Notes
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[1]
Nous citons les œuvres de Michel Henry de la manière suivante : I : Incarnation, une philosophie de la chair, Paris, Le Seuil, 2000 ; PPC : Philosophie et phénoménologie du corps. Essai sur l’ontologie biranienne, Paris, PUF, « Epiméthée », 1965 ; EM : L’essence de la manifestation, Paris, PUF, « Epiméthée », 1963 ; A : L’Amour les yeux fermés, Paris, Gallimard, 1976.
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[2]
Sur ce thème, cf. J.-M. Le Lannou, « De la vie divine à la vie absolue. Aristote et Michel Henry », dans Michel Henry. L’épreuve de la vie, A. David et J. de Greisch (dir.), Paris, Ed. du Cerf, 2001, p. 365-366.
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[3]
Entretien avec Michel Henry, Philosophique, Paris, Kimé, 2000, p. 77.
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[4]
Voir la conclusion et la note, p. 302 de l’Essai.
-
[5]
On peut renvoyer en remarque aux analyses de Deleuze sur la peinture de Bacon. La chair ou « viande » est distinguée du corps objectif. « Tout homme qui souffre est de la viande », écrit G. Deleuze (Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, La Différence, 1996, chap. II, p. 19-22).
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[6]
Entretien cité, p. 77.
-
[7]
Ibid., p. 71.
-
[8]
Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, éd. du centenaire, Paris, PUF, 1959, p. 75.
-
[9]
Entretien cité, p. 71.
-
[10]
Pauline Réage, Histoire d’O, Paris, J.-J. Pauvert, 1954-1972 ; rééd. Le Livre de poche, p. 33.
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[11]
Ibid., p. 301.
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[*]
À propos de Michel Henry, Incarnation, une philosophie de la chair, Paris, Éditions du Seuil, 2000, 374 p.
1L’essence de la manifestation semblait laisser dans l’ombre le problème du corps pourtant appelé par la critique de la subjectivité purement formelle. La lecture de l’Essai sur l’ontologie biranienne, initialement destiné à constituer un chapitre de la célèbre thèse de Michel Henry, venait éclairer par la suite les rapports de la vie et du corps par la révélation d’un corps subjectif. Le corps subjectif qui n’est pas du monde, ne se laisse pas réduire à un « objet inerte » (I, p. 313) [1], à un « objet livré au monde » (I, p. 373). Hors du monde, le corps subjectif se tient dans l’ « obscurité » (PPC, p. 297), celle de la « Nuit » où déjà demeure la vie « par essence invisible » (EM, p. 556). Cette obscurité qui est la marque de la subjectivité et l’essence de la vie, c’est la sexualité qui nous la révèle, « sexualité obscure » que Michel Henry désigne aussi comme le « mystère du sexe » (PPC, p. 297). Traiter du corps, ce n’était cependant pas traiter directement de la sexualité. Le sexe engage une nouvelle compréhension du corps comme « vie corporelle » (PPC, p. 296), qui fait non seulement l’expérience de soi mais aussi et surtout celle d’autrui. Michel Henry, dans Incarnation, développe une réflexion sur l’expérience d’autrui, non pas comme épreuve de la différence ou de l’étrangeté, mais comme la possibilité ouverte de rejoindre la vie : « Ce serait par son corps que nous aurions accès à autrui » (I, p. 294). Son propos s’accompagne alors d’une critique redoublée contre les philosophies subjectivistes : le corps n’est pas principalement marqué par des déterminations qui rendraient compte de son caractère spéculaire. Avant l’ouverture d’un horizon, le corps subjectif est corps vivant, il précède toute manifestation mondaine. Avant le corps objectif vient la « chair », la vie qui s’éprouve elle-même. La subjectivité n’est pas pure et ne peut prendre, en posant le sujet comme spectateur, le corps, à l’instar du monde, pour un simple objet alors en soi inconnaissable. Le sujet est « incarné » (PPC, p. 10), et seule cette incarnation permet la compréhension d’un « homme réel » (ibid.). À la conscience transcendantale et à son pouvoir déréalisant et abstrayant, Michel Henry oppose le Soi transcendantal comme « matière » ou étoffe de la vie, comme la chair de la vie, c’est-à-dire souffrance ou identiquement jouissance de soi-même [2]. La perspective idéaliste fait renoncer au « savoir suprême » (I, p. 373) ou « savoir primordial » (PPC, p. 6), seul savoir réel qui est celui de la vie. Connaître, en vérité, c’est