Notes
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[1]
Voir l’édition de Port-Royal, intitulée Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets. Voir aussi l’édition de Francis Kaplan, Les Pensées de Pascal, Paris, Cerf, 1982.
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[2]
Voir la célèbre formule du Mystère de Jésus (Lafuma 919) : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé. »
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[3]
Voir Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986, chap. VI, I, p. 97-99.
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[4]
Voir le 2e Écrit sur la grâce : le péché supprime, non la flexibilité de la volonté au bien et au mal qui, en l’absence de contrainte, fait le libre arbitre, mais l’indifférence de la volonté qui la subordonne à l’entendement (celle-ci étant désormais mue par une délectation prévenante).
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[5]
Voir Lafuma 924.
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[6]
À comparer avec ce que Pascal dit des prétendus esprits forts en Lafuma 157.
-
[7]
Voir l’Entretien avec M. de Sacy : les discours d’Épictète et de Montaigne sont considérés, jusque dans leurs égarements respectifs, comme des figures de la sagesse véritable.
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[8]
La vérité essentielle étant double, l’erreur et l’hérésie consistent à l’amputer d’un de ses deux côtés : voir Lafuma 443, 576, 619, 691, 733.
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[9]
Voir Lafuma 12.
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[10]
Voir Principes de la philosophie, I, articles 24 et 25.
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[11]
La théologie n’est-elle pas, selon Lafuma 65, comme un corps de sciences ?
1Les Pensées de Pascal passent pour être une Apologie de la religion chrétienne. L’auteur ne s’y propose-t-il pas de convaincre son interlocuteur présumé – le libertin – de la vérité du christianisme ? Cela ne ressort-il pas du fragment Lafuma 427 qui prend à partie ceux qui repoussent le christianisme avant même d’en avoir sérieusement examiné les preuves, ainsi que des fragments Lafuma 6 et 12 de la liasse I qui annoncent le plan de l’apologie ?
2Cependant, cette réduction des Pensées à une Apologie de la religion chrétienne présente plusieurs difficultés majeures.
3D’abord, le propos de Pascal paraît déborder le discours de la preuve. On en a trois indices : 1 / la présence de nombreux fragments étrangers à la perspective apologétique ; 2 / le désordre revendiqué, ou plutôt la substitution de l’ordre du cœur ou de la charité à celui de l’esprit ; 3 / la transformation de l’interlocuteur libertin en témoin de la vérité qu’il combat sans la connaître, son inscription dans une classification à trois termes (ceux qui ont trouvé Dieu ; ceux qui le cherchent ; ceux qui vivent sans le chercher ni l’avoir trouvé) à partir de laquelle on s’interrogera sur le rôle exact dévolu à la raison dans l’apologétique, le rapprochement avec d’autres adversaires du christianisme (notamment les juifs), la glorification finale de ceux dont la foi n’a pas besoin de preuves. On pourra toujours prétendre que Pascal n’aurait pas laissé subsister une telle confusion si la maladie et la mort ne l’avaient empêché d’achever son ouvrage et tenter d’exhumer l’Apologie dans les Pensées [1]. Mais à quoi servent ces efforts si Pascal lui-même suggère à son lecteur quel qu’il soit (car on accordera au moins que le lecteur des Pensées n’est pas réductible à l’interlocuteur libertin si l’on veut expliquer l’universalité et la pérennité de leur intérêt) que son propos déborde largement la perspective apologétique proprement dite ? Or tel est bien le cas. Jésus-Christ est la raison de toutes choses, de sorte que toutes choses y conduisent aussi (du moins aux yeux de ceux qui, le connaissant, disposent du bon point de vue), perspective excédant la perspective apologétique qui non seulement justifie la diversité des matières, le recours à l’ordre du cœur ou de la charité, la variété des protagonistes, mais encore relativise la perspective apologétique elle-même, le christianisme ayant des preuves non pour le faire croire mais pour rendre inexcusables ceux qui ne le croient pas.
4Ensuite, outre ces difficultés internes aux Pensées, on peut se demander comment concilier le projet d’une Apologie de la religion chrétienne avec la théologie professée par Pascal. Car, selon cette théologie, il n’y a aucune continuité entre la nature et la grâce, entre la raison et la foi. La nature est corrompue, la raison est corrompue. La nature et la raison ne sont guéries que par la grâce. Il est impossible de croire le christianisme par la seule raison ou par une foi purement humaine (c’est-à-dire par une foi donnée par l’homme) : on ne peut le croire que par une foi divine (c’est-à-dire par une foi donnée par Dieu). L’opuscule De l’art de persuader ne souligne-t-il pas, d’abord, que les vérités divines, contrairement aux vérités humaines, n’ont pas à passer de l’esprit dans le cœur, mais plutôt l’inverse si la connaissance de Dieu dépend elle-même de l’amour de Dieu, ensuite, que le cœur humain est devenu réfractaire à ces vérités et qu’il n’appartient donc plus qu’à la grâce efficace de les faire recevoir ? Mais alors, dira-t-on, pourquoi faire chercher le christianisme par raison dans les Pensées ? Il reste visiblement à s’interroger sur le rôle exact dévolu à la raison et au discours de la preuve, en tenant compte à la fois de la théologie de Pascal (assortie de ses répercussions dans l’art de persuader) et des éléments contenus dans les Pensées, notamment dans le fragment Lafuma 160 ainsi que dans les fragments Lafuma 5, 7 et 11 de la liasse I.
5Cet article portera donc conjointement sur la signification des Pensées et sur le dispositif apologétique qu’elles mettent en œuvre.
6En ce qui concerne le premier point, on s’efforcera d’établir que le dessein de Pascal est un dessein philosophique sans commune mesure avec le dessein apologétique qu’on lui prête ordinairement : car il ne prétend pas démontrer la vérité du christianisme – que le christianisme est vrai – sans démontrer d’un même mouvement que le christianisme est le centre de toutes les vérités et sans marquer ainsi dans le christianisme le lieu de sa vérité – ce qui le fait vrai –, démarche par laquelle la théologie augustinienne est élevée au rang de science universelle.
