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Article de revue

Analyses et comptes rendus

Pages 383 à 412

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MORALE, ÉTHIQUE

Guy Durand, Introduction générale à la bioéthique. Histoire, concepts et outils, Paris, Cerf, 1999, coll. « Fides », 565 p.

1Depuis plusieurs dizaines d’années, la popularité de la notion de bioéthique auprès des philosophes, des juristes, des théologiens, des biologistes, des cognitivistes, et même d’un large public, est telle que tous croient savoir ce dont ils parlent lorsqu’ils s’y réfèrent. Or cette notion, dont l’expression est apparue en 1970 dans un article du cancérologue américain Van Rensselaer Potter, est plus complexe qu’on ne l’imagine : elle touche à de nombreuses autres disciplines comme la médecine, la morale, la déontologie, la rhétorique et la casuistique, le droit, la philosophie et elle charrie des imprécisions et des sous-entendus concernant l’agent moral. Une fois institutionnalisée, elle est devenue un enjeu de pouvoir. Car, science de la survie de l’humanité et réflexion interdisciplinaire sur les exigences du respect, de la protection et de la promotion de la vie humaine, elle est aussi recherche en commun des voies de croissance de cette humanité face aux dangers des technosciences.

2C’est pourquoi il était particulièrement utile de rassembler en un seul volume à la fois les grands repères d’une histoire de la bioéthique, d’Aristote à Paul Ricœur et Anne Fagot-Largeault, et les concepts de base, les fondements (la dignité de la personne humaine), les normes pratiques, les institutions, les différentes approches (par exemple, nord-américaine et latine) des principaux courants contemporains (ontologique, utilitariste, axiologique, personnaliste, etc.). Cette description générale n’exclut pas un engagement de l’auteur, pour qui la bioéthique fait partie de l’éthique, dont elle constituerait une branche appliquée, ce dernier terme étant à entendre en un sens sectoriel et non déductif.

3Mais si le mot est relativement récent la notion de bioéthique n’a pas le même âge. Elle est même fort ancienne ; d’où les évocations d’Aristote, Hippocrate, Platon, Thomas d’Aquin, Descartes, Kant, Bentham, Stuart Mill, Merleau-Ponty, et de beaucoup d’autres, permettant de comprendre qu’un questionnement et une problématique précèdent souvent l’émergence d’une notion tardive appelée à y répondre.

4Ce livre est complété par un index thématique et un index onomastique.

5Guy SAMAMA.

Yvon Englert, Alfons Van Orshoven (éd.), L’embryon humain « in vitro », Paris-Bruxelles, De Boeck Université, 2000, 146 p.

6Il s’agit de la publication d’un débat organisé par le Comité consultatif de bioéthique de Belgique. Il est introduit par R. G. Edwards, le père de la fécondation in vitro (FIV), qui évoque la double raison d’un tel débat : la connaissance (puisque « nous devons nous comprendre nous-mêmes », p. 8) et l’éthique. En ce qui concerne le premier point, on trouvera de nombreuses données techniques et scientifiques sur la pratique médicale de la FIV (notamment en Belgique, qui a été l’un des pays pionniers de cette méthode), l’épidémiologie ou la recherche expérimentale. En ce qui concerne l’éthique, on verra apparaître des positions très divergentes, comme on pouvait s’y attendre sur cette question, puisque, selon les auteurs, l’embryon peut être considéré comme une personne, un objet ou une entité intermédiaire. L’ouvrage ne prétend pas, bien entendu, faire une synthèse de ces positions inconciliables, mais plutôt offrir un « état des lieux » philosophique. Comme le rappelle Y. Englert, les questions bioéthiques sont conflictuelles « non seulement entre nous, qui avons [...] des valeurs de référence différentes, mais aussi en nous, car des valeurs conflictuelles se bousculent en nous-mêmes » (p. 141). D’où la place difficile de la loi et du droit, puisque « le droit impose une ligne à tous » (Englert, p. 43). O. Guillod rappelle fort justement que « les législations des pays européens ont évité de conférer un véritable statut (comme celui de la personne ou de la chose) à l’embryon in vitro » (p. 118) et que les lois européennes restent assez différentes dans ce domaine. Cela ne risque pas de changer dans le futur immédiat du fait des positions contradictoires qui persistent entre, par exemple, une moraliste laïque (L. Khaïat) et un moraliste chrétien (C. Hennau-Hublet). Khaïat propose que la loi pèse différents impératifs comme les droits de l’homme des géniteurs, les droits de l’enfant à naître ou la valeur et les répercussions éthiques des expérimentations. Hennau-Hublet craint que des causes dignes de considération (comme la souffrance d’un couple stérile) ne mettent en cause le respect absolu de l’embryon, être faible et donc digne de protection, et « n’ébranle l’édifice patiemment bâti pour préserver l’homme et sa dignité » (p. 139).

7Face à ces divergences, aucun compromis qui s’inspirerait des thèses chères à Engelhardt ne paraît possible, comme le rappelle J.-N. Missa : « Il semble plus opportun de trouver des solutions pragmatiques et locales susceptibles d’assurer la coexistence pacifique des communautés soutenant les différentes positions » (p. 28). C’est donc à un appel à la conscience des hommes et à leur tolérance, quand celle-ci ne contredit pas leurs valeurs fondamentales, que ce beau libre aboutit finalement.

8Georges CHAPOUTHIER.

Alain B. L. Gérard, Éthique et modernité, t. 1 : Le cadre d’une nouvelle éthique ; t. 2 : Éthique du travail et de la production ; t. 3 : La bataille des éthiques, Ramonville-Saint-Agne (France), Érès, 1998, coll. « Réponses philosophiques », 192 p. / 114 p. / 156 p.

9Il s’agit des trois premiers tomes d’une entreprise ambitieuse qui doit en compter cinq et vise à définir une nouvelle éthique, conforme à la modernité. Le premier tome est un essai de définition d’une modernité toujours changeante, dont l’auteur développe les différentes facettes, souvent très sombres : triomphe de l’incertitude, perte du sacré, individualisme dominant, règle du profit, accroissement certes de la communication, mais qui souvent aboutit au « simulacre », c’est-à-dire à la fausseté érigée en système, l’illusion, la tromperie, voire l’occultation de la mort. « Le mécanisme du simulacre est complexe. Par le perfectionnement de sa technologie [...] la modernité allonge et complique tous les processus d’action et de production. Partout elle met des distances [...] » (p. 149). L’un des points essentiels de cette modernité, c’est aussi la nouvelle relation des hommes au travail, dont traite le second tome. L’auteur réclame, à juste titre, un partage du travail : « Tous les grands problèmes de la dernière modernité, insécurité, drogue, violence, exclusion, sous-développement, et jusqu’à la prolifération des sectes, passent par l’oubli du travail [...]. Pour le résoudre, il y a une solution [...] le partage » (p. 107). Plus profondément, face à ces multiples constats d’échec de la société actuelle, que propose finalement l’auteur ? Nous le saurons dans les deux derniers tomes à paraître, mais le tome 3 en donne déjà une idée. L’auteur part de prémisses proches de l’utilitarisme appliqué aux sujets humains : « La réalité en matière d’éthique, ce ne sont ni les valeurs, ni les codes, ni les lois divines. La réalité, c’est la jouissance et la souffrance de chacun et leurs composantes [...] » (p. 93). Ces accents postbenthamiens ne surprennent pas sous la plume d’un auteur à la fois juriste et philosophe. Mais il faut remarquer ici la limitation des préoccupations à l’homme : rien dans le discours ne paraît suggérer une extension de la morale aux animaux, par exemple. En outre, ces prémisses n’excluent pas une certaine sympathie pour les morales de la discussion, chères à Habermas et à Karl-Otto Apel. Selon Gérard, seul cet échange dans la discussion permet à l’éthique de s’adapter à la démocratie et à la confrontation des attitudes morales qui résultent d’une société multiculturelle. Une position, on le voit, assez proche de certaines éthiques de la laïcité, et que devraient préciser les ouvrages à venir.

10Georges CHAPOUTHIER.

Alfredo Gomez-Muller, Éthique, coexistence et sens, Paris, Desclée de Brouwer, 1999, 232 p.

11L’auteur ancre d’emblée sa réflexion dans la théorie aristotélicienne de la vie bonne, non sans remarquer qu’il ne s’agit pas d’adopter la lettre même des positions d’Aristote, mais une attitude d’esprit. Après avoir montré comment Kant et ses successeurs s’opposent à cette tradition eudémoniste en séparant le juste du bien, il en arrive à l’exposé de la tradition libérale actuelle, qui trouve ses racines chez Hobbes ou Rousseau, mais aussi chez Rawls ou Habermas. « Le libéralisme déontologique exclut [...] toute remise en question du juste par le bien, car [...] elle équivaudrait à une remise en question de l’universel par le particulier » (p. 124). Or ce qui sous-tend cette tradition sur le plan moral, c’est « l’absence de sens » (p. 127), le refus de donner à la vie un contenu téléologique, le refus de s’intéresser à autre chose qu’à la coexistence de cultures multiples. Cette attitude libérale est corrélée à un individualisme autarcique et misanthrope et à un « primat du présent » (p. 141). Se réclamant de Lamennais et de sa raison générale qui vise à la « dimension sociale et historique de la rationalité pratique » (p. 162) en même temps qu’à une « dépendance mutuelle des esprits » dans la société (p. 165), l’auteur sonde les conditions d’une existence en commun qui restituerait à l’homme un sens de la vie. Il s’appuie sur le respect de l’intersubjectivité et le langage qui la porte, sur la sociologie compréhensive d’Alfred Schütz, qui vise justement à définir une dimension intersubjective de la signification, enfin sur des auteurs communautariens comme Alasdair MacIntyre : « La question de la vie bonne ne s’enquiert d’autre chose que de la vie humaine considérée comme un tout » (p. 200). Retrouvant la pensée du Sartre d’après 1940, qui découvre avec Hegel la rationalité dialectique, Gomez-Muller propose une éthique fondée sur l’intersubjectivité transcendantale, dialectique entre des praxis particulières et leur totalisation. Cette attitude s’accorde évidemment avec les positions chrétiennes de l’auteur, mais sa portée est beaucoup plus générale. Elle constitue un plaidoyer courageux et convaincant pour une vue téléologique du monde, à contre-courant de beaucoup de philosophies à la mode.

12Georges CHAPOUTHIER.

Laurent Jaffro (coordonné par), Le sens moral. Une histoire de la philosophie morale de Locke à Kant, Paris, PUF, 2000, 140 p.

13Possédons-nous la capacité de discerner spontanément ce qui est bien et ce qui est mal, ou bien devons-nous, pour ce faire, nous appuyer sur des règles sociales apprises ? En d’autres termes, possédons-nous un sens moral ou non ? On comprend qu’en posant cette question centrale on puisse retracer toute l’histoire de la philosophie morale. L’expression « sens moral » est d’origine anglaise, puisque, comme le rappelle Jaffro, en 1699 « Shaftesbury est l’inventeur de la formule moral sense » (p. 23). L’expression est introduite en français par Diderot en 1745. Elle recouvre « un ensemble de dispositions innées à la moralité » (p. 3). Par là même elle s’oppose à tous les courants (Locke, Bentham, Diderot...) qui veulent que les règles de la morale soient culturelles et non naturelles. Plusieurs des auteurs de cet ouvrage exposent avec brio les aventures du sens moral chez Hutcheson, Cudworth, Hume, Locke ou Bentham, sans oublier la pirouette conceptuelle que Kant fait subir au terme en le séparant arbitrairement de ses racines naturalistes pour l’ancrer dans la raison pratique, comme l’analyse Michèle Cohen- Halimi. Beaucoup des positions contre le sens moral viennent du fait qu’on le conçoit comme une entité innée figée, opposée à la culture. Or, comme le remarque Jaffro, on peut défendre une « conception dynamique de l’innéité, qui ne la réduit pas à un stock d’informations donné à l’avance, mais l’entend comme l’orientation d’un développement » (p. 6). On rencontre là une conception très proche de la biologie moderne qui, lasse des affrontements stériles entre inné et acquis, combine avec bonheur inné et développement, génétique et ontogenèse. En même temps, comme le rappelle Alain Petit, on retrouve d’une certaine manière le concept stoïcien de « prolepse » : « Toute prolepse est une réminiscence... » (p. 57) qui doit être comprise comme « une actualisation des notions ou principes que l’âme a en elle par sa nature même » (p. 58). Cette parenté du sens moral à la fois avec des traditions de la philosophie antique et avec la biologie en train de se faire montre la généralité et la pertinence, donc l’utilité extrême, de cet ouvrage.

