Notes
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[1]
Tel David Strauss, selon la première Considération intempestive, § 2, OC, II, 1, Paris, Gallimard, 1990, trad. fr. Pierre Rusch, p. 24.
-
[2]
Martin Heidegger, Nietzsche II, Paris, Gallimard, 1971, trad. fr. Pierre Klossowski, p. 36 : “Le terme “volonté de puissance” dit ce que l’étant est quant à son “essence” (sa constitution) [quiddité]. Le terme “Éternel Retour du Même” dit comment il faut que soit l’étant d’une telle essence dans sa totalité [quoddité]. »
-
[3]
La Realität est développée dans la Science de la logique, premier tome, premier livre : L’être, première section, chap. deux, A, 2 (Paris, Aubier-Montaigne, 1972, trad. fr. Pierre-Jean Labarrière et Gwendoline Jarczyk, p. 85-93) ; la Wirklichkeit est pleinement considérée dans la Science de la logique, premier tome, deuxième livre : La doctrine de l’essence (Paris, Aubier-Montaigne, 1976, trad. fr. Pierre-Jean Labarrière et Gwendoline Jarczyk), troisième section, p. 227-296 (et notamment le chapitre II, p. 246-267).
-
[4]
Le monde comme volonté et comme représentation (MVR), livre I, § 4, Paris, PUF, 1966 ; 14e éd., 1996, trad. fr. A. Burdeau revue par R. Roos, p. 32.
-
[5]
La philosophie à l’époque tragique des Grecs (PTG), § 5, OC, I, 2, Paris, Gallimard, 1973, trad. fr. Michel Haar et Marc de Launay, p. 230.
-
[6]
PTG, § 12, op. cit., p. 252. Voir aussi : La naissance de la tragédie (NT), § 21, OC, I, Paris, Gallimard, 1977, trad. fr. Philippe Lacoue-Labarthe, p. 141, qui évoque « la réalité vraie, au cœur lui-même du monde [die wahre Realität, in’s Herz der Welt] ».
-
[7]
PTG, § 15, op. cit., p. 259 (die Wirklichkeit [...] keine wahre Realität hat) ; NT, § 22, op. cit., p. 143 : « l’unique et vraie réalité [der wahren und einzigen Realität] ».
-
[8]
NT, § 10, op. cit., p. 83 : « Tant qu’à utiliser la terminologie platonicienne, on pourrait [...] tenir à peu près ce langage : Dionysos, le seul être qui soit véritablement réel [der eine wahrhaft reale Dionysus]. »
-
[9]
Par exemple, Aurore (A), § 307, OC, IV, Paris, Gallimard, 1980, trad. fr. Julien Hervier, p. 199, oppose ainsi conjointement wirklich et Wirklichkeit à Realität, dans la perspective de l’histoire, il est vrai.
-
[10]
Ces deux axes ne se succèdent pas, car, dès NT, § 4 (op. cit., p. 53), § 8 (op. cit., p. 73 et 75), et § 24 (op. cit., p. 152), Realität est placée entre guillemets, en un usage d’ailleurs non totalement unifiable.
-
[11]
Exemples : Par-delà Bien et Mal (PBM), § 36 (début), Paris, GF, 2000, trad. fr. Patrick Wotling, p. 87 ; Éléments pour la généalogie de la morale (GM), III, § 4, Paris, Librairie générale française, 2000, trad. fr. Patrick Wotling, p. 187 : « séparé du “réel” [“Realen”], de l’effectif [wirklichen] ».
-
[12]
Fragments posthumes de la dernière période dans lesquels il est difficile d’apercevoir une distinction Realität/Wirklichkeit : FP automne 1887, 10 [19] (OC, XIII, Paris, Gallimard, 1976, trad. fr. Pierre Klossowski et Henri-Alexis Baatsch, p. 118) ; FP automne 1887, 10 [157] 2 (OC, XIII, op. cit., p. 182-183) ; FP novembre 1887 - mars 1888, 11 [415] (OC, XIII, op. cit., p. 366) ; FP printemps 1888, 14 [123] (OC, XIV, Paris, Gallimard, 1977, trad. fr. Jean-Claude Hémery, p. 93-94) ; FP mai-juin 1888, 17 [3] (OC, XIV, op. cit., p. 268).
-
[13]
Les écrits de 1888, principalement Ecce Homo et Le crépuscule des idoles, l’attestent.
-
[14]
De la volonté dans la nature, Paris, PUF, 1969 ; 2e éd., 1996, trad. fr. Édouard Sans, p. 138 : « Qu’il faille attribuer une Volonté à l’univers inanimé, inorganique, c’est moi qui fus le premier à le dire. » Sur ce point, consulter également MVR, op. cit., livre II, § 27 (notamment p. 190, 192, 196, 198, 199) et § 28 (p. 202). Michel Henry propose une belle analyse du vouloir-vivre comme auto-affirmation de la vie dans Généalogie de la psychanalyse, Paris, PUF, 1985, p. 164 et s.
-
[15]
Michel Henry, op. cit., p. 166.
-
[16]
Pour les difficultés engendrées par une telle globalisation, consulter l’article de Roger-Pol Droit, « Une statuette tibétaine sur la cheminée », in Présences de Schopenhauer (dir. Roger-Pol Droit), Paris, Grasset, 1989, p. 220-238. L’auteur montre notamment que Schopenhauer « ne thématise nulle part une différence nette entre les Upanishad et le bouddhisme » (p. 236 ; à prolonger par les p. 237-238).
-
[17]
Attention néanmoins au réductionnisme. Sur ce point, consulter Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, « La rupture initiale avec Schopenhauer », Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1993, p. 65-78.
-
[18]
NT, § 10, op. cit., p. 83.
-
[19]
MVR, livre III, § 52, op. cit., p. 336 ; la terminologie scolastique est reprise au § 21, p. 138.
-
[20]
Darstellung, terme utilisé à plusieurs reprises au § 21.
-
[21]
MVR, livre I, § 9, op. cit., p. 70-71.
-
[22]
NT, § 1, op. cit., p. 45 ; § 4, p. 53, 54 ; § 5, p. 57 ; § 6, p. 65 ; § 22, p. 144.
-
[23]
NT, § 8, op. cit., p. 75.
-
[24]
NT, § 17, op. cit., p. 115.
-
[25]
NT, § 18, op. cit., p. 121. À titre de comparaison, la fin de MVR, § 29, op. cit., p. 216, montre bien qu’il ne faut pas confondre le caractère fluent de la manifestation avec la Volonté elle-même : « un éternel devenir, un écoulement sans fin, voilà ce qui appartient à la révélation [Offenbarung] de l’essence de la volonté » (traduction modifiée).
-
[26]
Rappelons deux exemples célèbres :
a) en rester à la surface des choses, c’est être « superficiel[s]... par profondeur » (préface de 1886 au Gai Savoir (GS), Paris, GF, 1997, trad. fr. Patrick Wotling, § 4, p. 33) ;
b) Crépuscule des idoles (CI), « Comment le “monde vrai” a fini par devenir fable », § 6, Paris, Hatier, 2001, trad. fr. Éric Blondel, p. 31 : « Nous nous sommes débarrassés du monde vrai [au sens de l’arrière-monde platonicien ou schopenhauérien] : quel monde restait-il ? Le monde apparent peut-être ?... Pas du tout ! En même temps que du monde vrai nous nous sommes débarrassés aussi du monde apparent ! » -
[27]
Le voyageur et son ombre (VO), § 11, OC, III, 2, Paris, Gallimard, 1988, trad. fr. Robert Rovini, revue par Marc de Launay, p. 181 : « Nous parlons de caractères identiques, de faits identiques [gleichen Facten] : il n’existe rien de tel [beide giebt es nicht]. »
-
[28]
GM, III, § 24, op. cit., p. 255.
-
[29]
GM, III, § 16, op. cit., p. 227.
-
[30]
Sur ce point, consulter Walter Kaufmann : Nietzsche. Philosopher, Psychologist, Antichrist, New York, Vintage Books, 3e éd., 1968, I, 2, III-IV, p. 85.95.
-
[31]
Fragment posthume (FP) été 1886 - automne 1887, 5 [12] : « Question fondamentale : est-ce que la vision en perspective fait partie de l’être [Wesen] ? N’est-elle pas une simple forme de considération, une relation entre des êtres [Wesen] différents ? » (OC, XII, Paris, Gallimard, 1978, trad. fr. Julien Hervier, p. 190).
-
[32]
Nietzsche II, op. cit., p. 205-266.
-
[33]
Nietzsche, physiologie de la volonté de puissance, Paris, Allia, 1998, trad. fr. Jeanne Champeaux, « La pensée nietzschéenne de la volonté de puissance », p. 44-45 et 53-67 notamment.
