Couverture de RPEC_152

Article de revue

D'une convention à une autre : quand la rationalité « performe » le réel

Pages 69 à 108

Notes

  • [*]
    Centre d’études interdisciplinaires Walras-Pareto (Université de Lausanne) ; Centre d’Économie de la Sorbonne (Université de Paris 1). Contact : brissetni@gmail.com. Je remercie Roberto Baranzini, Pascal Bridel, Jérôme Lallement, Antoine Missemer, Thomas Müller, Philippe Steiner, Sophie Swaton ainsi que deux rapporteurs anonymes pour leurs précieux conseils. L’idée développée dans cet article m’est venue à la suite d’une discussion avec Maxime Desmarais-Tremblay à propos de l’œuvre de Bernard Williams. Je lui suis reconnaissant de m’avoir fait partager ses réflexions. L’article a profité de l’œil expert de Dorian Jullien, à qui j’adresse également toute ma reconnaissance. Enfin, je tiens à remercier Emmanuel Picavet ainsi qu’Anaïs Mauriceau pour leur disponibilité.
  • [1]
    Sur ce point, voir Licoppe (2010) ou encore Brisset (2014).
  • [2]
    De nombreux sociologues se sont en effet intéressés à l’influence de la connaissance économique sur les systèmes sociaux (Steiner 1998). Tel est par exemple le sens de La grande transformation de Karl Polanyi (Brisset 2012b).
  • [3]
    La théorie de la performativité s’est en effet explicitement construite contre un ensemble de concepts standards des sciences sociales que sont ceux de convention, de prophétie autoréalisatrice et d’institution. La performativité ne saurait se réduire à une simple histoire de diffusion idéelle, elle serait un processus de configuration et reconfiguration constante d’agencements sociotechniques aidant la prise de décision des acteurs sociaux et dont la théorie économique renseignerait l’élaboration. Notre objectif n’est pas ici de trancher cette question de la spécificité des objets techniques vis-à-vis de la notion plus classique de convention sociale. Il est bien plus d’explorer les apports potentiels de l’utilisation de cette dernière dans un cadre performativiste. Sur ce point, voir Brisset (2011, 2012a)
  • [4]
    Sur le pragmatisme et le performativité (au sens callonnien du terme), voir Brisset (2013).
  • [5]
    L’absence de prise en compte de cette distinction, entre convention scientifique et convention sociale, au sein de la théorie de la performativité, a également été relevée par Éric Brian (2009). Ce dernier porte un jugement assez sévère sur la théorie de la performativité lorsqu’elle étudie le secteur de la finance, et plus particulièrement la représentation du risque portée par la théorie financière. Brian prend pour point de départ la notion de convention stochastique, introduite par Christian Walter (2006), à savoir « l’ensemble des préconditions (implicites et explicites : des institutions et des calculs par exemple) au moyen desquelles les agents répondent à l’incertitude des phénomènes auxquels ils font face » (Brian 2009, p. 72). Il montre alors que le fait qu’une convention stochastique soit partagée à la fois par les économistes de la finance et les agents financiers ne suffit pas à la réaliser. On touche ici à un autre point, central à l’idée d’implémentation d’une convention scientifique dans le monde social : celui de l’autoréalisation. Ainsi, à la condition d’empiricité s’ajoute une condition d’autoréalisation, qui nécessiterait un travail plus approfondi au-delà du présent article. Un travail rapprochant notre théorisation conventionnaliste au sens de Lewis et celle de Brian et Walter en terme de convention stochastique.
  • [6]
    « j’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants » (Agamben 2007, p. 31).
  • [7]
    Tout en revendiquant la fin à la dichotomie entre deux approches : le déterminisme technique et le constructivisme social (Akrich 2006).
  • [8]
    La notion de forme est d’ailleurs un élément important de la sociologie de la traduction (Latour 2006, p. 325).
  • [9]
    Cet article se concentre sur l’empiricité, il va de soi que d’autres conditions sont nécessaires à la performation. Ces conditions seront liées aux autres clauses de la définition de Lewis, que nous ne pouvons étudier ici.
  • [10]
    On trouve une formulation similaire dans Boudon (2009, p. 29).
  • [11]
    Notons également qu’un individualisme pur n’est que rarement à l’ordre du jour. Si la contre-révolution des nouveaux classiques a poussé à son paroxysme la volonté réductionniste en mettant au cœur des théories économiques la recherche des microfondations de la macroéconomie (Weintraub 1979 ; Davis 2003, p. 37), les approches contemporaines s’orientent le plus clair du temps vers un métissage entre individualisme et holisme en intégrant les institutions, les structures sociales ainsi que les organisations aux éléments de base des modèles économiques. Il n’en demeure toutefois pas moins qu’il reste généralement admis que toute explication économique se doit de contenir une théorie des comportements individuels.