toucher, c’est « rejoindre » (I, p. 317). Comment toucher la vie ? Par quelle expérience, puisque « aucune chair n’est susceptible d’apparaître dans l’apparaître du monde » (I, p. 59) ? N’est-ce pas en « atteignant » (I, p. 302) l’autre dans la « relation charnelle » (I, p. 310) qu’est la relation érotique ? La tension du désir suscitant l’angoisse laisse « croire » (I, p. 291) qu’en l’autre, en même temps qu’à l’apaisement, on accédera à la vie dans une même jouissance. S’il s’agit pour le philosophe, dans Incarnation, de montrer qu’il y a d’abord la chair, cette chair qui n’a pas besoin du monde, alors il est justifié de penser que l’expérience d’autrui désignée comme relation érotique est un moment central de la réflexion. Mais la chair se révèle être le lieu d’un paradoxe : lieu du péché, elle est aussi pour le christianisme, dans le Corps mystique du Christ, lieu du Salut. Penser l’expérience d’autrui comme un échec ne conduit donc pas inéluctablement à devoir renoncer à la vie. Comment « rétablir l’homme dans son lien avec l’absolu » [3] ? N’est-ce pas dans l’épreuve d’elle-même, c’est-à-dire dans la suppression de toute extériorité, qu’en cette chair se donne le savoir de la Vie ? Or ce savoir est identiquement savoir de Dieu. Car si autrui implique toujours l’ouverture d’un horizon par la présence insurmontable de son corps objectif, la chair demeure en deçà du monde et de ses déterminations. Incarnation a pour but de montrer que : « Au fond de sa Nuit, notre chair est Dieu » (I, p. 373). Dans l’érotisme, la chair peut-elle se rendre complètement passive et ainsi demeurer invisible ? Qu’est-ce qu’un érotisme sans images ? sans vision ? Fermer les yeux, est-ce identiquement faire tomber les murs qui séparent les amants ? L’intérêt de Michel Henry pour cette question et la place qu’il lui consacre dans ce livre justifie qu’elle soit ici développée.
2Si Michel Henry développe pour la première fois dans Incarnation une théorie de l’érotisme, ce n’est pas sans avoir suscité depuis l’origine des attentes. L’essence de la manifestation appelle déjà la nécessité de cette nouvelle réflexion prolongeant celle qui a pour objet l’essence effective de la vie comme souffrir et comme jouir. Les concepts utilisés dans Incarnation à ce sujet ne sont d’ailleurs pas nouveaux : l’Essai sur l’ontologie biranienne introduisait celui de « chair », mais aussi inaugurait la réflexion sur la sexualité à partir du corps subjectif et en opposition à une sexualité objective [4]. À « l’obscurité foncière de son être » (PPC, p. 297) correspond « l’invisible de notre corps organique » (I, p. 287). L’ « inaccessible » (PPC, p. 297) renvoie à l’ « échec insurmontable » (I, p. 298), et on peut constater la continuité de ces deux phrases : « Notre corps transcendant objectif » « est précisément cet élément ambigu qui cache [...] l’infini de la subjectivité qui l’habite en secret » (PPC, p. 297) à laquelle répond comme en écho « notre corps mondain » qui « cache, toujours présente et toujours vivante, une chair qui ne cesse de s’auto-impressionner dans le pathos de sa nuit » (I, p. 285-286). La vie, dans L’essence de la manifestation, est définie comme « pure jouissance de soi-même » (EM, p. 354), mais aussi souffrance, comprise comme « tonalité ontologique fondamentale » (EM, p. 842). Il n’y a pas de différence au sein de l’être entre le souffrir et le jouir. Le se souffrir comme s’éprouver soi-même est identiquement le sentiment ontologique de la joie (EM, p. 832). Cette jouissance de soi, « cette pure expérience de soi » (EM, p. 354) qu’est la vie, se livre dans la « chair qui ne cesse de s’auto-impressionner dans le pathos de sa nuit » (I, p. 286) [5]. L’auto-affection de la vie par elle-même dans une immanence absolue s’identifie à la venue de la vie dans une chair. « La vie échappe à l’oubli » (I, p. 269) dans l’angoisse que suscite le désir de l’autre, de toucher sa vie. En lui j’éprouve le corps de l’autre non pas comme un corps objectif mais comme un corps vivant d’une vie qui m’est commune. Le sentiment ou la venue de la vie dans une chair, par ce mouvement originaire d’auto-affection, révèle la passivité essentielle de la vie. L’érotisme n’a pas d’autre fondement que cette passivité de la vie qui, en s’auto-impressionnant, vient dans une chair, demeurant comme son essence invisible et peut-être même intouchable.