-
[34]
GS, § 370, op. cit., p. 334, est un bon exemple de ce mode d’investigation : « À propos de toutes les valeurs esthétiques, je me sers désormais de cette distinction fondamentale : je demande, dans chaque cas particulier : “Est-ce ici la faim ou la surabondance qui est devenue créatrice ?” ». La suite de l’aphorisme distingue l’aspiration à l’être et l’aspiration au devenir puis ramène globalement – avec des nuances – l’aspiration à l’être à la faim, et l’aspiration au devenir à la surabondance.
-
[35]
A, § 517, op. cit., p. 263 : « Entraîner à l’amour : nous devons redouter celui qui se hait lui-même, car nous serons les victimes de sa rancune et de sa vengeance. Cherchons donc comment l’entraîner à s’aimer lui-même ! »
-
[36]
FP printemps 1888, 14 [123] (OC, XIV, op. cit., p. 93-94).
-
[37]
Pour la définition nietzschéenne du mensonge, consulter L’Antéchrist (AC), § 55, Paris, GF, 1994, trad. fr. Éric Blondel, p. 118 : « J’appelle mensonge : refuser de voir ce qu’on voit, refuser de voir quelque chose comme on le voit. »
-
[38]
GM, II, § 12, op. cit., p. 152-156.
-
[39]
Sur ce point, consulter : Walter Kaufmann, Nietzsche. Philosopher, Psychologist, Antichrist, III, 7-8, op. cit., p. 211-256.
-
[40]
À titre d’exemple, l’Évangile de Matthieu débute par une généalogie de Jésus.
-
[41]
Humain, trop humain (HTH), § 376, OC, III, 1, Paris, Gallimard, 1988, trad. fr. Robert Rovini, revue par Marc de Launay, p. 243.
-
[42]
A, § 446, op. cit., p. 238.
-
[43]
Sur ce point, consulter l’article d’Éric Blondel, « Critique et généalogie chez Nietzsche, ou Grund, Untergrund, Abgrund », Revue philosophique, no 2, 1999, p. 199-210, p. 205-207 notamment.
-
[44]
Cette opposition ne peut cependant pas toujours être maintenue. Par exemple, Nietzsche évoque l’interprétation (Auslegung) fausse (falsch) en GM, III, § 17, op. cit., p. 230. Plus généralement, à propos de l’usage nietzschéen de la notion de vérité, consulter : Giorgio Colli, Après Nietzsche, Combas, L’Éclat, 2000, trad. fr. P. Gabellone, p. 156-157.
-
[45]
GS, § 109, op. cit., p. 162 : « Le caractère général du monde est [...] de toute éternité chaos, non pas au sens de l’absence de nécessité, mais au contraire au sens de l’absence d’ordre, d’articulation, de forme, de beauté, de sagesse et de tous nos anthropomorphismes esthétiques quelque nom qu’on leur donne. »
-
[46]
L’idée d’ « absurde » n’est pas autonome : elle est l’expression du ressentiment.
-
[47]
FP automne 1885 - automne 1886, 2 [148] (OC, XII, op. cit., p. 141).
-
[48]
La surabondance équivaut à la force ; le désir de s’emplir correspond à la faiblesse comme convoitise.
-
[49]
Précisons cependant que ce sont là des modélisations de commentateurs, et non des expressions nietzschéennes : par exemple, Nietzsche utilise « affirmation » et « dionysiaque » sans les cheviller en une expression récurrente.
-
[50]
GS, § 276, op. cit., p. 225-226 : « Je veux apprendre toujours plus à voir dans la nécessité des choses le beau : je serai ainsi l’un de ceux qui embellissent les choses. Amor fati : que ce soit dorénavant mon amour ! Je ne veux pas faire la guerre au laid. Je ne veux pas accuser, je ne veux même pas accuser les accusateurs. Que regarder ailleurs soit mon unique négation ! Et somme toute, en grand : je veux même, en toutes circonstances, n’être plus qu’un homme qui dit oui ! »
-
[51]
Jean Granier aborde le symbolisme de Dionysos dans Le problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche, Paris, Le Seuil, 1966, p. 538-557. Voir aussi : Mathieu Kessler, L’esthétique de Nietzsche, première partie, Paris, PUF, 1998.
-
[52]
Pour éviter un dualisme de mauvais aloi, il convient de rappeler que ce thème est déjà bien présent en NT, § 24, op. cit., p. 154, par exemple.
-
[53]
Ecce Homo (EH), IV, § 4, Paris, GF, 1992, trad. fr. Éric Blondel, p. 154.
-
[54]
VO, § 61, op. cit., p. 210-211.
-
[55]
Par exemple : « A-t-on prêté l’oreille à ma définition de l’amour ? C’est la seule qui soit digne d’un philosophe. L’amour – dans ses moyens, la guerre, en son principe la haine à mort entre les sexes » (EH, op. cit., p. 99 ; voir aussi : Le cas Wagner, § 2, OC, VIII, Paris, Gallimard, 1974, trad. fr. Jean-Claude Hémery, p. 23 ; lettre à Strindberg du 27 novembre 1888, in Dernières lettres, Paris, Rivages, 1989, trad. fr. C. Perret, p. 102-103).
-
[56]
GS, § 334, op. cit., p. 268-269, montre à l’aide du paradigme de la musique qu’aimer doit s’apprendre.
-
[57]
NT, § 7, op. cit., p. 69.
-
[58]
NT, § 18, op. cit., p. 123.
-
[59]
Ibid. : « Cette découverte inaugure une civilisation que j’oserai qualifier de tragique – et dont le trait majeur est qu’elle remplace, en tant que but suprême, la science par la sagesse, laquelle, sans se laisser abuser par les captieuses diversions des sciences, embrasse d’un regard impassible tout le tableau de l’univers et cherche, dans un mouvement de sympathie et d’amour, à en reprendre sur soi la souffrance éternelle. »
-
[60]
NT, § 7, op. cit., p. 70.
-
[61]
CI, « Ce que je dois aux anciens », § 5, op. cit., p. 132 ; EH, « Pourquoi j’écris de si bons livres », « La naissance de la tragédie », § 3, op. cit., p. 105.
-
[62]
NT, § 17, op. cit., p. 115.
-
[63]
Ibid., p. 120.
-
[64]
Ainsi parlait Zarathoustra, II, « De la rédemption », Paris, Librairie générale française, 1972, trad. fr. Georges-Arthur Goldschmidt, p. 197.
-
[65]
Choix de Patrick Wotling.
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[66]
Choix d’Éric Blondel.
-
[67]
Suggestion de Jean Lefranc (in Comprendre Nietzsche, Paris, Armand Colin, 2003, p. 198).
-
[68]
GS, § 343, op. cit., p. 284.
-
[69]
EH, op. cit., p. 104 : « Rien de ce qui est n’est à défalquer, rien n’est de trop. »
-
[70]
Un « crépuscule des idoles » s’impose, car il y a plus d’idoles que de réalités dans notre monde. Les « idoles », ce sont les idéaux inaccessibles et qui nous empêchent de chérir la réalité (par exemple, le bonheur comme absence de trouble, le noble objectif du bovidé).
-
[71]
Sur ce point, consulter notre « L’empire : une politique de la volonté de puissance ? Nietzsche, la grandeur et le tragique », in T. Ménissier (dir.), L’idée d’empire dans la pensée politique, historique, juridique et philosophique, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 191-200. Voir aussi Yannis Constantinidès, « Nietzsche législateur », in Jean-François Balaudé et Patrick Wotling, Lectures de Nietzsche, Paris, Librairie générale française, 2000, p. 208-282, et « Les législateurs de l’avenir », in Marc Crépon (dir.), Nietzsche, Cahier de l’Herne, 2000, p. 199-219.
-
[72]
CI, « Ce que je dois aux anciens », § 2, op. cit., p. 126-127.
-
[73]
La lutte contre l’imagination est indissociable d’une critique du langage, pour autant que ces deux facultés sont l’expression d’une sorte de « pouvoir fictionnant » fondamental, qui voile la crudité de la réalité. Sur ce point, consulter, par exemple : PBM, § 192, op. cit., p. 147. Pour l’opposition « réel » / « imaginaire », consulter CI, « Les “amélioreurs” de l’humanité », § 1, op. cit., p. 52.
-
[74]
CI, « Raids d’un intempestif », § 32, op. cit., p. 93-94 ; EH, op. cit., p. 88.
-
[75]
Il ne s’agit pas de construire une sorte d’irrationalisme, mais de critiquer la raison « socratique » qui nie le corps au profit de l’idéal. Sur ce point, consulter CI, « Ce que je dois aux anciens », § 2, op. cit., p. 126-127.
-
[76]
Comme déni du sensible.
-
[77]
EH, préface, fin du § 2, op. cit., p. 48. L’idéal fécond est évoqué en EH, III, « Ainsi parlait Zarathoustra », § 2, op. cit., p. 126-127.
