Notes
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[1]
De la démocratie en Amérique II, 1re partie, chap. I, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1992, p. 514. Les références à ce court chapitre ne sont pas mentionnées en note, le lecteur pouvant aisément s’y référer sans mention de page. Les autres mentions à la seconde Démocratie sont abrégées en DA II, suivi du numéro de la partie et du chapitre.
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[2]
Voir leur article « Descartes » dans le Dictionnaire de philosophie politique de P. Raynaud et S. Rials, Paris, PUF, 1996.
-
[3]
De l’Allemagne, Paris, GF, vol. 2, 1968, p. 106.
-
[4]
Fragments de philosophie cartésienne. « Avant-propos », Paris, Charpentier, 1845, p. VI-VII. (Repris avec variantes dans les Fragments philosophiques poux servir à l’histoire de la philosophie, Genève, Slatkine Reprints, 1970, fac-similé de la 5e éd. de 1865-1866, vol. 3, p. 3.)
-
[5]
V. Cousin, « Vanini ou la philosophie avant Descartes »,in op. cit., p. 98.
-
[6]
Grand Dictionnaire Larousse du XIXe siècle, art. « Cartésianisme ».
-
[7]
Voir G. Rodis-Lewis, Descartes. Textes et débats, Paris, Le Livre de poche, 1984, p. 627-628.
-
[8]
DA II, I, 4, p. 529.
-
[9]
Ibid.
-
[10]
Voir Correspondance Tocqueville-Kergorlay, in Œuvres complètes, t. XIII, vol. I, Paris, Gallimard, 1977, p. 257 et 348-349.
-
[11]
Voir Essai sur les révolutions, Génie du christianisme, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1978, p. 356 et 549-550.
-
[12]
Voir l’Essai analytique sur les lois naturelles de l’ordre social, ou du Pouvoir, du ministre et du sujet dans la société, Paris, 1800, p. 245.
-
[13]
F. Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, Paris, Hachette, « Pluriel », 1985, p. 262 et 258.
-
[14]
Ibid., leçon 14, p. 301 et 303.
-
[15]
Ibid., leçon 4, p. 113.
-
[16]
Voir l’ouvrage classique de P. Rosanvallon, Le Moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985.
-
[17]
DA II, I, 2, p. 520.
-
[18]
Ibid.
-
[19]
DA II, I, 2. p. 521.
-
[20]
DA II, 1, 2, p. 522-523.
-
[21]
DA II, I, 17, p. 589. Voir aussi sur ce passage le commentaire de Claude Lefort au début de son article « Démocratie et art d’écrire » chez Tocqueville, dans Écrire à l’épreuve du politique, Presses Pocket, 1992.
-
[22]
L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, GF, 1988, p. 259.
« L’Amérique est donc l’un des pays du monde où l’on étudie le moins et où l’on suit le mieux les préceptes de Descartes. Ceci ne doit pas surprendre. » [1]
1Pourtant Tocqueville nous surprend à plus d’un titre par cette proposition qu’éclaircit le chapitre liminaire de la seconde Démocratie en Amérique (1840), consacré à la « méthode philosophique des Américains ». Il nous surprend d’abord par cette impatriotique assertion : l’Amérique présentée, sur le mode ironique de l’évidence, comme patrie d’élection de la méthode cartésienne, que Tocqueville définit préalablement comme l’appel exclusif, dans la plupart des opérations de l’esprit, à l’effort individuel de la raison. On croyait la philosophie de Descartes partie prenante de l’ « esprit français » et du patrimoine culturel national, et voici qu’on assiste à la dénaturalisation de la Méthode ; pis, à son américanisation. Tocqueville nous surprend aussi par ce paradoxe d’une méthode parfaitement appliquée dans l’ignorance sereine de sa formulation savante : « Les Américains n’ont [...] pas eu besoin de puiser leur méthode philosophique dans les livres, ils l’ont trouvée en eux-mêmes. » Quoique pimentée par sa réutilisation à propos de l’Américain moyen, aussi incultivé que cartésien émérite, la réduction de la méthode cartésienne à l’énoncé fameux du bon sens chose au monde la mieux partagée est singulière. Mais c’est le nom de Descartes qui compte et non Descartes et sa philosophie. Tocqueville l’utilise comme une référence scolaire, presque par antonomase, pour signaliser et pour condenser l’objet anthropologique et historique qui l’occupe : ce « penser par soi-même », mot d’ordre des Modernes, et mot d’ordre démocratique. Tocqueville dénationalise donc Descartes pour le démocratiser – ou, plus exactement, pour démocratiser la méthode. Les Américains pratiquent une sorte de cartésianisme amateur qui profile la méthode intellectuelle de l’homo democraticus :
