligner encore l’exigence méthodologique de se soumettre à l’œuvre et de la laisser parler. Dès lors, l’abondante iconographie de l’ouvrage ne présente guère de fonction illustrative : soumise au développement de l’interprétation, elle est dévoilement du vrai, elle est chemin de la recherche.
147Sur ce chemin, Le Caravage s’impose comme un initiateur génial, initiateur d’un « Âge d’or du nocturne » (p. 105) au XVIIe siècle. À l’opposition du jour et de la nuit il a substitué l’opposition entre un clair-obscur de jour et un clair-obscur de nuit marqué par ses accointances avec la ténèbre primordiale. Avec lui, plus délibérément, s’est ouvert un accès aux « lumières de la nuit » (p. 111), i.e. à ce qui, dans un tableau forcément fait pour être vu, subsiste, à titre d’emblématique symptôme, de la nuit même. Par le truchement de la peinture, on ira jusqu’à dire que c’est la nuit qui opère, qui gouverne des effets où « nous percevons, sentons et pensons d’après elle, en parcourant son œuvre et en répondant à ses sollicitations » (p. 153).
148Quels sont donc les procédés qui, le peintre les épousant et les faisant valoir, permettent de dire que « la nuit peint » ? B. Saint Girons en dresse un inventaire précis, pour ne pas dire précieux. 1 / La nuit possède tout à la fois le pouvoir de concentrer la lumière et l’espace et d’accroître les grandeurs. 2 / Elle uniformise les transparences. 3 / Elle exalte les couleurs primaires. 4 / Loin d’étouffer l’expressivité, la nuit peut se montrer capable de la contracter et de lui conférer une imminence explosive. 5 / Par son pouvoir d’uniformisation et d’homogénéisation, la nuit comme continuum favorise l’émergence de continuités rythmiques.
149Ainsi cet ouvrage nous offre-t-il une esthétique au caractère subversif avoué dans la mesure où il remet radicalement en cause tout « oculocentrisme », où il situe le sujet en exclusion interne par rapport à ce qu’il contemple, où il contraint enfin la pensée à s’aventurer par-delà la dichotomie simplifiante et trompeuse de la nuit et du jour. Soulignons toutefois que, par ses implications, cette esthétique se convertit sans cesse ou bien s’épanouit en percées philosophiques, et non métaphysiques. Placée au confluent de plusieurs disciplines – philosophie, psychanalyse, esthétique, histoire de l’art –, dont elle assure l’articulation et la synthèse, cette pensée s’inscrit dans une lignée, dans une « école », qui a eu ses maîtres : G. Bachelard pour la poésie, puis P. Kaufmann pour les arts plastiques. Avec sa dernière œuvre, B. Saint Girons en est l’insigne continuateur.
150Francis ESQUIER.
Shannon Winnubst (ed.), Reading Bataille now, Bloomington-Indianapolis, Indiana University Press, 2007, XII-288 p., 19,35 E.
151Pourquoi relire Bataille aujourd’hui ? Si, dans les années 1970-1980, nous dévorions ce penseur de l’obscur, il était depuis lors tombé dans un relatif silence. Comment dominer une pensée aussi multiple (théologie, psychologie, littérature, anthropologie, sciences économiques, sociologie et philosophie) ? Ce recueil se propose, comme le précise A. Lingis dans l’avant-propos, de délivrer Bataille du chemin étroit dans lequel la pensée française l’avait enfermé, celui de l’érotisme et du sacrifice, de la transgression et de la mort. Il présente les interprétations contemporaines qui situent Bataille dans des traditions intellectuelles françaises et européennes, et apporte des concepts primordiaux pour relever les défis posés par notre époque.
152Le premier temps, « Situation de Bataille », place l’œuvre de Bataille selon ses dimensions historique, politique et philosophique afin de déceler sa « révolution copernicienne ». J. Goldhammer offre une histoire intellectuelle et politique pour mieux cerner la singularité de la position bataillienne de l’anarchie. En particulier, il montre comment les concepts de sacrifice et de pouvoir entrent en rupture avec la pensée traditionnelle de la gauche française, tout en soulignant la manière dont Bataille a impulsé un tournant aux mouvements les plus extrémistes de la gauche. A. E. Wendling creuse les racines de sa pensée historico-intellectuelle sur Marx. Bataille revisite Marx en l’accusant d’être tombé dans l’ornière d’une téléologie révolutionnaire, de n’avoir pas su dégager le concept d’énergie, restant enfermé dans la coupure nature/culture. La contributrice retrace la triple généalogie de la notion d’ « énergie » comme opératoire chez Bataille : le fondement de la biologie, les vues internes du structuralisme, et la doctrine de l’émanation médiévale. P. Lamarche relance l’examen de l’héritage marxiste dans le contexte de sa filiation tumultueuse avec le surréalisme et son affinité avec Sade. Il reprend ainsi le parcours bataillien de la fin des années 1920 au début des années 1930 en relevant son matérialisme et sa rupture avec Breton à propos des lectures divergentes du Marquis : il serait réducteur de voir en Bataille un sadien débauché occultant le radicalisme politique de la transgression en corrélation avec l’expansion et la souveraineté. La réappropriation bataillienne du désir sadien contribue à élaborer une stratégie révolutionnaire comme terme d’une alternative entre le marxisme orthodoxe, le fascisme des classes moyennes et le surréalisme. Une analyse très fine de la réflexion de Bataille sur la valeur d’usage chez Sade montre comment, pour Bataille, la valeur d’usage chez Sade pervertit la morale bourgeoise, comment nous pouvons nous délivrer de la culture du travail vouée à l’échange et à l’accumulation pour une politique de la joie.
153La deuxième partie, « Les plaisirs et le mythe de la transgression », poursuit cette problématique au cœur des travaux de Bataille qui relient le libertinage sadien, la transgression, la souveraineté, la radicale expansion et tous les autres excès de notre auteur. S. Winnubst situe Bataille dans le champ contemporain des thèses lacanienne et foucaldienne. La ligne de démarcation s’opère selon le registre du plaisir. Elle insiste, se tournant vers l’Histoire de l’érotisme, sur le contraste de l’érotisme avec la version hégélienne de la reconnaissance et de la lecture derridienne de Bataille sur Hegel, soutenant que la logique de la transgression n’excède pas les limites économiques, qu’Histoire de l’œil ne se plie pas à la catégorie de la transgression ; mais que les plaisirs extatiques sont glorieusement futiles. Z. Direck prolonge l’expérience érotique en régime d’économie générale, puisqu’elle suspend le travail de l’économie restreinte. Elle repense la subjectivité par un retour à l’expansion de l’énergie comme lieu authentique de la différence sexuelle. Face à l’apparente misogynie qui traverse ses fictions et ses essais, elle argue résolument que cette reconsidération du corps comme historico-cosmique court-circuite ce grief tant répété tout en exaltant la possibilité d’une éthique de l’expérience érotique en tant que source nouvelle de notre habitation sur cette Terre. Elle insiste sur le fait que Bataille apporte une réflexion réellement nouvelle sur l’économie en prenant sérieusement en compte la nature, la violence, afin de panser nos blessures et les paradoxes du désir. Avec « La vengeance de Malvolio », A. L. Brown suit la posture provocante de S. Winnubst en portant son intérêt sur le mode singulier de la communication intérieure, et en avançant que la sérénité de Bataille consiste à ne pas emprunter la voie philosophique pour prouver la force de son argumentaire.
154Le troisième moment, « Corps et animalité », s’inscrit dans une pensée de l’expérience corporelle selon la perspective de l’économie générale. L. McWhorter pense, à travers et avec Bataille, les réelles possibilités qu’il ouvre. Prenant appui sur les critiques féministes du phallocentrisme, elle réfléchit sur le sujet connaissant en son corps, montrant comment Bataille invite à une méditation sur la construction d’un nid. L. A. Privitello approche le thème de l’animalité et du rire. D. Holland interroge l’utilisation des métaphores théâtrales, sans considérer la pratique actuelle du théâtre. Elle aborde Bataille à partir des corps en jeu dans l’optique de l’économie générale, elle déchiffre le sens bataillien du jeu en termes d’énergie, de temps et de ressources.
155La partie finale, « La politique souveraine », vire à une explicitation concrète de ce qui a été annoncé jusqu’alors. « La Part maudite et Le Marchand de Venise » d’A. Cutrofello aborde la critique bataillienne du capitalisme sur la base de la pièce de Shakespeare. En conservant les principes de la théorie générale de l’économie, Bataille regarde le capitalisme comme inepte : loin d’épanouir l’individu, il subordonne la dignité humaine à la poursuite de sa dégradation. Dans Le Marchand de Venise, Shakespeare articule une critique du capitalisme naissant, opposé à la pure dépense de la générosité. Cependant, Bataille perçoit le capitalisme comme une extension du christianisme ascétique, il y voit non le Christ, mais Nietzsche pour une éthique de la part souveraine. Pour l’essentiel, le « tournant copernicien » de Bataille est à l’économie ce qu’est la révolution copernicienne chez Kant. R. A. Lee Jr. part de la catégorie la plus élémentaire de l’économie, la chose, en fonction de la méditation heideggérienne sur la chose comme telle. Si Heidegger questionne le mode d’être du Dasein, Bataille travaille la condition de possibilité de l’économie générale pour conclure que l’issue du politique n’est pas la redistribution équitable des choses, mais la relation de la souveraineté par rapport à la chose. A. Stoekl examine la thèse de la dépense et de l’épuisement à la lumière des problèmes écologiques, économiques et de développement, en insistant sur les vues nouvelles que Bataille offre pour repenser les questions des ressources d’énergie et de la surconsommation.