3« La relation érotique [...] échappe au règne du visible » (I, p. 310), écrit Michel Henry. La thèse se révèle paradoxale. En effet, le philosophe dissocie, dans la relation érotique, l’épreuve de la vie de toute image. La vie n’est pas mondaine. L’Éros ne trouve pas son origine dans un objet du monde. Bien qu’il s’adresse à l’autre et cherche en lui sa satisfaction, celui-ci n’est pas d’abord en tant que corps objectif. Ce qui suscite le désir en lui n’est pas sa différence, mais bien plutôt sa ressemblance, voire son identité, celle de la vie. Le désir ne surgit pas d’une séduction mais de l’appréhension invisible, dans le corps de l’autre, « au fond de la chair », de la vie que les amants partagent. Le corps de l’être aimé est d’abord, c’est-à-dire originairement, corps subjectif, corps vivant, chair dans laquelle vient la vie. L’Éros ne vient pas du monde, le désir qui le suscite vient d’avant le monde : « Vivants, nous ne sommes pas des êtres du monde » (I, p. 123), écrit le philosophe. Comment comprendre cette antécédence ? Michel Henry propose-t-il une nouvelle et véritable compréhension de l’érotisme ? Tout désir est-il sans images, c’est-à-dire sans « figurer » dans le monde ? Est-il ainsi possible de dissocier l’érotisme du monde, c’est-à-dire d’une vision et d’un spectacle ? Y a-t-il et peut-il y avoir érotisme sans « fantasme » ? Ne va-t-il pas en effet de soi que c’est la représentation qui éveille et suscite le désir, l’entretient et même le fortifie, le fait venir et tenir ? L’image pourrait-elle être tout à l’opposé ce en quoi le désir se perd ? La question posée est celle du statut du désir : D’où surgit-il ? Est-ce d’un « avant » le monde ? Peut-on penser que le monde ne le produit pas ?
4Pour comprendre la thèse de Michel Henry, il faut montrer avec lui quel est le statut de l’image. être sur le mode de la représentation, c’est directement être « privé » de « réalité » (EM, p. 787). Le « milieu de l’idéalité » est en effet celui de « l’irréalité pure comme telle » (EM, p. 786). Dans la représentation, inéluctablement l’image se substitue à l’être. La représentation d’une chose est directement son absence, son manque ou « évanouissement » (I, p. 78). L’horizon de la représentation est « horizon du néant » (EM, p. 786). La « réalité » de ce qui est représenté, c’est-à-dire aussi ce qui peut être vu et regardé, s’identifie à l’absence de l’être. Rien de ce qui se donne à la vision n’a d’être véritable. Le visible se réduit au signe du manque de la vie. Rien de ce qui est de la vie ne peut être vu : elle échappe par principe à tous les regards. La représentation, puissance de séparation, manque la vie qui « demeure en soi-même ». La vie « ne s’élance pas hors de soi », elle se retient dans son « immanence » (EM, p. 279). L’être donné à lui-même ne peut ni « s’arracher à soi » ni « exister hors de soi », il est dans l’ « impossibilité » « de rompre le lien qui l’attache à lui-même » (EM, p. 363). La vie s’étreint ainsi dans cette épreuve de l’originaire passivité qu’est la chair. Dans cette « étreinte sans faille de la vie » (I, p. 93), « qui ne cesse de se joindre à soi » (I, p. 91), le vivant s’éprouve dans la « chair qui est indéchirable » (I, p. 208) et où se tient l’effective « unité du monde » (ibid.). Dans le monde aucune étreinte n’est possible, mais seulement la distance et la séparation. Cette extériorité qui tient tout à distance déréalise, ici : « L’être-autre est autre que l’essence » (EM, p. 350). Aucune chair de l’image, donc. L’image n’est-elle pas le corps objectif, le corps réduit à un « objet inerte » (I, p. 313) par ceux qui ont « décidé de livrer la relation érotique au monde » (I, p. 314) ? La réduction de l’érotisme à l’exhibition d’un corps s’avère ainsi une « profanation » de la vie qui est alors réduite au sexe. La critique de la