14Georges CHAPOUTHIER.

15Hans Jonas, The Phenomenon of life. Toward a philosophical biology, préface de Lawrence Vogel, Evanstan (Ill.), Northwestern University Press, 2001, XXVI-304 p. (Studies in phenomenology & ecistential philosophy).

16Hans Jonas, Le phénomène de la vie. Vers une biologie philosophique, Paris et Bruxelles, De Boeck Université, traduit de l’anglais par Danielle Lories, 2001, coll. « Sciences éthiques et sociétés », 288 p.

17Voici enfin, en français, cet intéressant ouvrage de Jonas (paru en 1966 et dont une nouvelle édition américaine vient de paraître). Il s’agit d’essais regroupés autour du thème annoncé, d’où une variété de réflexions. Les questions centrales sont celles qui se posent à tout philosophe de la vie : entre un humanisme souvent existentialiste, rivé à la spécificité de l’homme, et une science au développement matérialiste galopant, quelle est la place du phénomène de la vie ? Malgré l’échec des thèses vitalistes, qui voulaient séparer la vie de la matière, n’y a-t-il pas place pour une spécificité et une autonomie du vivant ? Et l’homme ne tire-t-il pas une partie de son être de cette évolution biologique ?

18Se poser de telles questions revient à s’opposer au vieux dualisme, qui prend ses racines chez Descartes, mais qui, comme le remarque l’auteur, se retrouve dans beaucoup de philosophies. Ainsi dans le nihilisme gnostique et le nihilisme moderne (nietzschéen), auxquels Jonas consacre un essai et qui tous deux révèlent « cette scission entre l’homme et la réalité totale » (p. 237). L’auteur montre comment, dans ce phénomène vivant moniste, l’esprit prend ses racines dans l’organique et comment les prémices organiques de la vie contiennent en germe les phénomènes mentaux, voire éthiques, puisque « seule une éthique fondée dans l’ampleur de l’être, non pas simplement dans la singularité ou le caractère sans pareil de l’homme, peut avoir une signification dans l’ordre des choses » (p. 282). L’homme est le fruit de son histoire personnelle comme de celle de ses ancêtres biologiques, et pour définir son être « l’histoire succède à l’évolution et la biologie cède la place à une philosophie de l’homme » (p. 194). La vie, dans son évolution, est une échelle de complexification et une échelle de liberté progressive d’action et « les deux échelles culminent dans la pensée de l’homme » (p. 14). Dès lors, c’est « dans les sombres remous de la substance organique primitive qu’un principe de liberté luit pour la première fois à l’intérieur de la vaste nécessité de l’univers physique » (p. 15). Voici un ensemble de considérations susceptibles de séduire beaucoup de penseurs modernes de la vie et qui s’accordent fort bien avec les connaissances de la biologie.

19Les dernières conséquences qu’en tire Jonas sont, hélas, moins convaincantes. Pourquoi vouloir ramener cette élégante analyse épistémologique à la question de l’existence de Dieu (voir notamment l’essai X sur « Heidegger et la théologie ») ? Affirmer que « le philosophe ne se contentera pas de l’hypothèse [...] selon laquelle ce processus continu et si répandu [évolution] devrait avoir été aveugle [...] fruit du hasard » (p. 13), c’est vouloir mettre de la métaphysique dans un domaine où on ne l’attend plus. Il y a bien longtemps que l’on admet que l’analyse de la biologie est neutre par rapport aux questions métaphysiques fondamentales, qu’elle n’infirme ni ne prouve l’existence de Dieu ! Pourquoi ces pages de l’essai XI sur « L’immortalité et la pensée moderne » qui paraissent ne rien devoir ajouter à la compréhension du vivant ? Des phrases comme : « Ne se peut-il pas [...] que le transcendant jette lumière et ombre sur le paysage humain ? » (p. 277) relèvent de la métaphore poétique et s’éloignent de l’interprétation philosophique raisonnée.

20« J’aime à croire ceci » (p. 279), affirme candidement Jonas en parlant des « tentatives contrariées de Dieu ». Seule une petite minorité parmi les penseurs chrétiens oserait aujourd’hui faire de l’évolution une preuve de l’existence de Dieu. Il est un peu dommage que cet ouvrage, si percutant sur le plan épistémologique et qui aurait pu ouvrir sur une philosophie de la biologie acceptable par tous, se cantonne, en bout de course, dans une philosophie de la biologie qui n’est acceptable que par certains penseurs chrétiens !

21Georges CHAPOUTHIER.

Hans Jonas, Puissance ou impuissance de la subjectivité ?, traduit de l’allemand par Christian Arnsperger, présenté par Nathalie Frogneux, Paris, Cerf, 2000, 138 p.

22Il s’agit d’un développement qui était prévu pour faire partie du célèbre Principe de responsabilité (cf. Revue philosophique, 1999, no 1, p. 116), mais qui en a été séparé pour alléger la problématique. Il demeure donc un complément très utile à la compréhension des thèses de Jonas. Car si l’on admet, en extrapolant de façon péremptoire les thèses de la psychophysique, que la subjectivité est un phénomène marginal, on prive le sujet de toute responsabilité. Jonas vise donc à réfuter dans cet ouvrage certaines thèses qui, parce qu’elles relativisent la subjectivité, s’opposent aux siennes. Face notamment aux thèses matérialistes (dont il reconnaît la force, « la priorité ontologique de la matière [...] et l’existence seulement secondaire de l’esprit », p. 55), Jonas défend cependant la thèse que la subjectivité n’est pas un épiphénomène, qu’elle n’est pas « une manifestation annexe de certains processus physiques cérébraux » (p. 58). Pour lui, la subjectivité a bien une place autonome et la liberté de l’homme n’est pas illusoire ; la subjectivité garde toute son efficacité tout en restant ancrée dans une causalité naturelle. À notre avis, Jonas s’engage là sur un chemin dangereux : vouloir rendre compatible une subjectivité, essentielle à la pratique de l’homme et à sa morale, avec une théorie épistémologique du cerveau et de la pensée. Réfutant la psychophysique « classique » qui lui paraît (à notre avis, à tort) nier la possibilité d’une subjectivité autonome, il est amené à se rapprocher des incertitudes de la physique quantique (p. 102 et s.) d’une manière qui n’est guère convaincante. Il reste que cet ouvrage intéressera tous ceux qui veulent approfondir les thèses d’un des grands moralistes du XXe siècle.

23Georges CHAPOUTHIER.

Dominique Lecourt (dir.), Sciences, mythes et religions en Europe, Luxembourg, Office for Official Publications of the European Communities, 2000, 196 p.

24Il s’agissait, dans ces communications proposées à Royaumont les 14 et 15 octobre 1997 dans le cycle des Euroscientia Conferences, de dégager l’image sociale de la science en tant que recherche confrontée aux structures de l’imaginaire humain, aux mythes et aux religions. On est en présence de forces intellectuelles qui peuvent coexister, s’affronter, vivre dans l’histoire, se nourrir d’imaginaires successifs. Comme l’a montré Bachelard, science et imaginaire fournissent des représentations de l’ordre du monde dont il faut sans cesse reprendre l’histoire. Les thèmes de l’interdit, de la peur, de la virtualité marquent ces interrogations relatives à la connaissance du monde.

25Les conflits récents entre darwinisme et créationnisme obligent à dégager la place respective de la religion et du mythe dans la position de l’origine de ce qui est (J. Arnould). Le Moyen Âge a repris la polémique religieuse, comme on le voit dans le refus, par les philosophes juifs, de la science aristotélicienne autour des notions d’infini (T. Levy). À partir de Wittgenstein, on peut établir une place pour la philosophie entre la science et la religion (A. Janik). Fondamentalisme scientifique et millénarisme conduisent à des combats et des accusations d’hérésie (H. M. Collin). Paradis ou enfer, on rencontre des interprétations de l’Orient à propos du sanskrit, de l’image problématique du néant, de l’accusation de barbarie (R.-P. Droit). Au sujet de l’interdit, il faut comprendre ce qu’on veut dire en Islam, dans les rites, dans la conception du fiqh (H. Berkheira). La science moderne a une dette envers la géométrie grecque, dont il faut reprendre l’histoire et la signification (G. Cambiano). La cosmogonie permet de confronter les interprétations proposées par la littérature et par les savants (J.-P. Luminet). Pour aborder la nature, il faut s’interroger sur le sens du sacré, pour comprendre et pour expliquer, et pour établir le point de vue à partir duquel le réel sera vu (M. Bitbol). Le temps est conjointement celui de la datation et celui du retour cyclique. Le regard sur la vie économique et scientifique l’exige (W. Kaempfer). La religion, institutionnalisée, des projets comme celui de Teilhard de Chardin, la vie publique conduisent à donner des lectures rationnelles à des phénomènes irrationnels (M. O’Callaghan). On peut être à la fois savant et croyant : si la science conduit à désenchanter le monde, comment peut-on faire son salut dans un monde sans Dieu ? (J.-J. Salomon).

26Une table ronde conclut cette suite de conférences qui montre comment des auteurs venus de disciplines différentes abordent ces problèmes.

27Michel ADAM.

Alasdair MacIntyre, Dependent Rational Animals. Why Human Beings need the Virtues, Londres, Duckworth & Co., 1999, XIV-172 p.

28En dépit du titre, c’est des hommes qu’il s’agit, mais, évidemment, en référence avec la partie animale de leur nature et qui vient compléter la rationalité, celle d’ « animaux dépendants ». Qu’un moraliste, spécialiste de la théorie de la vertu et aussi important qu’Alasdair Mac Intyre puisse s’intéresser à la question de l’animalité est suffisamment original pour qu’on le souligne. Il s’agit là d’un virage naturaliste d’Alasdair Mac Intyre : « J’étais dans l’erreur quand je supposais qu’une éthique indépendante de la biologie était possible » (p. X). L’argumentation a deux points de départ : 1 / Nous partageons beaucoup avec des animaux, comme les dauphins, capables d’intelligence mais non de langage ; 2 / Nous sommes faibles et donc très vulnérables. Dès lors nous avons besoin, pour survivre, des vertus qui nous rattachent à la raison pratique aussi bien que des vertus qui reconnaissent notre dépendance à autrui : « Le bien commun [...] demande à la fois les vertus d’une raison pratique indépendante et les vertus d’une dépendance reconnue » (p. 166). Le moraliste soucieux du respect de l’animal regrettera que ce beau livre s’arrête en si bon chemin, que la reconnaissance de cette proximité de l’homme et de certains animaux n’amène pas l’auteur à demander pour eux davantage de respect. Mais il est vrai que Platon et Aristote avaient suivi cette même voie, qui sait rapprocher l’homme de l’animal sans pour autant se soucier du bien-être de ces proches parents !

29Georges CHAPOUTHIER.

Liliane Maury, L’enseignement de la morale, Paris, PUF, 1999, coll. « Que sais-je ? », no 3497, 128 p.

30Il s’agit là d’un combat vieux d’un siècle, mais qui prend un tour moderne. La loi du 28 mars 1882 imposa l’enseignement de la morale (et l’instruction civique) dans les écoles primaires françaises, celles de Jules Ferry. Cette morale laïque était fondée sur la liberté de conscience et la liberté de pensée, et y brillaient des auteurs un peu oubliés aujourd’hui comme Paul Bert, Ferdinand Buisson, Victor Basch... L’auteur analyse dans le détail des manuels scolaires comment cette morale était effectivement enseignée et ses conséquences sur la société : « La morale laïque est faite par l’école et dans l’école. Mais elle ne prend tout son sens que plus tard, après l’école et hors d’elle, dans la société ou [...] la République » (p. 42). D’où parfois des conflits avec la famille. Devenant éducateur, l’instituteur peut, à l’occasion, entrer en conflit avec l’éducation donnée à la maison. L’auteur rend compte, de façon assez vivante, des nuances et des conflits d’idées qui ont surgi entre les différents acteurs de cette école républicaine. On aimerait en savoir plus, savoir pourquoi ce mode d’enseignement a subi l’éclipse que l’on connaît pour renaître aujourd’hui dans divers projets du législateur. En ce sens, l’ouvrage très utile de Liliane Maury aurait peut-être mérité une conclusion sur l’actualité. Mais sans doute n’était-ce pas le but de l’auteur et il nous appartiendra à nous, citoyens de la République d’aujourd’hui, issus de cette école de Jules Ferry, d’apporter au renouveau nécessaire de l’enseignement de la morale les solutions qui s’imposent.