156Robert TIRVAUDEY.
Eddy M. Zemach, La beauté réelle. Une défense du réalisme esthétique, trad. et préface de Sébastien Réhault, Rennes, PUR, 2005, coll. « Aesthetica », 263 p., 22 E.
157« A thing of beauty, disait Keats, is a joy for ever. » Il y a des choses belles, sans aucun doute. Mais y a-t-il des choses de beauté, qui exemplifient la beauté comme propriété réelle ? La sagesse de notre époque est, sur cette question, subjectiviste et relativiste ; pour reprendre un exemple de l’excellente préface de S. Réhault, quoi de commun entre trouver belle la Vue de Delft de Vermeer et trouver beau l’Album blanc des Beatles ? Certains trouvent belle la musique de Nirvana ou d’Éminem. Que leur dire ? La même chose qu’à ceux qui trouvent Julie Andrews sexy ou Monica Bellucci vulgaire ?
158Le grand mérite de Zemach dans ce livre est de démonter patiemment, dans un style analytique minutieux, les arguments antiréalistes, notamment ceux qui relativisent le goût à l’époque (cf. l’excellent Test of Time d’Anthony Saville) ou à une interprétation, et de défendre une ontologie réaliste des propriétés esthétiques qui sonne comme une charge contre le postmodernisme de tout poil. Cela implique toute une théorie des universaux et de leur exemplification, qui ne va pas de soi, toute une théorie de la fiction et de la vérité en art, examinée dans les derniers chapitres. Il faut, pour lire ce livre, avoir un solide arrière-plan en ontologie analytique contemporaine. Les arguments de l’A. sont souvent sophistiqués, quelquefois à la limite du sophistique. La place manque pour les discuter ici, mais c’est une lecture essentielle à quiconque fait de l’esthétique aujourd’hui.
159Pascal ENGEL.
PSYCHOLOGIE, PSYCHIATRIE, PSYCHANALYSE
160Psychologie, psychiatrie, psychanalyse
Richard Askay, Jensen Farquhar, Apprehending the Inaccessible. Freudian Psychoanalysis and Existential Phenomenology, Evanston, Northwestern University Press, 2006, coll. « Studies in Phenomenology & Existential Philosophy », XVI-456 p., 29,95 $.
161Cette œuvre explore les vues majeures pour approcher, avec la tradition occidentale, la thématique des dimensions inaccessibles de l’expérience humaine. R. Askay, professeur de philosophie à l’Université de Portland, et J. Farquhar, psychothérapeute, rapprochent ainsi le point focal de l’engagement historico-philosophique de la psychanalyse freudienne avec la phénoménologie husserlienne et les ramifications de la phénoménologie existentielle. Plusieurs raisons motivent la sélection de la théorie métapsychologique et la pratique thérapeutique du freudisme. D’abord, personne n’a encore clarifié les présuppositions fondamentales philosophiques de la psychanalyse. Ensuite, le freudisme contribue aux plus profondes questions sur la nature humaine. Si Freud est une voie incontournable, trop souvent les approches restent confinées dans les influences historiques de la psychanalyse en passant sous silence Platon, Montaigne, Bacon, Locke, Hume, Kant, Voltaire et bien d’autres. Enfin, le freudisme a fécondé les recherches de sphères encore vierges, comme avec R. Rorty et P. Gay, pour ne citer que les principaux épigones. Il est donc question, à travers l’histoire de la philosophie, de dévoiler les liens de correspondance entre psychanalyse et phénoménologie existentie(a)lle.
162Il s’agit d’abord de restaurer, selon une méthode « archéologique », l’authentique rapport entre Freud et Husserl et d’autres phénoménologues, afin de ressusciter la scienticité du freudisme. Aussi sont abordées les questions des origines de la « raison synthétique » de Freud, de son statut comme « métaphysicien » dans le rapport entre conceptualisation de la métapsychologie et pratique psychothérapeutique, de ses liens avec les Lumières (selon la formule célèbre, ici détournée : « Le Moi est maître dans sa propre maison »), de l’unité et la séparation entre Freud et la pensée grecque, de l’ouverture romantique de Freud avec Goethe, Schiller et Schelling, et un cas de refoulement philosophique : comment le maître du soupçon refoule Schopenhauer et Nietzsche...
163Le second mouvement précise le sous-titre : « L’engagement philosophique de Freud avec la phénoménologie husserlienne et la phénoménologie existentiale ». Il porte sur la propédeutique de Freud et les phénoménologues, l’intelligence du mutuel silence énigmatique entre père de la psychanalyse et père de la phénoménologie, la critique heideggérienne de la conception freudienne du monde sur la base des Séminaires de Zollikon, le dialogue de sourds et le criticisme spécifique de Heidegger tourné contre la psychanalyse freudienne, père et fils ou Freud et Sartre selon les modes de la critique sartrienne de la métapsychologie, de l’auto-déception, et aboutit au remaniement par Merleau-Ponty de la psychanalyse quant à la question du poids poétique du corps.
164Un rapprochement entre la psychanalyse et la phénoménologie est-il possible ? La question réactive le dernier volet selon le double axe de la perspective phénoménologique existentiale et l’unification de la psychanalyse freudienne à travers la méthodologie archéologique.
165L’ouvrage veut sortir Freud des « fausses évidences », des caricatures, pour le reprendre sérieusement. Assurément, le projet est louable. Mais cette nouveauté n’est pas nouvelle. Et à force de vouloir sauver Freud, de lui-même, par lui-même, contre lui-même, ne finit-on pas par l’occulter davantage ?
166Robert TIRVAUDEY.
Mikkel Borch-Jacobsen, Sonu Shamdasani (éd.), Le dossier Freud. Enquête sur l’histoire de la psychanalyse, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2006, 510 p., 20 E.
167Après Le Livre noir de la psychanalyse (2005, Les Arènes), Pourquoi tant de haine ? par Élisabeth Roudinesco (la même année, Navarin), L’Anti-Livre noir de la psychanalyse (sous la dir. de Jacques-Henri Miller aux Éditions du Seuil en 2006) et de très nombreux dossiers vulgarisés dans la presse, voici un livre qui prétend être plus radical encore : il dénie à la psychanalyse son existence même. « La psychanalyse n’a jamais existé – c’est une nébuleuse sans consistance, une cible en perpétuel mouvement. » Sa seule unité serait celle de l’allégeance institutionnelle à la légende freudienne, c’est-à-dire une identification entre l’événement de la psychanalyse et la personne même de Freud. Les auteurs, un philosophe de l’Université de Washington et un historien du Welcome Trust Center for the History of Medicine à Londres, veulent faire l’histoire de l’histoire de la psychanalyse. De témoins interrogeant les principaux acteurs, ils sont devenus à leur tour acteurs engagés : l’histoire de la psychanalyse, telle qu’elle nous est contée par Freud et par ses successeurs, est une fable édifiante, une sorte de « roman familial » destiné à nier ses humbles origines historiques.
168Si la psychanalyse est allergique à l’histoire, ce serait parce qu’elle y est vulnérable ; sa prétendue scientificité, comme théorie universelle, ne résisterait pas à l’exposition des arrangements et des malversations de son histoire, la psychanalyse tout entière, moins fictive que fictionnante, se caractérisant par l’interpréfaction, transmutation d’interprétations et de constructions en faits positifs. En fabriquant des faits avec des idées et avec des hypothèses, elle présente une interprétation faussement positiviste de la production de données analytiques, en faisant oublier cette production même. Cette interpréfaction se décline dans différents petits dossiers : le mythe de l’ « auto-analyse » de Freud, où l’auto-observation se confond avec une autothérapie, accréditant l’idée d’une science privée et secrète derrière la science publique ; les rumeurs engendrées par Freud au sujet de l’amour de transfert d’Anna O. à l’égard de Breuer et de l’accouchement hystérique de celle-ci ; les manipulations et stratégies narratives que Freud a déployées dans les histoires de cas (l’Homme aux loups, l’Homme aux rats, l’Homosexuelle, Dora, etc.) en tentant de faire coïncider avec la fable théorique qu’il voulait broder ces récits dont il est l’auteur, non les patients eux-mêmes ; l’effacement (appelé « censure ») dans les lettres publiées des traces de l’intérêt que Freud avait porté aux idées de Wilhelm Fliess, salué d’abord comme le « Kepler de la biologie » ; la fatale erreur délibérée de traduction commise par Freud dans son récit Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci où le vautour était en réalité un milan ; le mythe propagé par Ernest Jones d’un puritanisme de Freud.
169On pourrait se demander si le type d’argumentation de ce dossier ne se retourne pas contre ses auteurs. La falsification qu’ils dénoncent est peut-être celle qu’ils produisent. Remettre en question la scientificité de la psychanalyse n’est pas nouveau. Jacques Bouveresse, en 1991, dans Philosophie, mythologie et pseudo-science, étudiant la lecture de Freud par Wittgenstein, clarifiait pourquoi Wittgenstein tenait la psychanalyse pour une mythologie plus que pour une science : la confusion des raisons reconnues et des causes supposées (Freud traite la raison comme une cause en supposant qu’elle peut être conjecturée par une procédure de type scientifique et confirmée par l’acquiescement du sujet qui la reconnaît comme ayant été sa raison), la part de la persuasion, la croyance au déterminisme psychique (tout dans la vie psychique a un sens ou une finalité), le préjugé universaliste selon lequel, si une partie des faits est expliquée, la totalité doit pouvoir l’être, entraînent que la psychanalyse ne reconstruit pas une histoire réelle. Elle fait accepter au patient une histoire qui a le caractère apaisant d’un mythe. De sorte que la psychanalyse échapperait à toute possibilité de falsification. Ce qui rejoindrait Popper, pour qui la psychanalyse, par nature irréfutable, serait non scientifique. Dans le cas d’une science, c’est la pratique scientifique seule qui décide. Or la psychanalyse, prétendant ne pouvoir être jugée de l’extérieur, serait à elle-même à la fois juge et partie. Mais ce n’est pas ce point de vue qu’adoptent les auteurs : cette question des critères du jugement d’objectivité, des frontières entre mythologie et science, n’est pas vraiment posée. Si bien que les « arguments » se révèlent être des conjectures qui, ne pouvant être démontrées, apparaissent comme aussi « fabriquées » que les constructions qu’elles dénoncent.
