1Le titre de ce travail suggère que nous avons l’intention de parcourir un chemin qui mène d’une notion (celle du non-être) à une autre (celle de « l’autre »). Mais il faut dire d’ores et déjà que la notion de « chemin » n’engage, dans notre cas, que l’interprète (donc, nous-mêmes), et que les auteurs étudiés ici (notamment, Platon) seraient très surpris d’apprendre qu’ils ont « découvert » quelque chose qui est, pour nous, une sorte d’aboutissement d’une longue marche. En effet, il arrive souvent aux philosophes de partager l’expérience que l’on constate aussi chez les grands écrivains : la signification la plus profonde de leurs œuvres leur échappe.
2On pourrait imaginer que, après avoir eu connaissance des commentaires des exégètes les plus subtils, ces créateurs (écrivains et philosophes) auraient pu se demander, étonnés : « Ai-je vraiment dit ça ? Eh bien, pourquoi pas... » C’est le cas de Platon à propos de l’altérité. Dans le Sophiste, il a consciemment voulu se débarrasser de son « père » spirituel Parménide ; et il est convaincu qu’il a réussi à le faire. Ce n’est pas le cas – on le verra ; mais, au beau milieu de son combat parricide, une notion fondamentale pour la pensée philosophique commence petit à petit à se dessiner, jusqu’au moment où elle voit le jour d’une manière éclatante : celle d’altérité. Nous essaierons de comprendre la genèse de cette notion, sans oublier qu’elle se présente comme l’arrivée d’un long chemin jonché de paradoxes et d’impasses, qui a traversé l’histoire de la philosophie déjà « ancienne », depuis ses origines jusqu’à Platon.
3C’est la découverte – si notre interprétation est valable, « accidentelle » – de l’altérité qui a permis de résoudre le problème de la réalité du non-être. Mais... pourquoi la notion de non-être était-elle problématique ? Regardons le début du chemin...
4Depuis toujours, peut-on dire, l’être humain a essayé de comprendre son entourage, le milieu dans lequel il se trouvait et, dès qu’il eut conscience de son statut particulier, de s’expliquer sa propre condition. Aux premières questions firent suite les premières réponses, anonymes, voire collectives, répertoriées par les historiens de la pensée à l’intérieur du rayon « mythe ». Vers la fin du VIIe siècle av. J.-C., et même au début du VIe, des « sages » – donc, des individus, dont certains nous ont laissé leur nom – prirent la relève. Ils s’intéressaient aux « choses », à la totalité des choses : l’origine, l’organisation et les éléments du kosmos, la structure et la vie à l’intérieur de la cité (la polis), et la place de l’être humain dans cet ensemble. Déjà Anaximandre, qui aurait été auditeur de l’un des « premiers qui ont philosophé » (Aristote, Mét. A, 983 b), Thalès, avait proposé une interprétation générale de la manière d’être et d’agir des « choses ». Il ne s’agissait pas d’une certaine catégorie de « choses », mais de la totalité des choses. Et, comme il s’exprimait en grec, pour faire allusion aux « choses » il avait utilisé l’expression ta onta (au datif, tois ousi : cf. Simplicius, Phys., 21, 13). Le long chemin qui menait vers l’altérité venait de commencer et la machine se mit en marche...
5L’expression utilisée par Anaximandre (et, par la suite, par tous les philosophes grecs) était déjà tellement riche que l’on peut dire que l’histoire de la philosophie grecque n’est que l’ensemble de réponses proposées pour rendre compte de sa signification. L’expression n’est pas facile à traduire. Nous avons dit qu’elle fait allusion aux « choses », mais le mot « choses » n’est pas une traduction de onta (ta est l’article neutre au pluriel, équivalent à « les », dans le cas où les « choses » seraient envisagés en dehors de son « genre »). Par l’intermédiaire de l’expression “ les choses », au sens large, nous nous référons à des « entités », sans nous prononcer sur le statut ontologique de celles-ci. C’est le cas de l’expression grecque ta onta. Mais celle-ci suppose, déjà dans l’étymologie de onta, que ces entités existent (de quelle manière ? Le mot ne le dit pas), car, du point de vue grammatical, onta est le participe présent, au pluriel, du verbe « être ». On peut, donc, traduire l’expression ta onta par « les étants », « ceux (au genre neutre) qui sont », et même, avec plus de précision, « ceux qui sont en train d’être », mais il faut tenir compte du fait que, dans tous les cas, c’est le sens du verbe « être » qui se reflète dans le participe onta. En ce qui concerne l’article, en grec, il ne fait que souligner le caractère général du participe qui, du fait de ne pas être engagé dans un terme de genre masculin ou féminin (ce qui pourrait être le cas, car il y a des « étants » masculins ou féminins), est exprimé au neutre. Si l’on pouvait imaginer que le mot « chose », au sens large, ne fait pas allusion à quelque chose de féminin (comme c’est le cas dans l’expression « un quelque chose »), on pourrait comprendre que ta onta signifie « les choses qui sont en train d’être ». Lorsque Anaximandre affirme : « D’où vient la génération pour ta onta, est ce vers où elles retournent » (loc. cit.), il dit que le point de départ des choses qui sont en train d’être coïncide avec le point final de leur existence. Ces « choses », c’est simplement « tout » : éléments, objets composés à partir des éléments, êtres humains, et même, peut-être, les dieux de la tradition.