31Georges CHAPOUTHIER.

Robert Misrahi, Qu’est-ce que la liberté ?, Paris, Armand Colin, 1998, coll. « U », 218 p.

32Spécialiste bien connu de Spinoza, Misrahi a beaucoup écrit sur l’éthique qu’il définit comme la recherche du bonheur. Dans le présent ouvrage, il se penche sur la liberté, puisque « toute réflexion éthique rencontre sur son chemin la question de la liberté ». En effet, toute réflexion qui s’interroge sur la vraie vie suppose « que la vie doit être changée et qu’elle peut l’être » (p. 7). En amont de la quête du bonheur, on trouve donc nécessairement une mise à plat des conditions de la liberté. Or la liberté n’est qu’une valeur médiate, elle-même issue de l’histoire des hommes. Une large part de l’ouvrage est donc consacrée à une sorte d’histoire de la philosophie, de la tradition biblique jusqu’à nos jours, qui vise à montrer comment la liberté fut une acquisition progressive de la pensée comme acte de conscience. Mais cette quête de liberté ne va pas sans certains paradoxes : comment une conscience privée de liberté peut-elle rechercher ce à quoi elle n’a pas eu accès ? Pourquoi une conscience libre recherche-t-elle une liberté dont elle jouit déjà ? La réponse fournie par Misrahi, c’est qu’on ne peut dissocier la quête de la liberté de l’intervention du sujet réflexif : « La liberté réflexive est la condition de possibilité d’une éthique de la joie » (p. 193). Destiné d’abord aux étudiants, ce livre, de lecture facile et agréable, bénéficie en outre d’un glossaire des principaux concepts utilisés. Il intéressera tous les publics.

33Georges CHAPOUTHIER.

Jean-Noël Missa, Charles Susanne (éd.), De l’eugénisme d’État à l’eugénisme privé, Paris-Bruxelles, De Boeck Université, 1999, 183 p.

34Il s’agit d’un ouvrage collectif, où des spécialistes de divers horizons confrontent deux pratiques de l’eugénisme. Pour l’eugénisme d’État, qui a atteint des extrêmes avec le nazisme, mais a été pratiqué un peu partout (et continue de l’être dans certains pays), les conséquences de la sélection darwinienne maîtrisée par l’homme devaient permettre d’améliorer l’humanité, en sélectionnant les « bons » gènes (eugénisme dit « positif », par opposition à l’eugénisme dit « négatif » visant à éliminer les « mauvais » gènes). La sélection de « bons aryens » dans le haras humain du IIIe Reich constitue un exemple caricatural et exemplaire de cet eugénisme, que J.-N. Missa analyse de façon détaillée dans sa contribution introductive. Le développement moderne de techniques scientifiques permettant de manipuler la sexualité et la procréation a amené le débat sur le terrain de l’eugénisme privé, eugénisme surtout « négatif », visant à éliminer l’anormal, l’atypique, voire le différent. On touche là aux problèmes très délicats de l’avortement sélectif, thérapeutique ou non, du don des gamètes et de la sélection des donneurs ou du choix des enfants à naître. Cet eugénisme « discret » n’est pas simple à gérer, comme en témoignent les diverses contributions. Comme le formule (p. 119) B. Andrieu : « L’eugénisme positif est dénoncé comme une pratique totalitaire. Mais, d’autre part, la démocratisation de la santé installe l’eugénisme négatif au cœur de la médecine prédictive. » Il ne faut pas attendre des diverses contributions des solutions définitives. Souvent le lecteur restera sur sa faim. Ainsi quand E. Vamos (p. 72) affirme que nous devons respecter des valeurs culturelles « au nom desquelles s’effectuent des choix autres que les nôtres », on ne peut s’empêcher de penser au danger de certaines valeurs qui conduisent ailleurs aux mutilations des fillettes ou à l’esclavage procréateur des femmes. De même, les réflexions de J.-Y. Goffi (p. 86) sur « une vie qui n’atteindrait pas un certain niveau minimal de bien-être (et) serait préjudiciable » amèneront sans doute le lecteur à de (difficiles) réflexions personnelles. Mais c’est sans doute là le but visé par cet ouvrage qui est clairement une invitation à réfléchir sur ces délicates questions.

35Georges CHAPOUTHIER.

Ruwen Ogien, Le réalisme moral, Paris, PUF, 1999, coll. « Philosophie morale », VI-571 p., 288 F.

36Voici un livre attendu depuis longtemps, qui remplit un créneau, où la littérature francophone était jusqu’alors très insuffisante, et qui présente cet important courant de la philosophie morale, très développé dans les pays anglo-saxons, qu’est le réalisme moral. À la première partie, due à Ogien, et qui décrit ce courant, succède une série d’essais par quelques spécialistes éminents, dont certains se réclament d’ailleurs du réalisme moral : Charles Larmore, Thomas Nagel, Christine Tappolet, Stelios Virvidakis, David Wiggins... Il s’agit donc bien d’un ouvrage exceptionnel à tous points de vue. Malgré la très grande clarté de l’auteur, la lecture n’en est pas toujours aisée pour le lecteur non averti, qui doit jongler avec toutes les variantes subtiles de nombreux courants de pensée présentés. En outre, on peut regretter l’absence de tableaux synoptiques qui auraient, mieux qu’un exposé suivi, et quelle qu’en soit la finesse, permis une confrontation des thèses en présence avec leurs caractéristiques spécifiques. Pour ces raisons, l’ouvrage intéressera surtout un public déjà formé.

37Le réalisme moral, c’est une thèse, pour laquelle plaide l’auteur, qui défend l’autonomie et l’objectivité de la morale par rapport à deux extrêmes, qui, tous les deux, visent aussi à une objectivité : le dualisme, « qui affirme l’existence de deux formes d’objectivité incommensurables : l’une, propre à l’éthique, et l’autre, au monde naturel et physique » (p. 5) ; et le naturalisme, qui veut ramener strictement l’éthique à ses bases naturelles. L’auteur nous fait parcourir toutes les variantes de cet univers du réalisme moral, montre comment certains auteurs se rapprochent davantage de l’un ou l’autre des deux extrêmes cités, analyse les rapports entre réalités morales et croyances, suggère comment cette réflexion peut se traduire en éthique normative et les rapports qui peuvent exister entre les thèses du réalisme moral et les grandes thèses normatives comme le kantisme ou l’utilitarisme. On appréciera particulièrement l’opposition dressée entre le réalisme théorique, qui pense que l’on peut confronter rationnellement les grandes théories morales, et le réalisme antithéorique, qui pense qu’on ne peut pas imaginer de grande théorie morale satisfaisante et qu’il faut alors concevoir la morale comme une perception directe, une sorte de réalisme direct.

38Faut-il suivre en tous points le plaidoyer de l’auteur ? À notre avis, cela dépend jusqu’où. Si l’on entend le réalisme moral dans un sens modeste, force est de constater que, l’homme étant un être rationnel, il n’a guère d’autre solution que d’argumenter, en toute modestie, ses choix normatifs par la raison et que, dans ce domaine, une certaine autonomie des réalités morales peut être défendue avec profit. « Il est possible de modérer le réalisme sans le ruiner » (p. 52). En revanche, sous sa forme ambitieuse, le réalisme moral ne vise à rien moins qu’à faire des valeurs morales quelque chose comme des entités objectives, proches des faits scientifiques. La fameuse thèse de la « survenance » vise justement à montrer un lien émergent entre le fait et la valeur. « Le réaliste moral ne voit aucune bonne raison de nier que les prédicats “être vrai” ou “être faux” s’appliquent aux énoncés moraux [...]. [Ces] propriétés morales [sont] découvertes, comme les propriétés réelles du monde » (p. 39). En d’autres termes, en s’appuyant sur une analyse linguistique raffinée, on pourrait rapprocher, dans une certaine mesure, l’objectivité des faits scientifiques et celle des réalités morales. Rien n’est moins sûr. Il est toujours risqué de mettre dans un même panier des lapins et des carottes. La prudence est nécessaire dans la comparaison des faits scientifiques (vérifiables au sens de Popper) et des valeurs morales, qui restent de nature assez différente. D’autant que les travaux de la neurologie moderne, opposant les capacités des hémisphères droit et gauche, montrent que nous sommes, nous-mêmes, fortement construits sur un modèle humien. Il nous est donc difficile de chercher à effacer la dichotomie humienne du fait et de la valeur, inscrite au sein même de notre mode de fonctionnement cérébral !

39Ogien ne critique pas le réalisme moral : ce n’est évidemment pas le propos de son livre qui défend cette thèse. Il reste cependant qu’à côté de cette pensée originale, qu’il nous propose ici de façon passionnante et passionnée, on peut encore trouver de la place pour d’autres chemins éthiques. Le débat est loin d’être clos. C’est aussi l’un des mérites de ce livre de nous inciter à nous y plonger.

40Georges CHAPOUTHIER.

Louis P. Pojman, Owen McLeod (ed.), What do we deserve ? A Reader on Justice and Desert, New York - Oxford, Oxford University Press, 1998, X-317 p., 17,99 £.

41Il s’agit d’un ensemble de textes variés, qui vise à réhabiliter en morale le concept de « mérite ». Une morale fondée sur le fait que chacun doit obtenir ce qu’il mérite – et non sur des droits, des besoins, des intérêts ou l’égalité – est certes un peu passée de mode, mais gagnerait à être mieux connue. Depuis les arguments de Platon et d’Aristote jusqu’aux thèses modernes, en passant par Hobbes ou Kant, l’ouvrage offre une collection de facettes multiples de cette question, aussi bien sur le plan philosophique que sur la plan plus pratique des conséquences politiques.

42Georges CHAPOUTHIER.

Jérôme Porée, Le mal. Homme coupable, homme souffrant, Paris, Armand Colin, 2000, coll. « U », 192 p., 110 F.

43Négatif de la condition humaine, principe de la raison insuffisante, le mal est toujours présent et, devant l’injustice, la violence, la souffrance, la faiblesse ou la perversité, l’interrogation reste permanente. L’insupportable est provocation à la réflexion et demande une réévaluation de toutes choses. Il interroge sur une mise en cause de la liberté, tant pour celui qui le provoque que pour celui qui le subit. Tout en me limitant, il est toujours « au-delà ». Se plaçant dans la perspective de la phénoménologie, l’auteur n’en cherche pas moins l’explication métaphysique, qui risque d’abolir les distances, puis évoque la tradition théologique qui transpose en récits l’origine du mal. Ce mal en vient à se situer par rapport à un bien.

44Le mal est-il dans l’ignorance, comme le veut Socrate, ou dans la faiblesse de la volonté, comme le pense Aristote ? Cependant, pour être méchant, il ne faut pas une volonté faible mais forte. La volonté perverse s’appuie sur la vitalité et sur la volonté qui la prive du bien, comme l’indiquent Augustin et Thomas d’Aquin. Puis on examine la contre-existence du mal selon Proclus, la grandeur négative selon Kant et son mal radical, les sources du vouloir selon Schelling. Hannah Arendt fournit les éléments des études suivantes, à partir de ses analyses de la culpabilité absolue qui font disparaître l’idée cohérente du moi. Et pourtant il semble avec Leibniz que le monde soit ordonné et harmonieux, comme on le voit également chez Malebranche. Il faut alors dire avec Nabert que le mal est l’injustifiable. Hegel puis Kierkegaard sont présentés, et Kant à nouveau pour ses affirmations sur l’échec de la théodicée. Ricœur invite à chercher l’expression du mal dans le langage, à travers des récits nécessaires pour dire le mal dont l’expérience elle-même est inexprimable, lisible quoique dans la plainte. D’autre part, la souffrance, par sa nature, dépasse tout dualisme du corps et de l’âme. Elle nous montre une liberté finie, s’exprimant à travers une lutte pour la vie qui redonne présence à l’endurance et à l’espérance, en même temps que l’acte retrouve sa signification, laissant ouverte la possibilité d’une fortification, immanente dans l’idéal du surhomme ou transcendante dans la réception de la grâce.