7En ce qui concerne le second point, on s’efforcera d’établir que Pascal se targue uniquement de retourner la raison contre ceux qui en font profession contre le christianisme. Non seulement le christianisme n’est pas contraire à la raison, mais encore il est contraire au défaut de raison que traduit la protestation de la raison contre la soumission de la raison qu’il réclame. Il faut démontrer au libertin que c’est lui qui est contraire à la raison, non le christianisme. Ainsi, la raison n’est nullement destinée à convaincre de la vérité du christianisme ceux dont le cœur y est réfractaire, elle est destinée à les convaincre d’un défaut de raison. Puisque le libertin ne peut pas croire ce qu’il ne veut pas croire et que la revendication de la raison ne fait que dissimuler chez lui un défaut de raison, il suffit de lui démontrer la vérité du christianisme pour lui démontrer également cette vérité sur lui-même. Il faut convaincre d’impuissance toute raison qui ne reconnaît pas que la force de la raison consiste à se soumettre où elle le doit – en l’occurrence, non seulement au christianisme qui est vrai, mais encore au christianisme dans ce qui le fait vrai. Il est cependant possible de préconiser un remède tout naturel à cette impuissance de la raison : c’est ce que Pascal appelle « le discours de la machine ».
8Qui est l’interlocuteur libertin auquel Pascal s’adresse dans les Pensées et comment interpréter Lafuma 427, le fragment sur lequel on est souvent tenté de s’appuyer pour réduire celles-ci à une Apologie de la religion chrétienne ?
9D’après ce fragment, le libertin est celui qui nie la vérité du christianisme sans même se donner la peine de l’examiner sous prétexte que Dieu ne lui apparaît pas en toute évidence. Le libertin est donc celui qui voudrait connaître Dieu par des moyens tout naturels et qui, ne rencontrant rien ni personne pour le lui faire ainsi connaître, préfère renoncer à le chercher, renonçant du même coup au vrai et au bien, et à sa qualité d’homme toujours capable du vrai et du bien jusque dans la méconnaissance actuelle du vrai et du bien. Pascal lui réplique qu’il a tort de renoncer à le chercher dans le christianisme, lequel avoue qu’on ne saurait le connaître par des moyens tout naturels, ce qui ne signifie pas qu’on ne saurait le connaître du tout. Le christianisme déclare que Dieu donne des marques de lui, notamment dans l’Église dépositaire des deux Testaments, mais que ces marques ne sont pourtant pas telles qu’elles puissent être remarquées indifféremment de tous, mais seulement de ceux qui le cherchent de tout leur cœur, autrement dit de ceux dont le cœur est déjà disposé par Dieu même à le chercher et qui, de ce fait, l’ont déjà en quelque sorte trouvé [2]. Loin qu’on puisse objecter l’obscurité de Dieu à la doctrine chrétienne, on l’établit par une des deux vérités qu’elle comporte. Lafuma 448 précise en effet que la doctrine chrétienne comporte ces deux vérités : 1 / que Dieu est ; 2 / qu’il est un Dieu caché, c’est-à-dire un Dieu que les hommes, qui en sont naturellement indignes, ne peuvent connaître naturellement. La dualité de la vérité chrétienne ôte au libertin tout sujet de se plaindre de l’obscurité de Dieu : il lui est permis de s’en plaindre au déisme, non au christianisme. Elle lui ôte par conséquent aussi toute excuse en faveur de sa négligence.
10Une telle négligence, que le christianisme ne laisse pas d’expliquer tout en la condamnant, fait au contraire du libertin un témoin de la vérité qu’il néglige en faisant de lui un témoin de la dénaturation de l’homme. Cette négligence en une affaire où il y va de lui-même n’est pas naturelle. Elle est consécutive au péché originel qui rend les hommes indignes de Dieu et qui les prive du Dieu dont ils ont pourtant été rendus capables dans leur création. Le libertin atteste ainsi une des deux vérités qu’enseigne le christianisme, à savoir celle de la corruption de la nature et de l’intérêt naturel. Les fragments Lafuma 431 et 439 confirment cette transformation de l’interlocuteur en témoin.
11Après avoir rétorqué à son interlocuteur libertin que sa négligence est sans aucun fondement et qu’elle est même le signe de la vérité qu’il rejette, Pascal annonce à la fin du fragment Lafuma 427 qu’il va désormais pouvoir procéder à l’exposition des preuves de la religion chrétienne. Il convient néanmoins de ne pas se méprendre sur son dessein. La preuve humaine étant souvent l’instrument de la foi divine selon Lafuma 7, c’est-à-dire sa cause occasionnelle, ou bien le libertin sera touché par la grâce et alors il sera convaincu par les preuves, ou bien il ne sera pas touché par la grâce et alors il ne sera pas convaincu par les preuves. Car – Pascal le dit nettement – il n’y a que ceux qui apporteront à la lecture de ces preuves « une sincérité parfaite et un véritable désir de rencontrer la vérité » qu’elles satisferont et qui en seront convaincus, ce qui exclut qu’elles puissent satisfaire ou convaincre ceux dont le cœur ne sera pas disposé par Dieu.