6Un Grec n’a pas besoin de souligner à chaque instant que dans le mot onta se « cache » le fait d’être, car il sait, comme nous, qu’un participe présent n’est qu’une forme « verbale », forgée à partir d’un infinitif. Ainsi, comme « étudiant » (c’est-à-dire, au sens propre, « celui qui est en train d’étudier ») est le participe présent du verbe « étudier », « ce qui est en train d’être » est le participe présent du verbe « être ». Le fait d’être est donc présent dans le participe onta, et c’est la valeur du verbe qui détermine le poids (ou, si l’on veut, la manière d’être) de ce qui est en train d’être. Quoi qu’il en soit, déjà le mot onta suppose le fait d’être.
7Un siècle après Anaximandre, Parménide introduit une nouveauté qui fera de lui le premier « ontologue » (même si ce mot est postmoderne par rapport à l’Éléate). Tous les philosophes, après Anaximandre, s’étaient intéressés aux onta, mais ils envisageaient ces onta en fonction de quelque chose en commun qu’elles « possédaient » : le fait d’être. Parménide simplifie (!) la question et ne s’occupe que de ce fait ; pour cette raison, et pour la première fois, il utilise l’expression au singulier : to on. De la même manière que celui qui cherche ce que sont les hommes se pose la question : « Qu’est-ce que l’homme ? », au singulier (en réalité, un singulier générique), Parménide mène une recherche sur « ce qui est en train d’être » (to on) et, plus précisément, sur le sens du mot on, « étant en train d’être », car l’article to ( « ce » ) apparaît rarement chez lui. La tradition non grecque a considéré Parménide comme « le philosophe de l’être » (d’où le sobriquet d’ « ontologue »), ce qui n’est pertinent qu’à condition de saisir la valeur, en grec, de son « objet » de recherche, l’on.
8Et ce que Parménide a dit à propos de « ce qui est en train d’être » a marqué d’une manière décisive la philosophie jusqu’à la sophistique, et même après (jusqu’à Antisthène, disciple de Socrate, pourrait-on dire), car il a mis en rapport cette réalité indéniable (car, qui pourrait nier qu’il est en train d’être ?) avec la pensée et avec le discours. On ne peut pas ne pas admettre qu’ « on » est, et la tâche de la philosophie consiste, pour Parménide, à saisir la valeur absolue et nécessaire de ce fait d’être, car il n’y a que ça comme objet à penser et comme chose à dire. Ce qui n’est pas n’est pas pensable ni exprimable dans un discours (fr. 2 . 6-7). À partir de Parménide, « ce qui n’est pas en train d’être » ou, si l’on préfère, « ce qui n’est pas », voire « le non-être », devient inimaginable et inexprimable. Comme il n’y a que ce qui est, le non-être n’a pas droit de cité dans l’univers de la philosophie. Cette affirmation, pourtant, a conduit la pensée philosophique vers une impasse, et c’est pour cette raison que nous avons décidé de la placer au début de notre recherche. Une recherche avance au fur et à mesure que les barrières qu’elle trouve sur son chemin disparaissent. Ces barrières sont des problèmes (en effet, problêma, en grec, signifie « ce que l’on rencontre devant soi », « obstacle »). Le premier obstacle qu’il a fallu franchir sur la route qui mène vers l’altérité a été le problème du non-être.
9Deux éléments se sont conjugués pour que le « non-être » devienne un problème. Le premier, c’est le mot lui-même. En tant que participe du verbe « être », to on signifie (et cela, a priori, en dehors de toute interprétation philosophique) « un quelque chose », « un étant » ; sa négation, qui serait to me on, est, même d’un point de vue étymologique, une contradiction, car l’article défini to signale quelque chose ; il ne peut signaler... rien. Ce qui vient après l’article, to on, est forcément quelque chose qui est, même s’il s’agit d’un rêve, d’une image ou d’une notion abstraite.