-
[78]
A, § 103, op. cit., p. 83 : « Changer notre façon de sentir [umzufühlen] » ; PBM, § 192, op. cit., p. 147 ; GS, § 301, op. cit., p. 246 ; consulter également CI, « Ce qui échappe aux Allemands », § 6, op. cit., p. 65-66.
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[79]
Nous proposons néanmoins une contribution à ce dossier intitulée « Le quatrième livre du Gai Savoir et l’éternel retour » dans les Nietzsche-Studien, vol. no 32 (année 2003), Berlin-New York, Walter de Gruyter, p. 1-28.
-
[80]
Sur ce point, consulter Patrick Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, PUF, 1995, p. 353-382.
-
[81]
AC, § 15, op. cit., p. 59. Voir aussi CI, « Raids d’un intempestif », § 34, op. cit., p. 95-97.
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[82]
FP printemps 1888, 14 [80] (OC, XIV, op. cit., p. 58).
-
[83]
FP printemps 1888, 14 [120] (OC, XIV, op. cit., p. 90).
-
[84]
CI, « Comment le “monde vrai” a fini par devenir faible », § 6, op. cit., p. 31.
1La philosophie de Nietzsche est et se veut intempestive ou inactuelle. À l’inverse des « philistins de la culture » [1] qui, à son époque, affichent une confiance indéfectible dans le progrès, Nietzsche perçoit une inquiétante montée en puissance du nihilisme et du ressentiment. Sans bien sûr s’y résoudre, Nietzsche est le penseur d’une réalité historique qui s’assombrit toujours plus. D’emblée, il ne semble donc pas un auteur fécond pour réfléchir sur la réalité en général. Même si, en effet, on part en quête de cette thématique dans son œuvre, il s’avère que Nietzsche est d’abord un penseur du multiple, comme pluralité sans synthèse. D’après lui, la réalité comme unité est un leurre : elle n’est que l’expression du besoin de simplifier le devenir, pourtant irréductiblement fluent. L’unité de la réalité est l’irréalité même. Pour autant, Nietzsche est tout de même le penseur de la volonté de puissance et de l’éternel retour. À cet égard, Heidegger propose une interprétation qui fait de Nietzsche le penseur d’une catégorisation de la réalité beaucoup plus ferme et rigoureuse qu’il y paraît de prime abord. D’après cette lecture, Nietzsche s’intégrerait fermement à la tradition métaphysique en pensant la réalité sur le mode de l’étant. Ses deux expressions les plus célèbres, la volonté de puissance et l’éternel retour, confirmeraient cette interprétation. La volonté de puissance désignerait l’essentia ; l’éternel retour, l’existentia. Ces deux pensées penseraient donc la même chose, l’étant, mais selon des modalités différentes [2]. Dès lors, Nietzsche est-il un « anti-penseur » de la réalité ou un penseur de la réalité ? Un double fil conducteur est envisageable : qu’est-ce que (ou : que serait) la réalité selon Nietzsche, et quels sont les différents modes d’investigation qui y conduisent ?
2La réalité est d’abord appréhendée à partir du clivage Apollon/Dionysos, dans la période de La naissance de la tragédie. Cette approche n’est intelligible que si l’on souligne l’influence de Schopenhauer lecteur de Kant sur le jeune Nietzsche. En ce sens, la réalité est pensée à partir de la Volonté schopenhauérienne, influencée par la chose en soi kantienne. Ici, c’est la musique qui permet de s’ouvrir à la réalité.
3Celle-ci est ensuite pensée comme devenir absolument insaisissable, et c’est à ce titre qu’elle est l’irréalité même. Plus simplement, la réalité ne serait qu’une projection des catégories figées de l’esprit humain sur du radicalement fluctuant. Elle serait une simple fiction issue du besoin de trouver de la stabilité dans le monde. Le mode de contact requis pour approcher cette réalité mouvante et plurielle est le Versuch.
4C’est pour tenter de mettre au jour la dynamique propre à cette réalité-devenir que l’hypothèse de la volonté de puissance est conçue. La généalogie tente de rendre compte de cette vision conflictuelle de la réalité.
5Enfin, contre l’idéalisme, la réalité est le chaos des forces qu’il faut affirmer, auquel il faut dire « oui ». À ce stade, la réalité est « expérimentée » à titre d’épreuve, d’ascèse, mais aussi d’amour au sens de l’amor fati. Heiterkeit est le terme qui convient.
6À l’évidence, ces quatre réponses dessinent la considérable évolution de la pensée de Nietzsche. Cette assertion s’impose et est cependant à nuancer, car, parfois, le lecteur constate que ces phases ne se succèdent pas de façon mécanique, mais se mêlent et s’enchevêtrent curieusement, dessinant en cela les allers et retours d’une pensée en mouvement.
I – Realität et Wirklichkeit
7La perspective philologique témoigne de cette difficulté. D’emblée, elle consolide la nuance évoquée, dans la mesure où Nietzsche ne propose apparemment pas de conceptualisation spécifique qui, de façon évolutive, tenterait de rendre raison du champ sémantique de la réalité. Ainsi, il emploie fréquemment Wirklichkeit et Realität, et ce de façon manifestement indifférente, alors que le caractère décisif de cette distinction dans le système hégélien est bien connu [3], et qu’il aurait été envisageable de la prendre pour socle, quitte à l’invalider ou à la subvertir. Mais, sous la plume de Nietzsche, s’agit-il vraiment d’un usage indistinct ? Il n’existe certes pas de convention explicite qui les départage nettement. Pourtant, le lecteur peut dégager, sinon des règles, tout au moins certaines « régularités ». Il est alors opportun de rappeler que le philosophe que Nietzsche a vraiment lu de très près est Schopenhauer. Or celui-ci distingue Realität et Wirklichkeit avec soin – sans que l’on sache véritablement s’il s’agit d’une dette vis-à-vis de Hegel ou d’un simple retour sur la spécificité de la langue allemande – dans son œuvre majeure :
« être cause et effet, voilà donc l’essence [Wesen] même de la matière ; son être consiste donc uniquement dans son activité [Wirken] [...]. C’est donc avec une singulière précision qu’on désigne en allemand l’ensemble des choses matérielles par le mot Wirklichkeit (de Wirken, agir), terme beaucoup plus expressif que celui de Realität (réalité). Ce sur quoi la matière agit [wirkt], c’est toujours la matière ; sa réalité [Seyn] et son essence [Wesen] consistent donc uniquement dans la modification produite régulièrement par une de ses parties sur une autre ; mais c’est là une réalité toute relative ; les rapports qui la constituent ne sont d’ailleurs valables que dans les limites mêmes du monde matériel, absolument comme le temps [et l’espace] [4].
8Nietzsche cite exactement ce texte dans La philosophie à l’époque tragique des Grecs [5] ; donc, si « dette » il y a, elle est manifestement contractée vis-à-vis de Schopenhauer. Pour autant, dans ce contexte, ce terme ne désigne pas un « coup d’arrêt pour la pensée », au sens d’une répétition uniforme. Dans son œuvre, Nietzsche remanie en effet cette distinction selon au moins trois axes.
9Wirklichkeit désignerait ainsi la réalité en mouvement, la réalité-devenir mais comme réalité représentée ; Realität désignerait « le cœur des choses [das Herz der Dinge] » [6], l’être ou l’essence, la vérité des choses [7], l’Ur-Eine, l’Un originaire. Dans cette perspective, Realität est un terme qui est tout d’abord intégré à la métaphysique comme dualisme Dionysos/Apollon [8].
10Parfois, au contraire, la Realität n’est qu’un obscurcissement préjudiciable de la Wirklichkeit qui, comme insondable réalité (unergründliche Wirklichkeit) [9] sensible, est par elle-même irreprésentable. Realität est donc vidée de sa substance, le plus souvent au moyen de guillemets [10], puisque la seule réalité est le monde des forces [11].
11Enfin, Realität et Wirklichkeit peuvent être interchangeables [12] au sens où il n’y a plus rien « derrière le rideau », de telle sorte que la terminologie « fondement/manifestation » disparaît. En un sens, la Realität est donc réaffirmée, afin de célébrer Dionysos pour autant qu’il acquiesce à la terre en tant que monde de la volonté de puissance [13].
12Ainsi, même si ces points de repère n’ont pas valeur de lois, et donc même si quelques infidélités à ces régularités globales se constatent chemin faisant, l’évolution du couple Realität/Wirklichkeit témoigne d’un attachement de la pensée de Nietzsche à la thématique de la réalité, qu’il nous faut à présent éclaircir en ses différentes « phases ».
II – Dionysos et la musique
13Dans la première période de son œuvre, Nietzsche aborde la réalité à partir du cadre dualiste Apollon/Dionysos, qui n’est pleinement intelligible qu’à partir de la métaphysique de Schopenhauer. Attardons-nous d’abord sur elle.