« Échapper à l’esprit de système, au joug des habitudes, aux maximes de famille, aux opinions de classe et, jusqu’à un certain point, aux préjugés de la nation ; ne prendre la tradition que comme un renseignement, et les faits présents que comme une utile étude pour faire autrement et mieux ; chercher par soi-même et en soi-même la raison des choses, tendre au résultat sans se laisser enchaîner au moyen, et viser au fond à travers la forme : tels sont les principaux traits qui caractérisent ce que j’appellerai la méthode philosophique des Américains. »
2Au fond, peu importent à Tocqueville la philosophie et les philosophes. Son Descartes est déjà celui du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert : « DESCARTES : Cogito ergo sum. » Son idée de la philosophie cartésienne fera même à bon droit sourire les spécialistes, quand ils la verront peu ou prou assimilée aux valeurs du self made man américain. Mais, on l’a déjà compris, l’enjeu n’est pas d’exégèse des textes. Il concerne d’abord le devenir du cartésianisme après la Révolution française, époque au cours de laquelle, François Azouvi et Jean-Marie Beyssade l’ont montré [2], il entre dans l’histoire de la pensée politique. Dans La démocratie en Amérique, il s’intègre à une réflexion sur l’idéologie révolutionnaire française, nourrie d’un esprit de cartésianisme extrême. Interprétation partisane, libérale, dont il faudra préciser, cependant, qu’elle se distingue d’autres commentaires issus de la philosophie libérale et s’oppose notamment au Descartes « bien français » de Cousin.
3Le détour par l’Amérique, où la méthode se tempère à l’épreuve de l’expérience, est une originalité tocquevillienme. En revanche, Tocqueville emprunte à d’autres sa rapide généalogie de l’esprit de libre examen qui, de Luther puis Bacon jusqu’aux Lumières, marque une étape obligée par l’auteur du Discours de la méthode. Il en trouve le modèle chez Guizot pour qui la révolution philosophique cartésienne est un révélateur parmi d’autres de l’anthropologie des Modernes, une étape dans l’universalisation de l’esprit de libre examen propre à la civilisation européenne. Chez le maître comme chez l’élève, ce modèle n’est d’ailleurs pas exclusif d’une autre épistémologie, celle qui, sur le critère des nationalités, oppose le rationalisme cartésien à l’empirisme anglais, Descartes à Bacon, la déduction à l’induction, la philosophie abstraite aux leçons de l’expérience. Pour n’en citer qu’un, on en trouverait un exemple chez une autre libérale, Mme de Staël : « Il y a deux manières de redresser les préjugés des hommes : le recours à l’expérience et l’appel à la réflexion. Bacon prit le premier moyen, Descartes le second ; l’un rendit d’immenses services aux sciences ; l’autre à la pensée, qui est la source de toutes les sciences. » [3] Mme de Staël donnait philosophiquement et poétiquement la préférence à Bacon, Guizot proposait une réconciliation entre le sens pratique anglais et la philosophie française. L’un comme l’autre avaient à l’esprit le système politique du gouvernement représentatif en Angleterre, monarchie constitutionnelle à importer en France. Tocqueville impose, par Amérique interposée, la composante démocratique.