10Le deuxième élément découle de la philosophie de Parménide. Et nous disons « découle », car c’est surtout à l’intérieur de l’héritage (détourné ? La question ne peut pas être traitée dans les limites de ce travail) parménidien qu’ont été assimilées, voire identifiées, les notions d’ « être » et de vérité. Malgré l’avis erroné de quelques partisans d’une conception « ontologique » originaire de la vérité chez les Grecs (et, encore une fois, les limites de ce travail ne nous permettent pas de justifier cette critique), la vérité, depuis les poèmes homériques, a toujours été une propriété (si l’on peut dire) du logos, dans sa signification de « discours ». D’Homère à Parménide, il est impossible de trouver un seul exemple de l’adjectif « vrai » appliqué à des réalités autres que le discours ou la pensée susceptible d’être exprimée dans un discours. Chez Parménide lui-même, au moins, dans les passages de son Poème qui sont parvenus jusqu’à nos jours, rien ne justifie d’affirmer que la vérité devient, tout d’un coup, la vérité de l’être (c’est-à-dire que ce qui est vrai serait l’être), mais la manière dont il présente les « caractères » (sêmata) du fait d’être (qui font ressortir notamment son aspect nécessaire, absolu et unique) fait du logos sur l’être un « discours sur la vérité » (fr. 8 . 50-1). Cela veut-il dire qu’un discours sur l’être est forcément un discours sur la vérité ? Quoi qu’il en soit, déjà Mélissos, lecteur (« disciple » serait trop dire) de Parménide utilise l’expression « l’être véritable » (to on alêthinos, fr. 8 [5]), et il est certain que, à partir de Parménide, et jusqu’à la fin de la période dite présocratique, être et vérité vont ensemble. La « vérité ontologique » n’est pas originaire dans la pensée grecque (et moins encore aux « origines », comme aimait écrire Heidegger) ; elle est le résultat d’une réflexion philosophique sur l’être des choses.
11Le mouvement sophistique s’opposa à l’assimilation d’être et vérité (donc, cette assimilation existait bel et bien vers le milieu du Ve siècle), mais sa critique était générale : pour les sophistes il n’y a pas d’assimilation entre les deux notions tout simplement parce que l’être est remplacé par le paraître, et le fondement du paraître c’est la sensation. À chacun sa sensation, à chacun sa vérité. Une position si radicale fut à l’origine, comme on le sait, d’une réaction radicale elle aussi, comme celle d’Antisthène, l’un des premiers disciples de Socrate, qui niait la possibilité du mensonge, car tout ce que l’on dit (au sens fort du verbe « dire », exprimé en grec par legein) est vrai : « Celui qui parle dit quelque chose (ti), et celui qui dit quelque chose dit ce qui est (to on) ; donc celui qui dit ce qui est dit la vérité » (Antisthène, apud Proclus, In Crat., 37). L’expression « le non-être » (ou « ce qui n’est pas ») n’a pas de sens ; par conséquent, tout discours qui prétendrait dire ce qui n’est pas est impossible. Voilà le problème posé par le non-être.
12Il est évident que, si la philosophie ne peut pas rendre compte de la totalité de la réalité, sa tâche se trouve dévaluée, affaiblie. Mais... ce qui n’est pas fait-il partie de la réalité ? Il semblerait que non. Il y a cependant quelque chose que l’on appelle mensonge, erreur, illusion, image. Quelle sorte de réalité ces notions possèdent-elles ? Peuvent-elles être reléguées au domaine de « ce qui n’existe pas », et être ainsi bannies du domaine de la philosophie, qui est censée être une recherche sur l’ « être » des choses ? Platon décida de s’occuper de la question et d’entreprendre un véritable combat, à la fois contre les « relativistes », qui revendiquaient la réalité des apparences au détriment de la réalité de l’être, et contre les « absolutistes », qui assimilaient l’être à la vérité et qui ne donnaient qu’un sens absolu à la notion d’être. Le Sophiste fut le champ de bataille choisi par Platon.
13Le désir avoué par Platon est celui de « définir » la tâche du sophiste. L’entreprise n’est pas inédite, car dans de nombreux dialogues Platon s’était déjà occupé de la question (et il en fait autant au début du Sophiste), mais la nouveauté de cet ouvrage, dans sa seconde partie, est un véritable défi : Platon arrive à la conclusion qu’une définition approfondie de l’activité sophistique suppose la mise en question de la philosophie de Parménide. Le dialogue devient ainsi un dialogue « sur l’être », ainsi qu’il est souligné par son sous-titre (Peri tou ontos) (placé soit par Platon lui-même, soit par des éditeurs anciens), car c’est le philosophe de l’être, Parménide, qui aurait fourni (a priori, cela va de soi, et certainement malgré lui) aux sophistes des raisons valables pour justifier leur métier. La thèse est surprenante, mais Platon veut faire d’une pierre deux coups : une fois établie (inventée ?) l’alliance entre Parménide et la sophistique, la critique de l’une aura des conséquences néfastes sur l’autre.
14Le chemin suivi par Platon prend comme point de départ une nouvelle définition du sophiste. Celui-ci est un faussaire, un illusionniste, un fabricant d’images (Soph., 236 b-c). Cela suppose qu’il produit des images qui sont des imitations des modèles. Mais cette certitude est lourde de conséquences, car dans le domaine de la philosophie il faut justifier l’existence des notions, et la justification de la notion d’image questionne les fondements mêmes de la conception de l’être, telle qu’elle est admise comme un fait accompli pour la philosophie (mise à part la sophistique). Si, comme nous venons de le voir, l’être est assimilé à la vérité et n’admet pas sa négation (qui en serait le non-être), quelle sorte de réalité pourrait-elle correspondre à l’image ? Elle est la copie d’un modèle, mais c’est celui-ci qui existe et qui est vrai. L’image serait donc non vraie, « fausse », et, en tant qu’elle ne possède pas l’ « être » du modèle, elle relèverait du... non-être. S’il en est ainsi, le sophiste ne peut pas être considéré comme un faussaire fabricant d’images, car celles-ci n’existeraient pas. C’est l’application à la lettre des axiomes de Parménide qui, selon Platon, conduit à cette conclusion. D’une manière tout à fait inattendue, la philosophie de Parménide viendrait innocenter l’activité des sophistes, qui ne serait pas différente de celle des philosophes. Platon accepte cette ressemblance, mais il veut aller au-delà des apparences, car cet air de famille qu’il y a entre le sophiste et le philosophe cache une opposition radicale, la même qui sépare le chien du loup, liés, eux aussi, par une forte ressemblance. Et, pour confirmer son jugement négatif par rapport à la sophistique, Platon entreprend une véritable déconstruction non seulement de la philosophie de Parménide, mais surtout d’une certaine conception de l’être, ce qui le conduira à la découverte de l’ « autre » de l’être.