45Kierkegaard peut enseigner la dialectique de la reprise. On peut aussi retrouver, par-delà la souffrance, la dynamique de l’action, le soulagement de la parole ou de l’espérance de la foi. Ce livre privilégie la souffrance, plutôt que la faute ou le péché (p. 28), mais il ne peut les négliger. La richesse des références (même si l’on peut s’étonner de l’absence de Vladimir Jankélévitch) conduit à une pluralité d’approches qui parfois brouillent la ligne directrice de la pensée : la multiplicité de ses facettes fait que le livre exige, pour être compris, la connaissance préalable du sujet et des auteurs abordés.

46Michel ADAM.

Jacques J. Rozenberg, La bioéthique corps et âme, Paris, L’Harmattan, 1999, coll. « Conversciences », 183 p.

47Cet ouvrage se présente à la fois comme une somme et comme une ouverture. Somme, parce qu’on y trouve rassemblées la plupart des thèses de Rozenberg sur le vivant ou la psychopathologie. Ouverture, parce que la réflexion débouche sur des interrogations bioéthiques. Le cœur de la pensée rozenbergienne, c’est la question de l’individualité/unité de l’être, largement appuyée sur une métaphysique hégélienne. Appliquée à la biologie, puisque « la philosophie hégélienne coïncide avec l’apparition de la biologie comme discipline positive » (p. 46), cette position amène à postuler l’existence d’un continuum unitaire bio-psycho-éthique, présentant, entre ses éléments et ses parties, des relations dialectiques : « Une épistémologie véritablement dialectique, confrontée à divers champs théoriques, trouverait ainsi un terrain d’épreuve différencié » (p. 53). La méthode hégélienne permettrait ainsi d’« articuler des domaines de recherche généralement cloisonnés » (p. 53). L’auteur appuie ses thèses sur une analyse de l’impact de l’embryogenèse sur le développement de la cognition, sur le statut de maladies comme la maladie d’Alzheimer ou le Sida, qui, par leurs conséquences à la fois sur le corps et sur l’esprit, démontrent la valeur du continuum proposé, ou encore sur les réquisits du langage, qui permettent d’amorcer des parallèles entre la linguistique et les codes de la biologie moléculaire. Sur le plan théorique comme thérapeutique, l’auteur, à l’opposé d’auteurs mécanicistes cartésiens comme J. Monod, plaide pour « une approche globale du Sida » (p. 135) et des maladies, une approche qui viserait à comprendre et à traiter le corps aussi bien que l’esprit. Cette problématique débouche sur des horizons nouveaux en ce qui concerne la réflexion bioéthique, où, fort de ses thèses sur l’individuation, Rozenberg fait de la prise en compte de l’altérité, des devoirs envers l’autre, le centre de sa demande morale : « Le regard bioéthique est susceptible de se modifier profondément lorsque autrui se trouve enfin appréhendé en tant qu’autre, et non plus comme projection du sujet légiférant » (p. 152). La bioéthique tirerait profit de la considération des aspects psychologiques du continuum proposé par l’auteur face au « pouvoir prométhéen de la biologie » (p. 158). L’ouvrage offre finalement un sain plaidoyer pour le globalisme, à une époque où le réductionnisme analytique mal maîtrisé pourrait faire des ravages. En ce sens, bien que de lecture parfois difficile, il intéressera tous les publics.

48Georges CHAPOUTHIER.

49Robert Spaemann, Notions fondamentales de morale, Paris, Flammarion, 1999, coll. « Champs », 147 p.

50Jürgen Habermas, Morale et communication et De l’éthique de la discussion, Paris, Flammarion, 1999, coll. « Champs », 214 et 202 p.

51Pour le lecteur francophone qui veut s’initier à la réflexion morale d’une façon vivante et agréable, en évitant le jargon des éthiciens modernes, on ne peut que conseiller le petit ouvrage de Spaemann. L’auteur y discute, simplement et clairement, des questions clés de la morale pratique : Que sont la vie bonne, le bonheur, la justice, la conscience ? Quelle attitude doit-on tenir vis-à-vis des autres, de soi-même, du destin ? Autant de questions auquel l’auteur répond avec bon sens pour amener petit à petit à une réflexion plus technique sur les morales de la conviction et celles de la responsabilité. Les choix de l’auteur sont fortement marqués par Aristote et Kant, voire par certains mauvais côtés du cartésianisme. On n’est donc pas obligé de suivre toutes les affirmations de l’auteur, par exemple quand il remarque (p. 91) : « [...] l’oiseau qui construit un nid ne suit pas l’intention de faire quelque chose pour la conservation de l’espèce ou de prendre des dispositions en vue du bien-être de ses futurs petits. Une pulsion interne, un instinct le pousse à faire quelque chose dont le sens lui demeure caché [...]. Au contraire, les hommes peuvent savoir pourquoi ils font ce qu’ils font. » Mais la méthode proposée par l’auteur doit, elle, être vivement conseillée au débutant : partir des problèmes quotidiens et concrets pour y rechercher, de façon assez pragmatique, une vérité ou une réponse à l’agir, voire des maximes éclairantes comme : « La conscience n’est pas un oracle, mais un organe » (p. 105), ou : « L’agir fini est toujours un apprentissage de la mort » (p. 127).

52Dans la même collection, on relira avec plaisir les deux ouvrages sur l’éthique habermassienne de la discussion, parus il y a quelques années aux Éditions du Cerf.

53Georges CHAPOUTHIER.

Anne Staquet, La morale et ses fables. De l’éthique narrative à l’éthique de la souveraineté, Zurich-Québec, Éditions du Grand Midi, 2000, 304 p.

54Déroutant, voilà ce que l’on peut penser du livre d’Anne Staquet. D’abord par le style puisque l’ouvrage comporte des parties romancées, des dialogues, des saynètes qui lui donnent une allure hétéroclite tout à fait étonnante et qui ne manque pas de charme. Ensuite par le fond philosophique lui-même. La quête de l’auteur est celle d’une éthique qui ne soit pas prescriptive, qui ne commanderait pas nos comportements et, dans le même temps, qui sortirait clairement de la mouvance métaphysique. Pour ce faire, elle a interrogé d’éminents spécialistes, elle a fait des détours par la psychanalyse et la littérature, avec le souhait de conduire à une éthique purement narrative. Mais devant cette recherche d’un « mouton à cinq pattes philosophique », elle est parfaitement consciente de la difficulté de la tâche : « L’éthique que je tente ne peut être autre chose qu’une remise en cause de l’éthique [...]. Il s’agit bien [...] d’être attentif à ne pas aboutir, car toute éthique élaborée me ferait échouer. [...] Si j’élabore une éthique non prescriptive [...], dans la mesure où j’expose mon éthique, elle devient système [...] et elle me dit comment se comporter » (p. 134). L’auteur est donc conduite à raconter de belles histoires, de belles « fables » qui mettent en scène une sorte d’éthique dont l’allure serait celle d’une esthétique utopique, où la beauté remplacerait l’usage des règles, et qui n’est éthique que parce qu’elle contribue, dans un mouvement incessant, à remettre l’éthique en question. Débarrassée des règles, l’éthique devient souveraine, mais aussi irresponsable et inutile, « alors elle est un jeu » (p. 150). C’est séduisant comme un bel exercice littéraire, mais le philosophe est bien obligé de constater que, quand l’auteur refuse de conclure, la question reste sans solution. On attend donc, sur le plan rationnel, quelque chose de plus concret à se mettre sous la dent que ce constat d’échec élégant. Car je maintiens que l’homme a besoin de prescriptions ; je soutiens qu’éloigner l’éthique des règles, c’est faire fausse route ; et je ne crois pas, malgré l’affirmation de l’auteur (p. 176), que « la philosophie est un genre littéraire ».

55Georges CHAPOUTHIER.

Jean-Marc Trigeaud, L’homme coupable. Critique d’une philosophie de la responsabilité, Bordeaux, Bière, 1999, 256 p.

56Les travaux de philosophie du droit de l’auteur sont bien connus. En reprenant les thèmes de la responsabilité et de la culpabilité, il retourne aux sources de l’expérience juridique. Par-delà la loi, la faute renvoie à la personne et à l’éthique qui doit l’inspirer. Il s’agit donc bien de distinguer le juridique et l’éthique, pour mieux situer la valeur de l’être personnel qu’il faut promouvoir.

57Quels sont les problèmes posés par ces principes ? Il faut d’abord rappeler que la division est déjà dans la personne, entre l’être et le paraître, la nature et la volonté, qui peuvent s’absolutiser. Les causes, les signes peuvent aussi servir d’alibis. C’est une critique de ces perversions mentales qu’il faut d’abord effectuer. Mais ce jugement ne doit pas conduire à la dérive artificielle des catégories. Il faut donc considérer dans la pratique du droit la primauté de la personne. La faiblesse qu’on peut lui reconnaître doit être maîtrisée par la considération de la place équitable de chacun dans la communauté. Ainsi s’instaure un donné réel, lu à travers le droit, dans la pensée. L’auteur se méfie d’une interprétation cartésienne qui ferait de la faute une erreur, qui réduirait l’esprit à la raison fixant un devoir-être et y limitant la dignité de la personne, au risque d’une dépersonnalisation et d’un obscurcissement de la finalité humaine.

58Le droit établit ce qu’il faut faire et il dira éventuellement ce qu’il faut corriger dans la pratique défectueuse de la liberté. Ainsi, il protège égalitairement les êtres humains. Il met donc en œuvre un système de responsabilité comme d’intersubjectivité. Il faut veiller à ce que le droit ne manque pas son but de réparer l’injustice en plaçant mal la dignité de la personne. Un intermède relevant de l’histoire de la philosophie montre, chez Aristote et chez Thomas d’Aquin, comment il faut distinguer la faute pénale et la faute morale et obtenir une conception réaliste de l’être et de la valeur. Il ne faut pas émietter les actes dans des références à des faits, mais toujours donner le privilège à la dignité de l’être, véritable cause du droit, la personne étant bien considérée comme acte d’être. Étudiant la pensée de Rosmini, on rappelle que, pour cet auteur, la personne est la source et l’objet de la pensée juridique. On voit ainsi que le droit sans philosophie du droit devient vite sociologie, voire économie. Si le droit est un savoir, il montre aussi l’obligation de respecter la personne à travers son activité naturelle. On peut alors voir poindre dans les fins du juridique la présence du divin, en tant que la personne en cause est une personne qui pense la justice.

59Ces différentes études se complètent pour dégager une problématique commune, montrant la nécessité d’une philosophie du droit pour comprendre la signification du droit, et ce livre est une nouvelle pierre à l’édifice que construit progressivement Jean-Marc Trigeaud.

60Michel ADAM.

Salvatore Veca, Éthique et politique, trad. d’Évelyne Buissière, Paris, PUF, 1999, coll. « Philosophie morale », 234 p., 198 F.

61Adepte de la philosophie morale analytique, mais très ouvert sur d’autres positions, Salvatore Veca nous livre ici, sur un ton d’une remarquable clarté, ses réflexions, non seulement sur les rapports entre éthique et politique, mais aussi sur l’éthique tout court. Le propos est modéré : pour un monde « en train de se faire », il n’y a, dans l’articulation de la démocratie ou de la morale, aucun choix définitif ou absolu, mais des idées rationnelles permettant d’étayer la réflexion et le débat, car l’auteur « persiste à soutenir le caractère rationnel d’une utopie à valeur politique et morale qui nous décrit une société meilleure » (p. 6-7). Certes « il y a des points pour lesquels nos justifications rationnelles sont destinées à rencontrer un point d’arrêt. Mais aucunement [...] un point final » (p. 66). Encore faut-il bien comprendre que cette rationalité est une rationalité du discours, qui s’exprime par un souci de cohérence, et non une rationalité au sens scientifique du terme. Du coup on peut ne pas suivre le propos de l’auteur lorsqu’il tente de rapprocher (p. 46-48) faits scientifiques et valeurs morales. Cette réserve mise à part, on appréciera cette promenade limpide dans les rapports entre éthique et politique, qui s’appuie sur la grande richesse de notre modernité : un pluralisme de cultures et de valeurs : « Le bagage des théories morales normatives est un bagage intrinsèquement pluraliste » (p. 49).