4Mais l’image positive d’une émancipation de l’esprit humain par la démocratisation de la méthode cartésienne se nuance vite, chez lui, d’une réflexion inquiète sur l’individualisme intellectuel démocratique, dans une interrogation portée au cœur du penser par soi-même des Modernes. Bien que tout à fait rallié par sa propre méthode d’enquête et d’analyse à ce principe propre à une vision du monde démocratique, il révèle un revers de la médaille. Tout comme l’espace public des démocraties libère une parole souvent plus proche – mais pas toujours – d’un brouhaha insignifiant que du vrai débat d’idées, la libre pensée revendiquée peut tristement renvoyer au vide des esprits ou, pis, au vide des consciences. L’homme démocratique veut penser par lui-même. Mais, au fond, il ne sait quoi penser. Tocqueville montre l’avers de cet esprit d’indépendance individuelle, précieux mais nécessairement limité, et surtout ressort paradoxal d’une nouvelle servitude de l’intelligence, mise en tutelle non par la tradition ou par la religion mais aliéné à l’opinion. Il s’interroge et nous met en demeure de nous interroger sur cette assomption de l’individu en sujet autonome, promesse de la philosophie cartésienne, comme sur la version politique de cet idéal, le citoyen majeur rêvé par les Lumières.
5I. Si l’ « esprit français » – ou le « génie français » – se constitue en mythe culturel antérieurement au moment qui nous occupe, il se perpétue tout particulièrement sous la monarchie de Juillet, avec l’appareillage de la philosophie cartésienne à l’éclectisme de l’Université. En 1815, dans son « Discours prononcé à l’ouverture du cours », Cousin dénonçait encore la délirante promotion de la raison individuelle imputable à Descartes, père du scepticisme moderne, et lui opposait l’école écossaise du sens commun et de l’expérience de Thomas Reid, révélé par Royer-Collard. En 1845, en revanche, le Descartes de Cousin est devenu libéral, spiritualiste et surtout français. L’ « Avant-propos » aux Fragments de philosophie cartésienne, qui rassemblent les conférences prononcées par Cousin sur Descartes, résume l’ultime version du cartésianisme revisité par la philosophie officielle de la monarchie de Juillet : « Nous respectons, nous chérissons la liberté philosophique, [...] nous sommes convaincus que son meilleur emploi est dans l’école cartésienne. Cette école est à nos yeux bien au-dessus de toutes les écoles rivales par sa méthode qui est la vraie, par son esprit indépendant et modéré qui est le véritable esprit philosophique, par ce caractère de spiritualisme à la fois sobre et élevé qui doit toujours être le nôtre, par la grandeur et la beauté morale de ses principes en tout genre, et enfin parce qu’elle est française et qu’elle a répandu sur la nation une gloire immense [...]. C’est ce dernier titre en quelque sorte patriotique du cartésianisme que nous rappellerons brièvement. » [4] Grâce à ou sur le dos de Descartes, Cousin accorde ainsi raison et religion, ordre et liberté, tradition et modernité, révolution et légalité ( « Descartes n’est pas seulement un révolutionnaire, c’est un législateur » [5] ), dans une synthèse qui, après 1830, fournit au libéralisme gouvernemental son vade-mecum philosophique. Oublieux même de Bacon qui, du reste, avait appris les règles de la physique expérimentale en Italie, comme nous l’enseigne l’essai « Vanini ou la philosophie avant Descartes », passant dorénavant Reid sous silence, Cousin célèbre dans l’auteur du Discours de la méthode le père fondateur de la philosophie moderne, dont la gloire retombe sur la terre qui l’a vu naître.