15Contrairement à la méthode employée dans d’autres ouvrages (et peut-être le changement de porte-parole dans ce dialogue, qui n’est pas Socrate, mais l’Étranger d’Élée, y est pour quelque chose), Platon devient très pragmatique dans le Sophiste. Comme il y a des images, il faut leur trouver un statut ontologique. En effet, depuis ses premiers dialogues Platon avait affirmé que le domaine du sensible et du multiple n’était que la copie d’un paradigme, et que la « réalité réellement réelle » (ousia ontôs ousa, Phèdre, 247 c) ne correspondait qu’à celui-ci. Le moment est donc venu de justifier la notion d’image, de copie, d’imitation, c’est-à-dire d’un « quelque chose » qui n’est pas l’être absolu et véritable.
16Et, fidèle au véritable sujet du Sophiste, Platon entame une recherche sur l’être. Dans ce domaine aussi, sa démarche sera différente de celle suivie dans d’autres dialogues, car il tient compte de la manière dont les philosophes précédents (parmi lesquels Parménide... et lui-même !) ont envisagé la question. C’est le regard qu’ils ont eu sur l’être qui les a empêchés de reconnaître qu’il pourrait y avoir quelque chose de différent de l’être, qui, de ce fait, serait une sorte de non-être. Mais... comment les philosophes antérieurs ont-ils conçu l’être ? Comme une réalité absolue et unique, c’est-à-dire comme une sorte d’étant privilégié. Des « racines » d’Empédocle aux Formes des platoniciens, en passant par les opposés d’Héraclite (et on pourrait déduire qu’il fait allusion aussi aux atomes de Démocrite), Platon montre que tous les philosophes ont regardé l’être comme une entité « une » (ou multiple, ce qui est en réalité un ensemble d’ « uns ») caractérisée par un article démonstratif (« les » éléments, « les » Formes, « l’ » un). D’où l’impossibilité, déjà a priori, de concevoir la négation de cette entité, car un « non-un » est inimaginable. Selon cette manière de regarder les choses, Parménide avait raison.
17C’est donc ce regard sur l’être qu’il faut questionner. Et Platon propose de faire, avant l’heure, une révolution copernicienne : si l’impasse dans laquelle se trouve la philosophie est la conséquence d’un regard « entitatif » sur l’être, supposons que l’être est (comme disait Parménide, ajoutons-nous, mais le parménidisme que Platon a reçu n’est pas celui-ci) un « fait », une activité, une force, une dynamis (Sophiste, 247 e). L’avantage d’adopter cette conception est évidente : du fait de ne pas se confondre avec un étant, ou avec des étants (même si ceux-ci sont éminents, tels les atomes, les Formes ou les opposés), cette activité peut s’emparer de notions opposées. En réalité, c’est à partir de l’existence de notions opposées constatées dans la pensée philosophique antérieure que Platon « découvre » ce fait d’être. Il constate que tous les penseurs ont admis l’existence d’une entité privilégiée (d’un « être », si l’on veut) soit en mouvement (la plupart des Présocratiques), soit en repos (selon Platon, Parménide et Mélissos). Si le repos et le mouvement ont été élevés au rang de caractères fondamentaux du principe premier, c’est parce que tous les deux existaient. Le fait d’être, donc, est « en dehors » du repos et du mouvement, car il fait être ces principes. C’est grâce à lui que ces principes « sont ». Platon est très clair : lorsqu’il y a deux principes, l’être est un troisième terme (tritos, 243 e 2, 250 b 7, c 1) (de la même manière que, lorsqu’il y en avait un seul, il était un deuxième terme, 244 d).
18Une fois arrivé à cette conclusion, Platon se pose la question suivante : Quel est le contenu de ce pouvoir qui fait que tout ce qui communique avec lui existe ? En d’autres termes, qu’est-ce que ce troisième terme communique aux choses, qui fait qu’elles existent ?
