Couverture de RPEC_201

Article de revue

À propos des errances dans la réception japonaise de l’œuvre d’Adam Smith

Pages 137 à 157

Notes

  • [1]
    D’abord formulé par Gustav Oncken (1898) dans le premier numéro du Zeitschrift für Sozialwissenschaft, « das Adam Smith Problem » demandait : le fondement de la doctrine morale smithienne, à savoir la sympathie, tel qu’il apparaît dans la Théorie, contredit-il le « self-love » de la Richesse des nations (« amour-propre » ou « amour de soi », souvent compris – et improprement traduit – comme « égoïsme ») ?
  • [2]
    De toute évidence, les travaux produits dans le monde occidental sur le sujet existaient également déjà (l’ouvrage sur les « passions et les intérêts » d’Albert O. Hirschman, qui date de 1977 et fut traduit en français en 1980, ou ceux de Jean-Pierre Dupuy et de Jean Mathiot en français, parus en 1992, voir notamment le commentaire de Gilles Campagnolo, 2011). Notre essai portant uniquement sur le Japon, nous n’y renvoyons pas ici et, quant à la tradition spécialisée japonaise, elle est à l’arrière-plan de cet essai, mais non son objet principal qui est d’enquêter sur les présupposés philosophiques de l’interprétation de Smith diffusée au Japon.

1 – Préliminaire

1Le spiritualisme français est passablement étudié au Japon. Ces études ont également pu conduire à s’intéresser à la philosophie écossaise du xviii e siècle, qui est l’une des racines de ce courant philosophique et, de ce fait naturellement, aux travaux d’Adam Smith, plus exactement à sa Théorie des sentiments moraux. Le présent essai est consacré à analyser les éléments qui, dans cette réception, peuvent mal tourner. Pourquoi s’intéresser à la réception de Smith au Japon ? Parce qu’elle est essentielle pour comprendre l’attitude des Japonais face à la perspective occidentale sur les questions et les sciences économiques. Et aussi parce que la réception de Smith peut s’apprécier comme un facteur-clef du processus de modernisation du Japon.

2Cet essai débutera par l’évocation historique sommaire de la réception de Smith au Japon à partir de la fin du xix e siècle, source d’informations indispensable pour saisir la thématique philosophique que nous développerons – autant qu’elle est sans doute nécessaire pour nombre de lecteurs occidentaux peu au courant de la réception des auteurs, même les plus classiques, sur un sol si loin d’eux que le Japon. Ensuite, nous traiterons ce que l’on peut nommer une véritable « renaissance » contemporaine de la philosophie de Smith auprès du grand public nippon. La contribution de cette renaissance à une meilleure compréhension de la doctrine smithienne sera décrite en soulignant le risque d’un malentendu, que l’on dirait presque « traditionnel » tant il est récurrent, et qui demande examen, car il pourrait, malgré une démarche plus réflexive sur ce sujet dans le champ de la recherche japonaise récemment, subsister au cœur même de cette renaissance.

2 – Le statut special acquis par l’œuvre d’Adam Smith au Japon

3Adam Smith est particulièrement populaire au Japon. Dans toute bibliothèque universitaire japonaise, ou dans une grande librairie, on trouve facilement plus d’une centaine de titres traitant de la pensée ou de l’économie politique de Smith. Sur les bancs des facultés d’économie politique japonaises, les travaux de ce philosophe sont ceux que l’on étudie en premier encore de nos jours.

4Pourquoi Smith jouit-il d’une telle popularité ? Qu’est-ce que qui peut expliquer un engouement qui n’est pas seulement académique ? Dans cet essai, pour apporter des éléments de réponse, nous porterons d’abord l’attention sur le statut spécial de ce penseur au Japon. Là, Smith est vénéré. On dira, sans emphase excessive, qu’il est « idolâtré ». Illustrons par une anecdote cet état de fait. Dans les années 1930, le professeur Charles Ryle Fey, spécialiste de Smith, rapporte qu’il rencontra par hasard deux gentilshommes japonais à Edinburgh. Ils lui demandèrent où se trouvait la tombe du philosophe. Fey les y emmena et les vit tomber en adoration devant sa tombe.

5Cette anecdote est, selon nous, révélatrice de l’attitude japonaise à l’égard de Smith. Or cette « idolâtrie » reste d’actualité. Ainsi, l’on peut souvent entendre le raisonnement suivant : « Smith est juste, ce qu’il dit est juste, ce qui est juste est vrai, et cela vaut pour tout ce qui découle de sa pensée ». Dans les années 1990, on pouvait aussi entendre des avis du type « Smith explique que le libéralisme absolu est juste en raison de son autorégulation, c’est-à-dire la main invisible divine ». Smith dirait ainsi toujours « juste » et donc, le libéralisme est juste. Le lecteur pensera peut-être qu’il est exagéré d’utiliser le terme d’« idolâtrie ». Ne devrait-on pas parler de science ? Les pages qui suivent montreront au lecteur que c’est souvent le contraire.

6Pour comprendre la genèse de cette « idolâtrie », il faut revenir à l’histoire de la réception de Smith au Japon. On peut distinguer quatre périodes dans ce processus. Il existe donc une très importante et très ancienne tradition d’études smithiennes au Japon. Elle a été brillamment illustrée, par exemple par Hiroshi Mizuta, dont il suffit de citer le travail de collation intégrale de la bibliothèque d’Adam Smith (Mizuta 1967 ; 2000) qui venait compléter et parachever avec toute la précision minutieuse requise et une érudition prodigieuse le travail accompli en Occident par Bonar sur cette même bibliothèque. Les travaux de Mizuta à l’international (Mizuta 2009) sont assez reconnus pour ne pas avoir ici besoin d’y revenir : nous le mentionnons (et nous le citerons en conclusion) pour corriger l’image assez sévère que nous allons donner de la recherche japonaise dans les pages qui suivent. Mais reprenons dans l’ordre.