14Selon Schopenhauer, il existe une réalité en soi, c’est la Volonté (Wille) qui se manifeste au moyen de cette tendance fondamentale qu’est le vouloir-vivre (Wille zum Leben), à l’œuvre dans la totalité de l’univers [14] sur le mode du manque. C’est l’image célèbre de la roue d’Ixion : la vie « est la réalité, mais une réalité constituée essentiellement par le manque de réalité, qui poursuit celle-ci et la manque éternellement » [15]. Comme vouloir-vivre, c’est-à-dire comme effort pour combler ce qui nécessairement ne peut pas l’être, la réalité n’a pas d’autre réalité qu’être manque d’elle-même. Tel est l’abîme de cette réalité en soi qu’est la Volonté.
15Mais cette réalité en soi est représentée. Cependant, en toute rigueur, hors de la Volonté, il n’y a rien. La représentation de la Volonté n’est qu’une apparence trompeuse, l’envers adouci ou humanisé de la Volonté, c’est-à-dire la Volonté filtrée par notre appareil catégoriel, là où la Volonté est une poussée inconsciente, sans but immédiatement décelable, grosse de souffrance. En cela, Schopenhauer se situe dans un dualisme qu’il justifie assez schématiquement. Il y aurait effectivement d’après lui une parenté entre les couples suivants :
réalité/voile de Maya ( « Inde » [16] ) ;
monde intelligible / monde sensible (version scolaire du platonisme) ;
chose en soi / phénomène (kantisme maltraité, Erscheinung étant ramené de force à l’apparence, Schein) ;
Volonté/représentation (conceptualisation proprement schopenhauérienne).
16Nietzsche aborde la réalité en prolongeant ce dualisme, à l’aide de la distinction Dionysos/Apollon, qui reprend à première vue l’opposition Volonté/Représentation [17]. Mais comment comprendre la présence de ces divinités au sein d’une analyse philosophique ? Nietzsche aborde la réalité non avec des concepts rationnels, mais avec des figures de la mythologie. Réaffirmer la valeur du mythe, c’est tenter de rejoindre l’originel, en deçà du discours et de sa rhétorique figée et trompeuse. Nietzsche effectue ainsi un renversement : c’est la raison, et non le mythe, qui est ancrée dans l’apparence, dans l’illusion du principe d’individuation, d’après lequel nous nous représentons des individus distincts là où il n’y a en soi que l’unicité de la Volonté. Dès lors, Dionysos est « le seul être qui soit véritablement réel [ “der eine wahrhaft reale Dionysus” ] » [18]. Comment accède-t-on alors à Dionysos ? Par la musique, dont il est le Dieu. Dans le sillage de Schopenhauer, qu’il cite longuement au § 16 de La naissance de la tragédie, la musique a une signification profondément métaphysique :
la musique nous donne [giebt] ce qui précède toute forme, le noyau intime [Kern], le cœur des choses [das Herz der Dinge]. On pourrait fort bien caractériser ce rapport en faisant appel au langage des scolastiques : on dirait que les concepts abstraits sont les universalia post rem, que la musique révèle [die Musik aber giebt] les universalia ante rem, et que la réalité [die Wirklichkeit] fournit les universalia in re [19].
17Ainsi, la musique exprime ou présente [20] l’originaire. Dans ce contexte, la Darstellung s’effectue sur le mode de l’affect, de l’impression sensible infraconsciente, non nommée ; elle se situe en deçà de la représentation (Vorstellung), à titre de représentation intuitive ou de concept, comme « représentation de représentations » [21]. C’est en ce sens qu’elle est le langage de la Volonté (die Sprache des Willens), expression fréquemment citée, mais dans laquelle « langage » désigne un élément fluide, sans violence de la dénomination. Contre le socratisme, c’est-à-dire contre le concept dans sa généralité, contre l’affirmation unilatérale de la raison, contre le refus par principe de l’erreur et de l’illusion, la musique célèbre ce qui est infraconscient, l’originaire toujours en deçà de la représentation – autrement dit, la réalité, approchée sous diverses dénominations : Ur-Eine (l’Un originaire) [22] ; Ursein (l’être originaire) [23] ; Urwesen (l’être ou l’essence originaire) [24].
18Cela dit, Nietzsche effectue une « reprise » de la pensée de Schopenhauer qui dessine également un décalage croissant. Qu’on y regarde de plus près : pour Schopenhauer, la Volonté est. Elle ne devient pas. Il n’y a de devenir que sur le plan de l’apparence. Or les formulations de Nietzsche sont plus ambiguës. Citons un seul exemple : « Sous le tourbillon des phénomènes la vie continue de s’écouler [weiterfliesst], indestructible. » [25] L’image du fleuve subvertit l’identité à soi de la Volonté conçue par Schopenhauer, et constitue une transition vers la réalité comme devenir. La gangue schopenhauérienne se fissure.
III – La réalité comme devenir ; le Versuch comme « expérience » de ce devenir
19Avec ce deuxième moment, on passe du fond identique à soi, du fond qui est, sans différenciation interne, à la considération de ce que Schopenhauer appelle le plan de la représentation, à la considération de la manifestation elle-même. Nietzsche aborde alors la réalité comme devenir, et l’image héraclitéenne du fleuve est récurrente. Dans cette optique, le devenir vaut pour lui-même : la scission Volonté/représentation, Dionysos/Apollon disparaît ; la pertinence de l’opposition entre surface et profondeur [26] disparaît donc aussi. L’ontologie de Nietzsche devient une « anti-ontologie ». Le devenir est mis en avant, en acceptant ses conséquences extrêmes. En effet, quand on dit que tout devient, on peut évidemment considérer que c’est le même qui devient. Or on trouve chez Nietzsche des textes où plus rien n’est, au sens où être impliquerait une forme même minimale d’identité à soi. Le sujet, autrui, le monde, ne sont alors que des façons de simplifier le devenir, c’est-à-dire de le pétrifier. Prenons l’exemple du rapport de cause à effet. Avec cette relation, nous construisons deux états distincts et séparés de ce flux qu’est le devenir et nous nous interrogeons ensuite sur leur interaction. Par conséquent, la causalité présuppose le principe d’identité que nie le devenir pensé dans sa radicalité. Il n’y a pas de fait [27] et donc pas de rapports constants entre « faits » : la notion de loi scientifique est un « faitalisme » [28]. Par ce néologisme ironique, Nietzsche raille la prétention positiviste à introduire de force une causalité mécanique dans le devenir, qui aboutit à la construction de la notion de « fait » à partir de la projection d’un enchaînement nécessaire, là où il n’y a que le devenir comme incessante métamorphose. La réduction de la réalité à l’atome ne trouve pas non plus grâce aux yeux de Nietzsche, « le plus strict adversaire de tout matérialisme » [29]. Et la métaphysique et la science appauvrissent cette sorte de jaillissement vital qu’est « la » réalité, aidées en cela par le pouvoir d’innovation du langage, qui accrédite la discontinuité du devenir en créant de toutes pièces des faits isolés, c’est-à-dire des êtres purement langagiers là où il n’y a qu’un continuum sans cesse renouvelé.
20Cette réalité est donc indicible. Pour autant, Nietzsche tente de la dire au moyen non d’un mode d’accès au sens strict, mais d’un type de regard spécifique : le Versuch [30]. Cette expression désigne l’essai, la tentative, l’expérimentation, le « coup de sonde », au sens du tâtonnement revendiqué et donc de la prise de risque. Le Versuch donne voix à l’inventivité qui doit résulter du scepticisme. Par là même, l’impossibilité à parler en vérité de « la » réalité doit nous conduire non à la suspension du jugement, mais au foisonnement des perspectives. Dès lors, contre l’obsession d’une impossible adéquation, il s’agit de faire jaillir des possibles, d’où la forme aphoristique de la pensée de Nietzsche. Le Versuch s’apparente ici au jeu, éminemment sérieux, car il s’agit de « faire l’épreuve de... » en menant l’expérience à son terme, aussi terrible soit-elle pour nos habitudes mentales. Le Versuch peut donc aller jusqu’à une forme d’ascèse.
21Cette recherche inventive implique le problème du perspectivisme : en effet, le concept de réalité a-t-il encore un sens unitaire dans une pensée qui revendique la multiplication des points de vue ? En ce sens, Nietzsche serait un penseur de la pluralité irréductible, de l’éparpillement sans synthèse, du multiple non unifiable. Pour autant, faire du perspectivisme le caractère propre de l’être, c’est bien s’orienter vers une « anti-ontologie », si l’on entend par « ontologie » l’éclaircissement de l’unité de l’être, désormais dissoute. Et, en même temps, le perspectivisme est bien une façon de tenter de dire l’indicible – à savoir, une forme résiduelle d’unité [31]. Par conséquent, c’est précisément parce que la réalité se dérobe que le perspectivisme est mobilisable, comme Versuch.