sexualité objective dénonce en son principe la forme moderne de la distance : l’écran s’interpose. Dans le « nihilisme », l’envie de voir le corps se montrant dans un spectacle et des déguisements, plus que celle de le toucher, domine. Mais le corps n’est jamais une « coquille vide » (I, p. 218). La vie n’est déniée que quand on ne l’approche pas et qu’on maintient la distance. Dès qu’on la touche, c’est alors la vérité de la chair, c’est la vie qui s’affirme dans la subjectivité corporelle : « Quand la prostituée va au lit, ce n’est pas un objet dont elle pourrait se séparer qu’elle vend. » [6] L’amateur de pornographie, s’il ne s’en tient pas à l’image et continue de détruire délibérément la vie, devient, dans sa violence, « barbare ». L’image, parce que justement elle est sans chair, image désincarnée, sans sensualité, est l’ouverture à tous les fantasmes. La critique de la représentation est alors aussi celle de l’imagination : « L’absence d’un monde est identiquement celle de l’imagination » (EM, p. 331). Dans la perspective d’une « ontologie négative », on peut penser avec Michel Henry que c’est bien plutôt la transcendance, qui « recouvre » l’essence qu’est la vie « et la dissimule à nos yeux » (EM, p. 351), qu’il faut supprimer. Supprimer l’horizon de la représentation, telle est la tâche de l’érotisme, puisque c’est dans l’invisible que « ça se passe » [7]. Il faut alors fermer les yeux.
5Si c’est par son corps que nous pouvons croire pouvoir accéder à l’autre, il faut expliciter le corps non seulement comme « objet magique » (I, p. 286, et PPC, p. 297), mais aussi comme « objet double » (ibid.). Ce corps objectif que l’on peut regarder, « objet inerte », insensible et visible, en son autre « face » (I, p. 300), est chair vivante, invisible et sensuelle. Accéder à autrui, ce n’est pas lui plaire ni le séduire, dans un regard ; ce n’est pas non plus, à l’autre extrême, et pourtant en corrélation, s’en servir comme objet de jouissance dans l’oubli et la négation de sa vie. L’accès ici, dans et par la relation érotique, s’ouvre dans la recherche d’une « coïncidence » (I, p. 302), dans le « Désir infini de la vie de rejoindre la vie d’un vivant » (I, p. 317). Le désir de cette « fusion amoureuse » (ibid.) est identiquement le refus de tout ce qui sépare. Elle ne saurait se livrer que dans « la sphère de l’immanence de la vie » (I, p. 306), dans la chair, et non dans l’apparaître du monde où figure le corps objectif. Dans l’érotisme, les lumières s’éteignent, non celles de la pièce, mais celles des images et des écrans, celles des miroirs. L’érotisme « iconoclaste » libère des apparences du monde. Cette destruction des images est bien une libération, elle interrompt une soumission, elle arrête la dépendance à l’égard de l’extériorité. L’érotisme selon Michel Henry ne « demande » rien « au-dehors » (I, p. 314) et n’attend donc rien. Comment cependant « éteindre » l’horizon du monde ? Comment cesser de se réduire à son apparence ? En fermant les yeux. Il ne s’agit pas ici, seulement, de faire référence au titre d’un des romans de Michel Henry. L’Amour les yeux fermés est aussi, dans son contenu et dans la forme du roman, une tentative pour « dire » la vie, que seule le roman peut-être peut exprimer. La thématique de la lumière et de la nuit, celle de l’invisibilité essentielle de la vie, marque du début à la fin l’amour que le narrateur, Sahli, porte à Deborah. La « nuit des amants » (I, p. 300), qui fait directement référence dans L’essence de la manifestation à « la sainte, la mystérieuse Nuit » célébrée par Novalis (EM, p. 554), est aussi celle des deux héros : au premier rendez-vous, sous les arcades de la cour de l’Hospice, Deborah ferme les yeux, ces « fissures taillées dans la plénitude charnelle » (A, p. 57), à cause de la trop forte lumière : « Elle fermait les yeux dès