7La réception inaugurale a lieu à l’époque dite « Meiji », notamment dans les années 1880. À cette époque, deux courants s’opposent violemment au Japon en économie politique. D’un côté, la position officielle, défendue par le gouvernement Meiji : après avoir observé la guerre franco-prussienne de 1871, il décida d’adopter et d’imiter le système politique et économique allemand. Cette décision conduisit à établir les sciences politiques et économiques en sciences « officielles ». Elles devaient justifier l’ensemble des choix politiques et économiques au nom du développement, même lorsque les décisions « pour le pays » étaient arbitraires. L’histoire allait se répéter puisque, les thèses économiques de l’Allemand Friedrich List, qui furent adoptées par les autorités notamment à partir des années 1890, servirent d’alibi à une politique conservatrice et belliciste.

8De l’autre côté se dressait un groupe composé d’intellectuels et de journalistes aux idées libérales et antiprotectionnistes, voire anti-gouvernementales. Il s’agissait d’anciens officiels du Bakufu (ou gouvernement de la période dite d’Edô), de leurs héritiers et de leur disciples. Citons ainsi Ukichi Taguchi, qui fut surnommé l’« Adam Smith japonais ». En 1880, c’est grâce aux travaux de ce journaliste, politicien et grand prêcheur du libre-échange dans le commerce, que le nom de Smith se propagea dans les milieux intellectuels libéraux ainsi que dans le grand public. Taguchi donna notamment la première traduction en japonais des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Le groupe libéral refusa d’intégrer le nouveau gouvernement, il se divisait en positions revendicatives relatives aux idées libérales françaises ou britanniques, en opposition à la politique gouvernementale – les courants de pensée venant de France ou d’Angleterre étaient parfois assimilés à des formes de résistance contre la toute-puissance de l’État.

9Le groupe se disait « libéral » au sens où il s’opposait à la réglementation commerciale excessive du gouvernement et où il défendait avec ardeur le principe du libre-échange. À cette époque, l’économie libérale était vue comme une science hostile au gouvernement ; elle était « patriotique » car elle était la seule en mesure de mener le Japon vers la prospérité économique. Au sein de ce courant, Smith était regardé comme le héros historique qui avait combattu avec courage pour les libertés civiles et commerciales. Il devint le héros du libéralisme, image qui s’est naturellement muée progressivement en « icône » du libéralisme.

10Une deuxième étape fut franchie dans les années 1920, une époque cruciale pour le développement de l’économie politique au Japon. La faculté d’économie politique acquit l’indépendance vis-à-vis de la faculté de politique et de droit dans les universités de Tokyo et de Kyoto. Ce changement entraîna la reconnaissance de l’économie politique comme science à part entière. Cette révolution académique eut des conséquences encore visibles de nos jours pour le pays. On se persuadera aisément que cette décision était loin d’être anodine : en fait, il était espéré alors que la science pût aider à solutionner efficacement les maux économiques de la pauvreté et du chômage. Hasard du calendrier, cette prise d’indépendance coïncidait en 1923 avec le 200 e anniversaire de la naissance de Smith. Quoi qu’il en soit, les deux événements ont largement contribué à approfondir les recherches menées sur Smith au Japon. Smith demeurait un symbole du libéralisme et de la théorie économique, mais l’on se penchait enfin sur d’autres travaux du penseur que la Richesse des nations, en particulier sa jurisprudence et sa philosophie morale.

11Les années de la deuxième Guerre Mondiale vont asseoir définitivement cette idolâtrie. Pendant la guerre l’étude du marxisme fut prohibée par le gouvernent, alors qu’elle avait connu une grande vogue au début des années 1930. Nombre des économistes forcés d’abandonner l’étude de Marx se retranchèrent derrière celle des écrits de Smith : estimant que la doctrine de ce dernier constituait une des sources majeures du marxisme, ils poursuivaient leur étude de Marx sous le couvert de Smith. Ici, l’idolâtrie de Smith gagnait une symbolique neuve, la liberté d’expression mise à rude épreuve durant cette période tragique. Déjà un symbole du libéralisme, Smith devint le symbole des libertés fondamentales. Cette facette vint s’ajouter, non se substituer, à la première. Il faut dire que la doctrine économique de Smith fut aussi vue comme une forme de résistance contre l’impérialisme japonais, contre son militarisme et contre une direction exclusivement protectionniste de la politique économique.

12Après sa défaite dans la deuxième Guerre Mondiale, le Japon passa sous contrôle américain. Il incorpora le modèle économique américain. Son application alla de pair avec la démilitarisation forcée du pays. Elle permit le grand retour à la pensée de Smith, comme idéologie du libéralisme. À partir de ce moment, tous les esprits allaient converger pour soutenir la thèse du « laissez-faire » selon Smith. Le monde académique allait se concentrer sur le système de Smith pour la première fois conçu en son entier, notamment dans le rapport entre la Théorie des sentiments moraux de 1759 et la Richesse des nations de 1776. Le Japon découvrait en somme, à son tour et tard venu, le « problème d’Oncken » [1]. Dans le monde non-académique toutefois, à mesure que le nom de Smith était mis en vedette, on le traitait toujours exclusivement en idéologue d’un libéralisme absolu.

13Ici devait commencer une simplification excessive des thèses de Smith, qui allait conduire par la suite à de nombreux malentendus sur lesquels nous vivons encore. En général, bien des Japonais imaginent, sans même avoir lu un seul ouvrage de ce penseur, qu’il prêche un libéralisme dépourvu de toute idée de régulation. Cette simplification devait s’aggraver dans les années 1980, période charnière du néo-libéralisme au Japon, en lien au grand boom économique connu par le pays. Nombre d’idéologues néo-libéraux citent alors le nom de Smith comme un mantra et dans le seul but de justifier leurs arguments, quels qu’ils puissent être, en faisant simplement et totalement fi du système de Smith. Il convient de souligner la gravité des erreurs causées par une telle simplification et de délimiter le malentendu central, c’est l’objet principal du propos dans cet essai.