170Guy SAMAMA.
David Buller, Adapting Minds. Evolutionary Psychology and the Persistent Quest for Human Nature, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 2005, 550 p.
171David Buller s’était déjà signalé par ses travaux en philosophie analytique de la biologie (il a édité en 1999 le recueil Function, Selection and Design). Avec cet ouvrage, il nous donne un examen détaillé de la psychologie évolutionniste qui a suscité des réactions contrastées dans le monde anglo-saxon. Présentée par l’un de ses hérauts, David Buss, comme la « nouvelle science de l’esprit », la psychologie évolutionniste se présente à la fois comme l’héritière du Darwin de La filiation de l’homme et comme la synthèse de la biologie évolutionniste contemporaine et de la psychologie cognitive. Notre esprit serait un archipel de traits distincts (hypothèse de la modularité massive) dont chacun aurait évolué en réponse à un problème adaptatif précis dans l’environnement ancestral. La question de la nature humaine serait tranchée positivement par la découverte de telles adaptations. Remarquablement clair et informé, le livre de Buller entend soumettre à la critique un tel programme de recherches et ses premiers résultats.
172Après un rappel sur l’explication en biologie de l’évolution et en psychologie évolutionniste, Buller met l’accent sur le contraste entre l’ambition grandiose de cette dernière et les faiblesses de la démonstration (chap. III), puis sur les difficultés propres à la thèse de la modularité massive (chap. IV). Dans les trois chapitres suivants, il descend dans l’arène en analysant pas à pas les assertions des psychologues évolutionnistes relativement aux critères de choix des partenaires sexuels (chap. V), à la fonction biologique du mariage et de la jalousie (chap. VI), et à l’effet Cendrillon, c’est-à-dire aux liens entre amour parental et filiation biologique (chap. VII).
173Le bilan est nuancé, puisque par exemple l’explication de l’institution du mariage en termes de sélection sexuelle (celle qui est proposée par Smuts et Gubernick) lui semble plus solide que les généralisations de Buss relatives à l’objet respectif de la jalousie masculine et de la jalousie féminine. Buller conclut en soutenant que l’obsession des psychologues évolutionnistes à l’égard de la dimension adaptative des facultés humaines apparaît comme un vestige de la théologie naturelle (celle de Paley) et leur vision d’une nature humaine évoluée, comme une survivance de la pensée essentialiste. La particularité de l’ouvrage est sans doute de ne pas être un brûlot antinaturaliste, ni un rejet de toute considération évolutionniste dans l’explication du mental à la manière de Fodor. C’est en philosophe de la biologie convaincu de la fécondité de la pensée darwinienne en général, et de la pertinence d’une recherche sur l’évolution de la cognition en particulier, que Buller s’exprime. Ce qu’il se borne à dire, c’est que ce que propose la psychologie évolutionniste laisse à désirer dans le cadre qu’elle a elle-même défini. On peut avoir des réserves sur certains points : le chapitre sur la modularité, co-écrit avec Valerie Gray Hardcastle, ne convainc pas lorsque Buller entend passer d’une critique argumentée de la modularité massive à l’affirmation selon laquelle la plasticité cérébrale supplée à tout. Néanmoins, dans la tradition du livre de Philip Kitcher sur la sociobiologie (Vaulting Ambition, 1985), l’auteur signe sur un sujet d’importance un essai qui mérite d’être lu comme un modèle d’examen sceptique.
174Denis FOREST.
Jacqueline Carroy, Annick Ohayon, Régine Plas, Histoire de la psychologie en France. XIXe-XXe siècles, Paris, La Découverte, 2006, coll. « Grands Repères », 272 p.
175Faire l’histoire d’une forme de savoir s’étendant sur deux siècles dans un ouvrage de petit format n’a rien d’une tâche facile. Les trois auteurs, qui ont publié séparément des livres remarqués sur les origines de la psychologie et de la psychanalyse ou sur leurs moments critiques, ont joint leurs efforts pour tenir un pari : offrir, en un parcours chronologique, une vue précise des développements de la psychologie en France, depuis l’analyse de la postérité du Traité des sensations de Condillac (1754) au début du XIXe siècle jusqu’à la crise des « psys » en Mai 68. En neuf chapitres incisifs et lumineux, le trio d’historiennes éclaire les processus d’institutionnalisation, de professionnalisation et d’hybridation qui caractérisent ce qu’on a un peu de mal à définir comme une « discipline », tant ses frontières sont floues et ses objectifs sont divers.
176Le livre est présenté d’emblée comme une contribution à la sociologie historique de la connaissance : ce n’est pas du développement « interne » d’une science dont il est ici question, mais des relations qu’elle entretient avec d’autres disciplines sur la cartographie mouvante des savoirs. Cette approche relationnelle est ainsi explicitée : « Il nous faudra [...] replacer la psychologie dans les contextes sociaux et politiques qui déterminent ses conditions d’émergence et infléchissent ses orientations. Nous insisterons davantage sur les rapports complexes et souvent ambivalents qu’elle a, dès le début, entretenus avec d’autres disciplines. Nous parlerons, par exemple, de relations d’inféodation et de mimétisme avec les sciences exactes et la physiologie, d’émancipation et de compromis avec la philosophie et la médecine, de concurrence avec d’autres sciences humaines » (p. 7).
177Cependant, si les auteurs ont le souci d’écrire l’histoire de la psychologie en tant qu’elle exprime un ensemble de relations avec des savoirs antérieurement constitués ou concurrents, elles ne la réduisent pas pour autant à une série de déterminations contextuelles, à une sorte de chronique externe. La dynamique spécifique des opérations de savoir n’est jamais négligée. L’un des aspects les plus intéressants de l’ouvrage concerne les sujets de l’expérience qui ont servi de matériau – les femmes, les enfants, les fous et les criminels – qui composent une sorte de vaste galerie de pathologie sociale par rapport à laquelle la normalité psychique est définie. Il faut noter dans ce contexte l’importance de l’introspection, qui n’a rien de résiduel et qui, avec l’expérimentation sur soi ou sur les membres de sa famille, constitue une pratique fréquente de la part des psychologues.
178L’histoire de la psychologie en France est aussi une histoire culturelle et politique. Les auteurs montrent l’importance du cadre national pour le développement de ce savoir, alors qu’on aurait pu s’attendre que la science moderne n’eût pas de patrie. Si la circulation des connaissances et les importations de modèles constituent l’arrière-plan de la vie scientifique, l’espace des débats et des coups possibles reste pour l’essentiel circonscrit à l’espace national. C’est ainsi que l’importance de la philosophie comme cadre expressif d’une nouvelle science ou que le modèle pathologique en psychologie apparaissent comme des singularités françaises. Les auteurs analysent aussi les complexités de l’introduction de la psychanalyse en France : le rapport entre Sigmund Freud et Pierre Janet fait l’objet d’un développement passionnant. Par sa position au croisement des sciences de l’homme et des sciences de la vie, la psychologie constitue un remarquable analyseur de l’institution scientifique, des systèmes de classement dominants et de la définition de l’activité savante à un moment donné de l’histoire. Le dernier chapitre, qui rend compte de l’inscription de la psychologie au CNRS après la fin de la Seconde Guerre mondiale, illustre au plus haut degré les tensions inhérentes à l’objet même qui constitue la psychologie. On pourrait dire, en prolongeant librement la remarquable analyse des trois historiennes, que la psychologie, plus qu’une discipline, est une sorte de « forum hybride », pour reprendre la notion développée par Michel Callon et Arie Rip dans un autre contexte, où sont confrontées des institutions, comme la médecine et la philosophie, et des pratiques thérapeutiques et de gestion des populations qui ne se rangent jamais sous un modèle unifié.
179Par la précision de son écriture, la qualité de la bibliographie et de la chronologie annexée, cet ouvrage constitue à la fois une introduction à la discipline et un instrument de travail de grande qualité. Il est incontestablement appelé à devenir une référence dans un genre qu’on aurait tort de considérer comme mineur.
180Jean-Louis FABIANI.
Patrick Coupechoux, Un monde de fous, Paris, Le Seuil, 2006, 368 p.
181Comment notre société maltraite ses malades mentaux : cette enquête menée pendant une année dans les hôpitaux psychiatriques de France par un journaliste au Monde diplomatique sonde les grandes mutations, et les dérives, de notre système psychiatrique. Elle s’appuie à la fois sur des écrits, sur des reportages de terrain et sur des témoignages des principaux acteurs.
182Dans une première partie, l’auteur retrace l’histoire de la psychiatrie depuis l’âge classique jusqu’au rapport Demay de 1982 qui proposait de rompre avec l’hôpital et de s’acheminer vers une « démédicalisation » de la maladie mentale. Dans une deuxième partie, des récits de « cas » dans les institutions, mais aussi dans la rue et dans les prisons, nous confrontent à la violence de notre société qui, tout en continuant à s’adosser aux droits de l’homme, est totalement dépourvue d’humanisme. Un troisième volet décrit, par le biais d’une substitution de la santé mentale à la psychiatrie, une véritable mise sous tension de la société dans son ensemble : le malade n’étant plus un patient, mais un citoyen engagé dans la compétition économique (suivant un modèle managérial), toutes les ressources sociales et médicales sont mobilisées, et placées en réseau dans le seul objectif d’insérer ou de réinsérer socialement tous ceux qui sont victimes de « souffrance psychique ». En médicalisant l’existence et en socialisant la souffrance, nous sommes inévitablement confrontés à la question politique : celle d’une réflexion sur la manière dont nous voulons vivre ensemble, sur notre projet de société.