22Mais le devenir manifeste certaines régularités, il n’est pas que le jaillissement anarchique, toujours différencié d’avec « soi ». Le devenir est un jeu de forces que circonscrit l’hypothèse de la volonté de puissance.
IV – La volonté de puissance et la généalogie
23L’expression « volonté de puissance » est-elle le signe d’une bifurcation dans la pensée de Nietzsche, qui en reviendrait à l’ontologie après s’être confrontée à l’abîme du devenir ? Heidegger, dans un texte de 1940 intitulé « La métaphysique de Nietzsche », identifie en effet cinq paroles métaphysiques fondamentales du chemin de pensée nietzschéen : la volonté de puissance, le nihilisme, l’éternel retour de l’identique, le surhumain et la justice [32]. Cette analyse est restée célèbre et a été critiquée à juste titre, notamment par Wolfgang Müller-Lauter. Ce dernier insiste sur la pluralité des volontés de puissance – même si l’expression est rarement utilisée au pluriel par Nietzsche – au détriment de la volonté de puissance comme principe métaphysique [33]. Abordant la réalité de façon purement immanente, cette étude identifie, à partir de la dualité commandement/obéissance, certaines régularités dans l’activité des volontés de puissance. Nous proposons une interprétation en continuité avec la réalité-devenir, qui consiste dans le trop-plein de la cascade ou du fleuve qui s’épanche au-dehors – autrement dit, une lecture centrée sur la surabondance des forces.
24Cette thématique est indissociable d’une typologie : la volonté de puissance forte est celle qui déborde ; la volonté de puissance faible tente de surmonter le vide qui la définit [34]. Au lieu de rayonner, celle-ci convoite, reste petite, mesquine, atrabilaire et dangereuse [35]. C’est en ce sens qu’ « il faut toujours armer les forts contre les faibles » [36] ou, plutôt, protéger la force de la faiblesse. Mais aucune typologie ne peut totalement enfermer le devenir, car la réalité est le rapport des forces en présence, toujours en train de se modifier. La volonté de puissance est l’hypothèse qui tente de rendre compte de ce devenir sans l’enfermer dans des catégories trop rigides, car tout équilibre n’est que provisoire. Si rien n’est stable, la question devient : vers quoi s’oriente telle configuration de forces ? Vers l’accroissement ? Vers l’appauvrissement ? Et ces deux questions peuvent être curieusement reliées. En effet, Nietzsche pense un trajet qui irait de l’accroissement à l’appauvrissement, car le fort n’est pas celui qui concentre le plus de richesses ou de privilèges. La force n’est pas la convoitise qui, comme dépendance, est la faiblesse même. Le fort est celui qui affronte des secteurs de la réalité toujours plus larges, qui voit toujours plus le caractère amoral de la réalité sans se mentir [37] et qui en souffre au point de se fragiliser de façon chronique. Il y a bien un devenir-faible du fort, que Nietzsche évoque à maintes reprises.
25Il semble donc que la question du fond, ou du fondement, n’ait plus de sens ici. L’expression « volonté de puissance » en resterait à la manifestation coupée de l’être originaire non pas simplement tenu pour introuvable mais considéré comme vide de sens. Parler de volonté de puissance, ce serait dire qu’il n’y a que des phénomènes en conflit avec eux-mêmes et les uns avec les autres, sans chose en soi. La volonté de puissance nous conduit à un monisme de la force, c’est-à-dire à la réalité comme interprétation, par laquelle des configurations de forces donnent formes et sens à d’autres configurations de forces [38]. La cruauté, par exemple, relève évidemment de la volonté de puissance. Mais il y a bien une force de la faiblesse : d’emblée impuissante, la faiblesse culpabilise la force qui s’épanche, et pousse la source à cheminer autrement, voire à se tarir. La force n’est pas que la force physique brutale et immédiate ; elle utilise des chemins détournés, elle se spiritualise [39], c’est-à-dire qu’il y a une sorte de ruse de la volonté de puissance, qui aime à présenter l’appétit ou le simple désir de revanche sous des dehors vertueux.
26On mesure alors l’étendue de la difficulté. Comment parler de ces rapports de force parfois visibles jusqu’à la caricature, mais parfois aussi subtils que ténus ? Comment percevoir leurs fines transitions, là où nos yeux de taupe schématisent excessivement la réalité ? Il faudrait tenter de percevoir le devenir plus finement que l’appareil catégoriel ne nous le permet, car la dénomination porte déjà atteinte à la réalité. Nommer, c’est effectivement infliger un coup d’arrêt à une configuration évolutive de forces en conflit. La tâche est immense. Nietzsche, on le sait, a alors recours au travail stylistique pour extorquer un peu de réalité « vivante » au langage. Mais pas seulement : la réalité comme volonté de puissance est mise au jour par la généalogie.
27« Généalogie » est d’abord une expression biblique reprise de façon parodique [40], car, dans la perspective nietzschéenne, le généalogiste tente de retrouver l’origine non de la pureté même que Jésus représente, mais de toute la réalité, qu’elle soit bonne ou mauvaise. On a coutume, et à juste titre, de citer le § 3 de l’avant-propos à la Généalogie de la morale pour définir la généalogie. On y constate un double mouvement, grâce auquel la généalogie se penche d’abord sur l’origine des valeurs, puis se prononce sur la valeur de ces valeurs (autrement dit, les évaluations précédemment identifiées servent-elles la vie ou sont-elles un signe de décadence ? Nous élèvent-elles ?). La première phase est à considérer pleinement : elle invite à multiplier les hypothèses portant sur l’origine d’un fait constitué, si bien que la généalogie est incluse dans le Versuch. De façon complémentaire, la généalogie se veut diagnostic émis par le psychologue, ou le philosophe-médecin. Cette ambition réintroduit l’opposition entre surface et profondeur, mais à l’intérieur du sensible uniquement.
28En un sens, la première phase de la généalogie se dédouble. Certes, elle relie telle interprétation à une configuration pulsionnelle spécifique – autrement dit, à un type de volonté de puissance ; mais elle tente également de passer du type à l’individu, c’est-à-dire de penser l’idiosyncrasie, même si chacun est « une sphère instable de bouillonnements et d’humeurs » [41]. Comme toute réalité constituée, le « je » est un équilibre toujours en voie de se défaire, un état qui se délite et se métamorphose. On retrouve alors le divorce entre représentation et Volonté, entre phénomène/apparence et chose en soi, mais transposé au sein du devenir lui-même. Le « devenir représenté » est nécessairement « en décalage » vis-à-vis du « devenir qui devient ». Au sein du monisme du sensible, Nietzsche retrouve ou reproduit le dualisme du fondement et de sa manifestation. Grund, le fondement, est par conséquent indissociable de l’Untergrund (le souterrain, le sous-sol [42]) et de l’Abgrund (l’abîme) [43], mais ces termes renvoient à ce qu’il appelle corps (grande raison, pulsions, instincts, affects), ce monde infraconscient à la fois on ne peut plus palpable, puisque les arrière-mondes métaphysiques sont récusés, et inaccessible, puisque toujours en mouvement et donc livré à l’infini de l’interprétation.
29La volonté de puissance est la réalité même, mais la généalogie est évidemment une pensée de l’interprétation et non de l’adéquation [44]. En toute rigueur, les métamorphoses du devenir restent inassimilables, et donc énigmatiques, si bien que la volonté de puissance est une hypothèse, et non un principe métaphysique. Ce monde problématique réclame alors un acquiescement spécifique.
V – La réalité, comme chaos des forces, contre l’idéal ; l’amor fati
30Selon cette optique, la réalité désigne l’ensemble, nécessairement évolutif, des configurations de forces. C’est le chaos en son sens le plus immédiat, c’est-à-dire l’absence d’ordre, qui implique l’imbrication de la violence et de la souffrance brutes comme seule réalité. Mais, plus finement, le chaos est le jeu des volontés de puissance, dénué de but et sans structure prédéfinie [45]. Pour autant, le chaos n’est pas l’absurde [46], ou ne l’est que d’emblée. Le propre de la volonté de puissance, c’est précisément d’interpréter [47], c’est-à-dire d’imprimer une direction à une configuration de forces d’emblée non finalisée. Impossible concrétisation de notre désir de trouver un sens en soi au monde, le chaos est absence de justice éternelle conçue comme ordre transcendant. C’est pourtant en cela qu’il est ordre immanent à produire, au sens de rapports non pas définitivement réglés mais typiques entre volontés de puissance [48].