14En résumé de ces rappels historiques trop brefs, il existe une tradition ancienne, et elle fut riche, qui établit la perspective de la réception de Smith au Japon. Nous en retenons sciemment pour notre propos que Smith y est avant tout vu, non seulement comme le penseur qui eut raison « le premier et pour toujours » dans son combat en faveur du libéralisme, mais encore comme un symbole des libertés fondamentales, et tout à la fois un prédécesseur du marxisme en même temps qu’un idéologue du néo-libéralisme. En fait, on est souvent arrivé au Japon à avancer tout et son contraire au nom de Smith. Il est notoire que nombre d’économistes essaient de légitimer leurs arguments de son autorité mais il reste frappant de voir combien c’est fort le cas au Japon.

15Ce sont des idolâtres, ces économistes qui cherchent à légitimer leurs positions en s’appuyant sur l’autorité de Smith. Plus encore qu’un savoir, ils semblent invoquer une idole. Ce qu’il faut remarquer, c’est que l’image de Smith, en tant que reflet de l’époque où l’on utilise son nom, change par conséquent foncièrement avec les temps. Dans notre temps, où le vent se retourne contre le néolibéralisme, elle évolue encore. Ce vent d’« anti-néolibéralisme », qui souffle aussi au Japon, s’accompagne de manière prévisible de la renaissance d’un intérêt pour Smith. Il donne lieu à une énième réinterprétation de ses idées, surtout auprès du grand public.

3 – La « renaissance-Smith » : des ressources pour une éthique de l’économie politique

16L’ancien idéologue du libéralisme fait peau neuve après la crise majeure suivant 2008. Ou plutôt, on peut parler d’une « renaissance Smith (Smith revival) » qui voit sa réinterprétation au Japon, avec la publication d’ouvrages aux titres évocateurs, dont nous citons, à titre purement générique, les expressions de réclame qui y apparaissent, comme « le véritable Adam Smith », « Adam Smith et le monde contemporain », « Smith, notre contemporain », etc., autant de formulations publicitaires destinées à hameçonner l’acheteur, mais qui n’en marquent pas moins son regain réel dans l’actualité.

17Les auteurs d’ouvrages de ce genre tentent, en général, de corriger l’image trop simplifiée de Smith mentionnée plus haut et ils réfutent l’image du Smith idéologue d’un libéralisme économique « absolu » en insistant sur l’importance de sa philosophie morale. Pour atténuer l’étiquette libérale qui a été collée au philosophe écossais, ils axent leur réflexion sur la relation étroite entre ses différentes œuvres, notamment entre la Théorie des sentiments moraux et la Richesse des nations.

18Ainsi l’ouvrage Adam Smith. Le monde de la « Théorie des sentiments moraux » et les « Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations », du professeur Dôme de l’université d’Osaka a manifesté dès 2008 une renaissance de ce type. Il s’en est vendu beaucoup d’exemplaires en peu d’années et ce « best-seller » reçut le Prix académique Suntory, accordé aux ouvrages dont l’excellence académique n’empêche pas qu’ils soient adressés au grand public. De nombreux économistes recommandent cet ouvrage jusqu’en cours, le présentant même comme un modèle de guide pour entrer dans la philosophie de Smith. L’analyse des caractéristiques de la renaissance de l’intérêt pour Smith renvoient, dans les pages qui suivent, principalement à ce livre.

19La « renaissance » de la pensée de Smith a sa source dans sa Théorie des sentiments moraux. L’ouvrage de Dôme contribue à en donner une compréhension plus exacte. Dans le monde non-académique, la philosophie de Smith fut toujours trop simplifiée, souvent en rapport avec la réalité économique : avant l’éclatement de la bulle économique de l’économie japonaise, dans les années 1980, beaucoup citaient le nom de Smith à tort et à travers comme modèle d’un laissez-faire intégral, en négligeant les œuvres qui venaient contredire cette affirmation, notamment sa Théorie de 1759. Ils voyaient en Smith l’auteur qui a pensé que les hommes ne commettent jamais de mauvaise action quand ils font ce qu’ils veulent. Et cet « optimisme » était censé manifester sa grande confiance dans l’humanité, ce pourquoi on pouvait l’apprécier.

20Certes, personne ne disconviendra que Smith pouvait sans doute avoir confiance en l’humanité. Mais on ne devrait pas oublier qu’il analyse les circonstances qui poussent les hommes à commettre de mauvaises actions. Cette analyse est, selon nous, un des legs majeurs du penseur écossais. Malheureusement, l’économiste cité omet ce point cardinal. Dôme essayait, de son côté, de corriger cette image simpliste de Smith, en présentant le système élaboré par celui-ci dans son entièreté. Dôme présentait ainsi sa visée :

21

[Mon] livre présente une nouvelle image de Smith, qui respectera son point de vue sur l’homme et sur la société, tel qu’exprimé dans sa Théorie des sentiments moraux […] Je traiterai des arguments de Smith développés dans sa Théorie ainsi que dans sa Richesse des nations comme d’un système globalement cohérent de l’ordre et de la prospérité de la société.
(Dôme 2008, ii, notre traduction)

22Le but avoué de Dôme consiste à se défaire de l’image de l’agent « utilitariste égoïste » que l’on prétend trouver dans la Richesse des nations, tout en démontrant le rôle central joué par la « sympathie » dans la doctrine de Smith. Dôme cite, au début de son argumentation, cette phrase très connue de Smith :

23

Aussi égoïste que l’homme puisse être supposé, il y a évidemment certains principes dans sa nature qui le conduisent à s’intéresser à la fortune des autres et qui lui rendent nécessaire leur bonheur, quoiqu’il n’en retire rien d’autre que le plaisir de les voir heureux.
(Smith 2014, 23)

24Il commente cette phrase comme suit :

25

On apprend que Smith ne pense pas que l’homme soit simplement égoïste. L’homme considère, bien sûr, son propre intérêt. Mais il y a aussi un autre principe dans la nature humaine. C’est qu’il s’intéresse aux autres.
(Dôme 2008, 28, notre traduction)

26Dôme met au cœur du système de Smith l’intérêt pour autrui, né de la sympathie. Les sentiments humains sont expliqués en se référant aux arguments de Smith à partir de la sympathie. L’auteur consacre plusieurs pages à la genèse de la « propriété », qui peut servir de mesure aux actions humaines et au sens du devoir. En cela, il tente de resituer à leur juste place l’égoïsme (ou l’amour-propre, self-love) promu par Smith, mais que l’on a utilisé, au nom de Smith, depuis très longtemps hors de leur contexte d’origine. La « renaissance Smith » passe donc par la clarification de la « hiérarchisation » des sentiments moraux fondés sur la sympathie, ainsi que par le refus d’un libéralisme simplificateur à l’excès qui exploite les notions des sentiments smithiens, comme l’amour-propre ou l’ambition, sans absolument tenir aucun compte d’une telle hiérarchisation.