6La récupération spectaculaire de Descartes par l’éclectisme libéral est un bon exemple de l’intégration du cartésianisme à la théorie politique au XIXe siècle. Elle irritera grandement Larousse, qui, dans son Dictionnaire, en dévoile les arrière-pensées idéologiques : « Il était réservé au XIXe siècle de ressusciter momentanément le cartésianisme. Cette restauration éphémère, due aux efforts combinés de MM. Royer-Collard, Maine de Biran, Cousin et Jouffroy, s’est appelée l’éclectisme. Ceux qui ont fondé l’éclectisme n’étaient pas plus cartésiens qu’autre chose. [...] Ils voyaient, dans la substitution de la philosophie de Descartes à celle qui régnait d’abord, une gloire à acquérir pour eux-mêmes, qui auraient le bénéfice de la révolution accomplie, et ensuite la satisfaction de contribuer au mouvement de réaction qui se manifestait de toutes parts contre les hommes et les idées du XVIIIe siècle. » [6] Comme en politique le libéralisme doctrinaire de Guizot avait détourné la révolution républicaine de Juillet à son profit, la révolution philosophique cartésienne était donc récupérée par l’éclectisme de Cousin, l’intellectuel organique de la monarchie bourgeoise. La captation de l’héritage ne s’était pas effectuée, en effet, sans trahison, notamment celle qui consistait à originer le spiritualisme libéral dans la philosophie cartésienne. Descartes, grand philosophe et bon chrétien, était aussi promu médecin du matérialisme contemporain légué par le XVIIIe siècle. Au Descartes éclectique Larousse oppose le sien, républicain. Il le réintègre en quelque sorte à la tradition française et républicaine, issue de 1792 et qui, sous la plume de Condorcet ou de Marie-Joseph Chénier plaidant pour la panthéonisation du philosophe, avait arrimé l’insurrection politique à celle de la raison.
7Le Descartes de Tocqueville n’est ni républicain ni éclectique ; il est Américain, c’est-à-dire démocratique. C’est rester en marge du cartésianisme chauvin propre à la France des années 1840, humiliée par l’Angleterre de Palmerston dans l’affaire d’Orient, ce qui explique bien des mouvements d’humeur, y compris chez les penseurs libéraux, contre la philosophie d’outre-Manche. Le même engouement patriotique investit d’ailleurs l’histoire littéraire. L’Histoire de la littérature française (1844) de Nisard consacre à Descartes un chapitre dont le « chauvinisme transcendantal » et la glorification de l’ « esprit français » agaceront prodigieusement Sainte-Beuve [7]. Il importait de souligner à quel point Tocqueville reste étranger à ces débats, et comment, en « américanisant » la méthode, il déplace la question sur le terrain de l’anthropologie démocratique. Plus les hommes ont conscience de se ressembler et plus ils se sentent égaux, moins ils reconnaissent d’autorité à une quelconque supériorité sociale ou personnelle. La méthode cartésienne – ou, plus généralement, la substitution de l’examen personnel aux vérités imposées ou révélées – est donc une méthode démocratique, elle n’est pas seulement française. Mais la question nationale fait retour en aval – et, avec elle, celle du bon ou du mauvais usage de la raison en matière politique.
8II. Tocqueville se demande en effet « pourquoi, de nos jours, cette même méthode est plus rigoureusement suivie et plus souvent appliquée parmi les Français que chez les Américains, au sein desquels l’égalité est cependant aussi complète et plus ancienne ». Quoique la formulation reste très modérée, elle vise la confiance illimitée et, partant, dangereuse dans les pouvoirs de la raison – un chapitre ultérieur ajoutera, à propos des assemblées révolutionnaires de 1789 et de 1792 : « une foi aussi aveugle dans la bonté et la vérité absolue d’aucune théorie » [8]. Ainsi s’explicitent les implications politiques et historiques de ces développements, qui opposent ce qu’on pourrait appeler l’esprit français de cartésianisme extrême au cartésianisme tempéré des Américains. Tempéré par une culture religieuse qui, aux États-Unis, s’interpénètre avec le sentiment patriotique et impose des bornes à l’esprit d’examen individuel. Emportée dans le maelström révolutionnaire avec les pouvoirs qu’elle a soutenus, la religion n’a pas joué ce rôle modérateur en France. Tempéré aussi parce que, pour Tocqueville, la démocratie américaine s’est fondée sans révolution, moment de dislocation des représentations communes : « Toute révolution a [...] plus ou moins pour effet de livrer les hommes à eux-mêmes et d’ouvrir devant l’esprit de chacun un espace vide et presque sans bornes », transformant les opinions humaines en « poussière intellectuelle ». Tempéré enfin parce que, comme le formule un autre chapitre de La démocratie en Amérique :
« Les Américains forment un peuple démocratique qui a toujours dirigé par lui-même les affaires publiques, et nous sommes un peuple démocratique qui, pendant longtemps, n’a pu que songer à la meilleure manière de les conduire.