19La réponse de Platon est, encore une fois, très claire : c’est la possession de quelque chose qui fait que « les choses » (ta onta) « existent réellement » (ontôs, 247 e). Elles possèdent un certain pouvoir (dynamis) de communiquer, soit dans le sens d’une action, soit dans le sens d’une passion (loc. cit.). Ce qui est incapable (donc, qui ne possède pas le pouvoir, la capacité, dynamis) d’agir ou de pâtir n’existe pas. En revanche, ce qui caractérise tout ce qui est (Platon ne suggère aucune différence : il parle de « tout ce qui est », pan touto, 247 e 3) est la possession d’un pouvoir d’affecter une autre chose ou d’être affecté par une autre chose. Très subtilement, d’une manière presque imperceptible, Platon nous suggère d’ores et déjà qu’exister suppose co-exister, que l’existence de l’un suppose son rapport avec un autre. L’accouchement de l’altérité vient de commencer.
20On ne peut pas nier que, dans ce passage, Platon propose une véritable « définition » du fait d’être. Il le dit au moins deux fois. En 247 e, il affirme qu’il vient de proposer une « définition pour définir » (horon horizein) les étants (ta onta), et il confirme en 248 c 4 qu’il s’agit là d’une « définition des étants » (horon tôn ontôn). Or une définition définit (le pléonasme appartient à Platon) l’essence d’une chose. L’étant (ce qui est) possède une puissance de communication, mais, comme cette puissance fait de lui un étant, elle est tout simplement l’être de l’étant : « Ils (sc., ta onta, les étants) ne sont autre chose que puissance (dynamis). »
21Le moment est venu de tirer les conséquences de cette nouvelle définition (le mot a été déjà justifié) de l’être de la part de Platon. Grâce à son caractère dynamique (en effet, il n’est que dynamis), il échappe au piège de la « chosification » : il ne peut pas être soumis aux coordonnées spatio-temporelles, comme c’était le cas de l’être « éléatique » tel que Platon l’interprète, qui était condamné à être Un parce que le « vide » (?) n’existait pas ; par conséquent, il occupait tout l’espace (!), comme nous lisons chez Mélissos (fr. 8 [8]). Cela permet d’échapper aussi aux paradoxes posés dans la première partie du Parménide, mais ce n’est pas ici l’occasion de traiter cet épineux sujet. En revanche, d’autres conséquences, révolutionnaires pour l’avenir de la recherche philosophique, découlent de cette position.
22S’il existe réellement tout ce qui est capable d’être l’objet d’une action (ou, si l’on veut, de « pâtir »), l’image existe réellement. Car, qu’est-ce qu’une image ? Écoutons Platon : par rapport à son modèle (car toute image est la copie d’un modèle), « une image (eidôlon) est une autre chose pareille (heteron toiouton) faite à la ressemblance (aphômoiômenon) de ce qui est véritable (pros talêthinon) » (240 a 7). L’image a été l’objet d’une « production » ; donc, « elle est réellement (ontôs) une copie (eikôn) » (b 11). Mais il n’y a que le modèle qui est vrai. Le statut ontologique de l’image consacre la coupure du rapport classique entre l’être et la vérité, source de toutes sortes de paradoxes. La vérité déménage et ce n’est que vers la fin du dialogue qu’elle retrouve son topos : le discours (logos). Platon revient ainsi aux poèmes homériques.
23Mais, en ce qui concerne notre sujet, la conception dynamique de l’être joue un rôle capital, car elle permet de résoudre le problème du non-être. Du fait de ne pas se confondre avec une entité privilégié, l’être peut communiquer avec des notions opposées, et les « faire être ». En revanche, si, par exemple, l’être s’identifiait au repos (c’est-à-dire si l’on admettait qu’il n’existe que ce qui est en repos), le mouvement serait relégué automatiquement au domaine de ce qui n’existe pas. Du moment où l’on a découvert que le fait d’être est un tritos en plus des deux opposés, il est en dehors du repos et du mouvement ; mais c’est grâce à lui qu’ils existent. Arrivé à ce point, Platon oublie qu’il a abandonné son porte-parole habituel, et l’Étranger, comme jadis Socrate, replace sa solution à l’intérieur de – disons – l’orthodoxie platonicienne, selon laquelle les Formes sont la garantie de tout ce qui existe, et le lien qui s’établit entre les Formes et la multiplicité, c’est la participation. Rien de plus « normal », donc, que de conférer à cet être dynamique le rôle d’une Forme et de faire de cette Forme le domaine privilégié du philosophe. Celui-ci est « attaché toujours par les raisonnements (aei dia logismôn) à la Forme de l’être (têi tou ontos ideai) (254 a) ». Un regard hypercritique trouverait que, finalement, Platon revient à ce qu’il avait critiqué chez ses prédécesseurs : rattacher l’être à une certaine entité. Ce n’est pas le cas : la physis de cette Forme est dynamique ; c’est une force qui transmet de l’être à tout ce qui est, et comme être = pouvoir de communiquer, c’est ce pouvoir qui est transmis aux Formes, et – point central de sa découverte – c’est grâce à leur « être » (= leur pouvoir de communication) que les Formes peuvent transmettre leur physis aux choses : le Beau, la beauté ; le Juste, la justice ; le Triangle, la triangularité. Voilà la notion de participation, revue et corrigée. Les apories de la participation présentées au début du Parménide (131 a - 135 a) n’ont plus de sens. Il ne faut pas justifier la participation, car celle-ci est « l’être de la Forme » : si une Forme existe, c’est parce qu’elle participe !