183Au-delà des études de cas et des témoignages, ce livre a le mérite de nous rendre sensibles à un triple décalage grandissant : un décalage entre des représentations de la maladie mentale qui n’ont pas changé depuis cinquante ans et un système de soins inefficace parce qu’il faut agir vite, et au moindre coût ; un décalage entre les discours politiques de libération, voire de libéralisation, de la maladie mentale et de tous ceux qui s’en occupent, et les impératifs administratifs, économiques et financiers qui restreignent la liberté ; enfin, la description et la classification pragmatiques des maladies mentales dans le DSM-IV ne sauraient masquer que, pas plus aujourd’hui qu’hier, ne peut être apportée de réponse pertinente à la question : « Qu’est-ce qu’une maladie mentale ? »
184Le livre est complété par un très utile glossaire des sigles utilisés.
185Guy SAMAMA.
Claude Debru, Neurophilosophie du rêve, préface de Michel Jouvet, Paris, Hermann, 2006, 460 p.
186Il s’agit d’une réédition augmentée de cet ouvrage majeur, devenu un classique. Debru y combine avec bonheur l’analyse historique et la réflexion épistémologique. Analyse historique d’abord, puisque les hypothèses concernant le rêve et son corrélat physiologique, le « sommeil paradoxal » (sommeil où « paradoxalement » le tracé de l’électroencéphalogramme ressemble, à s’y méprendre, à celui de la veille), y sont finement analysées avec leurs succès et leurs échecs. Debru montre comment, petit à petit, émerge avec le temps, parmi d’autres fonctions neurobiologiques et psychiques du rêve, l’idée du rôle du rêve dans la reprogrammation du cerveau, un modèle proposé en 1977 par Jouvet où « dans le rêve se combineraient l’information épigénétique et le codage génétique du comportement » (p. 151). Ainsi pourrait, au fil des rêves successifs, se perfectionner le comportement, à partir de ses bases génétiques et de ses acquis quotidiens. Ce qui aboutit à faire du rêve le « gardien de l’individuation du cerveau » (p. 347). Mais on trouve aussi, à chaque moment du livre, une rigueur scientifique et épistémologique exemplaire, dans la présentation des mécanismes (physiologiques ou biochimiques) du sommeil paradoxal, dans les discussions sur l’inné et l’acquis, sur les rapports du cerveau et de la pensée, voire sur les conséquences philosophiques de ces rapports. Le post-scriptum, intitulé avec humour « Vingt ans après », offre, avec le même éclairage, un bilan de l’évolution des recherches récentes : le rôle des médiateurs cérébraux, l’élucidation des mécanismes de la narcolepsie, les progrès de l’imagerie cérébrale pour confirmer le parallélisme psychophysique entre cerveau et esprit, les espoirs des études cognitives et aussi leurs erreurs (ainsi les thèses inattendues qui, dans un relent de cartésianisme dépassé, ont voulu affirmer que seuls les hommes rêvent parce que le rêve ne peut être que langagier). Un livre qu’on lira, et même relira, avec intérêt, plaisir et passion.
187Georges CHAPOUTHIER.
Sigmund Freud, Œuvres complètes. Psychanalyse, t. VIII, 1906-1908, « Gradiva », Autres textes, Paris, PUF, 2007, 287 p., index des matières, index des noms, index des lieux, 31 E.
188Ce tome VIII, faisant suite aux 16 tomes déjà parus, nous achemine vers l’achèvement de la publication des œuvres complètes de Freud commencée en 1988. L’éloge d’une telle entreprise n’est plus à faire et il faut souhaiter qu’elle soit menée à son terme dans les meilleurs délais.
189Aucun des 19 textes publiés dans ce volume n’est un « texte fondateur », comme L’interprétation du rêve, les Trois essais ou Au-delà du principe de plaisir, posant les bases de ce qu’on appelle parfois « la théorie analytique », ni un texte « classique » que doit avoir lu tout homme cultivé, sauf peut-être ce charmant petit essai de 1907, Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen, consacré à une nouvelle qui, en dépit des dénégations de l’auteur, semble avoir été écrite pour être interprétée par les psychanalystes. À cette date (1906-1908), la psychanalyse possède déjà une doctrine étoffée et une pratique solide qui ne semblent pas être remises en cause par Freud (c’est seulement en 1914 avec l’introduction du narcissisme et en 1921 avec la dualité pulsion de vie / pulsion de mort qu’apparaîtront des modifications théoriques importantes). Mais il ne les suppose presque jamais déjà connues du lecteur. Ainsi dans Actions de contrainte et exercices religieux, il fait comme si celui-ci ignorait tout de ce que nous appellerions aujourd’hui les TOC (troubles obsessionnels compulsifs), ailleurs, comme si ce même lecteur n’avais jamais entendu parler de l’inconscient. Dans La morale sexuelle « culturelle » et la nervosité moderne, il traite des rapports de la sexualité et de la morale en ne faisant appel que très discrètement aux lumières de la science psychanalytique. En définitive, sans relever de la vulgarisation, presque tous les textes réunis ici sont accessibles aux profanes.
190Au lecteur plus informé, au psychanalyste, au chercheur, cette nouvelle traduction offre avant tout la richesse de ses notes. Là où Freud n’en a pas mis lui-même, les traducteurs prennent souvent la peine d’indiquer tel ou tel détail biographique ou bibliographique fort utile pour la compréhension du texte. Par exemple :
191p. 36, une explication pour chacun des livres de toute une série évoquée par Freud ;
192p. 53, précision sur la date de l’éruption du Vésuve : le 24 août 79 ;
193p. 69, citation d’un vers d’Horace auquel Freud fait allusion sans le nommer ;
194p. 71, référence exacte d’une phrase des Confessions de Rousseau ;
195p. 78, remarque importante concernant l’absence du mot Wahn (délire) dans le texte même de Jensen, etc.
196À ces notes fort utiles aurait pu s’en ajouter une sur la citation par Freud, à la fin d’Actions de contrainte et exercices religieux (p. 146, GW, 139), du texte de l’épître aux Romains, 12, 19 : « À moi la vengeance, dit le Seigneur. » En effet, si la traduction de Luther, que cite Freud, dit bien : « Die Rache ist mein, ich will vergelten, spricht der Herr », le texte de saint Paul pris à la lettre signifie : « C’est à moi que revient de faire justice jusqu’au bout (ekdikésis), c’est moi qui rétribuerai (egô antapodôsô). » En fait, saint Paul cite ici le Deutéronome, 32, 35 dans la version grecque de la Septante, tandis que Luther fait comme s’il en citait le texte hébreu, lequel est, paraît-il, plus équivoque et ne permet pas de distinguer nettement vengeance et justice. De plus, la Vulgate parle elle aussi plutôt de vengeance (Deut. : ultio ; Rom. : vindicta). Aussi n’aurait-il peut-être pas été sans intérêt, à propos d’un texte où il est question d’un père vengeur comme origine de troubles névrotiques, de remarquer que Freud utilise, comme référence à la Bible, une phrase qui, dans la lecture luthérienne de saint Paul, est peut-être un contresens.
197Quant aux qualités de traduction proprement dite, on retrouve dans ce volume celles des volumes antérieurs : clarté, précision et souvent élégance. À quelques exceptions près, tout de même :
198Par exemple (p. 48 et 49, correspondant respectivement à GW, VII, 37, 38, 63), je suis un peu choqué par « post-effet » pour Nachwirkung, alors que « effet différé » dit la même chose sans être aussi barbare.
199De même, je suis choqué par l’expression (p. 75, GW, VII, 66) « un fragment de l’advenir animique » pour « Stück des seelischen Geschechens ». Et puisque nous en sommes à discuter les notions de geistig et de seelisch, j’aurais tendance à voir un véritable contresens dans la traduction (p. 199, GW, VII, 146) de geistige Kräfte par « forces spirituelles », car, en français, cette expression signifie « forces morales et religieuses », alors qu’il s’agit ici seulement de forces psychiques. Il est à craindre qu’ici les traducteurs ne se soient laissé entraîner un peu trop loin par l’application trop rigide de leurs principes de traduction.
200De même enfin pour la traduction de Sehnsucht par « désirance ». Oublions la question de savoir si mot « désirance » est vraiment français pour ne retenir que la réticence regrettable des traducteurs à parler de « nostalgie ». Il est vrai que Sehnsucht ne comporte pas toujours ce regard vers le passé qu’implique étymologiquement le mot nostalgie (nostos = retour ; algos = douleur), et peut être traduit par « désir(s) » (comme on l’a fait pour le titre du film Sehnsucht de Valeska Grisebach). Mais parfois il le comporte vraiment, comme l’indique le contexte. Par exemple, p. 95 (GW, VII, 88) « die verliebte Sehnsucht nach der einst gekannten Zoe ». Pourquoi traduire « la désirance amoureuse pour Zoé qu’il avait connue autrefois » au lieu de « la nostalgie amoureuse de la Zoe connue jadis » ?