12Le dessein de Pascal est double : 1 / on ne doit abandonner personne au péché, puisque tout homme est de par sa nature capable de la grâce, ce qui justifie l’action humaine ; 2 / on ne doit pourtant pas usurper le pouvoir de Dieu en croyant les preuves humaines capables de convaincre sans une grâce divine, ce qui subordonne l’action humaine à l’action divine et ce qui lui confère un rôle purement discriminant. Ces deux points sont évoqués à la fin du fragment Lafuma 427. En ce qui concerne le premier, Pascal rappelle que, conformément à la dualité de sa nature, tout homme est toujours capable du péché et de la grâce, le pécheur demeurant capable de la grâce dont il est actuellement privé comme le juste demeure capable du péché dont il est actuellement exempt. En ce qui concerne le second, Pascal suggère que le discours de la preuve a pour fonction de discriminer les personnes raisonnables. Or il n’y a que deux sortes de personnes raisonnables : 1 / celles qui servent Dieu de tout leur cœur parce qu’elles le connaissent ; 2 / celles qui cherchent Dieu de tout leur cœur parce qu’elles ne le connaissent pas.
13En Lafuma 160, Pascal inclut le libertin dans une classification à trois termes, puisqu’on peut dire qu’il y a trois sortes d’hommes : 1 / ceux qui servent Dieu, l’ayant trouvé ; 2 / ceux qui le cherchent, ne l’ayant pas trouvé ; 3 / ceux qui vivent sans le chercher ni l’avoir trouvé ; les premiers sont raisonnables et heureux ; les troisièmes sont fous et malheureux ; les deuxièmes sont malheureux et raisonnables. Toute la question est de savoir 1 / si le libertin est susceptible de passer des derniers à ceux du milieu – de cesser de faire le brave contre Dieu ou de confesser son malheur en cessant d’être insensé, selon le clivage proposé par Lafuma 156 ; 2 / si, parmi ceux du milieu, le libertin fait partie de ceux qui sont destinés à trouver Dieu parce qu’ils le cherchent de tout leur cœur ou bien de ceux qui ne sont pas encore destinés à le trouver parce qu’ils ne le cherchent pas encore de tout leur cœur. Il n’empêche qu’à défaut d’être convaincus par la raison, ces derniers peuvent être condamnés par elle. La raison semble donc avoir une double fonction : 1 / prouver à ceux qui vivent dans l’indifférence qu’ils sont fous et malheureux et les faire ainsi passer dans la catégorie de ceux qui cherchent ; 2 / départir dans cette catégorie de ceux qui cherchent ceux qui sont déjà destinés à trouver, parce que Dieu les y dispose, et ceux qui ne sont pas encore destinés à trouver, parce que Dieu ne les y dispose pas.
14Les preuves vont permettre de distinguer quels sont ceux qui, sans connaître encore Dieu, sont déjà destinés à le connaître parce qu’ils sont déjà disposés par lui à le chercher. Pour les autres – ceux qu’elles ne satisferont pas et qu’elles ne convaincront pas –, ils seront à tout le moins inéluctablement convaincus d’appartenir à la catégorie des personnes déraisonnables, selon Lafuma 427, c’est-à-dire inéluctablement condamnés par la raison même avec laquelle ils auront prétendu condamner le christianisme, selon Lafuma 175. Enfin, nul ne paraîtra plus raisonnable que ceux qui n’ont pas besoin de preuves pour croire, s’il est exact que c’est la contrition du cœur qui fait croire, comme l’indiquent Lafuma 380, 381 et 382.
15Le fragment Lafuma 427 avertit donc l’interlocuteur libertin des conditions dans lesquelles sera mis en œuvre le discours de la preuve. Le libertin a déjà été débouté de ses prétentions sur un premier point : l’obscurité de Dieu dont il tire argument pour ne pas le chercher non seulement ne prouve rien contre le christianisme, mais encore prouve en partie sa doctrine ; ainsi, sa négligence n’est pas fondée, et même plus, elle est le signe de la corruption de la nature que seul le christianisme enseigne. De ce fait, Pascal reconnaît qu’il est impossible de faire connaître le Dieu du christianisme (qui n’est pas celui du déisme) par des moyens tout naturels. Le Dieu du christianisme ne se fait connaître que de ceux à qui il donne lui-même la foi dont la preuve humaine ne peut jamais être que l’instrument, selon Lafuma 7. Ce n’est pas qu’il n’y ait des marques de Dieu comme des preuves du christianisme, mais ces marques comme ces preuves ne convaincront que ceux à qui Dieu donnera de vouloir être convaincus, la raison discriminant ceux que la grâce pousse à s’y rendre et ceux que le péché retient de s’y rendre, selon Lafuma 835, fragment capital qui rapproche les preuves de l’apologiste des signes bibliques et qui permet de comprendre que la résistance du libertin aux preuves de l’apologiste n’a pas d’autre source que la résistance des juifs aux signes bibliques (Pascal le note en Lafuma 379, les miracles ne servent pas à convertir mais à condamner). Il s’ensuit que l’apologiste ne vise nullement à convaincre en attendant que Dieu convertisse, ou à donner une foi humaine en attendant que Dieu donne une foi divine, contrairement à ce que soutient Henri Gouhier [3].
16Quant à ce dernier article, il est temps de renverser l’idée préconçue selon laquelle Pascal viserait à produire chez son interlocuteur une foi humaine. En Lafuma 7, il affirme seulement que la preuve (humaine) est souvent l’instrument de la foi (divine), autrement dit que Dieu peut donner la foi à l’occasion de la preuve. La preuve est humaine ; la foi est divine ; et il arrive que l’une soit l’occasion de l’autre. Ainsi, la cause réelle de la foi divine n’est pas la preuve humaine mais la grâce divine. Il n’est fait mention de la « foi humaine » qu’en Lafuma 110. Dans ce fragment, Pascal ne déclare nullement qu’il vise à produire une foi humaine par le moyen du raisonnement, même en attendant que Dieu produise une foi divine par la conversion du cœur, il déclare seulement que, n’étant pas Dieu et ne pouvant donner la religion par sentiment de cœur afin qu’on en soit légitimement persuadé, il en est quant à lui réduit à la donner par raisonnement en attendant que Dieu la donne par sentiment de cœur, et ainsi à suspendre l’efficacité de sa démarche à l’attente d’une foi divine sans laquelle, la foi n’étant qu’humaine, on ne saurait être légitimement persuadé de la religion.