que nous entrions dans l’espace éclatant de la cour pour ne les rouvrir qu’à l’abri des arcs » (A, p. 92). Fermer les yeux, refuser la lumière du monde comme insoutenable, tel est donc le premier acte érotique. Les amants n’ouvrent les yeux qu’après les avoir fermés, fermés au monde et à sa lumière. N’est-ce pas par cette première fermeture qu’ils peuvent « voir » la vie ? Car l’ « absence du monde et de sa lumière n’est pas rien » (EM, p. 554). Seul cet effacement permet au contraire de « voir » avec les « yeux infinis » (EM, p. 555) la vraie lumière, celle, invisible, de la nuit. C’est l’obscurité qui permet de voir véritablement. Les yeux de Deborah ne sont pas des yeux ouverts au monde, colorés, lumineux de la lumière du monde, mais des yeux sombres qui « luisent » « dans l’ombre » du « grand fleuve noir de la vie », « dans l’écartement fugitif des paupières » (A, p. 57). Juste avant le premier baiser, sur ces lèvres où « affleure » « la substance de la vie » (A, p. 188), les deux amants « distinguent leurs visages » « à travers l’obscurité » (A, p. 188). Le héros le comprendra : si Deborah ferme les yeux, ce n’est pas pour le « fuir » ou se « cacher » (A, p. 93), mais bien plutôt pour être pleinement et alors à lui. Ce que le narrateur voit dans les yeux de Deborah, ce n’est pas une vie particulière, attirante et séduisante dans sa différence, un regard rempli du monde, mais c’est lui-même qu’il voit et, au-delà de lui-même, l’être et la vie que les amants sentent avoir en commun et qui est la source du désir angoissant : « Je lus dans ses yeux la certitude que j’avais d’être » (A, p. 93), « je vis luire dans l’ombre le grand fleuve noir de la vie » (A, p. 57). Dépassant le regard de Deborah, Sahli dépasse aussi la simple apparence de sa beauté qui n’est pas la beauté du monde mais celle de la vie : « La beauté est la beauté de la vie, elle n’est que son aspect, qui fait surgir en nous le désir invincible d’aller, à travers lui, jusqu’à elle, de saisir, sous la blancheur de la chair, le battement du sang » (A, p. 57). C’est la caresse qui suscite le désir se déplaçant « sur cette peau de l’autre, c’est-à-dire sous elle » (I, p. 288). Il n’y a de beauté du corps que parce qu’il est un corps vivant, une vie incarnée : « Le spectacle de la beauté qui s’incarne dans un être vivant est infiniment plus émouvant que celui de l’œuvre la plus grandiose » (A, p. 56). En quoi fermer les yeux livre-t-il pleinement la chair ? À quoi conduit la suppression de la structure du monde ainsi que celle de la réflexion ? À quoi, au-delà de toute distance, nous découvrons-nous alors collés ? Fermer les yeux, ce n’est pas s’aveugler mais bien plutôt accéder à la vérité de la vie, à cette « plénitude charnelle » qui est tel un « abîme » (A, p. 57). Mais cet abîme n’est pas « l’abîme du néant » (I, p. 80), il est ce qui nous conduit vers la seule réalité qu’est la vie. Sombrer dans l’abîme, telle est la tentation, le « saut dans le péché » (I, p. 284). Cette perdition, en vérité, sauve, puisqu’elle libère du monde. Se perdre, c’est ici se défaire de ses particularités, c’est aussi tenter de trouver, en se départicularisant, la Vie. Supprimer le monde en fermant les yeux, n’est-ce pas faire l’épreuve de la vie dans « l’auto-impressionnalité pathétique » (I, p. 373) de la chair ? Dans l’acte érotique l’on se fait passif pour se trouver lié à soi. À quoi cette « fermeture » à la lumière du monde livre-t-elle ? Au processus qui fait redevenir chair. Quitter le monde, c’est faire une autre épreuve. De quoi ? De la passivité, celle de « ne plus pouvoir » (EM, p. 366). « La passivité à l’égard de soi n’est autre que l’expérience de soi » (EM, p. 367). La chair est donc essentiellement passive et l’érotisme nous reconduirait à l’épreuve de cette passivité originaire. La chair passive est chair