27Pour illustrer notre propos, prenons deux exemples, les notions d’amour propre et d’ambition, sentiments qui ont été surexploités et/ou utilisés arbitrairement par bien des idéologues japonais du libéralisme, que l’on peut aussi bien qualifier de « néo-libéraux ». Il est cardinal de revenir au texte original pour saisir dans leur authenticité la véritable nature de ces sentiments, car Smith écrit en vérité que « c’est la tâche spécifique des facultés que nous considérons ici de juger, de censurer ou d’applaudir tous les autres principes de notre nature. (Smith 2014, 233). Les « facultés » que Smith mentionne se fondent sur « le souci pour les règles générales de conduite » et sur « le sens du devoir », tandis que « les autres principes de notre nature » comprennent naturellement également l’amour-propre (ou égoïsme). Dôme commente cette phrase en disant :

28

Smith pense que l’intérêt propre et l’amour-propre sont d’ordinaire réglés par le sens du devoir. Cela est essentiel pour comprendre pourquoi Smith admet les activités économiques fondées sur l’intérêt propre. On ne pourra jamais trouver, dans la philosophie de Smith, l’idée que l’on doit laisser aller l’intérêt propre sans aucune entrave.
(Dôme 2008, 59, notre traduction)

29Dôme parvient à expliquer la place que l’amour-propre prend adéquatement chez Smith, en décrivant ce sentiment dans sa relation avec le sens du devoir et en expliquant aussi de la sorte la nature de l’ambition humaine en relation à la sympathie. Nous, agents humains, sympathisons très aisément avec les joies éprouvées par autrui ; c’est un phénomène qui provoque notre propre plaisir. À l’inverse, la sympathie pour les souffrances d’autrui conduit à faire naître nos propres douleurs. En d’autres termes, la richesse ou la joie sont également une source de plaisir pour nous ; la pauvreté et la tristesse sont également une source de douleur pour nous. Cette sympathie établit un « point nodal de mesure » qui nous permet d’apprécier ces facteurs. Quand nous intériorisons ce point de mesure et que nous commençons à le prendre effectivement pour référence, l’ambition d’acquérir à notre tour de la richesse et des honneurs naît alors en nous. Cette ambition trouve donc à s’agencer au sein des sentiments moraux. Avec cette explication, Dôme réussit cependant également à relativiser cette ambition, louée sans réserve par certains adeptes du libéralisme qui ne tiennent aucun compte de la hiérarchie des sentiments moraux dans l’œuvre de Smith.

30En bref, Dôme éclaire la hiérarchie des sentiments moraux en montrant qu’elle accorde sa juste place à chaque sentiment moral, comme la sympathie, le sens du devoir et l’amour-propre,. L’ouvrage de Dôme a constitué à ce titre une contribution importante à la compréhension de la philosophie de Smith, contre ceux, nombreux, qui invoquent le nom de Smith pour légitimer des points de vue pris sans tenir compte du système en son entier, comme lorsqu’il s’agit de justifier toute concurrence « libre et sans entrave » au nom de Smith. Mais, grâce au travail de Dôme, de tels recours arbitraires à Smith ne sont plus possibles au Japon, et c’est le plus grand mérite de son travail que de rendre impossible cet usage « idéologique » de Smith.

31Quelle est cependant l’originalité des arguments que cet auteur présente ? Car si son approche rend justice à Smith, ses arguments n’ont rien d’original a priori. Bien avant Dôme, dans une tradition que nous disions riche, d’autres spécialistes avaient mis en exergue la hiérarchie qui existe au sein des sentiments moraux dans l’œuvre de Smith [2]. En fait, outre le mérite qu’a eu Dôme de faire voir de manière générale cette hiérarchie à un public non-initié, l’intérêt de l’ouvrage qu’il a donné et qui est à l’origine même de son succès, fut de répondre en fait à l’attente de ce public japonais qui, lassé du « néolibéralisme », était en quête d’une théorie économique plus éthique, d’une économie qui fût pour lui un soutien moral. C’est ce que Dôme a apporté, sous ce nom de « Smith » déjà révéré au rang d’une idole parmi tous les penseurs importés au Japon.

4 – Difficultés que la « renaissance-Smith » peut soulever

32Il est possible que la renaissance évoquée jusqu’ici, si louable à tant d’égards, pose elle-même quelque nouvelle(s) difficulté(s) et, d’abord, elle aussi un souci de simplification excessive. Ce serait une moralisation excessive de la pensée de Smith, venant succéder à une simplification outrancière qui avait fait de celui-ci le héraut d’un égoïsme pur et dur. Est-ce l’on pourrait soutenir la visée, qui apparaîtrait comme un nouveau simplisme, de promouvoir Smith comme un moralisateur, par opposition au précédent « Smith partisan de l’égoïsme » ?

33Il peut sembler que les auteurs qui contribuent à cette renaissance au Japon, comme Dôme (et nous limitons sciemment notre propos à eux), raisonnent selon le syllogisme simplificateur suivant :

341) Bien entendu, Smith n’est pas en vraiment un idéologue du (néo)libéralisme. C’est d’abord un philosophe de la morale ; il circonscrit l’action de l’économie libérale dans la morale qu’il a développée dans sa Théorie de 1759.

352) Or, Adam Smith a toujours raison – et ce qu’il dit est toujours juste.

363) Donc, son argumentation à l’encontre la formule absolutisée du libéralisme est tout aussi juste.

37Ce syllogisme est semblable à celui avec lequel l’on avait voulu légitimer l’image d’un « Smith libéral à tout crin ». Il peut donc exister aussi un risque majeur de simplisme, visant cette fois à justifier la présence de la morale dans les activités économiques – encore au nom de Smith.