17Mais, protestera-t-on, si l’utilité des preuves n’est pas de convaincre en attendant que Dieu convertisse, ou de produire une foi humaine en attendant que Dieu produise une foi plus qu’humaine, quelle est donc leur utilité ? À cette question, Pascal répond explicitement, dans la liasse I des Pensées, par trois fragments dont l’interprétation est certes loin d’être évidente.
18En Lafuma 5, le dialogue s’engage avec l’interlocuteur libertin. Pascal rappelle qu’il s’agit d’abord pour lui d’ébranler la monstrueuse indifférence de son interlocuteur. L’attitude de celui-ci est, comme on l’a constaté en Lafuma 427, à la fois contraire au bon sens et à l’intérêt. Ceux qui ne connaissent pas Dieu doivent au moins le chercher. Il est faux que Dieu ne donne aucune marque de lui, même s’il est vrai que les marques qu’il donne de lui ne sont pas telles qu’elles puissent être remarquées indifféremment de tous, ces marques étant destinées à faire juger de la disposition du cœur et à départir ceux que Dieu touche et ceux que Dieu ne touche pas. Or, de l’argument de l’apologiste selon lequel il vaut la peine de chercher puisque Dieu ne s’est pas retranché dans une obscurité totale, le libertin tire un second motif pour ne pas chercher. En premier lieu, il objecte qu’il n’a pas à chercher parce que rien ne paraît ; en second lieu, il objecte qu’il n’a pas à chercher parce que, même si ce qui paraît pouvait l’éclairer, il ne serait pas plus avancé. Il consent à ne plus faire le brave contre Dieu, il admet enfin qu’il serait heureux de trouver quelque lumière, mais il ajoute « que selon cette religion même quand il croirait ainsi [c’est-à-dire par le moyen de ces lumières] cela ne lui servirait de rien », de sorte qu’il aime autant ne pas chercher. L’interlocuteur libertin épouse le point de vue de l’apologiste en ce qu’il reconnaît maintenant que le Dieu qu’il repousse est celui du christianisme et, plus particulièrement, celui de l’augustinisme, qui demande à être cru par une conversion du cœur n’appartenant qu’à lui. Cependant, cet accord avec l’apologiste semble l’autoriser à contester le projet de celui-ci : à supposer que les preuves soient efficaces, elles n’en seront pas moins inutiles. Le libertin ne se figure évidemment pas que les preuves puissent au contraire être utiles jusque dans leur inefficacité. Mais le dialogue ne s’arrête pas là. À cette seconde objection du libertin, Pascal réplique d’un terme : « la machine ». C’est donc que, sur la base de cette proposition commune selon laquelle les preuves ne peuvent se substituer à l’action divine, le libertin espère se soustraire au discours de l’apologiste, tandis que celui-ci estime avoir encore de quoi justifier son entreprise. Reste à étudier comment il compte la justifier aux yeux de son interlocuteur.
19En Lafuma 7, Pascal présente une première utilité des preuves. La preuve humaine est l’instrument de la foi divine, autrement dit elle permet de mettre à l’épreuve la disposition du cœur, de discerner en lui la grâce qui fait croire ou le péché qui retient de croire. Mais qu’est-ce que la machine, de nouveau invoquée dans ce fragment ?
20D’après Lafuma 11, il faut faire chercher par raison – faire examiner les preuves de la religion chrétienne –, ce qui correspond à l’idée exprimée en Lafuma 110 que l’apologiste doit donner la religion par raison à défaut de pouvoir la donner par sentiment de cœur, toutefois non pour convaincre ou persuader de la vérité de cette religion, mais pour ôter les obstacles à la persuasion et préparer la machine. Ainsi, au lieu que l’utilité des preuves soit positive (convaincre ou persuader), elle est toute négative (ôter les obstacles à la persuasion). Cette conclusion, qui s’impose déjà à partir de Lafuma 11, va être corroborée par Lafuma 418, le fragment du pari, dans lequel on découvre l’explication de ce que signifie « ôter les obstacles ».
21Le fragment Lafuma 418 contient une démonstration mathématique (par les partis) destinée à prouver qu’on ne doit pas hésiter à miser sa vie pour le bien que promet la religion chrétienne. Or Pascal ne développe pas cette démonstration pour obtenir de son interlocuteur qu’il parie, il ne la développe que pour lui témoigner le peu de force d’une telle démonstration sur son esprit. Quoique l’interlocuteur libertin fasse profession de ne suivre que la raison et de ne se rendre qu’à ce qui est démonstratif, il renâcle devant la démonstration et tente de s’y dérober. L’explication de cette résistance est à chercher dans la corruption du cœur : « Apprenez au moins, dit Pascal, que votre impuissance à croire vient de vos passions. Puisque la raison vous y porte et que néanmoins vous ne le pouvez, travaillez donc non pas à vous convaincre par l’augmentation des preuves de Dieu, mais par la diminution de vos passions. » Les obstacles qu’il s’agit d’ôter sont les passions. Aussi la raison est-elle invitée à se démettre. Il faut opposer aux passions un contrepoids de même nature qu’elles. En faisant comme s’il croyait, en s’accoutumant aux gestes de la foi, le libertin domptera l’orgueil d’une raison qui ne prétend à l’autosuffisance que depuis que le cœur s’est détourné de Dieu, et il atténuera par une action tout humaine les mouvements de la concupiscence. L’inspiration divine convertit le cœur et surmonte les obstacles ; l’accoutumance ne fait, quant à elle, que contrebalancer les inclinations du cœur : elle amoindrit la prévention que provoque la concupiscence dans la volonté de l’homme pécheur, sans rétablir l’indifférence qui caractérisait la volonté de l’homme encore innocent [4]. Il y a donc bien trois moyens de croire, comme l’indique Lafuma 808 : la raison, la coutume et l’inspiration. La religion chrétienne, qui a la raison pour elle, ne s’impose pourtant pas par raison. Les preuves sont destinées à légitimer le recours à la coutume, et la coutume est destinée à abaisser la superbe, ce qui constitue, du point de vue de la théologie pascalienne de la grâce efficace, la seule préparation possible à la réception de la grâce, non que les humiliations puissent mériter d’aucune manière une grâce qui est toujours absolument gratuite, mais en ce que les humiliations rendent moins douloureux le consentement à la grâce obtenu par la grâce elle-même [5]. Il est ainsi avéré que ce n’est pas la conviction qui précède la conversion, ce sont au contraire l’humiliation de la raison et le renoncement aux preuves qui précèdent la conversion.