livrée, totalement disponible. Dans cette impression de complète disponibilité, l’épreuve de la passivité se double d’une épreuve du temps. Ainsi hors de la temporalité mondaine, l’érotisme délivre le « temps véritable » (I, p. 292). Le temps n’est plus celui du monde, un temps qui se compterait. L’attente n’est pas dans le temps. La tension interne inaugure un temps nouveau, réel, dans lequel la chair s’éprouve comme vivante. Dans cette tentative pour n’être plus extérieur à soi mais force d’adhésion, quel rapport à autrui est encore pensable ? Qui est celui qui prend ? Ne doit-il pas, lui aussi, se rendre passif ? Peut-on penser la rencontre de deux passivités ? Comment tendent-elles encore l’une vers l’autre ? L’activité du désir et du « Je peux » peuvent-elles nous reconduire à l’épreuve de la passivité ? La passivité n’ouvre-t-elle pas à un simple devenir animal ?
6Fermer les yeux n’est cependant pas une attitude qui s’ajoute à d’autres, un moment particulier au milieu des autres. L’érotisme ne se réduit en rien à une conduite particulière. Jamais la vie, dans le monde, ne se souvient d’elle-même. La vie n’est pas du monde, et cela de manière radicale. Elle ne s’éprouve qu’en l’excédant. La sensation purement qualitative qu’évoque Bergson dans « Un geste rapide qu’on accomplit les yeux fermés » [8] est celle d’un acte pur, intuitionné dans sa durée, avant toute réflexion et représentation, mais il ne demande aucun effort. Il ne demande pas de quitter le monde. La difficulté récurrente dans l’œuvre de Michel Henry, qui est aussi la cause de l’échec de l’érotisme, est le passage de la vie au monde et du monde à la vie, soit la possibilité de se délivrer du monde, de refermer l’horizon de l’irréalité. Il ne s’agit pas de proposer dans l’érotisme un autre mode d’être, ou de le « retrouver », de le « dévoiler » comme l’indique Bergson. Il n’y a pas de réforme possible. La vie n’est pas simplement recouverte, et aucun dévoilement ne nous rendra la vie. La tentative de suppression du monde se révèle impossible : le corps de l’autre ne peut être séparé de son objectivité, réduit à la simple « nuit de notre chair » (I, p. 300). L’objectivité du monde se dresse alors comme un « mur » entre les deux amants, « l’autre se tient de l’autre côté d’un mur qui les sépare à jamais » (I, p. 302), mur démultiplié quand Silha cherche Deborah dans la ville, quand elle fuit, le soupçonnant d’être du côté du monde où tout est « clair », où tout est « dit », de la sexualité objective représentée par Judith. Deborah, alors, telle la vie, disparaît : « Nous étions pareils, nous ne ferions qu’un ! Cette vie à prendre, cette vie à partager était là, derrière un de ces murs, toute proche et à jamais inaccessible » (A, p. 147), s’écrie le narrateur. L’érotisme comme « prise des corps » [9] ne touche jamais la vie de l’autre. Il faudrait alors accorder au regard un pouvoir propre, celui de substituer au monde extérieur le monde de l’amant et plus directement son amour. L’érotisme serait donc d’être dans et sous le regard de l’autre, ce regard qui enveloppe, enferme et retient, telle une « prison », et sépare du monde. Fermer les yeux ou se laisser bander les yeux [10] telle O dans Histoire d’O, c’est non seulement renoncer au monde mais aussi lui substituer la toute-puissance de son amant et alors maître. La passivité devient soumission aux désirs de l’autre. Ne pas voir, c’est aussi jouir d’être vu : « Elle savait qu’il pouvait la voir, cependant qu’elle ne le voyait pas, et une fois de plus elle sentit qu’elle était heureuse de cette exposition constante, de cette constante prison de ses regards où elle était enfermée » [11]. S’il y a encore un monde, c’est un monde clos, réduit à la sphère des désirs de l’autre. Il faut cependant poser une différence originaire entre les sexes : la femme seule peut se faire