38On peut repérer ce risque même dans l’excellent ouvrage de Dôme, qui parle de la « négligence du naturalisme » chez Smith, notion que l’on développera plus loin. La philosophie de la morale ne consiste pas chez Smith en simples recommandations de morale ; elle nous présente une hiérarchie, voire même mieux, une généalogie des sentiments moraux à partir de la sympathie. C’est un attrait important de cette philosophie. Or il semble que Dôme, lui aussi, néglige parfois ce point. Pour illustrer notre propos, revenons au passage cité plus haut ; au sujet du « sens de justice » chez Smith, Dôme indique que « Smith pense que l’intérêt propre et l’amour-propre sont d’ordinaire réglés par le sens du devoir et doivent être réglés par lui » (Dôme 2008, 59, notre traduction ; nous soulignons).

39Il est essentiel de remarquer que Dôme ajoute que l’intérêt propre (self interest) et l’amour-propre (self love) doivent être réglés par le sens du devoir : Dôme procède là au changement qui fait passer d’une description factuelle à un commandement moral. Or, ce que Smith remarque en vérité, c’est un fait qu’il trouve dans la vie quotidienne, à savoir que l’amour-propre est régulé par le sens du devoir, mais Smith ne recommande pas cette régulation pour elle-même, car il décrit simplement un fait humain. Pourtant, Dôme conclut à une obligation, à partir de cette description d’un fait, et c’est un faux pas. On peut volontiers admettre que Smith nous recommande de vivre en êtres moraux, et très sincèrement encore. Mais ce n’est pas la question. Si l’on veut rester fidèle à l’idée centrale de Smith, on doit alors étudier ses textes, sans tirer de recommandation morale hors contexte. On pourrait sinon risquer d’affaiblir la force argumentative du texte de Smith. Ces textes sont d’autant plus convaincants qu’ils se limitent sciemment à décrire des faits.

40Pour approfondir la question, citons un autre exemple bien connu, à savoir le « franc-jeu ». À ce sujet, Dôme forme son raisonnement de la manière suivante : il cite d’abord une phrase très connue de la Théorie des sentiments moraux qui porte sur les règles du franc-jeu. La voici :

41

Dans la course aux richesses, aux honneurs et aux faveurs, il [chacun] peut courir aussi vite qu’il lui est possible, et tendre chaque muscle et chaque nerf pour dépasser tous ses concurrents. Mais s’il devait bousculer ou jeter à terre quelqu’un d’entre eux [tous], l’indulgence des spectateurs prendrait immédiatement fin. C’est une violation du franc-jeu qu’ils ne peuvent admettre.
(Smith 2014, 136 ; nous soulignons)

42En s’appuyant sur cette idée, Dôme avance, à partir de là, ce qui suit :

43

On doit donc conclure que ce que Smith admet, c’est la seule ambition maîtrisée (tempérée) par le sens de la justice. Ce qu’il recommande, c’est d’obéir aux règles du franc-jeu, de refuser de participer aux situations de concurrence que le spectateur impartial n’admettrait pas, et de poursuivre en même temps le « chemin de la vertu » et « la route de la fortune ».
(Dôme 2008, 101, notre traduction)

44Dôme écrit que Smith nous conseille de respecter les règles des activités économiques. Mais, en vérité, Smith décrit comment parvenir à observer les règles du franc-jeu. Il n’explique pas pourquoi on devrait avoir du respect pour ces règles. C’est une différence très subtile. Mais elle est essentielle pour comprendre la vision de Smith. Changer cela entraîne des suites néfastes graves parce que c’est transformer l’excellente description que donne Smith en une recommandation tout bonnement moralisatrice.

45Il faut soulever une autre question : dans la même phrase, Dôme met l’accent sur la coïncidence entre « course à la vertu » et « course aux richesses ». Mais, dans le texte de Smith, si cette coïncidence s’observe, c’est seulement au sein des conditions moyennes et inférieures :

46

Dans les conditions moyennes et inférieures, le chemin de la vertu et la route de la fortune, du moins vers cette fortune que les hommes de ces conditions peuvent raisonnablement espérer acquérir, sont heureusement dans la plupart des cas presque les mêmes.
(Smith 2014, 105 ; nous soulignons)

47Il s’agit seulement là d’une remarque factuelle, celle d’une coïncidence heureuse qui peut s’observer dans les conditions moyennes et inférieures de la société, sans qu’il s’agisse en rien de prodiguer quelque conseil. Or Dôme tire pourtant un conseil moral de cette description factuelle.

48Revenons à l’exemple des règles du franc-jeu. Il semble que Dôme veuille dire qu’observer les règles est en soi « vertueux ». Si l’on voulait, l’on pourrait appeler « vertu » ce fait d’observer des règles. Cependant, ces mêmes règles naissent spontanément de l’échange permis par la sympathie entre les hommes. Si l’on vit selon l’ordre naturel des choses, on ne peut pas choisir d’adopter ces règles, on ne peut pas ne pas faire ce choix parce que l’on veut que son action reçoive la sympathie des autres. En d’autres termes, c’est spontanément que l’on adopte ces règles. Si on se méprenait sur ce point, on négligerait l’essentiel de la philosophie de Smith, ce que nous voudrions appeler ici, après d’autres, son « naturalisme ».

49Pour apporter un éclairage sur ce naturalisme de Smith, proposons de comparer sa philosophie morale de Smith avec la généalogie de la morale chez Nietzsche.

50Comme on l’a remarqué précédemment, Smith ne prône pas l’idée qu’il faille observer des règles, il explique en revanche comment ces règles se sont formées, et comment nous les trouvons toutes faites. Il reconnaît l’importance de la morale dans les actions et, probablement, soulignons le mot qui suit, il nous la recommande fondamentalement, certes. Mais, au moins dans sa Théorie, Smith entend seulement décrire la généalogie de la morale au sein des actions humaines, sans doute comme Nietzsche décrit la généalogie de la morale à sa propre manière. Chez les deux philosophes, la morale naît spontanément d’une part instinctive dans la nature humaine. La morale chez Smith est fondée sur la sympathie comme, de manière similaire, elle découle du ressentiment chez Nietzsche. Bien entendu, il existe nombre de différences entre les deux penseurs. Et il va de soi que la sympathie, par exemple, diffère très sensiblement du ressentiment.