« Notre état social nous portait déjà à concevoir des idées très générales en matière de gouvernement, alors que notre constitution politique nous empêchait encore de rectifier ces idées par l’expérience et d’en découvrir peu à peu l’insuffisance, tandis que chez les Américains ces deux choses se balancent sans cesse et se corrigent naturellement. » [9]
9Cette thèse tocquevillienne majeure, développée ultérieurement dans L’Ancien Régime et la Révolution, complète le tableau comparatif des deux cultures politiques française et américaine : l’abus des idées générales, voire le terrorisme de la raison, plus généralement le radicalisme propre à la révolution démocratique en France (et en Europe continentale), s’explique par la privation, sous l’Ancien Régime, ou la limitation, dans la France contemporaine, des libertés publiques et, partant, l’absence d’expérience dans la conduite des affaires politiques. Tocqueville réfute donc l’explication facile par l’ « esprit français », récusant par avance le réquisitoire venimeux de Taine contre le rationalisme cartésien, la philosophie des Lumières, l’artificialisme abstrait, à l’origine des malheurs de la « France contemporaine ». Il historicise la question, substituant une sociologie historique et comparée au refrain connu, la faute à Rousseau, à Voltaire, et aussi à Descartes. Propose-t-il seulement à la France de modérer le démon de la théorie par l’expérience, sur le modèle américain ? En réalité, il ne s’en tient pas à cette version satisfaite, en forme de synthèse entre empirisme anglo-saxon et rationalisme français, Descartes réconcilié avec Bacon. Et l’interrogation qu’il mène sur l’individualisme démocratique porte le soupçon au cœur de l’optimisme libéral, celui de Cousin et plus encore de Guizot, sur les pouvoirs de la raison, collective ou individuelle, même lorsque celle-ci consent à s’accorder à la pratique ou à la « réalité ».
10III. Il n’est pas sûr que Tocqueville se soit vraiment donné la peine de lire ou de relire le Discours de la méthode en préparant le second volume de La démocratie en Amérique. Rien n’en paraît dans la correspondance, sinon quelques remarques éparses que lui adresse son ami Kergorlay en 1832 et 1834 [10]. Le Descartes de Tocqueville est donc probablement un Descartes de « seconde main ». Le rapide panorama des origines philosophiques de l’esprit d’examen figurant dans ce chapitre est lui-même emprunté à Chateaubriand dans l’Essai sur les révolutions et surtout à Guizot dans l’Histoire de la civilisation en Europe :
« Considérons un moment l’enchaînement des temps :
« Au XVIe siècle, les réformateurs soumettent à la raison individuelle quelques-uns des dogmes de l’ancienne foi mais ils continuent à lui soustraire la discussion de tous les autres. Au XVIIe siècle, Bacon, dans les sciences naturelles, et Descartes, dans la philosophie proprement dite, abolissent les formules reçues, détruisent l’empire des traditions et renversent l’autorité du maître.