62Ce pluralisme, qui suppose une fragmentation des valeurs, doit aller de pair avec un principe de tolérance. Au-delà de ce pluralisme se situent les réflexions politiques et éthiques, deux champs nécessairement liés, puisqu’une théorie de l’agir suppose une théorie (politique) du cadre de l’agir, donc finalement une théorie de la justice. L’auteur explicite longuement les différentes théories de la justice : utilitarisme, contractualisme de Rawls, théorie libertaire des droits, ainsi que les conditions de passage de la justice à la démocratie avec ses deux idéaux d’émancipation, l’idéal libéral et l’idéal socialiste. Pour Veca, si la démocratie est un processus nécessairement incomplet et toujours en train de se faire – et, de surcroît, « un processus malencontreusement compliqué » (p. 135) –, on peut cependant définir cinq catégories qui aident à son élaboration. Ce sont : l’intégration sociale (vers des valeurs communes), l’efficacité, l’adéquation (c’est-à-dire la capacité de tous les acteurs de la démocratie d’être en harmonie), le pluralisme et l’égalité. L’auteur conclut sur « une version authentiquement pluraliste de valeurs comme la liberté et l’égalité » (p. 172), fondée sur un respect des préférences des citoyens, « pondérées à la lumière de critères, de valeurs et de principes différents » (p. 179). Une position, on le voit, assez ouverte, et qui aidera peut-être à réconcilier la politique avec l’éthique.

63Georges CHAPOUTHIER.

Miklos Vetö, Le mal, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2000, 363 p., 180 F.

64L’auteur réunit ici des essais et études dont la plupart ont déjà été publiés en revue. Mais leur réunion, leur conjonction permet d’obtenir une étude d’ensemble sur un thème que l’homme ne cesse d’affronter comme expérience décisive de sa finitude.

65Cette présence douloureuse du mal déchire l’harmonie du monde et bouscule l’intelligibilité de l’être. Interrogation éthique, puis questionnement métaphysique, le mal provoque également une méditation religieuse. Ce scandale pour la raison, cette agression devant l’affirmation du bien, nous mettent en présence de l’inacceptable, du rejet de tout sens. On trouvera d’abord trois essais spéculatifs. Le premier porte sur l’impossibilité du mal. N’existant que par rapport au bien, le désarroi causé par le mal vient de son incompatibilité avec la volonté bonne et de l’homme et de Dieu. Son lieu est un ailleurs du sens, dans un manque d’être, une altération. Si le mal est là, c’est que le bien était déjà là auparavant. Le second texte explicite philosophiquement la dogmatique du péché originel. On retrouvera ensuite le texte d’une précédente publication qui fournit les éléments d’une doctrine chrétienne du mal, travail connu, précis et toujours suggestif. Puis viennent des études historiques et d’abord une étude sur l’unité et la dualité de la conception du mal chez les Bantous orientaux, où l’on voit se dégager des conflits de forces à l’œuvre. Ce sera ensuite une analyse de la conception du mal chez Boehme, mal conçu comme événement qui renverse l’ordre de la réalité créée. Le Paradis perdu serait anthologie des approches du mal comme parasitage du bien, se voulant bien, mais concomitant d’un endurcissement. Leibniz explique et justifie le mal ou tout au moins le rend intelligible, et présente le mal comme une figure du bien. Miklos Vetö avait déjà consacré des travaux au penseur américain Jonathan Edwards ; il aborde ici à nouveau cet auteur en étudiant sa conception de la mauvaise volonté, volonté qui n’a de sens que pour le présent, dans une sorte de non-temporalité. On trouvera ensuite des notes, l’une sur le mal radical kantien, corruption du fondement de toutes nos maximes morales, l’autre sur le mal radical selon Schelling, dans le Grund qui, sans être véritablement le mal, suscite un trouble de l’ordre.

66La co-relation du bien et du mal est étudiée dans le roman de Stevenson racontant l’histoire étrange de Jekyll et Hyde, rappelant la dualité de la nature humaine et montrant comment le mal finit par se détruire lui-même. Des travaux d’Hannah Arendt sur les fondements de la pensée politique, on retient les thèmes de la terreur et du totalitarisme, du règne du mensonge, de l’anéantissement de la spontanéité avec l’inscription des conduites dans une chaîne de causalité idéologique, par quoi peut se constituer un monde irréel plaqué sur un monde privé de sens (d’où l’inutilité de la pensée). La dernière étude est consacrée au mal chez Simone Weil. L’aspect relationnel de la personne humaine, le privilège donné à la finitude, le caractère déviant du mal sont au centre de cette analyse. Le volume se termine par une analyse du livre d’Yves Labbé qui fait du mal un contresens, une usurpation de sens.

67Il était utile de retrouver ces textes. Ils vont toujours au cœur du problème et réussissent à unifier la réflexion sur le mal, malgré la diversité des points de vue.

68Michel ADAM.

Klaus Wiegerling, Medienethik, Stuttggart-Weimar, Metzler (Sammlung Metzler, Bd. 314), 1998, 250 p.

69Cet ouvrage clair et précis, rédigé par un philosophe spécialisé dans l’étude des problèmes liés aux développements des media contemporains, propose une utile confrontation, sans réel équivalent en langue française, entre l’analyse historico-sociologique de ce domaine, d’une part, et, de l’autre, une éthique philosophique qui se départirait de son anhistoricité. Selon l’auteur, en effet, de même qu’une éthique qui ne prendrait pas en compte les transformations de l’action humaine provoquées par les media risque de demeurer vide, de même une théorie de la communication (une médiologie, si l’on veut) qui ne débouche pas sur une interrogation morale ou, du moins, qui se montre incapable de s’y articuler, est certaine de rester aveugle.

70Wiegerling commence par retracer les changements philosophiques au terme desquels le paradigme de la subjectivité consciente a été écarté au profit d’une anthropologie centrée sur le langage et l’expression symbolique ; il montre comment ces intuitions se sont trouvées exploitées de façon féconde par les théoriciens qui, surtout depuis Benjamin, ont lié l’analyse des activités sociales et de la culture à l’étude des modes de transmission et de communication des messages et des images. Même si cette partie de l’ouvrage comporte des remarques intéressantes sur Cassirer, Baudrillard, sur les théories des mass-media et les problèmes posés par la mesure empirique de l’influence sur le public, etc., elle consiste plus en brefs rappels historiques qu’en analyses approfondies.

71Le second moment du livre est également marqué par une écriture soucieuse de présenter, sans chercher à systématiser, un panorama des questions actuellement discutées, mais il retient davantage l’attention en raison de l’originalité du projet qui le motive. II s’agit en effet de proposer les grandes lignes d’une éthique appliquée, c’est-à-dire, selon l’auteur, d’une éthique comportant une orientation descriptive très nette. Concrètement, s’y trouvent recensés les domaines où des pratiques sociales sont confrontées à l’exigence d’une autoréflexion critique et éthique face à leur usage des media ou à leur rapport au public : le journalisme, bien entendu, mais aussi les sciences de la documentation, la pédagogie et l’art. Bien souvent, les solutions proposées par Wiegerling ne dépassent pas des idées de bon sens (nécessité de rendre possible une distance critique du récepteur face aux messages reçus, honnêteté dans la sélection des informations, souci d’impartialité dans la présentation des faits et des opinions, conscience des possibilités de manipulation et de distorsion...). Cependant l’intérêt essentiel de ces pages provient de ce que le rejet du déterminisme technologique – l’auteur refuse par exemple toute pertinence à la notion de « société de l’information » et rappelle que les fantasmes d’une communauté devenue transparente à elle-même grâce aux réseaux de communication se heurte à la dure réalité des inégalités massives dans l’accès aux réseaux et aux savoirs – conduit à reconnaître une marge de liberté significative aux acteurs sociaux eux-mêmes. Les capacités réflexives et critiques que les sujets mobilisent dans et par la maîtrise morale de leur propre action ne sont pas forcément abolies par un environnement désormais en partie conditionné par les formes communicationnelles propres aux media contemporains. Elles prennent seulement un aspect nouveau que l’éthique philosophique doit expliquer pour les promouvoir.

72Stéphane HABER.

PHILOSOPHIE GÉNÉRALE

Jocelyn Benoist, Fabio Merlini (éd.), Après la fin de l’histoire. Temps, monde, historicité, Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 1998, 22 × 14 cm, 280 p., 150 F.

73Ce volume rassemble les premiers témoignages du Groupe de recherche sur l’ontologie de l’histoire. Les neuf auteurs dépassent la vision unilinéaire de Francis Fukuyama et de la postmodernité – qui est prise dans les filets de la modernité – en abordant les sens de la fin de l’histoire à partir de points de vue différents et grâce à la médiation de Hegel, Marx, Nietzsche, Heidegger et des penseurs contemporains. Pourquoi avons-nous cessé de croire à l’histoire – a fortiori à l’historicisme – et de nous la représenter téléologiquement comme sens, comme attente et comme notre devenir collectif en progrès ? Pourtant, depuis la fin du XVIe siècle, l’histoire s’était affirmée comme la structure dominante du temps intersubjectif et l’essence du monde humain. Mais aujourd’hui il semble que l’on renonce à traiter l’histoire comme un Sujet.

74Dans leur avant-propos, Benoist et Merlini misent plutôt sur « une pensée du sujet dans l’histoire » (p. 12). De la fin de l’histoire, ils écartent deux significations : réalisation d’une condition au-delà de laquelle plus rien ne serait à espérer et idée qu’au-delà de l’Histoire plus rien n’est possible. Leur programme : « Surmonter l’illusion métaphysique de l’histoire, sans démissionner devant les exigences pratiques indiscutables (à valeur politique et éthique) que véhiculait cette illusion, de façon peut-être indissociable » (p. 15). Benoist présente une critique rigoureuse de Fukuyama mais aussi de la critique derridéenne de celui-ci. Fukuyama, « en bon moderne/postmoderne, oscille entre relativisme sceptique et universalisme messianique » (p. 33). Paradoxe de notre (post)modernité pour Benoist : ne serait-ce pas sur fond d’historicisme et de messianisme – jusque chez Derrida – qu’on a perdu le sens de l’Histoire ? S’il y a encore un sens de l’histoire, ce serait de transgresser l’économie du sens et du non-sens. Remarquant que l’histoire humaine transforme la nature au point que monde naturel et monde humain se rejoignent, Merlini admet une naturalisation de l’histoire convergeant avec une socio-historicisation de la nature. Débarrassée de toute attribution transcendantale, fondatrice et gnoséologique, la conscience historique joue sur la relation « entre temps du soi et temps des événements collectifs » (p. 254), cependant qu’émerge une nouvelle configuration du monde. Celui-ci ne se présente plus sous la forme de l’unité de l’histoire et il se confond avec son époque. Entre monde humain et ordo historiae, l’identité est seulement conjoncturelle. L’expérience de l’historicité postmétaphysique s’articule avec le jeu des deux Gestalten que sont le marché mondial et la nature.

75Philippe Büttgen confronte deux généalogies : Karl Löwith et Michel Foucault. L’ontologie de l’actualité de ce dernier procéderait d’une tradition s’originant chez Luther à travers l’eschatologie. À cette tradition, Büttgen ajoute l’eschatologie fichtéenne dans laquelle l’idée d’éternité traverse le présent. Christophe Bouton critique les interprétations qui érigent Hegel en penseur de la fin de l’histoire. L’histoire est un processus véritablement infini qui réconcilie négativité et totalité. Le temps historique est à la fois achevé à chaque époque et toujours ouvert sur l’avenir et la novation. Frédéric Thibault explique chez « Marx, penseur de l’historicité radicale », une divergence dans les textes : l’approche téléologique du processus historique semble démentie par la théorie matérialiste de l’histoire. Une critique de Nietzsche permet à Marc Crépon de lier les questions de la fin de l’histoire, de la politique et de l’essence de la communauté. Jean-Claude Monod réfléchit sur l’opposition entre Alexandre Kojève et Leo Strauss à propos de la fin de l’histoire. Jean-François Courtine suit avec pertinence l’évolution de Heidegger à propos de l’historicité et de la philosophie – ou théologie – de l’histoire, qui demeure vide. Michel Vanni recherche comment, dans la pensée de Levinas, l’eschatologie s’oppose à l’historicité considérée comme totalité, alors que la tradition herméneutique de Gadamer et de Ricœur insiste sur une altérité au sein de l’histoire.