201Le mot « grec » nostalgia est, tout comme psychologia, un de ces mots qui n’existent ni en grec ni en latin anciens et qui ont été créés par les érudits occidentaux après la Renaissance (en grec ancien, nostalgie se dirait plutôt pothos et en latin desiderium). Nostalgia semble être apparu pour la première fois dans une thèse de médecine soutenue en latin à Bâle le 22 juin 1688 (cf. sur ce point l’excellent article d’André Bolzinger dans le Dictionnaire international de la Psychanalyse d’Alain et Sophie de Mijolla). Mais alors qu’il est, par la suite, tout comme le mot « psychologie », passé dans le français courant, il n’a pas, à la différence de « psychologie », été adopté par l’allemand courant, lequel ne connaît que Sehnsucht, pour rendre ce que le français entend par « nostalgie ».
202Yvon BRES.
Émile Jalley, Critique de la raison en psychologie. La psychologie scientifique est-elle une science ?, Paris, L’Harmattan, 2007, 511 p., 39 E. Émile Jalley, La guerre des psys continue. La psychanalyse française en lutte, Paris, L’Harmattan, 2007, 512 p., 39 E.
203Ces deux ouvrages paraissent de manière jumelée. Le premier est consacré à l’examen de certains aspects marquants de la crise multiforme qui traverse le champ de la psychanalyse et de la psychologie clinique, à la fois dans et hors l’espace universitaire, cela au moins dans la période la plus récente de leur confrontation avec une coalition composite formée par le bloc des disciplines cognitives de la psychologie (« sciences cognitives » est trop simple) et celui des disciplines bio-neuromédicales (« neurosciences » serait également trop simple), crise qui s’est aggravée de façon sensible depuis les années 1984-1985.
204En fait, la « guerre des psys », qui a été relancée plutôt que déclenchée par la parution en 2005 du Livre noir de la psychanalyse, a déjà connu et connaîtra encore d’autres rebondissements, dont les épisodes sont toujours aussi spectaculaires qu’imprévisibles, aussi fugaces que sans cesse reviviscents.
205Le livre est composé de trois parties principales, formant autant de perspectives différentes qui permettent d’aborder de façon convergente et surdéterminée une problématique de nature complexe, à la fois institutionnelle, scientifique et aussi culturelle, sans parler de sa dimension simultanément médiatique, économique et sociale.
206Tout d’abord, un retour à certains textes fondamentaux longtemps négligés de Freud devrait permettre à la psychanalyse française de mieux ajuster sa réplique à la publicité de la nouvelle biopsychiatrie à base de techniques comportementales et pharmacologiques, en situant plus clairement son attitude à l’égard de partenaires tels que la psychologie, la médecine et la philosophie (chap. 1-5).
207Le livre présente ensuite une analyse critique des principaux ouvrages et autres contributions qui ont proposé une réponse au Livre noir afin de mieux comprendre en quoi et pourquoi le nouveau biopouvoir généticien et comportementaliste de source états-unienne a pour allié naturel le fondamentalisme cognitiviste. De ce point de vue, il propose de poursuivre de manière conséquente la tâche essentielle, même si ce n’est pas la seule, d’une critique généralisée de la psychologie objective contemporaine.
208Dans un troisième temps, l’auteur évoque également certaines figures célèbres, anciennes et récentes, de la culture européenne : Descartes, Wallon, Althusser, Deleuze, Derrida, Canguilhem, car ce sont bien nos racines culturelles européennes qui sont aujourd’hui menacées par le nouveau biopouvoir cognitiviste de source états-unienne.
209Le deuxième ouvrage se situe dans la ligne d’une critique de la raison scientifique de type kantien, appliquée au champ d’étendue considérable de la psychologie moderne. Kant a produit ses trois Critiques (1, 2, 3) dans le cadre des sciences de la nature, surtout de la physique classique de Newton (1), de la biologie naissante (3), de la psychologie encore en projet (1), de l’art de vivre aussi (2, 3) et enfin de l’art (3) tout court. Son entreprise ne pouvait pas encore s’appliquer aux sciences humaines et parmi elles à la psychologie scientifique encore à naître. Ce livre poursuit l’entreprise d’une critique généralisée des disciplines psychologiques commencée dans les précédents ouvrages de l’auteur : La crise de la psychologie à l’Université en France. 1 : Origine et déterminisme ; 2 : État des lieux depuis 1990 (L’Harmattan, 2004) ; La psychanalyse et la psychologie aujourd’hui en France (Vuibert, 2006) ; Wallon et Piaget. Pour une critique de la psychologie contemporaine (L’Harmattan, 2006) ; l’ouvrage analysé ci.dessus, enfin. Il s’est agi pour l’auteur essentiellement de « démonter la tour Eiffel du cognitivisme », qui, tout en se présentant comme une science, est à bien des égards une nouvelle et excessive philosophie. Piaget avait déjà écrit une Épistémologie des sciences de l’homme, mais dont le contenu, antérieur à l’apparition du cognitivisme, remonte aujourd’hui à une soixantaine d’années. Une critique de type kantien dénonce trois modes de dysfonctionnement dans la psychologie contemporaine : chosification, discours contradictoire, confusion du possible avec le réel.
210Le recours à un type d’argumentation de caractère en apparence aussi dépassé que celle relevant du criticisme kantien pourrait sembler bien arbitraire, sauf qu’il se trouve que l’épreuve qui en est faite sur l’objet en question (la psychologie, laquelle est dès l’origine l’un des trois grands objets de la philosophie) donne des résultats particulièrement satisfaisants.
211D’ailleurs, il se pourrait que les différents types critiques inaugurés par une telle approche soient susceptibles d’une efficacité comparable dans d’autres champs des sciences humaines, la sociologie et l’économie politique, par exemple : partout on trouve, à pleines brassées, les phénomènes transformés en choses, les modèles affrontés en antinomies, les prévisions posées en résultats déjà crédibles.
Dominique Laplane, Penser, c’est-à-dire ? Enquête neurophilosophique, Paris, A. Colin, 2005, 203 p.
212L’A. est professeur honoraire de neurologie à la Salpêtrière, et le mérite de ce livre est de nous rappeler un certain nombre de faits et d’arguments en faveur de l’idée – de bon sens, bien étayée par la psychologie, mais suspecte au yeux de beaucoup de philosophes – selon laquelle il y a une pensée sans langage. Ailleurs l’ouvrage roule sur des questions comme la nature de la conscience, les limites-du-computationnalisme-après-Gödel, la thèse de Sapir-Whorf, l’herméneutique du langage, et la nature du libre arbitre. Il apporte la réflexion intéressante d’un neurologue sur certains des problèmes débattus de la philosophie de l’esprit, mais n’échappe pas non plus aux simplifications et à l’ « emporte-piécisme ».
213Pascal ENGEL.
Danielle Milhaud-Cappe, Freud et le Mouvement de pédagogie psychanalytique, 1908-1937, Paris, Vrin, 2007, 298 p.
214L’ouvrage de Danielle Milhaud-Cappe, qui est le condensé et l’abrégé d’une thèse de doctorat en philosophie, est incontestablement novateur et éclairant, tant d’un point de vue strictement philosophique que sous un angle plus large, historique et interdisciplinaire, venant combler une lacune dans le domaine des interactions de la psychanalyse avec les sciences de l’éducation. La recherche historique entreprise par l’auteur et l’indispensable retour aux sources afin de les (ré)interroger partent, semble-t-il, du constat suivant : si les multiples formes d’alliance entre le domaine de l’éducation et celui de la psychanalyse semblent toujours contestées par les théoriciens des deux côtés (cf. le titre antagoniste des deux ouvrages de référence sur la question, celui de C. Millot et de M. Cifali) qui s’efforcent de dénoncer le mélange des genres, les pratiques mixtes effectives rendent impossible tout séparatisme « de commande » (p. 11). L’emprunt donc de modèles, auquel on fait tant appel aujourd’hui pour « légitimer » toute démarche de ce genre, n’a même pas besoin d’être évoqué, tant la pénétration réciproque des concepts et des pratiques semble « couler de source », sans rien enlever pour autant à leur imperméabilité et à leur spécificité irréductibles. Car, dans ce cas précis, c’est l’histoire de la psychanalyse elle-même qui vient nous éclairer, en révélant la dette du père fondateur envers les trois figures emblématiques du milieu de la pédagogie de son époque et leurs réponses, en symétrie, aux théories psychanalytiques naissantes. Loin donc d’avoir affaire à une psychanalyse « appliquée » après coup à la pédagogie, on découvre avec grand intérêt, en suivant la finesse de l’analyse, à la fois conceptuelle et historique, de l’auteur, l’influence des trois pionniers de ce mouvement sur la constitution et le développement de la psychanalyse elle-même, et, inversement, l’impact de cette dernière sur leur pratique. Auguste Aichhorn (1878-1949), le thérapeute des jeunes délinquants, aux intuitions salvatrices, Hans Zulliger (1893-1965), l’instituteur suisse, ancré à la réalité de la praxis pédagogique, le pasteur Oskar Pfister enfin (1873-1956), qui nous aide à sortir de la confusion contemporaine entre le psychique et le spirituel, ces trois hommes d’exception « relèvent tout d’abord de deux centres culturels de déploiement : Vienne et Zurich, avec une inspiration qui sera plus religieuse là, plus socialiste ici » (p. 259). Mais malgré leurs divergences, et leur dialogue toujours empreint de critique avec Freud, l’auteur insiste sur la grande homogénéité de leurs vues et leur profond attachement à la « cause » freudienne, dus à leur appartenance commune à ce Mouvement de pédagogie psychanalytique (1908-1937) dont les travaux et les questionnements anticipent et éclairent d’une manière admirable ceux que connaît notre société contemporaine vis-à-vis de sa jeunesse.
215Vassiliki-Piyi CHRISTOPOULOU.