31Nietzsche adopte alors deux façons d’affirmer la réalité définie comme chaos, deux approches de l’amor fati : une affirmation apollinienne et une affirmation dionysiaque [49]. La première interprète en adoucissant, dans un registre esthétique. Elle renvoie à ce que l’on pourrait appeler un amor fati contemplatif et bienveillant [50]. La seconde parachève le mouvement propre à la réalité, dans l’ordre de l’action. Même s’il est de mauvaise méthode de les opposer trop strictement, le Dionysos ici sous-jacent n’est plus tout à fait celui de La naissance de la tragédie, indissociable d’une recherche métaphysique souterraine de l’Ur-Eine. Il est dieu terrestre, dieu de ce monde, celui de la volonté de puissance, dans ses aspects les plus terribles. Affirmer, en ce sens-ci du « dionysiaque » [51], ce serait donc vouloir la création, qui implique nécessairement la destruction [52], dans le jeu des volontés de puissance :
« (...) la surestimation de la bonté et de la bienveillance, dans l’ensemble, est selon moi une conséquence de la décadence, un symptôme de faiblesse, incompatible avec une vie ascendante et affirmatrice : l’affirmation a pour condition la négation et la destruction. [...] Dans la grande économie du tout, les aspects terribles de la réalité [der Realität] (dans les affects, les désirs, la volonté de puissance) sont incommensurablement plus nécessaires que cette forme de petit bonheur, la prétendue “bonté.” [53]
32Ainsi, tout comme fatum renvoie au moins autant à la réalité comme chaos des forces susceptible d’être informé qu’à la Moire inflexible [54], amor désigne l’adhésion affective aussi bien sur fond d’irréductible conflictualité [55] que sur le mode du travail sur soi en vue de l’accueil de l’altérité [56]. Cette dualité de l’amor fati permet de comprendre deux aspects du « tragique », grâce auxquels s’esquissent deux rapports fondamentaux vis-à-vis de la réalité.
33Le premier sens se rencontre dans La naissance de la tragédie, en un passage où l’action est considérée comme illusoire dans la mesure où elle présuppose la croyance au principe d’individuation : « L’homme dionysiaque s’apparente à Hamlet. L’un comme l’autre, en effet, ont, une fois, jeté un vrai regard au fond de l’essence des choses, tous deux ont vu, et ils n’ont désormais que dégoût pour l’action. » [57] Le tragique ainsi conçu est une « manière héroïque d’affronter l’horrible [Ungeheure] » [58], c’est-à-dire la compréhension de la nécessité du voile de Maya [59]. Par conséquent, plaçant l’accent sur « l’absurdité de l’être [Absurde des Seins] » [60], cette acception est encore schopenhauérienne. Le deuxième sens du tragique développe l’amour comme acquiescement actif à tout ce qui est, en mal comme en bien, quitte à insister sur les registres du sacrifice et de la destruction [61]. Remarquons cependant que cette opposition première doit être nuancée car l’être originel dépeint par La naissance de la tragédie est déjà bouillonnement ou surabondance d’un vouloir-vivre qui veut s’épancher, en une fécondité frappée du sceau de la démesure, et à laquelle « chacun » participe, dans l’extase dionysiaque [62].
34L’appréhension du tragique conduit à la Heiterkeit, terme qui désigne au premier abord la sérénité, mais qui se prête lui aussi à des distinctions. À cet égard, La naissance de la tragédie déplore l’abandon de l’esprit de la musique par Euripide et Sophocle, en cela initiateurs d’une « sérénité grecque » (griechische Heiterkeit) dévoyée, qui culmine dans la « sérénité alexandrine » (alexandrinische Heiterkeit) par laquelle l’homme théorique, empreint de socratisme, triomphe [63]. En quête de petits réconforts terrestres, cette sérénité faible tourne le dos à la sagesse de la souffrance, dans l’ordre du déni du chaos fondamental. Il importe dès lors de retrouver une authentique « sérénité grecque », dionysiaque, qui acquiesce sans trembler à ce que l’existence peut avoir d’effroyable. Cette sérénité forte présuppose le combat en soi, la fêlure, la détresse, toutefois surmontés dans et par l’affirmation, sans ressentiment contre le temps et son « Es war » [ « C’était » ] [64]. Dans cette occurrence spécifique, la Heiterkeit est alors traduite par « gaieté d’esprit » [65], « belle humeur » [66] ou « allégresse » [67], afin de restituer le sentiment propre à celui qui interprète, c’est-à-dire qui se confronte courageusement à la réalité en la façonnant. Selon le contexte, être heiter, c’est donc savourer le calme alcyonien ou affronter gaiement le risque d’embarquer pour prendre le large [68]. être heiter, en ce deuxième sens, c’est donc chérir la réalité, toute la réalité, rien que la réalité. « Toute la réalité », car tout est à vouloir, le bien comme le mal, au nom de la lucidité, qui peut et doit discipliner le désir puéril d’un monde sans trouble. En ce sens, prétendre faire la guerre au mal est une aberration [69]. « Rien que la réalité », car l’idéalisme – au sens de conférer à l’idéal, sorti tout droit de notre imagination, le statut d’ens realissimum – nous affaiblit [70].
35L’affirmation de cette dimension du tragique, accueillie avec gaieté d’esprit, est alors compatible avec le réalisme du philosophe-législateur soucieux d’un avenir à construire [71]. Celui-ci, méditant Thucydide et Machiavel [72], lutte contre ce qui dissimule la réalité comme affrontement des volontés de puissance, c’est-à-dire contre ce nouveau voile de Maya tissé conjointement par l’imagination [73], le désir [74], la raison [75], la morale [76], qui façonnent ensemble l’idéal mensonger [77] de la mer apaisée comme horizon « indépassable ». Aux antipodes de la bête brute, le législateur de l’avenir n’a d’autre choix, afin de se déprendre de ce piège, que d’aiguiser ses sens, non pour promouvoir un sensualisme grossier, mais pour faire advenir un lien inédit entre sensibilité et capacité de conceptualisation [78], c’est-à-dire un bouleversement de notre façon de penser sans doute seul à même d’affronter la question de savoir comment élever la civilisation dans la perspective d’emblée écrasante de l’éternel retour. Rappelons que cette pensée terrible ne peut être unifiée. Principe métaphysique ? Thèse cosmologique ? Impératif éthique ? Cette expression résiste à la représentation [79] et Nietzsche lui-même se présente comme celui que la pensée de l’éternel retour domine. Il incombe cependant au législateur de l’avenir de lutter contre les conséquences nihilistes que l’on pourrait tirer de cette pensée et de la constituer en véritable instrument de sélection, dans la perspective d’un renversement des valeurs à produire effectivement [80]. Risque à courir, véritable épreuve, la réalité est bien à aimer, et donc indissociablement à accueillir et à façonner, de telle sorte que l’antinomie immédiate de l’actif et du contemplatif peut en définitive être bouleversée.
Conclusion
36Au terme de ce parcours, il apparaît que Nietzsche n’est pas un « anti-penseur » de la réalité, mais un penseur de la réalité polymorphe qu’il est impossible de réduire à « cinq paroles métaphysiques » fondamentales. La réalité n’est pas l’objet de la connaissance construit par et pour un sujet, mais une évaluation, or « souffrir de la réalité signifie être une réalité sinistrée... » [81]. Dès lors, contre le ressentiment et le nihilisme, Nietzsche s’emploie à concevoir la réalité comme une affirmation toujours solidaire d’un faire, qui présuppose un bouleversement de notre façon de sentir. Par conséquent, dire « oui » à la volonté de puissance comme pathos [82], comme « forme primitive de l’affect » [83], comme « affecter » et « être affecté », c’est acquiescer sans dépit ou aigreur, sans nostalgie idéaliste, à la souffrance tenue pour le fait premier, dans l’optique de la « grande responsabilité » qui, pour élever effectivement la civilisation, doit se confronter à l’éternel retour comme pensée abyssale. À « Midi, moment de l’ombre la plus courte » [84], la réalité est ainsi abordée à partir du tragique, comme stimulant de l’existence.
Notes
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[1]
Tel David Strauss, selon la première Considération intempestive, § 2, OC, II, 1, Paris, Gallimard, 1990, trad. fr. Pierre Rusch, p. 24.
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[2]
Martin Heidegger, Nietzsche II, Paris, Gallimard, 1971, trad. fr. Pierre Klossowski, p. 36 : “Le terme “volonté de puissance” dit ce que l’étant est quant à son “essence” (sa constitution) [quiddité]. Le terme “Éternel Retour du Même” dit comment il faut que soit l’étant d’une telle essence dans sa totalité [quoddité]. »
-
[3]
La Realität est développée dans la Science de la logique, premier tome, premier livre : L’être, première section, chap. deux, A, 2 (Paris, Aubier-Montaigne, 1972, trad. fr. Pierre-Jean Labarrière et Gwendoline Jarczyk, p. 85-93) ; la Wirklichkeit est pleinement considérée dans la Science de la logique, premier tome, deuxième livre : La doctrine de l’essence (Paris, Aubier-Montaigne, 1976, trad. fr. Pierre-Jean Labarrière et Gwendoline Jarczyk), troisième section, p. 227-296 (et notamment le chapitre II, p. 246-267).