24Lorsque Platon veut mettre un peu d’ordre dans sa recherche et essaie d’établir une sorte de hiérarchie parmi les Formes, il va de soi que la Forme de l’être se trouve au sommet, accompagnée par les deux autres Formes qui ont caractérisé l’histoire de la philosophie antérieure au Sophiste (celle de Platon y comprise) : le repos et le mouvement (254 d 4).
25Mais il reste le problème du non-être... C’est le rapport entre ces trois Formes principales (megista, 254 c 3) qui va régler la question. Si elles sont trois, c’est parce que chacune est une. Cette apparente lapalissade n’en est pas une. « Une » signifie identique à elle-même. L’identité, c’est la garantie de l’unité. Or Platon constate que cette identité propre à chacune des trois Formes principales doit être, elle aussi, garantie par une Forme (en effet, Platon ne peut pas ne pas être... platonicien), et il postule l’existence de la Forme du même (ou de l’identique, tauton, 255 c 6). Mais ces quatre Formes ne sont pas identiques réciproquement. Elles sont quatre. Le raisonnement platonicien aurait pu rester là. Mais Platon ne peut pas oublier qu’il a défini l’être comme le pouvoir de communiquer. Si ces quatre Formes existent, mis à part la communication qu’elles exercent, disons, verticalement, par rapport au multiple (et qui fait que toute chose existe, qu’elle existe soit en repos, soit en mouvement, et qu’elle est identique à elle-même), les Formes communiquent aussi entre elles. On dit souvent que cette « communication entre les Formes » (symplokê tôn eidôn, 259 e 6) est la nouveauté du Sophiste. Ce n’est pas vrai : depuis les premiers dialogues, Platon avait souvent mis en rapport, par le biais de l’attribution, une Forme avec une autre (mais ce sujet ne peut pas être traité dans les limites de ce travail) ; en revanche, le Sophiste montre que les Formes, du moment où elles existent, ne peuvent pas ne pas communiquer. Ce qui n’est pas capable d’agir ou de pâtir (donc, de communiquer d’une manière active ou passive, même si cette passivité n’est que celle propre à l’objet de la connaissance, qui, de ce fait, est connu, voix passive du verbe « connaître ») n’existe pas. Et si les Formes, ou, du moins, les quatre Formes principales, communiquent entre elles, c’est parce qu’elles sont différentes les unes par rapport aux autres. Voilà une nouvelle notion, qui devient une cinquième Forme, « l’autre », « le différent » (to heteron).
26C’est la mise en place de cette Forme qui permet d’envisager l’existence éventuelle du non-être. En effet, l’application de la Forme de l’Autre aux autres Formes, une à la fois, conduit à la formulation de toute une série de négations, et celles-ci sont réelles. Nous voudrions souligner le fait que la participation d’une Forme à la Forme de l’Autre la place face à une autre Forme, car chaque Forme devient l’autre d’une autre. Le rapport d’opposition introduit par l’Autre n’est pas indéterminé ni collectif. Il est très précis : c’est la négation de ce qu’une chose est par elle-même, en fonction de son identité.
27Cela revient à dire que la participation avec l’Autre instaure un « non-être » très précis, et, parce que ce non-être est réel, il peut être énoncé dans un jugement. Du fait de participer de l’Autre, le mouvement, qui est ce qu’il est grâce à sa participation au Même, devient l’autre... du repos ; on peut alors affirmer que le mouvement n’est pas le repos. Ce non-être instauré par l’Autre est, nous l’avons déjà dit, très précis. C’est une analyse de cette négation ponctuelle, du « “non” ou du “ne pas” placés devant les noms qui suivent [...], ou, davantage, des choses en fonction desquelles ont été établis les noms après la négation » (257 c), qui permettra de tenir un discours cohérent (orthologia, 239 b 4) sur le non-être. Or la négation ne semble pas établir un rapport de contradiction, car, dans ce cas, l’affirmation d’un élément entraînerait la suppression de l’élément contraire. Si le non-blanc était le contraire du blanc, l’existence du blanc conduirait à affirmer l’inexistence du non-blanc. Mais ce n’est pas le cas. Comment pouvons-nous le savoir ? Ce nouveau Platon pragmatique qui s’exprime dans le Sophiste fait appel au sens commun : même celui qui affirme l’existence du blanc doit admettre qu’il y a aussi, par exemple, le rouge, qui est certainement non blanc, mais qui n’est pas pour autant condamné à l’inexistence. Et cela est possible parce que le non-blanc, auquel appartient le rouge, n’est pas le contraire du blanc. Dans le domaine de la couleur, il fait partie de la région de l’Autre par rapport au blanc. Il n’est pas le blanc, mais il existe : il est différent du blanc. Voilà la solution proposée par Platon : la négation ne signifie pas contradiction, mais différence.