22On découvre également là l’explication de ce que signifie « préparer la machine ». Lafuma 821 souligne la fragilité d’une croyance purement intellectuelle qui n’irait pas de pair avec l’inclination du cœur, que celle-ci procède de la nature ou de la coutume. Préparer la machine, c’est préparer le cœur à la réception de la grâce en atténuant les mouvements de la concupiscence susceptibles de combattre encore les mouvements de la grâce, et libérer progressivement l’esprit des obstacles à la conviction qui prennent leur source dans la corruption du cœur. La force d’esprit qui, selon Lafuma 394, permet à quelques-uns de voir la vérité, quelques oppositions qu’ils y aient, consiste précisément à reconnaître la relativité de l’esprit et l’opposition du cœur corrompu à l’esprit dans l’adhésion à la vérité [6].
23Que l’utilité des preuves ne soit pas positive (convaincre ou persuader), qu’elle soit négative (ôter les obstacles à la persuasion) est non seulement confirmé par Lafuma 11 et 418, mais encore rendu nécessaire par les analyses préliminaires de l’opuscule De l’art de persuader. L’art de persuader comprend l’art d’agréer et l’art de convaincre. L’art d’agréer s’adresse au cœur ou à la volonté, et consiste à faire aimer ou vouloir tel ou tel objet dont on aura fait percevoir l’amabilité. L’art de convaincre s’adresse à l’esprit ou à l’entendement, et consiste à faire croire telle ou telle proposition dont on aura fait percevoir la vérité. L’art de persuader s’adresse donc au cœur et à l’esprit, à la volonté et à l’entendement, conjuguant la perception de l’amabilité et celle de la vérité. Dans l’art d’agréer, on lie sans la médiation du discours les objets qu’on prétend faire aimer ou vouloir aux principes universels de l’inclination. Dans l’art de convaincre, on lie par la médiation du discours les propositions qu’on prétend faire croire aux principes universels de la créance. Cependant, la suite de l’opuscule montre que les principes universels de plaisir et de vrai sont obscurcis depuis que l’homme a interverti ce qui devait valoir dans le domaine des choses naturelles et ce qui devait valoir dans le domaine des choses surnaturelles.
24Dans le domaine des choses surnaturelles, il est légitime que l’agrément prime : il faut aimer Dieu pour le connaître. Dans le domaine des choses naturelles, à l’inverse, l’appréciation du cœur est subordonnée à celle de l’esprit : il faut connaître les choses pour les aimer à proportion de leur amabilité, Dieu seul étant absolument aimable. À partir du moment où l’homme intervertit ces deux ordres, où il s’aime infiniment lui-même à la place de Dieu, rapportant toutes choses à lui-même au lieu de rapporter toutes choses à Dieu, il n’aime plus et il ne croit plus ce qui est digne d’amour et de créance, il n’aime plus et il ne croit plus que ce qu’il lui plaît d’aimer et de croire au gré de sa seule volonté ou de sa fantaisie. Dès lors, c’est l’art de persuader tout entier qui menace de s’effondrer avec l’art d’agréer et l’art de convaincre privés de principes universels de plaisir et de vrai.
25En ce qui concerne les vérités divines, Pascal indique d’abord que Dieu n’est pas assujetti à l’ordre naturel qui doit valoir pour l’homme dans le domaine des choses naturelles, et qu’il n’est donc pas tenu de les faire passer de l’esprit dans le cœur : il les donne comme il lui plaît. Il indique ensuite que ni le cœur ni l’esprit de l’homme ne sont plus naturellement disposés à aimer et à croire ces vérités à partir du moment où l’homme a lui-même usurpé la place de Dieu. L’homme pécheur rapporte tout, y compris Dieu, à lui-même : il n’est prêt à recevoir les vérités divines que si celles-ci s’accommodent à la concupiscence qui meut désormais sa volonté. « De là vient, dit Pascal, l’éloignement où nous sommes de consentir aux vérités de la religion chrétienne, tout opposée à nos plaisirs. » Aussi Dieu ne parvient-il à remédier au désordre du péché que par un ordre conforme à ce désordre et entièrement contraire à l’ordre naturel qui devait valoir pour l’homme dans le domaine des choses naturelles. Il fait recevoir ses vérités par une grâce qui délecte davantage la volonté humaine que ne la délecte la concupiscence. On ne saurait dire plus clairement que les vérités divines ne peuvent être acceptées ni par le cœur ni par l’esprit de l’homme pécheur et qu’elles ne peuvent faire l’objet ni de l’art humain d’agréer ni de l’art humain de convaincre, que Dieu ne convertisse le cœur de l’homme pécheur par la grâce efficace.