51Toutefois, il existe un point commun essentiel à ne jamais négliger : les deux penseurs entendent décrire la formation de la morale entre les hommes, mais ni justifier, ni non plus d’ailleurs prôner quelque morale que ce soit. Sur ce point, on évitera assez naturellement sans doute de prendre jamais la description de la généalogie de la morale chez Nietzsche pour une recommandation moralisante. Mais l’on se méprendrait sur la théorie de la morale chez Smith en la confondant avec une recommandation de ce genre. Bien entendu, derechef, Smith reconnaissait tout à fait l’importance que revêt la morale. Mais ce qu’il en écrit dans sa Théorie, c’est la manière de on parvenir à respecter des règles de morale, et non pourquoi on devrait les respecter.

52Dôme néglige par trop le naturalisme de Smith et ceux qui le suivraient l’auteur japonais feraient sans doute de même. Or, si l’on perd de vue ce naturalisme, si l’on pense que Smith voulait simplement borner l’action économique par le moyen de la morale présente dans sa Théorie, l’on se méprendrait sur le sens véritable de la philosophie de Smith car, dans ce cas, l’on opposerait simplement les préceptes de la morale aux lois de l’économie, sans comprendre jamais les circonstances dans lesquelles l’homme devient un être moral.

53En réalité, Smith met en évidence les circonstances qui font que les actions économiques sont socialement reconnues par les autres, c’est-à-dire ce qui les rend morales. Et ce que Smith enseigne, c’est à analyser minutieusement ces circonstances. Insistons sur ce point : son analyse pousse à réfléchir sur les circonstances qui rendent nos actions morales ; si nous voulons donc que nos actions soient déjà morales, ce qui est nécessaire, c’est d’intégrer cette analyse fondée sur le naturalisme smithien, pas de suivre une quelconque recommandation de morale. En résumé, les règles morales que l’on pourrait trouver dans la philosophie de Smith ne sont jamais de la nature d’une catégorie impérative, mais ce sont des propositions conditionnelles, à suivre si nous voulons être des agents moraux, jusques et y compris au sein de la vie économique.

5 – La confusion spécifiquement japonaise entre les notions de sympathie et de compassion

54Outre une certaine négligence quant au naturalisme de Smith, un autre malentendu règne encore au Japon concernant sa philosophie. Il porte sur ce qui pousse à prêcher une certaine forme d’altruisme au nom des idées de Smith. Ce malentendu se retrouve surtout chez le public moins éduqué que le monde universitaire, mais il vaut la peine de le mentionner parmi les errances dans la réception japonaise de l’œuvre de Smith.

55Chez les hommes d’affaires japonais, surtout ceux partis à la retraite, il existe une tradition longue consistant à exhorter tout un chacun à « moraliser les affaires ». C’est un peu, si l’on veut, une tradition locale, comme en France celle de manifester, et l’on trouvera très facilement, dans les grandes librairies du Japon, des myriades de livres écrit par ces « évangélistes » de la morale des affaires. L’on trouvera des titres comme ceux-ci, volontairement pris au hasard, pour illustrer ce courant : il y a, par exemple, des Morale du management, des Guide de survie pour une philosophie des affaires ou des Morale de l’entreprise pour ses clients, et ainsi de suite. D’ordinaire, un livre de ce genre comporte une autobiographie de l’auteur, c’est-à-dire un homme d’affaires en retraite, généralement au nom notoirement connu, avec les leçons qu’il a tirées de son expérience.

56En général, ces auteurs adorent tresser les louanges d’une espèce de communautarisme fondé sur l’altruisme, ce qu’ils donnent comme la leçon de morale la plus grande dans les affaires. Ils conseillent à tous leurs lecteurs de sacrifier à ce communautarisme afin que, curieusement, ces lecteurs réussissent à gagner… plus d’argent. Les mêmes affirment qu’en vue du succès même de l’entreprise, il faut intégrer ce communautarisme au titre d’une dimension inhérente à l’esprit des affaires, et puis, aussi, donner toujours la priorité à sa clientèle.

57En général encore, les auteurs en question ne se contentent pas de leur propre expérience pour convaincre leurs lecteurs. Afin de mieux légitimer leurs arguments, ils invoquent volontiers les noms de grands philosophes : Kant, Confucius, etc. Quoiqu’ayant passé du temps pour amasser des fortunes considérables, ils discourent comme s’ils avaient cultivé avant tout un pur idéal humaniste. On devine aisément : Smith est leur auteur favori, puisqu’il est l’« économiste des économistes », l’« idole » que nous avons évoquée au début de cet essai. C’est aussi pour cela que nous avons insisté ; selon ces auteurs-là, il s’agit donc d’être tous communautaristes par devoir, de donner la priorité en tout au bénéfice de la clientèle car notre propre profit en résultera nécessairement e naturellement. En d’autres termes, ils veulent faire de nous tous des contributeurs communautaristes pour le bien de la société, puisque la prospérité de celle-ci est cela même qui rend les affaires possibles. Et puis, on le devine encore aisément : Smith, fondateur de l’économie politique, ne prônait-il d’ailleurs pas ce communautarisme en soulignant le rôle majeur de la sympathie ?

58Si quelque ironie est ici permise, c’est que l’exploitation de l’image du Smith communautariste succède chez ces gens-là à l’accumulation du profit réalisé en exploitant une autre image, celle du Smith idéologue du libéralisme concurrentiel. Peut-être serait-ce à peine là exagérer ou caricaturer l’attitude qui a été adoptée envers Smith au Japon, mais il est certain que l’on verra facilement que ce malentendu y persiste effectivement durablement. Au final, ces deux figures de Smith sont bien entendu des simplifications outrancières, chacune soulignant un seul aspect de sa philosophie au détriment de son système. Si les malentendus ont lieu, il n’y a là rien que de naturel.