« Les philosophes du XVIIIe siècle, généralisant enfin le même principe, entreprennent de soumettre à l’examen individuel de chaque homme l’objet de toutes ses croyances. »
11Dans l’Essai, Chateaubriand avait aussi conjugué la physique expérimentale de Bacon au rationalisme cartésien pour définir la modernité philosophique, avant de condamner le « pyrrhonisme » de Descartes ouvrant « les sources du déluge de la philosophie moderne ». Cette foucade de jeunesse est corrigée en 1802 par Le génie du christianisme, qui propose la version d’un Descartes mathématicien génial et grand chrétien [11] (écho, peut-être, de l’éloge des « géomètres métaphysiciens » par Bonald [12]). Guizot, dans la leçon XII de l’Histoire de la civilisation en Europe, évoque cette « grande insurrection de l’intelligence humaine » consécutive à la Réforme puis aborde « la plus grande révolution philosophique qu’ait subi le monde moderne » avec Bacon et Descartes [13], et le cours s’achève sur l’universalisation de l’esprit d’examen au XVIIIe siècle : « La religion, la politique, la pure philosophie, l’homme et la société, la nature morale et matérielle, tout devient à la fois un sujet d’étude, de doute, de système. » La philosophie des Lumières marque le « triomphe de la raison humaine », même si le siècle en a manifesté dans ses excès les possibles égarements. Leçon à retenir autant qu’objectif, en somme, du XIXe siècle : « Faire, en un mot, que le libre examen subsiste réellement et au profit de tous » [14], ou démocratiser la raison ; ensuite « faire marcher ensemble la science et la réalité, la théorie et la pratique, le droit et le fait », ce qui consacre aussi « l’alliance de la philosophie et de l’histoire » [15] ; enfin, rendre la raison « souveraine », au sens politique du terme, selon la théorie guizotienne de la souveraineté de la raison portée au pouvoir par sélection des capacités [16].
12Tocqueville avait assisté au cours du professeur en 1829-1830, et il en connaissait parfaitement le contenu. Avec le principe d’une histoire globale et d’une « révolution » au long cours, il en a repris l’idée d’un avènement par paliers de la méthode d’examen individuel en religion, en philosophie puis sa généralisation et, par là même, son application au politique. Mais, à la différence de son ancien maître, outre qu’il minore l’importance de la Réforme, il trouve dans l’idée d’une dynamique égalitaire séculaire l’explication de cette généralisation lente et progressive. La méthode, écrit-il, « a été découverte à une époque où les hommes commençaient à s’égaliser et à se ressembler. Elle ne pouvait être généralement suivie que dans des siècles où les conditions étaient enfin devenues à peu près pareilles et les hommes presque semblables », c’est.à-dire au XVIIIe siècle et a fortiori au XIXe siècle. Surtout, il en révèle l’avers : « Chacun se renferme donc étroitement en soi-même et prétend de là juger le monde. » C’est, dès le chapitre liminaire de la seconde Démocratie, une première formule de l’ « individualisme » démocratique, appliqué au domaine intellectuel. Il ne s’agit donc plus seulement, comme chez Guizot, de « liberté intellectuelle » ou d’ « émancipation de l’esprit humain ». On est passé, de l’un à l’autre et, à l’intérieur de la pensée libérale, d’une vision progressiste et optimiste à un regard critique, non seulement pour le passé mais aussi pour l’avenir. Naturellement, Tocqueville ne se rallie pas pour autant à une pensée de type contre-révolutionnaire, celle du Chateaubriand de 1797. C’est de l’intérieur de l’univers de référence démocratique et à partir de lui que Tocqueville jette un regard tantôt ironique, tantôt inquiet sur les conséquences de la révolution cartésienne.