passive dans sa chair. Michel Henry pense une simple différence de degrés entre l’homme et la femme, la femme étant « plus sensuelle que l’homme » (I, p. 296), mais pas une différence ontologique, ce que la vie radicalement refuse. La relation érotique n’est alors pas discriminante. Elle ne peut opérer aucun choix de l’amant d’après des déterminations mondaines. Le désir angoissé vient de toucher « un corps de chair, habité par une vie réelle » (I, p. 288). Sa résolution dans l’érotisme n’opère pas plus de distinction. Qui aime-t-on ? La question ne semble pas se poser. C’est la vie qu’on aime, et la vie ne se montre pas. La chair est sans forme et sans visage, sans comportement spécifique. Mais, alors, pourquoi rencontrer l’autre plutôt que non ? Pourquoi demeurer fidèle ? Sommes-nous véritablement indifférents à la beauté ? La vie en chacun ne se présente-t-elle pas comme ce qui fait directement et pleinement l’épreuve de soi ? A-t-on alors besoin de l’autre ? La vie est-elle érotique d’elle-même, pour ainsi désirer faire l’expérience d’autrui ? Ne faut-il pas réaffirmer que « la solitude est l’essence de la vie » (EM, p. 354) et que l’essence n’a de relation qu’à elle-même, « unité de l’essence qui est réunion de l’essence avec soi » (EM, p. 355) ? L’échec et même le double échec auquel la relation érotique conduit, tant sur le plan de la chair que sur celui du corps objectif, renvoie à l’autre terme du paradoxe : la chair est aussi lieu du Salut. Passive et invisible, la chair n’est jamais irréalisée par sa venue dans le monde. Le vivant est alors toujours déjà habité par la Vie absolue. Et parce que tout vivant est chair, chair qui est la Vie absolue, chair qui est Dieu, chacun peut alors être sauvé. C’est en nous et pas en l’autre que l’on trouvera l’ « Archi-jouissance » de l’amour de Dieu et l’ « ivresse sans limite de la vie » (I, p. 374).
Notes
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[1]
Nous citons les œuvres de Michel Henry de la manière suivante : I : Incarnation, une philosophie de la chair, Paris, Le Seuil, 2000 ; PPC : Philosophie et phénoménologie du corps. Essai sur l’ontologie biranienne, Paris, PUF, « Epiméthée », 1965 ; EM : L’essence de la manifestation, Paris, PUF, « Epiméthée », 1963 ; A : L’Amour les yeux fermés, Paris, Gallimard, 1976.
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[2]
Sur ce thème, cf. J.-M. Le Lannou, « De la vie divine à la vie absolue. Aristote et Michel Henry », dans Michel Henry. L’épreuve de la vie, A. David et J. de Greisch (dir.), Paris, Ed. du Cerf, 2001, p. 365-366.
-
[3]
Entretien avec Michel Henry, Philosophique, Paris, Kimé, 2000, p. 77.
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[4]
Voir la conclusion et la note, p. 302 de l’Essai.
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[5]
On peut renvoyer en remarque aux analyses de Deleuze sur la peinture de Bacon. La chair ou « viande » est distinguée du corps objectif. « Tout homme qui souffre est de la viande », écrit G. Deleuze (Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, La Différence, 1996, chap. II, p. 19-22).
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[6]
Entretien cité, p. 77.
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[7]
Ibid., p. 71.
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[8]
Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, éd. du centenaire, Paris, PUF, 1959, p. 75.
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[9]
Entretien cité, p. 71.
-
[10]
Pauline Réage, Histoire d’O, Paris, J.-J. Pauvert, 1954-1972 ; rééd. Le Livre de poche, p. 33.
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[11]
Ibid., p. 301.
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[*]
À propos de Michel Henry, Incarnation, une philosophie de la chair, Paris, Éditions du Seuil, 2000, 374 p.