26Il serait bien sûr étonnant que l’apologiste ait oublié de telles analyses. Rien dans les Pensées ne permet de soutenir que Pascal a changé de sentiment concernant la grâce et, par suite, de sentiment concernant l’art d’agréer et l’art de convaincre. Il n’y a que la grâce efficace qui puisse convaincre l’homme pécheur de la vérité de la religion chrétienne en le persuadant de cette vérité, la conversion du cœur entraînant l’adhésion de l’esprit. Mais, s’il est impossible de convaincre ou de persuader celui que Dieu ne convertit pas, il n’est pas impossible de démontrer une vérité qui, lors même qu’elle n’emporte pas la conviction, dénonce et explique le décalage qui surgit entre démonstration et conviction. L’apologie pascalienne n’est pas une apologie du christianisme sans être une apologie de l’augustinisme, et la théologie augustinienne qui commande cette apologie interdit que la raison puisse être autre chose que l’instrument d’une foi que Dieu lui-même met dans le cœur.
27On a vu jusqu’à présent comment la théologie impose à l’apologie la forme tout à fait particulière qu’elle revêt effectivement dans les Pensées. Reste à montrer comment la théologie en vient à occuper une place centrale dans les Pensées, en devenant le point d’articulation de ce qu’il y a de vrai dans tous les discours. La perspective proprement apologétique se trouve ainsi relativisée au profit d’une perspective beaucoup plus large, celle qui érige la théologie augustinienne en science universelle, c’est-à-dire en science impliquée dans toutes les autres sciences, en l’érigeant comme principe de discernement du vrai et du faux dans tous les discours et, du même coup, comme principe de compatibilité de tous les discours appréhendés dans leur vérité. Un tel élargissement de la perspective proprement apologétique justifie la substitution de l’ordre du cœur ou de la charité à celui de l’esprit et, surtout, une diversité des matières qu’il ne faut par conséquent nullement considérer comme accidentelle.
28En Lafuma 298, Pascal oppose l’ordre du cœur ou de la charité à l’ordre de l’esprit. La question abordée dans ce fragment est celle de l’ordre du discours et, plus particulièrement, celle de l’ordre du discours scripturaire, qui n’est pas comparable à l’ordre du discours mathématique. L’ordre de l’esprit est « par principe et démonstration » ; l’ordre du cœur ou de la charité est par « digression sur chaque point qui a rapport à la fin, pour la montrer toujours ». Tandis que les mathématiques ont l’ordre de l’esprit, l’Écriture a l’ordre du cœur ou de la charité, car le but de l’Écriture est de faire la part, grâce au dispositif figuratif, des charnels qui s’arrêtent aux figures et des spirituels qui aperçoivent en elles la vérité qui leur sert de modèle. En tant que discours démonstratif, le discours apologétique devrait adopter l’ordre de l’esprit. Mais, puisque la démonstration n’a d’autre but, comme le discours scripturaire, que de faire la part entre ceux que meut la concupiscence et ceux que meut la grâce, il est normal que l’ordre du cœur ou de la charité se substitue à l’ordre de l’esprit. L’explication de l’inefficacité de la démonstration se surajoute à la démonstration, et l’ordre démonstratif est donc brisé par l’irruption de l’ordre explicatif. Cependant, l’explication de l’inefficacité de la démonstration requiert les lumières de la théologie. Seule une raison se soumettant à la théologie peut expliquer à une raison revendiquant au contraire l’autosuffisance l’échec prévisible de l’entreprise apologétique.
29Lafuma 532 concède, avant Lafuma 694, que les Pensées sont sans ordre, mais non pas dans une confusion sans dessein, parce que leur désordre correspond au véritable ordre, cet ordre digressif approprié au sujet dans la mesure où il s’agit bien de rattacher chaque point à ce qui en constitue l’ultime raison, à savoir la dualité de l’homme, ou encore le Dieu de Jésus-Christ dont les hommes sont à la fois naturellement capables (par grâce) et indignes (par nature), comme le précisent Lafuma 149 et 449.
30Non seulement la perspective apologétique elle-même ne prend sens que par rapport à cette autre perspective, mais encore cela est valable pour toutes les positions défendues par Pascal, que ce soit en théologie, en philosophie, en science, en politique ou même en esthétique. Jésus-Christ est la raison de toutes choses : il est en tout et le centre de tout, comme le souligne Lafuma 449. On s’écarte nécessairement de la vérité, que ce soit en théologie, en philosophie, en science, en politique ou en esthétique, quand on s’écarte de ce modèle et qu’on méconnaît la dualité de l’homme, sa grandeur et sa misère, sa capacité de Dieu, du vrai et du bien, et la vacuité de cette capacité lorsque celui-ci est abandonné à lui-même. Tous les discours, en quelque domaine que ce soit, ne sont que des figures de cette unique vérité double [7], et ils ne cessent de l’exprimer en la déformant, de sorte que c’est à celui qui dispose du bon point de vue – le point de vue de la théologie augustinienne – qu’il revient de redresser la vérité en tous ces discours réputés faux parce qu’ils ne sont jamais que partiellement vrais [8]. On aura reconnu dans cette démarche l’application du schème des « raisons des effets » déjà présent dans l’Entretien avec M. de Sacy, pour la philosophie, dans les Écrits sur la grâce, pour la théologie, et, quoique plus discrètement, dans l’opuscule De l’esprit géométrique, pour la science dont l’ordre moyen découlant de la dualité du cœur et de la raison exprime la dualité de l’homme lui-même, selon Lafuma 112. Les Pensées généralisent l’application du schème des « raisons des effets », en l’utilisant également pour la politique et pour l’esthétique. Il ne faut donc pas se plaindre de la diversité des matières qu’elles renferment, ni l’imputer à leur inachèvement. En elles viennent se rejoindre tous les autres écrits de Pascal, et à juste titre si la perspective apologétique est inséparable d’une perspective explicative qui embrasse tous les domaines.