59Pour autant, l’affaire n’est pas réglée, car la simplification communautariste dans la philosophie de Smith ne s’est pas produite sans raison. Que ce soit de négliger le naturalisme de Smith ou de simplifier dans une visée moralisatrice, on est coupable de cacher ce qui pourrait bien être le désir de trouver des préceptes de morale jusque dans le texte du grand penseur. À propos de Smith et en contexte japonais, cette tendance se trouverait peut-être fortifiée par ce que dit le mot Kyokan (共感), qui a été choisi pour traduire le terme « sympathie » chez Smith. Par son étymologie, ce terme signifie que l’on « partage les sentiments d’autrui ». On pourrait suggérer comme possibilité que les nuances de ce mot conduisent alors les Japonais à se méprendre sur le sens véritable du concept de sympathie chez Smith.

60Pour clarifier ce point, il est utile de faire retour à l’époque de la première introduction de Smith au Japon. Les penseurs Enryô Inoue (1858-1919) et Yujiro Miyake (1860-1945) ont contribué à introduire la philosophie occidentale, en particulier celle des Lumières écossaises ; il écrivait ce qui suit au sujet de la philosophie de Smith :

61

C’est Smith qui a exposé la théorie de la compassion en synthétisant l’utilitarisme de David Hume et la théorie de la conscience selon Francis Hutcheson. On peut dire que Smith a foncièrement amélioré l’utilitarisme humien. Ceux qui évoqueront l’utilitarisme devront en général insister sur la sympathie et sur la compassion. Quant à ce point, Smith est beaucoup plus explicite que Hume.
(Inoue 1890 (?), 53 ; nous traduisons)

62Dans cette citation, on perçoit bien ce qui existe de confusion entre la sympathie, qui est neutre chez Smith, et la compassion, qui est propre à l’altruisme. Inoue interpole la sympathie avec la compassion, qui est depuis longtemps considérée comme une vertu importante dans le cadre culturel japonais, car elle y joue un rôle très important, notamment et surtout dans le bouddhisme.

63Pourquoi cette confusion ? Elle peut provenir des nuances présentes dans ce Kyokan (共感). D’une part, le mot désigne non seulement la sympathie, mais encore la compassion, et étymologiquement, redisons-le, il signifie que l’on partage le sentiment des autres, ce qui est une bonne chose, et chez les Japonais, selon la définition donnée ici, en particulier lorsque l’accent est surtout mis sur les sentiments « négatifs » (tristesse, douleur, affliction). Ainsi préconiser la compassion pour autrui signifie préconiser d’aider ceux qui souffrent, de partager leur douleur. Cette définition tirerait au moins partiellement son origine d’un désir de considérer la morale comme naturelle et instinctive, comme innée ou inhérente à la nature humaine.

64Quoi qu’il en soit, Kyokan (共感) joue un rôle si essentiel qu’on l’utilise très souvent dans les discussions pédagogiques, par exemple. C’est un mot-clé de l’instruction donnée à l’école primaire, où l’on préconise que les élèves développent et acquièrent ce fameux Kyokan (共感). Le but de l’instruction que l’on donne aux enfants japonais consiste avant tout à construire une communauté de sentiment où tous sont en harmonie les uns avec les autres. Quand l’on y parle de Kyokan (共感), l’accent est toujours mis sur la communauté (celle du sentiment, en premier lieu).

65D’autre part, bien entendu, cette confusion nuit à une compréhension exacte de la philosophie de Smith. Pourquoi est-elle néfaste ? Simplement parce que ce serait une grave erreur de vouloir comprendre la philosophie smithienne à travers le mot Kyokan (共感). On perdrait alors d’emblée de vue le processus de la compréhension en se méprenant totalement sur la philosophie smithienne, qui se conçoit dans un autre cadre intellectuel, et l’on s’écarterait ainsi immédiatement du sens véritable de la sympathie smithienne, voire même du sens de toue la modernisation qu’elle revient à prôner (nous voulons dire, en permettant le cadre théorique de l’édification de la société civile).

66Car ce que Smith explique, c’est comment l’on devient individualiste par l’effet de la sympathie. Mais, au Japon, la sympathie, interprétée comme une forme de compassion, constitue précisément la préconisation pour édifier une communauté fondée sur le sentiment commun. C’est donc une erreur lourde que de lire cette théorie smithienne à travers le mot japonais Kyokan (共感). Ce qui importe dans la philosophie de Smith, ce n’est pas tant d’« éprouver de la sympathie » pour autrui que le fait de tempérer son égoïsme pour être socialement reconnu dans son action, ou encore, en d’autres termes, pour que nos actions reçoivent à leur tour la sympathie des autres. Cette démarche est nécessaire pour s’engager sur la voie même de l’individualisme. Ce que nous devons impérieusement retenir de la philosophie de Smith, c’est que ce processus d’individualisation est rendu possible par l’analyse précise que Smith donne des circonstances dans lesquelles il a lieu. La sympathie même n’est pas une vertu à préconiser, elle est une condition de la société civile.

7 – En guise de conclusion

67Au début de cet essai, nous avons mentionné la brillante tradition érudite dans la réception japonaise de la pensée de Smith. Elle est connue des spécialistes. Et, dans le fond, il en va de même au Japon que dans le reste du monde : Smith n’y est pas considéré par ces spécialistes comme le fondateur du (néo)libéralisme à la mode actuelle ou, au moins, récente. Car les errances sont nombreuses et ce sont elles que nous avons voulu présenter, car les causes de ces errances propres à l’univers conceptuel japonais sont méconnues à l’étranger. Une phrase très suggestive du grand spécialiste Hiroshi Mizuta semble ici appropriée – elle vient conclure son article sur les « concepts de société civile et de bürgerliche Gesellschaft selon Marx au Japon ». Mizuta y insiste sur la neutralité de la sympathie smithienne et il reconnaît son importance dans l’édification d’une société civile composée d’agents individuels. Il ajoute en conclusion le point suivant :