-
[4]
Le monde comme volonté et comme représentation (MVR), livre I, § 4, Paris, PUF, 1966 ; 14e éd., 1996, trad. fr. A. Burdeau revue par R. Roos, p. 32.
-
[5]
La philosophie à l’époque tragique des Grecs (PTG), § 5, OC, I, 2, Paris, Gallimard, 1973, trad. fr. Michel Haar et Marc de Launay, p. 230.
-
[6]
PTG, § 12, op. cit., p. 252. Voir aussi : La naissance de la tragédie (NT), § 21, OC, I, Paris, Gallimard, 1977, trad. fr. Philippe Lacoue-Labarthe, p. 141, qui évoque « la réalité vraie, au cœur lui-même du monde [die wahre Realität, in’s Herz der Welt] ».
-
[7]
PTG, § 15, op. cit., p. 259 (die Wirklichkeit [...] keine wahre Realität hat) ; NT, § 22, op. cit., p. 143 : « l’unique et vraie réalité [der wahren und einzigen Realität] ».
-
[8]
NT, § 10, op. cit., p. 83 : « Tant qu’à utiliser la terminologie platonicienne, on pourrait [...] tenir à peu près ce langage : Dionysos, le seul être qui soit véritablement réel [der eine wahrhaft reale Dionysus]. »
-
[9]
Par exemple, Aurore (A), § 307, OC, IV, Paris, Gallimard, 1980, trad. fr. Julien Hervier, p. 199, oppose ainsi conjointement wirklich et Wirklichkeit à Realität, dans la perspective de l’histoire, il est vrai.
-
[10]
Ces deux axes ne se succèdent pas, car, dès NT, § 4 (op. cit., p. 53), § 8 (op. cit., p. 73 et 75), et § 24 (op. cit., p. 152), Realität est placée entre guillemets, en un usage d’ailleurs non totalement unifiable.
-
[11]
Exemples : Par-delà Bien et Mal (PBM), § 36 (début), Paris, GF, 2000, trad. fr. Patrick Wotling, p. 87 ; Éléments pour la généalogie de la morale (GM), III, § 4, Paris, Librairie générale française, 2000, trad. fr. Patrick Wotling, p. 187 : « séparé du “réel” [“Realen”], de l’effectif [wirklichen] ».
-
[12]
Fragments posthumes de la dernière période dans lesquels il est difficile d’apercevoir une distinction Realität/Wirklichkeit : FP automne 1887, 10 [19] (OC, XIII, Paris, Gallimard, 1976, trad. fr. Pierre Klossowski et Henri-Alexis Baatsch, p. 118) ; FP automne 1887, 10 [157] 2 (OC, XIII, op. cit., p. 182-183) ; FP novembre 1887 - mars 1888, 11 [415] (OC, XIII, op. cit., p. 366) ; FP printemps 1888, 14 [123] (OC, XIV, Paris, Gallimard, 1977, trad. fr. Jean-Claude Hémery, p. 93-94) ; FP mai-juin 1888, 17 [3] (OC, XIV, op. cit., p. 268).
-
[13]
Les écrits de 1888, principalement Ecce Homo et Le crépuscule des idoles, l’attestent.
-
[14]
De la volonté dans la nature, Paris, PUF, 1969 ; 2e éd., 1996, trad. fr. Édouard Sans, p. 138 : « Qu’il faille attribuer une Volonté à l’univers inanimé, inorganique, c’est moi qui fus le premier à le dire. » Sur ce point, consulter également MVR, op. cit., livre II, § 27 (notamment p. 190, 192, 196, 198, 199) et § 28 (p. 202). Michel Henry propose une belle analyse du vouloir-vivre comme auto-affirmation de la vie dans Généalogie de la psychanalyse, Paris, PUF, 1985, p. 164 et s.
-
[15]
Michel Henry, op. cit., p. 166.
-
[16]
Pour les difficultés engendrées par une telle globalisation, consulter l’article de Roger-Pol Droit, « Une statuette tibétaine sur la cheminée », in Présences de Schopenhauer (dir. Roger-Pol Droit), Paris, Grasset, 1989, p. 220-238. L’auteur montre notamment que Schopenhauer « ne thématise nulle part une différence nette entre les Upanishad et le bouddhisme » (p. 236 ; à prolonger par les p. 237-238).
-
[17]
Attention néanmoins au réductionnisme. Sur ce point, consulter Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, « La rupture initiale avec Schopenhauer », Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1993, p. 65-78.
-
[18]
NT, § 10, op. cit., p. 83.
-
[19]
MVR, livre III, § 52, op. cit., p. 336 ; la terminologie scolastique est reprise au § 21, p. 138.
-
[20]
Darstellung, terme utilisé à plusieurs reprises au § 21.
-
[21]
MVR, livre I, § 9, op. cit., p. 70-71.
-
[22]
NT, § 1, op. cit., p. 45 ; § 4, p. 53, 54 ; § 5, p. 57 ; § 6, p. 65 ; § 22, p. 144.
-
[23]
NT, § 8, op. cit., p. 75.
-
[24]
NT, § 17, op. cit., p. 115.
-
[25]
NT, § 18, op. cit., p. 121. À titre de comparaison, la fin de MVR, § 29, op. cit., p. 216, montre bien qu’il ne faut pas confondre le caractère fluent de la manifestation avec la Volonté elle-même : « un éternel devenir, un écoulement sans fin, voilà ce qui appartient à la révélation [Offenbarung] de l’essence de la volonté » (traduction modifiée).
-
[26]
Rappelons deux exemples célèbres :
a) en rester à la surface des choses, c’est être « superficiel[s]... par profondeur » (préface de 1886 au Gai Savoir (GS), Paris, GF, 1997, trad. fr. Patrick Wotling, § 4, p. 33) ;
b) Crépuscule des idoles (CI), « Comment le “monde vrai” a fini par devenir fable », § 6, Paris, Hatier, 2001, trad. fr. Éric Blondel, p. 31 : « Nous nous sommes débarrassés du monde vrai [au sens de l’arrière-monde platonicien ou schopenhauérien] : quel monde restait-il ? Le monde apparent peut-être ?... Pas du tout ! En même temps que du monde vrai nous nous sommes débarrassés aussi du monde apparent ! » -
[27]
Le voyageur et son ombre (VO), § 11, OC, III, 2, Paris, Gallimard, 1988, trad. fr. Robert Rovini, revue par Marc de Launay, p. 181 : « Nous parlons de caractères identiques, de faits identiques [gleichen Facten] : il n’existe rien de tel [beide giebt es nicht]. »
-
[28]
GM, III, § 24, op. cit., p. 255.
-
[29]
GM, III, § 16, op. cit., p. 227.
-
[30]
Sur ce point, consulter Walter Kaufmann : Nietzsche. Philosopher, Psychologist, Antichrist, New York, Vintage Books, 3e éd., 1968, I, 2, III-IV, p. 85.95.
-
[31]
Fragment posthume (FP) été 1886 - automne 1887, 5 [12] : « Question fondamentale : est-ce que la vision en perspective fait partie de l’être [Wesen] ? N’est-elle pas une simple forme de considération, une relation entre des êtres [Wesen] différents ? » (OC, XII, Paris, Gallimard, 1978, trad. fr. Julien Hervier, p. 190).
-
[32]
Nietzsche II, op. cit., p. 205-266.
-
[33]
Nietzsche, physiologie de la volonté de puissance, Paris, Allia, 1998, trad. fr. Jeanne Champeaux, « La pensée nietzschéenne de la volonté de puissance », p. 44-45 et 53-67 notamment.
-
[34]
GS, § 370, op. cit., p. 334, est un bon exemple de ce mode d’investigation : « À propos de toutes les valeurs esthétiques, je me sers désormais de cette distinction fondamentale : je demande, dans chaque cas particulier : “Est-ce ici la faim ou la surabondance qui est devenue créatrice ?” ». La suite de l’aphorisme distingue l’aspiration à l’être et l’aspiration au devenir puis ramène globalement – avec des nuances – l’aspiration à l’être à la faim, et l’aspiration au devenir à la surabondance.
-
[35]
A, § 517, op. cit., p. 263 : « Entraîner à l’amour : nous devons redouter celui qui se hait lui-même, car nous serons les victimes de sa rancune et de sa vengeance. Cherchons donc comment l’entraîner à s’aimer lui-même ! »
-
[36]
FP printemps 1888, 14 [123] (OC, XIV, op. cit., p. 93-94).
-
[37]
Pour la définition nietzschéenne du mensonge, consulter L’Antéchrist (AC), § 55, Paris, GF, 1994, trad. fr. Éric Blondel, p. 118 : « J’appelle mensonge : refuser de voir ce qu’on voit, refuser de voir quelque chose comme on le voit. »
-
[38]
GM, II, § 12, op. cit., p. 152-156.