28Il doit maintenant appliquer sa découverte à cette négation si spéciale qui était à l’origine de l’impossibilité de démontrer que le sophiste est un faussaire – celle du non-être. Peut-on affirmer maintenant, d’une manière correcte, « sans disputer et sans chercher à s’amuser » (237 b), en faisant appel à l’orthologia, que le non-être est ? La réponse de Platon est positive. Après avoir montré que « l’opposition réciproque d’une partie de la nature de l’Autre et de celle de l’être n’est pas une réalité moindre – si l’on peut dire – que l’être lui-même, car elle ne signifie pas le contraire de celui-ci, mais seulement quelque chose de différent de lui » (258 a-b), Platon dit que cette réalité, « c’est le non-être, ce que nous cherchons à travers le sophiste ». Mais... ce non-être, est-il le non-être ? Le « père » Parménide a-t-il été tué ? Ce n’est pas évident.
29C’est la notion de l’Autre qui a permis d’arriver à justifier le non-être, car, « en tant que la nature de l’Autre existe, il est nécessaire d’affirmer que ses parties ne sont pas moins être que l’être lui-même » (258 a), et chacune de ses parties est un non-être par rapport au sujet qui a été pris comme point de départ : « Ainsi comme le grand était grand et le non-grand, non-grand, et le non-beau, non-beau, de telle manière, le non-être en soi était et est non-être, comme une Forme parmi d’autres » (258 c). Mais ce non-être n’est pas le non-être interdit par Parménide. Platon l’avoue lui-même, car le non-être qu’il a trouvé n’est pas le contradictoire de l’être, comme serait celui de Parménide (ce qui est d’ailleurs vrai : « Il est nécessaire d’être absolument ou de ne pas être du tout », avait écrit Parménide, fr. 8 . 11) : « Alors, qu’on ne dise pas que, lorsque nous avons eu le courage d’affirmer que le non-être existe, nous pensions mettre en évidence le contraire de l’être » (258 e). Cette question, dit Platon, n’est plus pertinente : « Soit que [ce type de non-être] existe ou n’existe pas, [soit] qu’il possède un certain sens ou qu’il soit complètement irrationnel. » Platon a résolu la question concernant le non-être propre au discours philosophique, celui qu’il faut revendiquer pour pouvoir justifier le discours faux et permettre ainsi la condamnation de la sophistique, celui qui permet de justifier des jugements négatifs vrais (du type : « Théétète, avec qui je parle maintenant, n’est pas en train de voler »). Il s’agit d’un non-être relatif : « A n’est pas... X », « le mouvement n’est pas le repos » (255 e), car il est autre que le repos. Parménide peut pousser un soupir de soulagement : il avait déjà tenu compte de la différence lorsqu’il avait écrit que la voie de recherche qu’il faut abandonner « n’est pas le vrai chemin » (fr. 8 . 17-8).
30Dans le chemin qui mène du non-être à l’autre, la découverte principale de Platon concerne, sans aucun doute, l’Autre. La Forme de to heteron (que l’on peut traduire aussi par la Différence et même par l’Altérité), et notamment le rôle éminent que Platon lui donne (elle fait partie des cinq genres principaux), consacre un nouveau point de départ pour la philosophie. L’être des choses ne peut plus se fonder uniquement sur le caractère « entitatif » des étants (qui sont, cela va de soi, « uns ») qui se justifierait par une sorte d’identité qui rendrait compte de l’essence de chacun. Des réalités en soi et par soi, uniquement identiques à elles-mêmes, telles que les Formes dans les dialogues précédents, n’existent plus. être est être en rapport avec, et cela suppose l’existence des autres (d’autres choses, d’autres Formes, d’autres individus, ce n’est pas important). C’est à la fois l’identité et l’altérité qui cohabitent, et cela permet de saisir l’être le plus profond d’une chose. Cette double participation (car c’est par participation que tout se rapporte à l’identité et à l’altérité) détermine les limites de chaque chose. Chaque chose est envisagée comme si elle était une médaille avec deux côtés : l’un regarde vers ce que la chose est par rapport à soi, c’est son identité ; l’autre regarde vers le dehors, vers cet territoire que la chose ne peut pas fouler car autrement sa limite « intérieure » avancerait vers cet au-delà que ne lui appartient pas, c’est son altérité. Platon appelle « la région de l’Autre » cet au-delà de la limite. Et, à partir du Sophiste (et l’idée restera chez Aristote, la philosophie médiévale, etc.), la « définition » (littéralement, la mise en place de « limites » : finis) de chaque chose suppose l’interaction de deux éléments, l’identité et la différence, car chaque chose n’est pas seulement ce qu’elle est ; elle est aussi différente de ce qu’elle n’est pas. La région « extérieure » d’une chose est constituée par tout ce qu’elle n’est pas, toujours dans un certain domaine. Il ne s’agit pas d’une classe vide, d’un pur néant ; pas du tout. Elle est très « peuplée », bien plus que la région restreinte où se trouve la chose à définir. Et tout ce qu’une chose n’est pas, qui est son altérité, c’est « son » non-être. C’est pour cette raison que Platon affirme qu’ « il y a (esti) beaucoup d’être en ce qui concerne chaque Forme, mais il y a aussi une quantité infinie de non-être » (256 e). Tout ce qu’une chose n’est pas précise la définition de son essence.