68

Les Européens qui auront lu cet article pourraient se demander pourquoi nous y avons si vigoureusement insisté sur les conditions fondamentales de la société civile que l’on peut tirer de la théorie de Smith. Ils peuvent nous rétorquer que le problème le plus urgent n’est ni de jouir de la liberté ou de l’indépendance individuelle, mais bien de cultiver l’amour et la solidarité, pour lutter contre l’isolement et la solitude. C’est qu’au Japon, il existe encore beaucoup de résidus du féodalisme.
(Mizuta 2009, 414, nous traduisons)

69Pour Mizuta, les Japonais n’ont réussi ni à comprendre ni à réceptionner correctement les idées majeures portées par Smith, avant tout l’idée d’une société civile composée d’individus dont l’amour-propre et l’égoïsme sont bien « tempérés » parce qu’ils sont « socialisés » par la sympathie. La preuve, cette remarque la fournit car dire qu’il existe encore des résidus du féodalisme dans la société japonaise aujourd’hui, c’est dire l’inclination des Japonais envers une communauté de type sentimental. Le double échec à bien comprendre et à bien réceptionner les idées de Smith s’ancre, et se manifeste, tout à la fois, dans les malentendus que nous avons indiqués dans ces pages.

70Au Japon, l’on a présenté Smith comme un idéologue du libéralisme et aussi, surtout pendant la période de pleine croissance du pays, comme l’inspirateur d’un néo-libéralisme, alors que l’on sait partout (et certains spécialistes japonais aussi) que ce n’est pas le cas. De nos jours, ce qu’on peut appeler la « renaissance » de l’intérêt pour la pensée de Smith rend évidemment impossible cette interprétation simpliste. Mais l’on continue à simplifier l’image de Smith, en cherchant cette fois à l’opposer au libéralisme (qui n’est après tout qu’un choix politique, qu’il est loisible de faire ou pas) ; dans ce but, on forge un Smith prompt à préconiser des règles moralisatrices, et le risque demeure de perpétuer des malentendus profonds et regrettables à l’égard de cette pensée fondatrice.

71Car au Japon, comme ailleurs peut-être, le succès des thèses que nous avons dénoncées dans les pages qui précèdent, laisse planer un autre mystère (qu’il y aurait lieu d’aborder dans un autre texte) : pourquoi ces thèses supportent l’ignorance en histoire de la pensée (philosophique ou économique) comme en philosophie économique, voire l’hostilité à l’égard de ces dernières.

Références

  • Campagnolo, G. 2011. “Adam Smith lu par Jean Mathiot : du ‘spectateur impartial’ au ‘travailleur impartial’.” Dialogue 50 : 469-509
  • Dôme, Takuo. 2008. 「アダム・スミス : 『道徳感情論』と『国富論』の世界」 Adam Smith : Dôtoku Kanjôron to Kokufuron no Sekai [Adam Smith et son monde. De la Théorie des sentiments moraux aux Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations]. Tokyo : Chuôkoron.
  • Dupuy, J.-P. 1992. Le sacrifice et l’envie. Le libéralisme aux prises avec la justice sociale. Paris : Calmann-Lévy.
  • Hirschman, A. O. 1977. The Passions and the Interests. Political Arguments for Capitalism Before Its Triumph. Princeton : Princeton University Press. Trad. fr : Les passions et les intérêts, 1980. Paris : P.U.F.
  • Inoue, Enryô. 1890 (?). 近世哲学史宗教哲学 Kinsei Tetsugakushi,Shûkyô Tetsugaku [Histoire de la philosophie moderne et de la religion modernes - cours par]. Sans lieu.
  • Mathiot, J. 1992. Adam Smith, économiste et philosophe. Paris : P.U.F.
  • Miyake, Yujiro. 1900 (?) 近世哲学史 Kinsei Tetsugakushi [Histoire de la philosophie moderne : cours donnés par]. Tokyo : Tetsugaku-kan Daigaku.
  • Mizuta, Hiroshi. 1967. Adam Smith’s Library. A Supplement to Bonar’s Catalogue with a Checklist of the Whole Library. Cambridge : Cambridge University Press.
  • Mizuta, Hiroshi. 2000. Adam Smith’s Library. A Catalogue, Oxford : Oxford University Press/Clarendon Press.
  • Mizuta, Hiroshi. 2009. アダム・スミス論集 : 国際的研究状況のなかで Adam Smith Ronshû : Kokusaiteki Kenkyû Jôkyô no Nakade [Recueil de mes articles sur Adam Smith publiés à l’international]. Kyoto : Minverva Shobo.
  • Oncken, G. (1898) “Das Adam Smith Problem.” Zeitschrift für Sozialwissenschaft vol. 1 : 25-33.
  • Smith, A. 2014 [1759]. Théorie des sentiments moraux, trad. fr., introduction et notes de M. Biziou, Cl. Gautier et J.-Fr. Pradeau. Paris, P.U.F.
  • Smith, A. 1995. Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, trad. fr. P. Taieb et al.. Paris, P.U.F.

Mots-clés éditeurs : Adam Smith, histoire de la pensée économique au Japon, philosophie sensualiste au Japon

Date de mise en ligne : 15/07/2019

https://doi.org/10.3917/rpec.201.0137

Notes

  • [1]
    D’abord formulé par Gustav Oncken (1898) dans le premier numéro du Zeitschrift für Sozialwissenschaft, « das Adam Smith Problem » demandait : le fondement de la doctrine morale smithienne, à savoir la sympathie, tel qu’il apparaît dans la Théorie, contredit-il le « self-love » de la Richesse des nations (« amour-propre » ou « amour de soi », souvent compris – et improprement traduit – comme « égoïsme ») ?
  • [2]
    De toute évidence, les travaux produits dans le monde occidental sur le sujet existaient également déjà (l’ouvrage sur les « passions et les intérêts » d’Albert O. Hirschman, qui date de 1977 et fut traduit en français en 1980, ou ceux de Jean-Pierre Dupuy et de Jean Mathiot en français, parus en 1992, voir notamment le commentaire de Gilles Campagnolo, 2011). Notre essai portant uniquement sur le Japon, nous n’y renvoyons pas ici et, quant à la tradition spécialisée japonaise, elle est à l’arrière-plan de cet essai, mais non son objet principal qui est d’enquêter sur les présupposés philosophiques de l’interprétation de Smith diffusée au Japon.

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