13Car le cartésianisme a outillé, avec ou malgré Descartes, l’individualisme des Modernes. La méthode d’examen individuel conduit à la formation de micro-systèmes individuels de décryptage du monde. Leur valeur, ou leur teneur, leur étroitesse, probablement, ne trouble pas Tocqueville outre mesure. Le préoccupe davantage, en revanche, la question de l’autorité intellectuelle puisqu’on ne saurait imaginer de société sans « idées communes ». « Servitude salutaire » [17], l’expression chez Tocqueville n’est pas anodine, des représentations partagées, ciment du corps social, condition et moteur de l’action en commun :
« L’indépendance individuelle peut être plus ou moins grande ; elle ne saurait être sans bonnes. Ainsi, la question n’est pas de savoir s’il existe une autorité intellectuelle dans les siècles démocratiques, mais seulement où en est le dépôt et quelle en sera la mesure. » [18]
14La substitution du libre examen aux vérités imposées par la tradition, quelles qu’en soient les formes, n’implique pas pour autant la disparition du concept d’autorité – du concept et de sa réalité –, sous l’aspect renouvelé de l’opinion de la majorité :
« Non seulement l’opinion commune est le seul guide qui reste à la raison individuelle chez les peuples démocratiques : mais elle a chez ces peuples une puissance infiniment plus grande que chez nul autre. Dans les temps d’égalité, les hommes n’ont aucune foi les uns dans les autres, à cause de leur similitude ; mais cette même similitude leur donne une confiance presque illimitée dans le jugement du public ; car il ne leur paraît pas vraisemblable qu’ayant tous des lumières pareilles la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre. » [19]
15Désespérant paradoxe de la démocratie d’opinion, qui veut qu’au moment où toutes les conditions sociales semblent enfin réunies pour libérer l’intelligence du préjugé, le préjugé fasse retour sous forme d’une soumission de l’esprit de chacun aux idées reçues par tous. Et Tocqueville réintroduit le doute, rien moins que méthodique : le doute de l’individu sur la validité de son propre jugement face aux certitudes de la masse, « grand corps » qui le laisse « accablé de sa propre insignifiance et de sa faiblesse ». Ainsi, la proposition de Descartes sur l’autonomisation du sujet s’inverse, peut s’inverser, en son contraire : une servitude volontaire de l’individu (« une nouvelle physionomie de la servitude » [20], dit Tocqueville) au jugement du public dont il fait partie. En rassemblant de la sorte les éléments d’une psychosociologie de l’homme démocratique, Tocqueville ne veut pas dresser un portrait au noir : il met au jour l’ambivalence de cette promotion de la raison en chacun, arme de la liberté de penser, d’un côté, ressort d’une nouvelle aliénation, de l’autre. Il montre aussi comment le programme de doctrinaires comme Rémusat par exemple, démocratiser la raison, peut s’entendre en très ironique façon, la démocratisation de la méthode conduisant au règne des idées reçues façon Bouvard et Pécuchet.
16On assiste donc à une nouvelle révision, par une pensée inquiète, des relations entre libéralisme et rationalisme, cartésien, français ou démocratique. La question que pose Tocqueville – la « méthode » est-elle susceptible de servir ou non la liberté individuelle et collective ? – ne reçoit pas de réponse tranchée dans La démocratie en Amérique : l’individu s’est émancipé de la tutelle de la tradition, certes, mais son accession au rang de sujet autonome n’en demeure pas moins indéfiniment en suspens. Tout comme sa promotion au titre de citoyen majeur et raisonnable, puisque du for(t) privé à l’espace public le raisonnement demeure le même, quoique les conséquences, cette fois, soient désastreuses puisqu’elles impliquent le devenir collectif. Au-delà du conformisme ou du conservatisme attendu de l’opinion, c’est, on le sait, l’abandon de la masse à une tyrannie sans visage (le tableau célèbre de l’État tutélaire à la fin du livre) qui prend très aisément la forme d’un gouvernement rationnel.