-
[39]
Sur ce point, consulter : Walter Kaufmann, Nietzsche. Philosopher, Psychologist, Antichrist, III, 7-8, op. cit., p. 211-256.
-
[40]
À titre d’exemple, l’Évangile de Matthieu débute par une généalogie de Jésus.
-
[41]
Humain, trop humain (HTH), § 376, OC, III, 1, Paris, Gallimard, 1988, trad. fr. Robert Rovini, revue par Marc de Launay, p. 243.
-
[42]
A, § 446, op. cit., p. 238.
-
[43]
Sur ce point, consulter l’article d’Éric Blondel, « Critique et généalogie chez Nietzsche, ou Grund, Untergrund, Abgrund », Revue philosophique, no 2, 1999, p. 199-210, p. 205-207 notamment.
-
[44]
Cette opposition ne peut cependant pas toujours être maintenue. Par exemple, Nietzsche évoque l’interprétation (Auslegung) fausse (falsch) en GM, III, § 17, op. cit., p. 230. Plus généralement, à propos de l’usage nietzschéen de la notion de vérité, consulter : Giorgio Colli, Après Nietzsche, Combas, L’Éclat, 2000, trad. fr. P. Gabellone, p. 156-157.
-
[45]
GS, § 109, op. cit., p. 162 : « Le caractère général du monde est [...] de toute éternité chaos, non pas au sens de l’absence de nécessité, mais au contraire au sens de l’absence d’ordre, d’articulation, de forme, de beauté, de sagesse et de tous nos anthropomorphismes esthétiques quelque nom qu’on leur donne. »
-
[46]
L’idée d’ « absurde » n’est pas autonome : elle est l’expression du ressentiment.
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[47]
FP automne 1885 - automne 1886, 2 [148] (OC, XII, op. cit., p. 141).
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[48]
La surabondance équivaut à la force ; le désir de s’emplir correspond à la faiblesse comme convoitise.
-
[49]
Précisons cependant que ce sont là des modélisations de commentateurs, et non des expressions nietzschéennes : par exemple, Nietzsche utilise « affirmation » et « dionysiaque » sans les cheviller en une expression récurrente.
-
[50]
GS, § 276, op. cit., p. 225-226 : « Je veux apprendre toujours plus à voir dans la nécessité des choses le beau : je serai ainsi l’un de ceux qui embellissent les choses. Amor fati : que ce soit dorénavant mon amour ! Je ne veux pas faire la guerre au laid. Je ne veux pas accuser, je ne veux même pas accuser les accusateurs. Que regarder ailleurs soit mon unique négation ! Et somme toute, en grand : je veux même, en toutes circonstances, n’être plus qu’un homme qui dit oui ! »
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[51]
Jean Granier aborde le symbolisme de Dionysos dans Le problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche, Paris, Le Seuil, 1966, p. 538-557. Voir aussi : Mathieu Kessler, L’esthétique de Nietzsche, première partie, Paris, PUF, 1998.
-
[52]
Pour éviter un dualisme de mauvais aloi, il convient de rappeler que ce thème est déjà bien présent en NT, § 24, op. cit., p. 154, par exemple.
-
[53]
Ecce Homo (EH), IV, § 4, Paris, GF, 1992, trad. fr. Éric Blondel, p. 154.
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[54]
VO, § 61, op. cit., p. 210-211.
-
[55]
Par exemple : « A-t-on prêté l’oreille à ma définition de l’amour ? C’est la seule qui soit digne d’un philosophe. L’amour – dans ses moyens, la guerre, en son principe la haine à mort entre les sexes » (EH, op. cit., p. 99 ; voir aussi : Le cas Wagner, § 2, OC, VIII, Paris, Gallimard, 1974, trad. fr. Jean-Claude Hémery, p. 23 ; lettre à Strindberg du 27 novembre 1888, in Dernières lettres, Paris, Rivages, 1989, trad. fr. C. Perret, p. 102-103).
-
[56]
GS, § 334, op. cit., p. 268-269, montre à l’aide du paradigme de la musique qu’aimer doit s’apprendre.
-
[57]
NT, § 7, op. cit., p. 69.
-
[58]
NT, § 18, op. cit., p. 123.
-
[59]
Ibid. : « Cette découverte inaugure une civilisation que j’oserai qualifier de tragique – et dont le trait majeur est qu’elle remplace, en tant que but suprême, la science par la sagesse, laquelle, sans se laisser abuser par les captieuses diversions des sciences, embrasse d’un regard impassible tout le tableau de l’univers et cherche, dans un mouvement de sympathie et d’amour, à en reprendre sur soi la souffrance éternelle. »
-
[60]
NT, § 7, op. cit., p. 70.
-
[61]
CI, « Ce que je dois aux anciens », § 5, op. cit., p. 132 ; EH, « Pourquoi j’écris de si bons livres », « La naissance de la tragédie », § 3, op. cit., p. 105.
-
[62]
NT, § 17, op. cit., p. 115.
-
[63]
Ibid., p. 120.
-
[64]
Ainsi parlait Zarathoustra, II, « De la rédemption », Paris, Librairie générale française, 1972, trad. fr. Georges-Arthur Goldschmidt, p. 197.
-
[65]
Choix de Patrick Wotling.
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[66]
Choix d’Éric Blondel.
-
[67]
Suggestion de Jean Lefranc (in Comprendre Nietzsche, Paris, Armand Colin, 2003, p. 198).
-
[68]
GS, § 343, op. cit., p. 284.
-
[69]
EH, op. cit., p. 104 : « Rien de ce qui est n’est à défalquer, rien n’est de trop. »
-
[70]
Un « crépuscule des idoles » s’impose, car il y a plus d’idoles que de réalités dans notre monde. Les « idoles », ce sont les idéaux inaccessibles et qui nous empêchent de chérir la réalité (par exemple, le bonheur comme absence de trouble, le noble objectif du bovidé).
-
[71]
Sur ce point, consulter notre « L’empire : une politique de la volonté de puissance ? Nietzsche, la grandeur et le tragique », in T. Ménissier (dir.), L’idée d’empire dans la pensée politique, historique, juridique et philosophique, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 191-200. Voir aussi Yannis Constantinidès, « Nietzsche législateur », in Jean-François Balaudé et Patrick Wotling, Lectures de Nietzsche, Paris, Librairie générale française, 2000, p. 208-282, et « Les législateurs de l’avenir », in Marc Crépon (dir.), Nietzsche, Cahier de l’Herne, 2000, p. 199-219.
-
[72]
CI, « Ce que je dois aux anciens », § 2, op. cit., p. 126-127.
-
[73]
La lutte contre l’imagination est indissociable d’une critique du langage, pour autant que ces deux facultés sont l’expression d’une sorte de « pouvoir fictionnant » fondamental, qui voile la crudité de la réalité. Sur ce point, consulter, par exemple : PBM, § 192, op. cit., p. 147. Pour l’opposition « réel » / « imaginaire », consulter CI, « Les “amélioreurs” de l’humanité », § 1, op. cit., p. 52.
-
[74]
CI, « Raids d’un intempestif », § 32, op. cit., p. 93-94 ; EH, op. cit., p. 88.
-
[75]
Il ne s’agit pas de construire une sorte d’irrationalisme, mais de critiquer la raison « socratique » qui nie le corps au profit de l’idéal. Sur ce point, consulter CI, « Ce que je dois aux anciens », § 2, op. cit., p. 126-127.
-
[76]
Comme déni du sensible.
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[77]
EH, préface, fin du § 2, op. cit., p. 48. L’idéal fécond est évoqué en EH, III, « Ainsi parlait Zarathoustra », § 2, op. cit., p. 126-127.
-
[78]
A, § 103, op. cit., p. 83 : « Changer notre façon de sentir [umzufühlen] » ; PBM, § 192, op. cit., p. 147 ; GS, § 301, op. cit., p. 246 ; consulter également CI, « Ce qui échappe aux Allemands », § 6, op. cit., p. 65-66.
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[79]
Nous proposons néanmoins une contribution à ce dossier intitulée « Le quatrième livre du Gai Savoir et l’éternel retour » dans les Nietzsche-Studien, vol. no 32 (année 2003), Berlin-New York, Walter de Gruyter, p. 1-28.
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[80]
Sur ce point, consulter Patrick Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, PUF, 1995, p. 353-382.
-
[81]
AC, § 15, op. cit., p. 59. Voir aussi CI, « Raids d’un intempestif », § 34, op. cit., p. 95-97.
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[82]
FP printemps 1888, 14 [80] (OC, XIV, op. cit., p. 58).
-
[83]
FP printemps 1888, 14 [120] (OC, XIV, op. cit., p. 90).
-
[84]
CI, « Comment le “monde vrai” a fini par devenir faible », § 6, op. cit., p. 31.