31À partir des paradoxes, impasses et, surtout, contradictions par rapport à l’expérience quotidienne qui découlaient de la notion de non-être, Platon entreprit de mener jusqu’au bout une recherche sur le type d’être qui avait fait de son contraire, le non-être, cet « objet » intraitable. Nous avons vu que c’était une conception « entitative » de l’être (pour laquelle être est être une certaine chose, même si cette chose est un principe transcendant, comme serait la Forme platonicienne) qui était la source de tous les problèmes. À sa place, Platon propose un être dynamique, qui n’est qu’un pouvoir de communication transmis (Platon reste toujours... platonicien) par une Forme, la Forme de l’être ; mais comme la physis de cette Forme est dynamique, elle échappe (c’est le sentiment de Platon...) aux pièges d’un être « entitatif ». La principale conséquence secondaire de cette nouvelle conception de l’être est son pouvoir de participer à des entités contraires ; il ne peut pas s’empêcher de participer, car autrement ces réalités n’existeraient pas. Il est « donateur » d’existence : « L’être se mêle à tous les deux [sc., le repos et le mouvement], car, sans doute, les deux existent » (254 d). Il donne aussi de l’existence à cet autre couple, l’identité (ou « le même ») et l’altérité (ou « la différence », ou « l’autre »), et c’est ainsi qu’un certain non-être trouve sa place dans le domaine de l’être : l’autre. Le non-être est l’autre de l’être. Voilà un non-être qui est : l’autre.
32Notre travail aurait pu finir ici. Nous avons honoré notre engagement, car nous avons parcouru le chemin qui mène du non-être à l’autre. Le moment est venu, cependant, de poser quelques réflexions. Platon est certain d’avoir avancé « très loin au-delà des limites qu’il [sc., Parménide] avait interdit de franchir » (258 c). Nous avons déjà dit supra, à propos des jugements qui impliquent une négation, que Parménide les avait déjà prévus, et qu’ils ne pouvaient pas donc être la cause d’un éventuel parricide.
33Qu’en est-il à propos de cet être dynamique qui justifierait l’existence d’un certain non-être ? Lorsque Parménide parle de « ce qui est » (to on), il fait allusion au « fait d’être ». C’est d’ores et déjà une notion « dynamique », et c’est pour cette raison que, lorsqu’il présente pour la première fois dans son Poème la notion de « ce qui est », il utilise le verbe « être » à la troisième personne, isolé : esti (fr. 2 . 3). « On est » (esti, sans sujet) ; donc, il y a de l’être, dirait Parménide. Cette notion d’être, présente dans tout ce qui est, est très voisine, et même plus, de la Forme de l’être présentée par Platon dans le Sophiste. Platon lui-même dit qu’il ne s’est pas occupé de la question d’un non-être qui serait l’opposé de l’être, et, nous croyons, pour cause : parce que Parménide avait déjà dit ce qu’il fallait dire : qu’il faut être, ou ne pas être du tout (fr. 8 . 11). Platon accepte le défi, et trouve des nuances (avant Aristote) dans le sens du mot « être » ; quoi qu’il en soit, en tant que Forme, il donne de l’être, même au non-être, représenté par l’altérité. On pourrait donc dire que Platon confirme et élargit ce que Parménide disait : il y a de l’être, et il y a aussi du non-être, qui, en tant que Forme (celle de l’Autre), occupe une place éminente. Maintenant tout est, même le non-être...
34Mais cette Forme de l’être que Platon découvre n’admet pas une négation, et c’est pour cette raison que les Formes les plus importantes ne sont que cinq : repos-mouvement, identité-altérité, être. La Forme de l’être ne peut pas admettre une Forme contraire... L’être que Platon propose a le même caractère absolu et nécessaire que l’être parménidien.
35S’il en est ainsi, quelles conséquences s’ensuivent en ce qui concerne le non-être ? Il est, nous l’avons déjà démontré, relatif. C’est un non-être... X. D’un point de vue positif, c’est l’altérité : on est l’autre de... Mais si l’altérité permet de résoudre le problème du non-être, cela veut-il dire que l’identité occupe maintenant la place de l’être ? C’était le cas dans la philosophie préplatonicienne, mais Platon veut présenter quelque chose de nouveau... Sa nouveauté consisterait-elle à dégager le fait d’être de l’identité de quelque chose ? Il est fort probable. Le fait d’être, représenté par la Forme de l’être, permet à l’identité et à l’altérité de jouer chacune son rôle respectif, mais il est au-dessus de la mêlée. Le rapport avec l’être de Parménide est plus que troublant...
36Quoi qu’il en soit, l’altérité, c’est la découverte majeure du Sophiste, même si Platon a cru qu’il ne faisait que réfuter Parménide. Le cas de Platon est semblable à celui de Christophe Colomb. Il avait cru arriver à l’Orient par une voie nouvelle lorsque, en réalité, il a découvert l’Amérique. Platon a cru relativiser l’être parménidien et a finalement découvert l’altérité. C’est à nous d’approfondir sa découverte.