31Mais la perspective explicative est elle-même inséparable de la perspective apologétique. Il est nécessaire de démontrer la vérité de la religion chrétienne pour justifier rationnellement la soumission de la raison à la théologie et l’usage explicatif de cette raison se soumettant à la théologie, selon les termes du fragment Lafuma 167 qui donne son titre à la liasse XIII. La difficulté est que les deux perspectives sont étroitement imbriquées l’une dans l’autre : 1 / l’explication s’inscrit dans l’apologie, puisque l’apologie repose sur une double explication (de la nature humaine et de l’Écriture) qui montre que la religion est à la fois vénérable et aimable, avant de culminer dans l’apparition de Jésus-Christ qui seule démontre qu’elle est en outre vraie [9] ; 2 / l’apologie s’inscrit dans l’explication, puisque cette démonstration est vouée à l’inefficacité, mais une explication que justifie rationnellement l’apologie. La raison est censée se soumettre non seulement parce qu’elle le doit – parce que le christianisme est vrai –, mais encore où elle le doit – le christianisme, qui est vrai, n’étant cependant pas vrai hors de toutes les vérités qu’il articule en les ordonnant, c’est-à-dire en les assignant à leur ordre. Les Pensées orchestrent tous les autres écrits de Pascal, elles orchestrent surtout les combats menés par Pascal contre la tyrannie, définie en Lafuma 58 comme une confusion des ordres et en Lafuma 797 comme une ignorance de la propriété de chaque chose.
32On peut se demander pourquoi la question de l’autorité et des limites de l’autorité acquiert dans les Pensées une importance qui va bien au-delà du domaine politique proprement dit. La question des divers règnes et la question connexe de la manière de régner en ces divers règnes sont deux questions qui reviennent constamment. En Lafuma 58, Pascal se contente d’énumérer différents règnes qu’on ne saurait confondre sans tyrannie : règne de la force, règne de la beauté, règne de la science, règne de la piété. En Lafuma 308, le fragment des trois ordres, il ne distingue plus que trois règnes, non seulement différents, mais encore incommensurables et hiérarchisés : 1 / les rois et les riches règnent sur les corps et peuvent satisfaire la concupiscence de la chair (le désir de posséder) ; 2 / les savants et les philosophes règnent sur les esprits et peuvent satisfaire la concupiscence des yeux, la curiosité (le désir de savoir) ; 3 / les saints règnent sur les cœurs et peuvent satisfaire la concupiscence de la volonté, l’orgueil (le désir de dominer), s’il est vrai, comme Pascal le précise en Lafuma 933, le fragment parallèle des trois concupiscences, qu’il n’y a qu’en Dieu qu’on puisse légitimement se glorifier d’une sagesse inséparable de la sainteté. Selon Lafuma 933, il y a un « lieu propre » à chaque concupiscence (on ne peut légitimement s’enorgueillir de sa puissance et de ses biens, ou de sa science, car ce n’est pas le lieu), de sorte qu’il est « de justice » de ne régner que là où on le peut légitimement et par la voie appropriée. Or seuls les sages du troisième ordre, qui « ont pour objet la justice », savent ce qui est « de justice », non seulement parce que leur cœur est guéri de la tyrannie qui est naturelle à l’homme pécheur, mais encore parce qu’ils disposent du bon point de vue pour déterminer où on peut légitimement régner et par quelle voie. En Lafuma 797, Pascal distingue en outre deux manières de régner : en roi ou en tyran. Dans quelque domaine que ce soit, on règne en roi quand on tient compte de ce qui fait qu’on y est roi, et on règne en tyran quand on n’en tient pas compte. L’éloquence qui persuade par douceur plutôt que par empire, manquant à sa fin qui est de peindre la pensée, persuade en tyran plutôt qu’en roi, selon Lafuma 578 et 584. Ainsi, dans le domaine politique, un roi ne doit pas oublier que ce qui le fait roi est la méprise des hommes dont la concupiscence projette l’image de la justice dans la force (telle est la leçon des trois Discours sur la condition des Grands, reprise dans les Pensées). De même, dans le domaine de la philosophie, un pyrrhonien ne doit pas oublier que ce qui fait la vérité du pyrrhonisme est que les hommes sont privés du vrai et du bien par le péché, ce qui n’exclut pas qu’ils conservent de par leur nature la capacité du vrai et du bien – une « idée » ou une « image » du vrai et du bien, selon les termes de Lafuma 131. De même, dans le domaine de la science, un géomètre ne doit pas oublier que ce qui fait la vérité de la géométrie est son caractère purement phénoménal (non essentiel), ce qui explique d’ailleurs que les pyrrhoniens ne puissent rien contre la certitude des principes de la géométrie, qu’il s’agisse des termes indéfinissables, en Lafuma 109, ou des propositions indémontrables, en Lafuma 110. De même, dans le domaine de la religion, un pape ne doit pas oublier qu’il ne règne ni sur les corps ni sur les esprits, qu’il n’a par conséquent autorité ni en politique ni en science, et qu’il ne saurait donner la religion ni par contrainte ni par raison. Tout cela est de grande conséquence pour Pascal.
33À partir du moment où Jésus-Christ est la raison de toutes choses, à partir du moment où la théologie est une science impliquée dans toutes les autres sciences, il est logique que les Pensées s’ouvrent à toutes les matières et à tous les protagonistes qu’on y rencontre effectivement. Pascal y livre bataille sur tous les fronts. Il a pourtant, indéniablement, un adversaire privilégié : il s’agit de Descartes. Ayant lu les Principes de la philosophie, il sait que la métaphysique cartésienne permet de fonder la science tout en écartant la théologie de la philosophie [10]. Dès lors, rien de plus anti-cartésien que d’ériger la théologie en science universelle et de faire de Jésus-Christ la raison de toutes choses ; rien de plus anti-cartésien que la légitimation conjointe du pyrrhonisme et de la géométrie qu’entraîne la soumission éclairée et critique au christianisme, si on se réfère à Lafuma 170. Pascal n’emprunte finalement qu’une chose à son adversaire : sa définition de la philosophie. Il faut concilier le style digressif d’Épictète et de Montaigne, revendiqué en Lafuma 745, avec l’exigence cartésienne d’une systématicité qui consiste à mesurer dans le principe qu’on se donne toutes les conséquences qu’il contient, selon l’opuscule De l’art de persuader. Jésus-Christ devient ainsi, pour Pascal, le principe de toute une philosophie prioritairement dirigée – du moins quant à son contenu – contre la philosophie cartésienne.