76Jean-Marc GABAUDE.

77Simon Blackburn, Think. A Compelling Introduction to Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 1999, 312 p., 12,99 £.

78Simon Blackburn, Being Good, ibid., 2000, 262 p., 9,99 £.

79On dit souvent que les philosophes analytiques contemporains, tout occupés à la construction d’arguments sophistiqués destinés à leurs pairs, sont incapables de produire des ouvrages d’introduction destinés à un public plus large, ou même au grand public. Ces deux livres sont des contre-exemples éclatant. Le premier, en huit courts chapitres portant sur la connaissance, l’esprit, le libre arbitre, le moi, Dieu, le raisonnement, le monde et « quoi faire », offre, à mes yeux, l’une des meilleures introductions (et j’ai presque envie de dire : la meilleure) à la philosophie dont on puisse disposer en cette fin de siècle.

80Blackburn, l’un des plus grands philosophes professionnels de notre époque, montre que l’on peut être clair et simple en philosophie sans renoncer pour autant à la rigueur de l’argument et sans éviter les questions les plus difficiles, qui nécessitent le plus souvent un vocabulaire technique et de nombreuses références à la littérature spécialisée. Le véritable tour de force de ce livre est de parvenir, sans jamais employer autre chose que des références très classiques et des concepts très simples, appuyés par des exemples lumineux, à donner une présentation très complète et très raffinée des difficultés fondamentales de chaque question. Il suffit de lire, par exemple, le chapitre sur l’esprit pour voir comment, en ne disposant que des concepts de Descartes, de Leibniz et de Locke, on peut introduire aux subtilités des questions touchant la survenance du mental sur le physique et la réduction, ou le chapitre sur le libre arbitre pour avoir une vision claire des débats entre compatibilistes et incompatibilistes. Le chapitre sur le raisonnement contient une remarquable présentation des idées bayésiennes. Dans les chapitres sur le monde et sur la morale, comme dans tout le reste, le lecteur un peu informé des discussions contemporaines admirera la manière dont Blackburn parvient à la fois à esquisser ses propres vues « quasi réalistes » et néo-humiennes et à les offrir à un public qui n’a jamais entendu parler des problèmes complexes posés par la méta-éthique ou le débat réalisme/antiréalisme. Et, de fait, court à travers ce livre tout le scepticisme calme et équilibré de Hume, la « sagesse des modernes » (la vraie). Ce qui fait la supériorité de ce traitement, par rapport à des manuels aussi remarquables par ailleurs que celui de A. Morton (Philosophy in Practice, Blackwell) ou de Nagel (A Very Short Introduction to Philosophy, Oxford ; cf. Revue philosophique, 1989-1, p. 129), c’est la qualité de son style, la densité de l’argumentation, et quelque chose que, à mon avis, peu d’auteurs aujourd’hui savent faire (mais que Russell, Ayer et les classiques savaient faire) : écrire simplement sur des choses complexes, avec un art consommé du sous-entendu profond. Il faut avoir beaucoup enseigné la philosophie pour faire ce genre de livre, et avoir atteint un grand détachement.

81Dans le second livre, Being Good, paru, à un an de distance, compagnon du premier, Blackburn traite de l’éthique, en justifiant d’abord le sujet dans la première partie, en présentant les grands types de théories morales dans le second, et en analysant les fondements de ces grandes positions dans la troisième. Là encore, l’auteur réussit un tour de force de clarté, d’humanité et d’humour. Depuis quelques années, la philosophie a envahi les halls de gare, sans pour autant rendre les voyages en train plus agréables. Voilà des livres avec lesquels la nourriture ferroviaire se hausse au-dessus du fast food for thought, tout en restant populaire et distrayante.

82Think porte en sous-titre une introduction prenante à la philosophie. Et de fait il est, comme Being Good, captivant, sans jamais être superficiel ou racoleur. Ces deux livres sont voués, je crois, à un grand succès. Ce sont des exploits et des modèles. Ce sont aussi des livres très jolis par la taille et la forme : presque les mêmes que celles des charmants ouvrages de Béatrice Potter dans lesquels on nous raconte des histoires de petits lapins à qui l’on dit : « Now get along and don’t get into mischief. » Et, de fait, ce sont des livres qui nous rendent moins bêtes. Il faut du métier pour parvenir à tant de lucidité. Voilà qui devrait redonner confiance à ceux qui désespèrent de la philosophie parce qu’ils en ont trop fait et courage à ceux qui en espèrent un peu parce qu’ils n’en ont pas assez fait.

83Pascal ENGEL.

Olivier Bloch (éd.), Philosophies de la nature, Publications de la Sorbonne (1, rue Victor-Cousin, 75231 Paris Cedex 05), 2000, 528 p., 230 F. — Actes du Colloque tenu les 20 et 27 mars, 27 novembre et décembre 1994 à l’Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne).

84Il n’est pas possible, dans un bref compte rendu, d’énumérer même seulement les titres des quelque cinquante contributions qui, de la Renaissance à aujourd’hui, interrogent diverses philosophies sous l’angle de leur conception de la nature et qui nous valent soit de précieuses mises au point, soit la mise en lumière d’aspects importants ou inédits, soit des essais originaux dans la façon d’aborder un auteur ou un sujet. Que dire, sinon qu’après tout cela nous sommes mieux armés pour comprendre Campanella et Galilée, Maupertuis, La Mettrie, Buffon, Schelling et Hölderlin, Hegel et Engels, et Juste Lipse, Spinoza, Bentham, Goethe, Comte, Boutroux, Bergson, Jaurès, Peirce ou Whitehead, mais aussi Bernardin de Saint-Pierre ou Victor Hugo ; et que nous savons ce qu’il faut entendre par une sensibilité « gothique » de la nature ? De par le caractère limité, voire ponctuel, du sujet choisi par le contributeur, la pensée ne se hausse pas toujours au niveau de la méditation métaphysique de la Nature comme totalité. Lorsque c’est le cas, apparaît la difficulté de maîtriser la Nature-totalité par le concept, et la légitimité de l’ambition du poète-philosophe de l’exprimer par le poème.

85Marcel CONCHE.

Jean Borella, Penser l’analogie, Genève, Ad solem, 2000, 224 p.

86Il y a une quinzaine d’années, un livre de Ph. Secrétan analysait la notion d’analogie (notre compte rendu, in Revue philosophique, 1985/1, p. 101). Voici un nouveau livre qui nous invite à penser l’analogie à de nouveaux frais, en privilégiant la voie platonicienne. Les travaux antérieurs de l’auteur, sur le symbolisme, nous préparaient à une lecture renouvelée de l’analogie. Il importe d’abord de situer correctement l’analogie, logique ou ontologique, grecque ou chrétienne. Mais il faut partir d’une étude logique et même d’abord sémantique. Depuis l’école pythagoricienne, on trouve une approche originale chez Aristote, avec les deux formes d’analogie, de proportionnalité et d’attribution. Mais le créationnisme modifie l’approche de l’analogie, en donnant accès à l’analogie de l’être. Les travaux de Pierre Aubenque et du P. Bernard Montagnes permettent d’améliorer toute approche historique du problème difficile du statut philosophique de l’être. Il faut revaloriser la distinction aristotélicienne de la puissance et de l’acte et affirmer que l’être en acte est l’être parfaitement réel. Si l’être peut être universel, ce ne peut être que comme conséquence de la primauté de l’Acte Premier, de l’être divin.

87Une seconde étude caractérise l’analogie chez Thomas d’Aquin. Son engagement théologique ne peut que modifier l’approche, car il faut répondre à la question : Comment Dieu peut-il être nommé ? Le mot être sera appliqué analogiquement au créateur et aux créatures. Alors, si l’analogie utilisée entre les substances et les accidents est horizontale, l’analogie portant sur le rapport entre Dieu et les créatures sera verticale. Ici, rien ne sera antérieur à Dieu. La lecture attentive des Sommes thomistes montre que l’analogie de proportionnalité n’a d’existence que pour l’intelligence qui la pense. On peut saisir le rapport qui unit les créatures au créateur dans une donation d’être.

88Le fondement ontologique de l’analogie devient cette relation, cette participation. L’être pur devient la racine ontologique, la première possible pour la pensée de tout ce qui est. L’être est un nom, ce par quoi Dieu se nomme, comme le rappelle la formule connue (Exode, III, 14). On peut reprendre ainsi à de nouveaux frais la notion de possible. Chaque être créé devient un mode de contemplation de l’être incréé, dont il est un vestige et un signe. Il y a expérience de Dieu à l’intérieur de notre être, puisque la Perfection divine tend à se communiquer. Ainsi, la multiplicité des essences s’ordonne dans un rapport unique à l’être divin. Et l’on verra alors la lecture que Thomas d’Aquin fait de Denys. Il faut dire, dans un tel contexte, que l’être est relation.

89La quatrième partie revient à Platon, pour voir en lui non pas un maître dogmatique, mais un guide pour la pensée. Comme les sophistes montraient le privilège de l’activité de la raison, Platon, pour accéder à la vérité, distinguera le logos et l’être. Le logos est pouvoir, mouvement, dialectique. On voit ainsi conjointement l’être réintégré dans le logos et le logos réintégré dans l’être. Pour retrouver l’analogie, il faudra se souvenir du schéma mathématico-philosophique de la ligne, où l’on voit se manifester la nécessité du dépassement. On la retrouvera dans l’image de la caverne avec la montée du « prisonnier » et la lumière qui est au sommet, la position de l’origine de l’apparence à partir de la lumière qui la rend telle. Si la ligne établit un rapport d’analogie du sensible à l’intelligible, la caverne symbolise le sensible et montre sa vérité. Le cosmos devient un théâtre qui exprime ce que l’on peut savoir de l’art caché de la Nature ; ce théâtre montre l’irradiation de la Beauté divine. On trouvera enfin la reprise de Zeuxis, pastiche d’un dialogue platonicien, illustration de ces analyses.

90Michel ADAM.

Malcolm Bull, Seeing Things Hidden. Apocalypse, Vision and Totality, Londres - New York, Verso, 342 p. Index.

91L’ouvrage expose une ambitieuse philosophie de l’histoire, nourrie à la fois de la tradition continentale (Hegel, Kojève, Lukács, Benjamin, Heidegger, Derrida) et de la pensée anglo-saxonne (Wittgenstein, Rorty, Davidson, Cavell, Mulhall...), qui associe une interprétation de la tradition apocalyptique à une pensée politique de l’émancipation. L’ensemble de la démarche repose sur une analyse de la notion d’occultation (hiddenness), impliquée dans la conception traditionnelle de l’apocalypse comme révélation de choses occultées, cachées (things hidden). Cette analyse, susceptible de causer de sérieuses difficultés de traduction, est peut-être la partie la plus stimulante de l’ouvrage. Il y a « occultation » (hiddenness) lorsque nous sentons quelque chose mais sans le percevoir, ou lorsque nous percevons quelque chose mais sans pouvoir le sentir (p. 12). Il y a « occultation nécessaire » lorsque déguisement (disguise) et voilement (concealment), en eux-mêmes bien distincts, s’impliquent l’un l’autre. L’auteur emprunte à Wittgenstein et à Cavell l’image du canard-lapin (véritable « totem épistémologique de la modernité tardive », p. 293) : au niveau de l’expérience, nous pouvons appréhender par les sens les deux formes en même temps, de façon que l’une est perceptible et l’autre déguisée, et, au niveau cognitif, il est possible de reconnaître les deux simultanément mais de telle manière que l’une est perceptible et l’autre cachée (p. 24). Le lapin-canard ne peut être connu simultanément comme étant à la fois un canard et un lapin mais « seulement comme un canard ou un lapin qui déguise ou cache un canard ou un lapin » (p. 27). À partir de cet exemple, il apparaît que, de même que pour une chose complètement connue, être occultée implique de devenir moins connaissable, de même pour quelque chose dont on n’a pas l’expérience ou qui est inconnu, l’occultation (hiding) implique un devenir plus connaissable : « En d’autres mots, être occulté n’implique pas de partir se cacher (going into hiding), mais de venir en se cachant (coming into hiding) » (p. 26). De sorte que l’occultation (hiding) de quelque chose d’inconnaissable doit en entraîner la révélation, comme Nicolas de Cuse s’efforce de l’établir dans la Docte Ignorance à propos de Dieu, qui réconcilie les contraires inconciliables (unité et trinité) à travers leur occultation réciproque. Le propos de l’auteur, tout au long du livre, est de montrer que « la venue en se cachant » (coming into hiding) d’une vraie contradiction inconnaissable est la caractéristique spécifique à la fois de l’apocalypse comme genre et de la modernité tardive comme formation sociale et culturelle (p. 32).