Laurent Ravez, Les amours auscultées. Une nouvelle éthique pour l’assistance médicale à la procréation, Paris, Le Cerf, 2006, 389 p.
216Quelle doit être aujourd’hui la place de l’assistance médicale à la procréation (AMP) ? Comment la technicité des méthodes doit-elle se situer face au « désir d’enfant qui pousse deux êtres humains l’un vers l’autre et fait parfois advenir un enfant » (p. 24), voire au « besoin d’enfant » (p. 25), « parfois jeté à la figure des praticiens, alors tentés de se lancer dans des recherches précaires des solutions » (p. 27) ? Dans ce livre, fort bien documenté, l’auteur se propose de répondre à ces questions et d’esquisser une nouvelle éthique de la vie amoureuse. D’abord face à une certaine dérive techno-scientifique que constitue un recours trop systématique à l’AMP, l’auteur maintient la « dimension symbolique de l’être humain » (p. 136), puisque beaucoup des critiques adressées à l’AMP portent justement sur la « dimension désymbolisante des techniques » (p. 165). Mais ces critiques omettent de souligner « la souffrance portée par l’infertilité » (p. 165). Face à un « terreau antitechniciste » (p. 171) et à ses multiples facettes philosophiques, l’auteur souligne les appels qui se rattachent au « don de la vie », une logique du don qui veut s’opposer aux excès de la rationalité techno-scientifique. Pour l’auteur, il faut sortir de cette logique agonistique et, au contraire, insister sur les « indispensables liens » (p. 262) entre AMP et don de la vie. Le « don total », inspiré des idées de Jean-Luc Marion, en tant que « pur donné, libéré de la charge de l’échange qui incite à le penser sous un statut d’objet circulant entre un donateur et un donataire » (p. 285), paraît une excellente base de départ. Mais sous réserve de ne pas oublier « l’alliance de l’amour et du don de la vie » (p. 295) : « Pour donner la vie, il faut aimer et être aimé, même s’il s’agit là d’un idéal dont la réalité s’écarte parfois » (p. 361). D’où finalement trois grands repères éthiques : il faut entendre la souffrance des parents (infertiles) ; il faut respecter les équilibres qui président au don de la vie, c’est-à-dire l’équilibre familial dans son ensemble ; enfin, dans ce cadre, il faut voir avec une « lucidité bienveillante » (p. 364) les techniques de l’AMP. Si les couples qui ont des problèmes de fertilité « ont avant tout besoin d’accompagnement » (p. 365), ce beau livre offre une réflexion salutaire sur les écueils et les réussites qui peuvent peupler cet accompagnement.
217Georges CHAPOUTHIER.
MORALE, ÉTHIQUE
218Morale, éthique
Ariane Bilheran, Le harcèlement moral, Paris, Armand Colin, 2006, 127 p.
219Ce petit livre, original et très vivant (il est bourré d’anecdotes), se situe à cheval sur la psychologie, la sociologie et la morale, et il intéressera tous les philosophes. Il s’attaque à un sujet brûlant, mais assez rarement traité de manière extensive, celui du harcèlement moral. On y trouvera, exposés avec une grande clarté, la typologie des harcelés et des harceleurs, les conséquences sociales et contextuelles du harcèlement, voire des pages sur la responsabilité de l’ « État harceleur », notamment dans les pays totalitaires : « Le harcèlement étatique vise toujours une seule partie de la population (par exemple, les femmes chez les talibans) [...] mais jamais une population tout entière. Il s’agit de trouver un bouc émissaire sur lequel rejaillira la folie et/ou la lâcheté collective » (p. 85). En analysant les rouages de ces États totalitaires (manipulation, terreur, isolement, perte des repères sociaux, etc.), l’auteur fait des parallèles avec la pensée de Hannah Arendt. Mais, en liaison avec ces analyses qui touchent à la philosophie politique, on trouve une réflexion en profondeur sur le processus même du harcèlement, fortement ancré dans la cruauté et le sadisme humains, et qui traduit, même dans nos systèmes politiques démocratiques, une « survivance totalitaire ». Même s’il est vrai qu’ « une société démocratique doit pouvoir réinstaurer un sentiment de sécurité chez ses citoyens qui ont été lésés » (p. 122).
220Georges CHAPOUTHIER.
Caroline Guibet Lafaye, La justice comme composante de la vie bonne, Sainte-Foy (Québec), Les Presses de l’Université Laval, 2006, coll. « Inter-Sophia », XII-232 p. Alain Policar, La justice sociale. Les enjeux du pluralisme, Paris, Amand Colin, 2006, coll. « Cursus », 207 p.
221Ces deux livres visent le même objectif, mais pas tout à fait le même public. Le premier est un livre de réflexion pure ; le second lie, conformément au but de la collection, une réflexion originale à des visées plus didactiques. Comment envisager « une possible intégration de principes de justice dans la conception individuelle de la vie bonne » ? (Guibet Lafaye, p. 1). Comment donc concilier des impératifs sociaux avec des objectifs individuels ? Mais aussi comment peser une justice universelle à l’aune du pluralisme des valeurs ? (Policar, p. 9). Telles sont les questions posées par ces livres.
222Les traditions libérales ou kantiennes donnent certes priorité à la justice, « déterminant ainsi, par avance, l’intégration de la justice à la vie bonne » (G. L., p. 9). Mais rien ne dit que cette intégration est toujours vraie dans tous les cas. Une analyse plus détaillée s’impose donc. À ce propos, les lecteurs tireront grand profit de la présentation didactique de Policar sur l’exigence utilitariste, sur les thèses libérales de John Rawls, sur les positions ultra libérales de Hayek ou de Nozick, sur la critique communautarienne (dans sa forme extrême, « ce courant radical est constitué par ceux qui souhaitent substituer la communauté à la recherche de principes universels de justice », P., p. 82) ou sur les approches « républicaines ». Guibet Lafaye propose de fonder la réponse sur l’altérité et l’impartialité. Si l’égoïsme peut être cause d’injustice, « un spectateur impartial ne saurait tolérer qu’il poursuive son propre bonheur au détriment des autres » (G. L., p. 42). Si l’on veut donc rendre compatibles vie bonne et souci de la justice, le souhait d’impartialité est essentiel et celle-ci est le fait des institutions. Policar également suggère la nécessité d’une neutralité de l’État, qui, jointe aux valeurs (dignité, autonomie de la personne...) et au droit à la différence (P., p. 175), garantisse le respect d’une justice sociale soucieuse de l’individu.
223Bien entendu, une éducation du sujet à l’impartialité est aussi très importante et, à ce propos, l’éthique de la discussion, chère à Habermas, peut s’avérer fort utile, comme le réclament les deux auteurs, de même qu’une extension de l’amour de soi et de ses proches vers la communauté tout entière. « La mise en œuvre d’un idéal social égalitaire ne requiert pas seulement la création d’institutions sociales égalitaires stables mais également une modification des attitudes individuelles » (G. L., p. 110). Peut y participer tout ce qui va dans le sens d’une considération de l’altérité : réciprocité, avantage mutuel, neutralité de la justice, motivation en faveur de l’impartialité... Ou encore, comme le formule Policar : « La discussion publique sera le moyen par lequel s’auto-institue la société démocratique » (p. 161). Cette « démocratie délibérative » de Policar, elle aussi ancrée sur la réciprocité, fait clairement écho aux préoccupations de Guibet Lafaye.
224Il s’ensuit, à l’instar des thèses de Rawls, que « l’élaboration du concept de personne bonne constitue un moment central dans la résolution de la question de départ, car elle est précisément celle qui réalise une intégration du juste dans une conception individuelle du bien » (G. L., p. 152). La justice ne devient un bien que si « les individus ont un désir efficace d’agir justement » (G. L., p. 185). Il s’agit donc, dans une perspective rawlsienne, d’inscrire le « bien d’autrui dans ma propre conception du bien » (G. L., p. 188). Policar formule ce souhait en termes de tolérance, cette vertu « modeste et difficile » (p. 171), puisqu’elle repose non sur un « goût » de l’autre, mais au contraire sur une difficulté à admettre au départ la culture de l’autre : « la reconnaissance de la difficulté à aimer l’autre » (p. 175). Mais, comme « on ne peut exclusivement se tourner vers les réquisits d’une conduite personnelle » (G. L., p. 213), le rôle impartial des institutions reste présent et garant de l’impartialité, donc de l’égalitarisme. Puisque, comme le dit Policar, la diversité culturelle (sous-entendu : personnelle) est aussi « une expérience proprement universelle » (p. 186).
225Ou encore, si l’on se fie à la distinction effectuée par Policar entre deux grands groupes de philosophies, celles qui visent à la juste redistribution des richesses (et se situent plutôt dans le mouvance libérale) et celles qui visent à la reconnaissance des spécificités des individus ou des groupes (et se situent plutôt dans la mouvance communautarienne, voire républicaine ou socialiste), le but des deux auteurs est de trouver une heureuse combinaison entre ces deux extrêmes, entre individualisme et diversité, d’un côté, et universalisme de la justice, de l’autre.
226Deux intéressantes analyses des rapports du juste et du bien dans la pratique quotidienne, qui renvoient finalement à une société équilibrée, donc, à la fois tolérante et impartiale.
227Georges CHAPOUTHIER.
Caroline Guibet Lafaye, Justice sociale et éthique individuelle, Sainte-Foy (Québec), Presses de l’Université Laval, coll. « Inter-Sophia », 2006, XIV-442 p.