34Ainsi aboutit-on à plusieurs conclusions assez polémiques.
35Premièrement, il faut en finir avec l’idée qu’il existe une inadéquation entre le texte des Pensées recueilli à la mort de leur auteur et le texte que celui-ci aurait publié si la maladie et la mort n’avaient pas interrompu son entreprise. Sans doute Pascal en aurait-il soigné davantage la rédaction, souvent elliptique jusqu’à l’obscurité, peut-être leur aurait-il apporté quelque ordre. Mais ces améliorations formelles n’auraient certainement pas modifié la complexité d’un texte dont on a essayé de montrer qu’il comporte non seulement une apologie de la religion chrétienne délibérément vouée à l’échec, l’inefficacité des preuves n’empêchant pas leur utilité, mais encore une explication de cet échec et, à partir de la place centrale accordée à Jésus-Christ et à la théologie augustinienne, une explication qui embrasse tous les domaines.
36Deuxièmement, il faut en finir avec l’idée que Pascal vise à convaincre ou à persuader son interlocuteur libertin, idée incompatible avec sa théologie, avec ses analyses sur l’art de persuader et avec les indications textuelles des Pensées concernant l’utilité des preuves. Pascal ne déclare nullement que les preuves du christianisme ont pour but de convaincre ceux qui ne s’y appliquent pas de tout leur cœur, c’est-à-dire avec un cœur déjà gagné à Dieu par Dieu même. Il déclare explicitement que les preuves du christianisme ont pour fonction de discriminer ceux qui ne les considèrent qu’avec la concupiscence à laquelle leur cœur est abandonné et ceux qui les considèrent avec un mouvement de charité dont Dieu seul a l’initiative. Enfin, la source de la résistance aux preuves du christianisme étant identifiée – il s’agit de la concupiscence –, Pascal préconise non moins explicitement qu’on commence par « quitter les plaisirs », comme l’indique Lafuma 816 en continuité avec Lafuma 418. Le renoncement aux plaisirs ne suscite pas automatiquement la foi que rien ne saurait mériter, mais il permet d’éprouver la vérité du discours de l’apologiste – il ôte les obstacles à la persuasion en attendant la conversion.
37Troisièmement, il faut en finir avec l’idée que les Pensées sont réductibles à une Apologie de la religion chrétienne, et avec l’idée que Pascal n’est pas philosophe mais apologiste. Il n’est cependant guère possible de dépasser la perspective apologétique tant qu’on n’aperçoit pas la perspective explicative et tant qu’on ne décèle pas la portée anticartésienne de cette dernière perspective. Pour Pascal, la philosophie cartésienne est fausse. Il s’oppose à Descartes sur tout : sur la méthode, sur la connaissance des corps, sur la connaissance de soi, sur la connaissance de Dieu. Mais, en attaquant le contenu de la philosophie cartésienne, il ne laisse pas d’approuver la forme systématique prise par cette philosophie. Descartes est félicité pour avoir voulu tenir un discours dont la systématicité requiert de mesurer dans le principe qu’on se donne toutes les conséquences qu’il contient. Il est légitime de vouloir constituer « un corps de philosophie tout entier », comme Descartes s’en flatte dans la lettre-préface des Principes, à condition que ce corps de philosophie [11] ne soit pas celui de la « parfaite connaissance de toutes les choses que l’homme peut savoir ». Pascal ne fait aucun mystère du principe qu’il attribue, quant à lui, à sa philosophie : d’après Lafuma 449, Jésus-Christ est le principe, dûment vérifié par la raison, à la lumière duquel cette même raison peut ordonner tous les discours, compte tenu de la part de vérité et de fausseté qu’ils recèlent. Loin qu’il faille reléguer la théologie hors de la philosophie, il faut l’inclure en elle et l’élever ainsi au rang de science universelle.
38La théologie intervient donc doublement par rapport à l’apologie : 1 / elle confère à l’apologie la forme tout à fait particulière qu’elle revêt effectivement dans les Pensées ; 2 / elle commande toute une perspective explicative qui non seulement relativise la perspective apologétique, mais encore fait de cette perspective apologétique l’instrument d’une explication philosophique avec Descartes.
Notes
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[1]
Voir l’édition de Port-Royal, intitulée Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets. Voir aussi l’édition de Francis Kaplan, Les Pensées de Pascal, Paris, Cerf, 1982.
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[2]
Voir la célèbre formule du Mystère de Jésus (Lafuma 919) : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé. »
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[3]
Voir Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986, chap. VI, I, p. 97-99.
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[4]
Voir le 2e Écrit sur la grâce : le péché supprime, non la flexibilité de la volonté au bien et au mal qui, en l’absence de contrainte, fait le libre arbitre, mais l’indifférence de la volonté qui la subordonne à l’entendement (celle-ci étant désormais mue par une délectation prévenante).
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[5]
Voir Lafuma 924.
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[6]
À comparer avec ce que Pascal dit des prétendus esprits forts en Lafuma 157.
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[7]
Voir l’Entretien avec M. de Sacy : les discours d’Épictète et de Montaigne sont considérés, jusque dans leurs égarements respectifs, comme des figures de la sagesse véritable.
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[8]
La vérité essentielle étant double, l’erreur et l’hérésie consistent à l’amputer d’un de ses deux côtés : voir Lafuma 443, 576, 619, 691, 733.
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[9]
Voir Lafuma 12.
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[10]
Voir Principes de la philosophie, I, articles 24 et 25.
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[11]
La théologie n’est-elle pas, selon Lafuma 65, comme un corps de sciences ?