92Est « apocalyptique », dans toutes les traditions culturelles de l’humanité, la révélation de la contradiction et de l’indétermination exclue lors de la fondation du monde (p. 83). L’apocalypse est « la révélation de la contradiction et de l’indétermination à la limite de l’ordre existant à travers l’inversion imaginaire du processus qui les a exclues » (p. 84) ; l’avènement d’un nouvel ordre dans lequel l’indifférenciation n’est pas exclue, mais centrale (p. 92), la réincorporation de la contradiction exclue. On comprend pourquoi Hegel est ici considéré comme le philosophe apocalyptique par excellence (p. 100), l’auteur voyant chez lui un développement sécularisé et une véritable recréation de la pensée apocalyptique et eschatologique chrétienne (Joachim de Fiore, etc.), qui apporte les plus précieux instruments pour penser l’avènement contemporain d’une culture qui fait une part centrale à l’indifférenciation, à l’ambiguïté irrésolue et à la contradiction nécessaire.

93Par-delà Hegel, l’auteur se livre à une double réflexion sur les rapports que la notion d’occultation entretient d’une part avec le paradigme visuel, dominant dans la culture moderne et aujourd’hui largement mis en cause, et d’autre part avec l’idée de totalité, dans la mesure où l’expérience d’occultation est toujours celle d’une incomplétude, d’une différence entre ce qui est connu et ce qui peut l’être. C’est alors dans l’échec, en précision ou en extension, d’une compréhension complète de ce que nous voyons, ou d’une vision complète de ce que nous comprenons, que le monde se donne en se cachant (in hiding), comme une invisible totalité. Pour montrer que telle est en effet l’expérience assumée par notre modernité tardive, de renonciation à une vision et à une connaissance totales, qui présuppose pourtant l’idée de totalité, l’auteur dissocie l’idéal de vision totale d’une conception holiste, soutenu dans un passé relativement proche par des penseurs qui tous mettent en cause le paradigme visuel à l’œuvre dans la conception perspectiviste moderne : c’est le cas de Davidson, dans son essai On the Very Idea of a Conceptual Scheme, et de Lukács, à travers leurs critiques respectives du relativisme perspectiviste, mais aussi de Heidegger, avec sa fameuse opposition de la Vorhandenheit (presence-at-hand) et de la Zuhandenheit (readiness-to-hand) dans Sein und Zeit, et encore de Wittgenstein pour ses réflexions autour de l’exemple du lapin-canard dans ses Investigations philosophiques. Tous ces penseurs conduisent à appréhender le monde en occultation (in hiding) : « Si la totalité des propositions vraies de notre langage inclut des propositions qui se contredisent, alors notre langage contiendra de vraies propositions que nous ne pouvons connaître simultanément comme vraies » (p. 192), et l’accessibilité même d’un aspect du monde peut simultanément rendre les autres inaccessibles.

94Les derniers chapitres présentent l’une des « routes » par lesquelles il est possible de dire que le monde « s’est présenté en occultation » (have come into hiding) : il s’agit du processus d’émancipation de l’esclavage appréhendé à partir de la dialectique du maître et de l’esclave chez Hegel, comme un phénomène à la fois intra- et interpersonnel, et sa transposition dans les écrits de Du Bois sur la double conscience des Noirs américains : l’émancipation ne conduit pas au rejet par l’esclave d’un parasite psychique, mais au développement d’une nouvelle conscience additionnelle (p. 253). La conscience contemporaine, qui se présente selon l’auteur comme un « soi multiple » (multiple Self), pluriel, assumant ses contradictions et reconnaissant une pluralité d’identités, conduirait à un « vivre en occultation » (living in hiding), de nature apocalyptique. L’ouvrage se conclut par l’évocation de l’hypothèse du « voile d’ignorance » dans la Théorie de la justice de Rawls, qui recouvrirait en fait pour une part une expérience réellement vécue aujourd’hui. Ainsi l’occultation apocalyptique de la société contemporaine ne serait-elle pas la conséquence involontaire du projet des Lumières, mais la preuve de son succès, à travers la poursuite (le progrès) du processus de reconnaissance des autres (en soi) et de désaliénation, et la venue en occultation des contradictions exclues et la mise en lumière de cela même qui est nécessairement caché (p. 294).

95On pourra être assez déçu, comme l’auteur de ces lignes, par l’issue de toute l’entreprise, somme toute fort bien pensante et d’un optimisme assez béat. On comprend aussi, rétrospectivement, pourquoi les spéculations désespérées de Benjamin sur le désir d’apocalypse révolutionnaire comme seul moyen d’arrêter le train infernal de l’histoire, très bien exposées au tournant d’un chapitre du livre, n’ont guère de conséquence dans l’économie générale de l’argumentation.

96Jean-Pierre CAVAILLé.

Anselmo Cassani et Domenico Felice (éd.), Civiltà e popoli del Mediterraneo. Immagini e pregiudizi, Bologne, Librairie coopérative universitaire, 1999, XVI-304 p., 50 000 lires.

97La Méditerranée est ce lieu de foisonnement culturel où les peuples, les religions, les pensées s’opposent et se mêlent. Cette grande vitalité, cette richesse historique en font un lieu privilégié pour les échanges, les réflexions communes ; ainsi, la Méditerranée semble tisser la trame de notre histoire intellectuelle. Même les courants qui s’y opposent semblent nous inciter à nous en rapprocher, tellement cela semble nôtre. Ainsi, G. Giorgini reprend la réflexion traditionnelle sur le barbare, c’est-à-dire le même et l’autre, dans la littérature grecque et l’histoire des expéditions vers le Moyen-Orient ; M. Pesce étudie le témoignage de Cassiodore sur les Hébreux, aux Ve et VIe siècles, avec les conflits et les tentatives de tolérance religieux, l’approche des textes sacrés conflictuels des Juifs et des Chrétiens ; G.-C. Sonnino aborde l’œuvre de Shelomoh Ibn Gabirol (Avicebron) pour y voir en relation la culture hébraïque, la philosophie grecque et le monde islamique, leurs confrontations et leurs rapprochements possibles ; A. Illuminati dégage la richesse de la pensée d’Averroès qui est à elle seule un lieu de conflit et d’échange entre l’Islam et la pensée grecque, sous le regard du christianisme, sans oublier la postérité de sa pensée ; S. Campanini montre comment, à la Renaissance, naîtra une forme de judaïsme moderne, avec émergence d’une kabbale chrétienne, dans le rapport avec les œuvres de Jean Reuchlin et de Jean Pic de La Mirandole, dans le prolongement de l’œuvre de Maïmonide ; M. Olender s’interroge sur les langues méditerranéennes, unies et séparées, autour de mare nostrum, à la recherche de ses sources, de son unité, de ses divergences et de la rencontre de l’indo-européanisme, avec, à l’horizon, le mythe aryen.

98L’article de D. Felice sur les empires et les États méditerranéens dans L’Esprit des lois de Montesquieu se retrouve dans son livre Oppressione e libertà (Pise, 2000). Les révolutionnaires jacobins français voulaient imiter les antiques. G. Paoletti étudie la façon dont Volney, Mme de Staël et Chateaubriand reçoivent ce projet d’imitation : illusion, impossibilité ou rejet. Le texte de R. Arnaldez est la traduction italienne d’un texte déjà publié par cette revue (1987/4, p. 387-401), consacré au regard de Renan sur l’Islam. Avec A. Orsucci, on aborde le problème racial en reprenant le débat concernant l’existence d’une race méditerranéenne aryenne, du point de vue de la configuration physiologique et du point de vue du langage, en suivant les théoriciens successifs et leurs argumentations. Enfin, R. B. Wistrick étudie l’affaire Dreyfus à travers la judéité de l’accusé, mais surtout selon la manière d’aborder celle-ci par trois grands protagonistes du débat : Bernard Lazare, Émile Zola et Georges Clemenceau. La diversité des études réunies dans ce volume montre la richesse culturelle du Bassin méditerranéen, plus sans doute que l’unité de réaction devant la multiplicité des problèmes posés.

99Michel ADAM.

Barbara Cassin, Voir Hélène en toute femme : d’Homère à Lacan, peintures de Maurice Matieu, Paris, Sanofi-Synthélabo, 2000, « Les Empêcheurs de penser en rond », 208 p., 250 F.

100Miroir d’Hélène en tous ses états. Mourir d’Hélène en tous ses désirs. Rêver d’Hélène, et jouir d’un songe dissipé dans le rien. C’est Homère qui ouvre, Barbara Cassin qui verse, et Maurice Matieu qui réitère l’impalpable. Tout ce qu’il y a d’Hélènes au monde, ces trois-là se sont entendus pour le délivrer hors de Troie. Car il faut savoir que l’anatomie imaginaire peut être plus scientifique que tous les systèmes signifiants. D’où les pleins et les déliés du mythe comme du sexe, les plaintes et les déniés de femmes toujours comptables de leurs manques. À la croisée de ces manques nous reviennent des discours tissés entre eux, des images qui condensent ces tissages, des entrelacs de brouillages et de rencontres. L’amour et la guerre ne sont pas des objets, mais des effets de stylet, donc des angles du logos : écrire, peindre, c’est comme mâle/femelle, cela rend pantois. Il n’y a pas là tournant, mais pente de scénario ; pour indiquer que le regard, le style, la politique et la jouissance s’évident comme une évidence d’innocence. Manière de simuler son plaisir en stipulant que les organes sont fictifs, donc que la femme dédoublée pour ne faire qu’une et l’énergie redoublée pour agoniser en politique frigide font soupçonner les limites de l’ontologie et de la connaissance. Car ces deux-là, que la philosophie a longtemps fait conspirer, s’appuyant l’une sur l’autre, aspirent à se rendre « là où le nom d’Hélène est un souffle vide comme un chant d’oiseau ».

101A-t-on seulement vu que c’était un livre, aux images à la fois fugitives et envoûtantes comme les cernes d’un songe et, dans les variations secrètes de son dispositif, autre chose qu’un « beau livre » ?

102Guy SAMAMA.

Cornelius Castoriadis, Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe, VI, Paris, Seuil, 1999, 303 p.

103Avec ce livre s’achève la suite de la publication des Carrefours du labyrinthe, commencée en 1978. Il est divisé en cinq grandes sections : Poièsis ; Koinônia ; Polis ; Psychè ; Logos. Le fil d’un questionnement sur le langage et celui d’une interrogation sur les conditions d’une autoconstitution du champ politique viennent s’y croiser. En effet, pour Castoriadis, une des vocations du politique est de préserver et d’élargir les possibilités d’action autonome, d’un point de vue tant collectif qu’individuel.

104Concernant les limites de la « rationalité » de la société capitaliste, la démocratie comme autolimitation et auto-institution explicite de la société, la création littéraire comme position de nouveaux types d’eidos, ou la multiréférentialité s’opposant à une pédagogie soumise à une logique unitaire (multiréférentialité renvoyant à des systèmes de lecture et des langages acceptés comme pluriels), Castoriadis revient sur des sillons déjà creusés. En revanche, plus originaux sans doute sont les deux textes de Poiésis ; Castoriadis montre dans le premier, à partir des exemples d’Eschyle et de Sophocle, comment l’autoconnaissance grecque est passée en un quart de siècle de l’idée d’une anthropogonie divine à celle d’une autocréation de l’homme ; et dans le second, inédit jusqu’alors, comment la poésie n’est pas seulement muthopoios – créatrice de mythes et d’histoires –, mais aussi mèlopoios, créatrice de musique, une musique du sens qui se manifeste au niveau du vers, de la succession des mots et même du mot singulier.