228L’objet de cet ouvrage est de discuter diverses théories égalitaristes de la justice sociale en les soumettant au critère de leur réalisabilité ou implémentation sociale. L’auteur cherche à montrer que, au-delà d’un principe minimal exigeant la satisfaction des besoins fondamentaux pour tous, « le critère d’absence d’envie ainsi que le critère de la diversité non dominée, combiné à la maximisation du revenu minimum », sont les principes de justice distributive les plus à même d’ « être soutenus par une large pluralité de projets rationnels de vie » (p. 387) et, partant, ceux dont la réalisabilité se laisse le mieux envisager. L’auteur affirme toutefois que, pour qu’une société soit effectivement gouvernée par de tels principes, il faudrait que les membres de cette société aient incorporé, à titre de seconde nature, une « moralité sociale positive » (p. 372), incluant notamment un certain « civisme fiscal » (ibid.). Or l’auteur juge par ailleurs vraisemblable qu’aucune politique redistributive ne puisse être assise sur un complet consensus social (p. 389), ce qui implique fatalement que la mise en pratique d’un égalitarisme social exigera une certaine contrainte de la part de l’État. Mais alors, comment attendre une forme de civisme fiscal de la part de ceux qui vivront comme une contrainte inique la taxation du revenu de leurs talents ?
229À notre sens, l’auteur a posé une question importante, voire cruciale. Son analyse des diverses théories égalitaristes de la justice lui a notamment permis de mettre en lumière comment, dans toutes ces théories, domine l’idée que nul ne mérite ses talents et que la justice sociale est en dernière analyse une manière d’antifortune. Mais elle n’a peut-être pas accordé une place suffisamment importante à la discussion directe de cette idée et à ses chances de faire l’objet d’un consensus de principe et d’un soutien au quotidien. Son ouvrage se présente plus comme une présentation critique, remarquablement informée, de plusieurs formules de justice distributive que comme une discussion suivie de ce que Rawls a appelé le problème de la stabilité de la théorie de la justice. Ouvrage quelque peu décevant, donc, si l’on s’en tient à son projet, mais instructif néanmoins par la riche matière qu’il embrasse et expose avec clarté.
230Stéphane CHAUVIER.
André Jacob, L’homme entre temps et éthique. En quête d’une philosophie pratique, vol. 1, Paris, L’Harmattan, 2007, 266 p.
231Le temps, comme l’éthique, sont des thèmes centraux de la philosophie, mais ils sont rarement confrontés aussi directement que dans le présent ouvrage. Directeur de la prométhéenne Encyclopédie philosophique universelle des PUF, André Jacob nous livre ici une importante somme de ses réflexions sur cette question. Car c’est l’expérience du temps qui fait l’homme, qui permet la valorisation de ses expériences, c’est « en prenant conscience des implications temporelles de sa condition [...] que l’homme pourra le mieux réagir aux aliénations qui le menacent » (p. 70), « c’est à la faveur de la dialectique temporelle sous-jacente à toute expérience que la valorisation prend son sens concret » (p. 15). Ainsi peut se former le « temps du désintéressement » qui « apparaît comme celui d’une expérience humaine qui se dé-lie en dissolvant ses chaînes et ses aliénations » (p. 50). Cette notion de désintéressement paraît essentielle à l’auteur en tant qu’ « expression du moment de l’autonomie, équivalent de l’absolu dans l’homme » (p. 52). L’ensemble du livre va étayer cette quête d’accrochage du meilleur de l’homme à la temporalité, par des développements métaphysiques variés sur les relations entre le temps et la connaissance, sur l’éternité, sur le monisme, sur les différentes facettes de l’humanisme, sur l’exigence praxiste, sur la représentation du temps : « Tant par l’ombre qu’elle ne sait dissimuler que par la lumière qu’elle projette sur notre expérience, elle annonce l’ampleur des problèmes éthiques qui s’attachent à la condition temporelle », dit-il superbement (p. 112). Concluons avec l’auteur : « On ne saurait, en dernière analyse, trouver la garantie du renouvellement de l’homme que dans une structure de temporalisation qui en réponde constamment » (p. 263). S’il est clair que la philosophie pratique ne peut faire abstraction de la temporalité, gageons que le second volume annoncé, sur l’éthico-politique, et qu’on attend avec le même intérêt, abondera encore dans ce sens.
232Georges CHAPOUTHIER.
Joël Janiaud, Singularité et responsabilité. Kierkegaard, Simone Weil, Levinas, Paris, Honoré Champion, 2006, coll. « Travaux de philosophie », 482 p., 78 E.
233« Ce que j’ai fait, n’importe qui l’aurait-il fait à ma place ? » « Si je ne le fais pas, qui le fera ? » : de telles questions mettent en jeu l’importance morale de la singularité de l’agent. Par rapport à l’éthique commune, la singularité fortement exprimée crée un statut d’exception ambigu, au même titre qu’un risque et une menace pour l’expérience morale. En s’appuyant notamment sur les pensées de S. Kierkegaard, S. Weil et E. Levinas qui articulent étroitement singularité, responsabilité et sacrifice de soi, cet ouvrage se propose alors de prendre la mesure de cette menace – non en tant qu’elle concernerait la faute ou un en-deçà de l’éthique – mais en tant qu’elle concerne un au-delà de l’expérience éthique, lié aux notions de surérogation (dépassement du devoir) et de responsabilité héroïque.
234Les trois premières parties dessinent un parcours qui va « du mouvement de retrait de l’individu par rapport à un contexte difficile, où la conscience des responsabilités individuelles semble en péril [...], à l’engagement de cet individu dans une démarche singulière placée sous le signe de l’abnégation » (p. 21). L’ouvrage part de cette interrogation : « Comment peut-on rendre compte de ce qui semble être une tendance de la vie sociale à produire de l’irresponsabilité alors même que c’est elle qui donne sens aux repères du général et de l’ordinaire ? » (p. 33) et envisage les problèmes relatifs aux possibilités de coopération et d’intégration de l’individu dans des systèmes d’action collective. La définition d’une tâche solitaire engage parfois une manifestation extrême de la singularité, dont on risque de ne plus savoir quelles limites elle pose à la responsabilité. Dans une deuxième partie, « La vocation et ses modèles », commençant par distinguer singularité ordinaire et singularité extraordinaire, la singularité introduite par l’idée de vocation, qui en fait un réservoir de marginalité, est à sonder dans ses implications : la vocation personnelle vécue comme une obligation risque « soit de se replier sur la solitude, soit d’étendre insidieusement son exigence au reste de l’humanité » (p. 198). Les stratégies de l’abnégation, qui font l’objet d’une troisième partie, « peuvent être l’imitation, l’obéissance, le sacrifice de soi, ou encore le témoignage pour des valeurs » et « comportent des ambiguïtés majeures parce qu’en elles le meilleur risque est de ressembler au pire, et parce que les limites du devoir risquent encore de s’y effacer » (p. 201). La quatrième partie, « Le vertige de l’asymétrie », éclaire les relations plus ordinaires entre singularité et responsabilité en posant en premier lieu cette question éminemment problématique : « Comment faut-il articuler l’asymétrie qui me distingue et l’asymétrie qui m’assigne ? » (p. 306), en lien avec cette autre interrogation qui traverse l’ouvrage : « Sur quoi peut-on fonder une éthique au-delà de l’éthique, une éthique seconde, qui donnerait place [...] aux comportements extraordinaires ? » (p. 317). Un dernier moment, consacré à « La complexité de l’ordinaire », se propose d’interroger la place qu’il faut donner à la surérogation dans un contexte identifié comme démocratique et comme ordinaire, de limiter l’institutionnalisation du sacrifice, mais aussi de réserver aux individus la « possibilité de construire leurs identités dans un rapport créatif avec les possibilités de l’extraordinaire » (p. 391).
235L’ouvrage, dont le déroulement et les références constantes à S. Kierkegaard et S. Weil pourraient rendre suspects la vie sociale comme le sens moral commun, se clôt sur la nécessité de promouvoir une pensée positive de la responsabilité, qui résiste aux troubles connotations du sacrifice et de la culpabilité, mais aussi sur cette étrange et stimulante analogie entre créativité esthétique et la singularité du pouvoir d’action en morale : « Et si Untel ne fait pas tel poème, je ne le lirai jamais. De même un bienfait » (Simone Weil).
236Patricia VERDEAU.
Ruwen Ogien, L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes, Paris, Gallimard, 2007, 253 p.
237Lire Ruwen Ogien est un plaisir rare. Face au jargon hermétique de nombreux philosophes d’aujourd’hui, il offre une langue d’une clarté et d’une limpidité exemplaires. Dans la mouvance de Mill, l’auteur défend une « éthique minimaliste », terme qu’il faut comprendre comme une éthique « justifiée par les principes de non-nuisance, de considération égale et d’indifférence morale par rapport à soi-même » (p. 141), qui mènent à « l’idée qu’on devrait être libre de disposer de son corps et de son existence » (p. 192). Il s’ensuit un certain nombre de conséquences, comme le fait qu’il n’y a pas de devoir par rapport à soi-même : « Je soutiens [...] que ce que nous faisons de nous-mêmes n’a aucune importance morale » (p. 24). D’où, fondamentalement, une certaine asymétrie morale : « Le bien ou le mal qu’on se fait volontairement à soi-même n’a pas la même importance morale que le bien et le mal qu’on fait volontairement aux autres » (p. 25). D’ailleurs, « le devoir moral envers soi-même contredit le principe de liberté » (p. 57). Disparaissent aussi de la morale les « vertus personnelles » chères à Aristote. D’abord parce que « ce n’est jamais toute notre nature, mais seulement certaines propriétés naturelles qui peuvent être jugées bonnes » (p. 71). Et aussi parce que, selon les contextes, les mêmes traits de caractère peuvent s’avérer bons ou mauvais : « N’est-il pas bon, parfois, si on est un nazi par exemple, de ne pas être courageux ? » (p. 67). Au total, Ogien propose une éthique minimaliste très séduisante, d’autant qu’au-delà du devoir de ne pas nuire à autrui elle vise aussi à « toutes sortes de devoirs positifs en vue du bien commun » (p. 100). À cette thèse séduisante et qui offre sans doute une bonne solution pour une morale adaptée à la modernité, j’aimerais cependant proposer deux objections, l’une pratique, l’autre théorique :
2381 / L’objection de l’éducation, d’abord. Peut-on rester minimaliste dans le cadre de l’éducation des enfants ? Ne faut-il pas leur imposer, au moins partiellement, une morale (totalitaire) du bien et certains devoirs envers eux-mêmes ? Peut-on amener l’adulte à une morale minimaliste si l’on n’apprend pas d’abord à l’enfant la morale maximaliste du Père Noël et du Père Fouettard ? Ou encore, un père de famille ne doit-il pas se comporter de manière paternaliste ? Certes l’auteur reconnaît (p. 121) qu’il n’est pas souhaitable que les parents traitent leurs enfants comme des égaux, mais, à mon avis, sans répondre vraiment à cette objection.