17On le voit, Tocqueville tient la « raison » en singulière méfiance, raison barbare de 1793, autoproclamation de la souveraineté de la raison par le libéralisme gouvernemental sous Juillet, rationalisation de l’art de gouverner par la centralisation destructrice des énergies individuelles ou locales. Il pense aussi la déraison, l’ombre et le désordre, en montrant comment tout cela opère à couvert de la raison. Cette conscience des abîmes, dans les individus comme chez les peuples, il la trouve ou la retrouve, non chez Descartes, mais chez Pascal. Témoins, ces phrases de la seconde Démocratie :
« Je n’ai pas besoin de parcourir le ciel et la terre pour découvrir un objet merveilleux plein de contrastes, de grandeurs et de petitesses infinies, d’obscurité profonde et de singulières clartés, capable à la fois de faire naître la pitié, l’admiration, le mépris, la terreur. Je n’ai qu’à me considérer moi-même : l’homme sort du néant, traverse le temps et va disparaître pour toujours dans le sein de Dieu. On ne le voit qu’un moment errer sur la limite des deux abîmes où il se perd. » [21]
18Des inquiétudes tocquevilliennes on a souvent inféré son pessimisme sur l’avenir des démocraties jusqu’à faire de lui un Cassandre, prophète de mauvais augure de notre modernité. Il serait plus juste de dire que, pratiquant à un niveau d’exigence bien supérieur la méthode philosophique des Américains (jusqu’à peut-être ne pas lire Descartes !), il alterne entre une adhésion à la démocratie, par raison et démonstration, et un pari sur l’histoire en faveur de la démocratie. Semblablement, il oscille entre deux conceptions de la liberté, celle qui se construit et s’exerce à l’usage des institutions démocratiques, et celle qui, comme dans cette page incantatoire de L’Ancien Régime et la Révolution – « Ne me demandez pas d’analyser ce goût sublime [pour la liberté], il faut l’éprouver. Il entre de lui-même dans les grands cœurs que Dieu a préparés pour le recevoir ; il les remplit, il les enflamme. On doit renoncer à le faire comprendre aux âmes médiocres qui ne l’ont jamais ressenti » [22] –, est de l’ordre, sélectif, de la grâce.
Notes
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[1]
De la démocratie en Amérique II, 1re partie, chap. I, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1992, p. 514. Les références à ce court chapitre ne sont pas mentionnées en note, le lecteur pouvant aisément s’y référer sans mention de page. Les autres mentions à la seconde Démocratie sont abrégées en DA II, suivi du numéro de la partie et du chapitre.
-
[2]
Voir leur article « Descartes » dans le Dictionnaire de philosophie politique de P. Raynaud et S. Rials, Paris, PUF, 1996.
-
[3]
De l’Allemagne, Paris, GF, vol. 2, 1968, p. 106.
-
[4]
Fragments de philosophie cartésienne. « Avant-propos », Paris, Charpentier, 1845, p. VI-VII. (Repris avec variantes dans les Fragments philosophiques poux servir à l’histoire de la philosophie, Genève, Slatkine Reprints, 1970, fac-similé de la 5e éd. de 1865-1866, vol. 3, p. 3.)
-
[5]
V. Cousin, « Vanini ou la philosophie avant Descartes »,in op. cit., p. 98.
-
[6]
Grand Dictionnaire Larousse du XIXe siècle, art. « Cartésianisme ».
-
[7]
Voir G. Rodis-Lewis, Descartes. Textes et débats, Paris, Le Livre de poche, 1984, p. 627-628.
-
[8]
DA II, I, 4, p. 529.
-
[9]
Ibid.
-
[10]
Voir Correspondance Tocqueville-Kergorlay, in Œuvres complètes, t. XIII, vol. I, Paris, Gallimard, 1977, p. 257 et 348-349.
-
[11]
Voir Essai sur les révolutions, Génie du christianisme, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1978, p. 356 et 549-550.
-
[12]
Voir l’Essai analytique sur les lois naturelles de l’ordre social, ou du Pouvoir, du ministre et du sujet dans la société, Paris, 1800, p. 245.
-
[13]
F. Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, Paris, Hachette, « Pluriel », 1985, p. 262 et 258.
-
[14]
Ibid., leçon 14, p. 301 et 303.
-
[15]
Ibid., leçon 4, p. 113.
-
[16]
Voir l’ouvrage classique de P. Rosanvallon, Le Moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985.
-
[17]
DA II, I, 2, p. 520.
-
[18]
Ibid.
-
[19]
DA II, I, 2. p. 521.
-
[20]
DA II, 1, 2, p. 522-523.
-
[21]
DA II, I, 17, p. 589. Voir aussi sur ce passage le commentaire de Claude Lefort au début de son article « Démocratie et art d’écrire » chez Tocqueville, dans Écrire à l’épreuve du politique, Presses Pocket, 1992.
-
[22]
L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, GF, 1988, p. 259.