105Guy SAMAMA.

Jean-Louis Chrétien, Le regard de l’amour, Paris, Desclée de Brouwer, 2000, 272 p., 135 F.

106Dans leur suggestivité paradoxale, ces dix méditations de philosophie et théologie chrétiennes (publiées entre 1980 et 1997, sauf une composée en 1999) du philosophe et poète J.-L. C. se réfèrent à de grands penseurs – tels saint Augustin, saint Bernard, Luther, Kierkegaard – et à de grands mystiques pour pénétrer le sens de cinq thèmes : l’humilité ; le mal comme mystère et son remède ; du silence clos de la désespérance au silence accueillant de la prière qui, pacifiante, laisse le Christ prier en elle ; connaissance angélique et corps mystique dans la théologie catholique ; la mort et les rapports de l’amour et de la vision de Dieu, ce thème final accentuant l’approfondissement christologique et mystique.

107Jean-Marc GABAUDE.

Paul M. Churchland, Matière et conscience, tr. fr. par Gérard Chazal, Seyssel, Champ Vallon, 1999, coll. « Milieux », 234 p., 150 F.

108C’est une bonne idée que d’avoir traduit ce livre de Paul Churchland, qui est une excellente introduction à la philosophie de l’esprit contemporaine. Le traducteur prend la peine de nous expliquer qu’il s’agit de philosophie analytique, mais les problèmes débattus dans ce livre ne sont pas bien différents de ceux qui occupaient Descartes, Leibniz, Locke ou La Mettrie. Churchland est d’ailleurs une sorte de La Mettrie contemporain, le côté libertin en moins (il défend le matérialisme un peu comme un prêcheur d’Alabama). Le lecteur trouvera ici présentées les principales théories de l’esprit contemporaines – béhaviorisme, identité esprit-cerveau, fonctionnalisme, dualisme – et celle de Churchland lui-même, le matérialisme éliminationniste (les autres traducteurs, comme moi, disent « éliminativiste », sans doute à tort), et surtout une bonne analyse des principales connaissances en sciences cognitives, IA, biologie et neurophysiologie qui sont pertinentes pour évaluer ces théories.

109J’ai récemment lu dans cette Revue que les arguments ne sont pas importants en philosophie, et que les sciences cognitives ont peu de chances de nous apprendre grand-chose sur l’esprit. Conseillons donc aux esprits chagrins et confus cet ouvrage bien argumenté (même si, à mon avis, ses thèses sont fausses) et qui nous explique clairement des notions scientifiques de base sur l’esprit.

110Pascal ENGEL.

Paul Clavier, Le concept de monde, Paris, PUF, 2000, coll. « Philosopher », VI + 330 p., 98 F.

111L’auteur recherche si, malgré la diversité des acceptions, un concept de monde est déterminable en extension et en compréhension. Sous cet angle, il évalue les grandes thèses métaphysiques et épistémologiques et il discute différentes constructions artistiques, esthétiques, morales, mythologiques et religieuses de mondes humains. Il y a une genèse psychologique et une expérience collective de la notion de monde. Pour admettre « l’existence d’un monde identique et relativement stable » (p. 6), la mise en commun par la parole et la pratique semble le premier argument. Toutefois l’existence du monde extérieur, malgré son évidence factuelle, n’est guère métaphysiquement démontrable. L’auteur expose, sous ses différents aspects et variantes, la place forte idéaliste. Il est impossible de sortir du monde distinct de nos perceptions, notamment pour le prouver. De ce monde extérieur à elle-même, comment la perception peut-elle nous certifier l’existence et la qualité ? Cependant notre monde intérieur personnel ne fait-il pas partie du monde extérieur ? L’auteur se place au niveau du contact mutuel et de l’inclusion réciproque de ces deux mondes. Il remarque aussi « une tendance récurrente en philosophie à subordonner le monde aux perspectives de la pensée » (p. 50). De toute façon, n’y a-t-il pas un présupposé de toutes les conceptions du monde, à savoir le concept d’un monde commun ? En outre, les sciences visent l’unité de l’univers sans en constituer encore une unique science. Un chapitre bibliographique achève de constituer l’ouvrage en instrument de travail.

112Jean-Marc GABAUDE.

Claude Cohen-Boulakia et Jacques Gorot (dir.), Corps, Âme, Esprit, Paris, Éditions EDK, 2000, 272 p., 85 F.

113Ce volume reprend le colloque de Cerisy de juillet 1999. Une trentaine de chercheurs venus d’horizons intellectuels divers ont abordé ces concepts traditionnels en posant des questions centrales ou parallèles. Ces notions semblaient figées dans des acceptions liées à un vocabulaire, un langage reçus ordinairement sans recul et sans regard critique. C’est donc plutôt le sens de la vie dans la perspective d’une réflexion sur la personne, à partir du rejet des bloquages culturels, de nouvelles formulations de l’être qui étaient au centre de ces interventions. La diversité des textes nous interdit de les présenter séparément et de les cerner d’un point de vue uniforme. Nous indiquerons les courants dans lesquels il faut chercher à la fois le rappel des vues admises et l’invitation à les dépasser. Les approches biologiques, génétiques, d’une part, psychanalytiques, d’autre part, invitent à des regards critiques en s’appuyant sur des études de cas concrets. La reprise de textes littéraires permet de voir les trois notions proposées en activité dans des situations ou dans des psychologies personnelles, par exemple chez G. Sand ou Villiers de l’Isle-Adam. Les cultures diverses sont utilisées, ainsi que des approches religieuses : la Chine, les auteurs médiévaux, le judaïsme, la Bible, le bouddhisme, l’orthodoxie, les options révolutionnaires, Spinoza ainsi que son cheminement vers l’éternité sont donnés en exemple. Des témoignages sont empruntés à la psychiatrie, au rêve, au magnétisme, à la relaxation. L’art, enfin, sera mis à contribution, avec la poésie, la peinture de Francis Bacon ou la musique, à travers les techniques pianistiques de Marie Jaëlle ou la démarche d’Edgar Willems. La documentation mise en œuvre est utile pour sortir des chemins ordinaires sur les notions soumises à la réflexion.

114Michel ADAM.

Arrigo Colombo, Il diavolo, Bari, Edizioni Dedalo, 1999, 232 p., 32 000 Livres.

115L’auteur entend montrer que le diable est un mythe. Ce n’est ni une personne, ni un ange déchu, mais une figuration symbolique du mal. On trouve sa première formulation véritable dans la littérature apocalyptique des siècles qui ont précédé la venue du christianisme, et la tradition chrétienne a proposé une religion de la peur en accumulant autour du prince des ténèbres et du prince de ce monde toutes ces horreurs des supplices infernaux. On s’aperçoit que toutes ces épouvantes qui relèvent de l’imaginaire interdisent de réaliser une société de bonté et de justice et contrarient le projet d’une société d’espérance et d’amour proposé par le christianisme.

116Ne pouvant être un strict objet de foi, le diable doit donner lieu à une recherche de type historico-critique, à une généalogie qui posera la fonction de son image pour assurer des pouvoirs répressifs, de la part de hiérarchies soucieuses de l’intouchabilité de leur autorité. L’auteur réunit les textes qui montrent l’importance de l’affirmation du règne du mal, opposé à une annonce eschatologique. La description des différents maux, des formes variées des tentations, des persécutions, des possessions, des rituels magiques, des sabbats de sorcières d’une part, des dogmatiques du péché et des pénitences, du contrôle des consciences d’autre part, est au cœur des littératures consacrées au diable. Il faut y ajouter les descriptions de l’enfer et des peines éternelles. L’auteur cherche les origines de ces thèmes dans les écrits hébraïques des siècles précédant notre ère, avec les descriptions de luttes, de dualismes, de présences sataniques, d’annonces de destructions de temples, etc. Tant l’Ancien Testament que le Nouveau reprendront et transposeront ces thématiques, jusqu’à l’Apocalypse de Jean.

117La séduction du mal et la chute des anges, le péché d’origine et l’attrait de la magie sont présentés dans les textes hébreux, puis dans les textes chrétiens et dans la patristique. Le monde créé était bon ; il a donc fallu que l’homme trébuche. Mais l’homme est une réalité ambiguë, double. C’est en lui qu’il faut chercher l’opposition de la matière condamnable et de l’esprit promis au salut. Précisément, la finitude humaine est capacité de faiblesse, d’instabilité, opposition de raison et de passion, attrait pour la transgression. Pour que le message chrétien d’amour et de justice soit vrai, il faut que le diable ne soit qu’un mythe. Une société fraternelle ne peut se construire qu’en marge de ces climats pernicieux de peur et de terreur.

118Fortement documenté, ce livre propose un point de vue unilatéral sur le problème du diable. On se souvient sans doute du livre de Giovanni Panini qui porte le même titre (traduction française, Paris, Flammarion, 1954) qui permettra de confronter des options complémentaires. Et on se souviendra aussi de la formule de Baudelaire : « La plus belle des ruses du diable est de nous persuader qu’il n’existe pas. »

119Michel ADAM.

André Comte-Sponville, L’être-temps. Quelques réflexions sur le temps et la conscience, Paris, PUF, 1999, coll. « Perspectives critiques », 165 p.

120Le point de départ est une contribution sur le « temps de la conscience » pour un colloque organisé par la Société française de physique, reprise dans les cinq premiers chapitres et suivie d’un développement dans les sept chapitres qui suivent. La définition d’Aristote apparaît avec celle de saint Augustin comme « le plus formidable effort philosophique jamais consacré au temps » (p. 15). Pourtant, c’est à la critique de ces deux auteurs que l’A. va s’employer dans sa conférence. Examen de l’embarras d’Aristote qui définit le temps comme temps du monde, mais aussi comme nombre du mouvement, mesure qui a besoin de l’âme pour être mesuré et constitué d’un passé et d’un futur. Différemment, saint Augustin pense que seul le présent existe, mais comme point limite, instant sans durée entre un passé et un futur, distension de la conscience, temporalité qui n’est pas la vérité du temps, mais permet de la saisir. Il a dit l’essentiel du temps comme conscience, sous la forme d’une néantisation perpétuelle, fuite du temps. De saint Augustin à Sartre et Merleau-Ponty, le temps est conçu en tant que triple néant. Pour Comte-Sponville, il convient d’inverser l’analyse de saint Augustin d’un temps qui ne serait pas en cessant d’être, mais en tant qu’il ne cesse de continuer à être, ce que l’A. développe en sept thèses (chap. VI à XII).

121Comte-Sponville ne s’est pas toujours donné les moyens de développer sa pensée, ce qui fait apparaître certaines remarques comme lapidaires. Ainsi, les phénoménologues risquent de ne pas être convaincus quand il écrit : « La phénoménologie n’est pas mon objet, je ne l’évoque ici, allusivement et en bloc, que pour justifier mon refus de m’y enfermer » (p. 37, n. 3). À propos du temps en tant qu’être (troisième thèse), on peut douter que les heideggériens acceptent la réfutation de l’angoisse et du souci au profit de la pleine présence du désir spinozien : « Il faut lever ici l’interdit heideggérien, se libérer du souci et de l’angoisse, pour revenir enfin aux Grecs, à l’ousia comme présence et à la parousia du monde : être, c’est être présent, et il n’y a rien d’autre » (p. 98). Toutefois, les aspects positifs dominent. Comte-Sponville réussit à lier clairement métaphysique et éthique. La sagesse d’un être-temps toujours présent libère à la fois du ressentiment et de l’espérance. Il importe de préserver le présent, position compatible avec une préoccupation pour les générations futures et le principe de responsabilité défendu par Hans Jonas. L’A. respecte son lecteur en lui donnant constamment les références bibliographiques utiles et n’hésite pas à établir des rappels théoriques élémentaires. Ainsi, il s’explique sur sa conception du matérialisme stoïcien, en rappelant ce que sont les « incorporels » (p. 45, n. 1). Ailleurs, il précise ce que sont les principes de non-contradiction et d’identité (p. 122, n. 1), autant de précisions qui pourront rendre accessible à un large public son étude stimulante et argumentée sur une notion philosophique essentielle.

122Jean-Philippe CATONNé.

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