2392 / L’objection des bases naturelles de la morale, ensuite. Les exemples extrêmes du suicide et de l’automutilation nous gênent, même si, par le raisonnement, nous devons reconnaître que chacun peut avoir le droit de se tuer ou de se mutiler. Cette gêne nous vient du fait que nous sommes construits comme des êtres vivants et non comme de purs esprits. Nous, fils du singe et arrière-petit-fils du reptile, sommes construits pour ne pas nous démolir. Autant que sur la rationalité discursive, la morale est fondée sur des racines naturelles. Ces bases darwiniennes expliquent, par exemple, notre insistance à protéger d’abord les jeunes. Elles expliquent aussi le souci de protéger d’abord nos proches, un thème que l’auteur discute (p. 147) sans y apporter de réponse nette : si je peux sauver une seule personne et que j’aie le choix entre ma sœur et un étranger, est-il plus moral de sauver ma sœur ? Sur ce point, un recours aux racines naturelles de la morale me parait assez éclairant.
240Il reste donc place pour un développement de la réflexion éthique, même après l’apport superbe de Ruwen Ogien.
241Georges CHAPOUTHIER.
Anne Paillet, Sauver la vie, donner la mort. Une sociologie de l’éthique en réanimation néonatale, Paris, La Dispute, 2007, 286 p.
242L’ouvrage présente un problème de morale pratique : celui de la réanimation néonatale qui comporte beaucoup de décisions discrètes « absentes des espaces de discussion publics de l’activité médicale » (p. 9), des décisions qui visent à arrêter (donc à donner le mort) ou à poursuivre (parfois au risque de séquelles graves, p. 28) une réanimation. La première partie du livre, fondée sur des exemples vécus et commentés, décrit la pratique de différents services, qui repose sur une « incertitude normative » (p. 40), même si certains comportements en émergent. Ainsi, beaucoup de services estiment que les décisions doivent être prises sans les parents « décrits comme étant [...] fragilisés sur un plan psychique » (p. 55) et de manière collégiale. En cas d’abandon de réanimation, il faut des traitements (pharmacologiques) supprimant toute souffrance lors de la mort de l’enfant. Mais persistent cependant entre les acteurs de nombreux « différends moraux » (p. 73) comme le montre l’analyse d’un cas limite (p. 103 et s.) qui a abouti « à une décision de poursuite dont le chef de service dira, a posteriori, qu’elle n’était pas bonne » (p. 106) : « On s’est trompé. Mais on a un droit à l’erreur » (p. 143). « Plusieurs infirmières me disent avoir du mal à accepter le discours du chef de service », confie l’auteure (p. 154). Ces différends moraux sont analysés en détail dans la seconde partie et rattachés à des catégories professionnelles. Ainsi, les médecins seniors visent davantage au sauvetage (présent) des enfants en minimisant les risques et font preuve de propos « optimistes », tout en mettant à l’écart les parents, alors que les infirmiers, et aussi les internes, anticipent davantage l’avenir, redoutent les « poursuites douteuses » (p. 223), sont davantage enclins au pessimisme et communiquent davantage avec les parents. Tout cela est aussi lié aux intérêts mêmes de ces différents groupes et « s’écarte [...] des représentations habituelles de la morale comme siège du désintéressement » (p. 242). Ces clivages risquent, selon l’auteure, de changer dans l’avenir, par suite des avis du Comité d’éthique en faveur de l’implication des parents et de l’évolution même de certains médecins, malgré « de remarquables résistances » (p. 275) d’un milieu médical qui reste encore très « conservateur ».
243Georges CHAPOUTHIER.
Patrick Pharo, Raison et civilisation. Essai sur les chances de rationalisation morale de la société, Paris, Le Cerf, 2006, 394 p.
244La rationalité mène-t-elle nécessairement à une civilisation harmonieuse, et finalement au bonheur ? Cette question, à partir de prémisses sociales, est en fait une question morale, bien dans la lignée du précédent ouvrage du même auteur (Morale et sociologie, 2004), qui visait à rendre sa place à l’éthique dans la théorie sociologique [1]. Face à ce qui pourrait apparaître comme une faillite pratique de la raison, qu’elle soit d’esprit libéral ou socialiste, dans l’édification de sociétés harmonieuses, l’auteur propose de s’appuyer sur « six thèses pour une rationalisation morale de la société » (p. 14) :
2451 / Le monde tel qu’il est n’est voulu par personne et obéit à un jeu de contraintes qui échappent à l’homme.
2462 / Les cultures humaines elles-mêmes sont régies par les lois naturelles de la vie, donc un autre système de contraintes.
2473 / L’amendement des conditions naturelles de la vie humaine par « le travail civilisationnel de la raison » (p. 16) ne peut être que lent et progressif.
2484 / La réflexivité rationnelle, c’est-à-dire « la raison qu’un être vivant peut donner à ses propres actions ou états » (p. 17), est la meilleure méthode pour soumettre les actes humains à la critique morale, une position qui rapproche Pharo de Kant.
2495 / Le principe moral le plus sûr fait référence à la souffrance, une position qui rapproche ici Pharo de l’utilitarisme.
2506 / Tous les domaines de la vie humaine ne relèvent pas du jugement moral, « certains étant simplement indifférents » (p. 18).
251Partant de ces thèses, l’auteur montre qu’une raison morale est possible, puisque « le raisonnement peut très facilement prendre une dimension morale dès qu’on commence à s’interroger sur les conséquences qu’une application peut avoir pour des êtres sensibles » (p. 56), d’autant que, d’autre part, « nous sommes tous virtuellement dépendants de la bonté d’autrui » (p. 57). La rationalité morale émerge donc comme une nécessité sociale (comme en témoignent d’ailleurs les protomorales des groupes d’animaux, que l’auteur n’aborde pas). Il n’y a donc « aucune antinomie entre le statut rationnel du sens moral et son ancrage dans la sensibilité » (p. 72). Finalement « le sens moral est [...] toujours ce qui permet de reconnaître l’immoralité [...] ou la moralité [...] du fait précisément de sa capacité à comparer un état réel au meilleur état virtuel » (p. 83). On peut donc, en s’appuyant sur ce sens moral, aboutir à une sorte de consensus social, « un bien moralement admissible au sens d’un bien qu’aucune partie restreinte ou élargie de la société humaine n’aurait de raison décisive de rejeter » (p. 84).
252Une large part de l’ouvrage est consacrée à l’analyse de cette faculté essentielle de l’homme qu’est la raison et qui trouve des racines naturelles comme des bases cognitives. « Le trait essentiel de la raison réside [...] dans la capacité de mise en relation abstraite des contenus de pensée les uns avec les autres » (p. 133). D’où, pour l’auteur, un rôle prééminent de la raison, même dans l’expression artistique, souvent considérée comme liée à la seule émotion. Pourquoi, dès lors, la raison morale ne guide-t-elle pas tous nos actes ? Parce qu’elle s’oppose à un autre déterminant essentiel du comportement humain : la recherche du plaisir. « Une grande partie de la civilisation matérielle des êtres humains se confond avec la culture rationnelle du plaisir et [...] c’est là, précisément, que réside une des sources du conflit entre la rationalité morale et la rationalité strictement [...] utilitaire » (p. 221). La question de la civilisation revient donc à cette interrogation fondamentale : comment « accorder son meilleur jugement rationnel avec ses propensions naturelles ou culturelles à la jouissance, mais aussi à la colère, à l’impulsion, à la négligence ou à l’obstination fautive » ? (p. 271). On pourrait résumer ce combat par une lutte de chaque instant entre notre privilège d’homme qu’est la raison morale et l’autre composante essentielle de notre mode d’être qu’est l’impulsion émotionnelle, qui rend la « raison captive » (p. 271).
253On ne sera pas surpris que Pharo trouve à ce dilemme une réponse sociale : c’est par « les règles institutionnelles et juridiques » (p. 311) que la raison morale pourra trouver la place qui lui est due. L’auteur en donne, pour terminer, des exemples précis dans nos sociétés, montrant notamment comment il faut, dans la recherche de justice sociale, éviter ces deux écueils de la raison : la loi du talion et l’appel de la croisade.
254Un ouvrage d’une extrême richesse, il faut le souligner, qui ne laissera personne indifférent et où tout philosophe saura trouver des arguments propres à étayer sa position personnelle sur les rapports conflictuels entre la raison morale et des ennemis quotidiens.
255Georges CHAPOUTHIER.
Notes
-
[1]
N.d.l.R. : cf. compte rendu dans le fascicule 2006-1, p. 112.