  • [12]
    Un grand nombre de critiques se focalise sur le lien suffisant que fait la théorie du choix rationnel entre les désirs et l’action individuelle. C’est notamment le cas de John Searle (2001), qui critique l’absence de prise en compte de la délibération dans la théorie du choix rationnel.
  • [13]
    Le choix de faire de l’individu l’unité de base de l’explication sociale a été contesté de plusieurs manières. Il est envisageable, comme signifié plus haut, de considérer les structures organisationnelles comme des entités sui generis, mais le chemin inverse est également possible en considérant des entités d’échelles inférieures. On peut à cet égard citer les travaux de Ken Binmore (1987, 1988) considérant l’agent comme un méta programme interagissant à l’aide de programmes prenant la forme d’heuristiques de décisions palliant les problèmes de computabilité. Citons dans la même optique les travaux de Richard Dawkins (1976) et la notion de mème. Un mème est défini comme l’unité d’évolution culturelle au même titre que le gène en biologie. Dans les deux cas, les heuristiques de décisions et les mèmes constituent des unités d’échelles inférieures à celle de l’agent, s’exprimant par lui tout en conservant une certaine autonomie.
  • [14]
    Sur la non-compatibilité entre rationalité classique et rationalité cohérence, voir Sugden (2005).
  • [15]
    L’histoire de la notion de rationalité en économie est complexe. Le raccourci pris ici par Lagueux est contestable d’un point de vue historique. Le lien entre la théorie des préférences révélées, développée par Samuelson (1938) et Houthakker (1950), et la notion de cohérence des préférences ordinales est complexe et suscite des débats. Sur ce point voir Mongin (2000) et Giocoli (2003).
  • [16]
    Sur ce point, voir Walter et Pracontal (2009).
  • [17]
    Je tiens à remercier un des rapporteurs de la Revue de philosophie économique pour avoir soulevé ce point.
  • [18]
    Ce point de vue est également partagé par Friedman (1953).
  • [19]
    La notion de testabilité étant complexe à saisir chez Mises.
  • [20]
    Dans le cadre des sciences dures, Popper identifie les lois de Newton comme des principes permettant d’animer une situation initiale. Par exemple les planètes du système solaire afin d’expliquer les éclipses.
  • [21]
    La reconstruction ici effectuée doit est volontairement rétrospective en tant qu’elle a pour ambition de souligner les étapes ayant mené à l’utilisation politique d’un principe de rationalité empirique. À ce titre, il est important de souligner que si l’approche par la cohérence et les préférences révélées charge de fait empiriquement le concept de rationalité, l’objectif des auteurs qui en sont à l’origine (principalement, Samuelson) n’était pas nécessairement de dégager une définition de la rationalité. Il était en effet bien plus de fournir des outils de description des comportements des consommateurs afin de dériver des propositions sur des phénomènes agrégés comme, par exemple, les courbes de demande. Ainsi, la rationalité s’inscrit ici complètement dans le projet réductionniste décrit plus haut, tout en ouvrant toutefois la porte à l’identification de comportements irrationnels.
  • [22]
    Il semble ici important d’expliciter le raccourci que nous prenons. Le lien entre empiricité et testabilité est en en réalité loin d’être évident en ce qu’il suppose que soit respecté un certain nombre d’hypothèses expérimentales telles que la justesse des instruments de mesure où la correspondance entre concepts théoriques et empiriques. Néanmoins, l’empiricité est bien un préalable nécessaire de la testabilité.
  • [23]
    Pour un point de vue plus général sur la question, voir Bhattacharyya, Pattanaik et Xu (2011).
  • [24]
    Je suis là encore redevable à l’un des rapporteurs de la Revue de philosophie économique pour m’avoir aidé à clarifier ce point.
  • [25]
    Il serait encore une fois possible de « sauver » la théorie des préférences révélées en stipulant que les choix A et A’ sont simplement différents et qu’à ce titre, l’axiome de transitivité reste inviolé. Cette démarche n’est toutefois pas celle choisie par les auteurs que nous suivrons.
  • [26]
    Selon la formulation de Gollier et al. (2003).
  • [27]
    Ariely (2009, p. 28) parle de cohérence arbitraire des préférences.
  • [28]
    Sur ce point, voir Hands (2006, p. 178-179).
  • [29]
    Sur l’idée d’une dualité des processus psychologiques, voir Chaiken et Trop (1999).
  • [30]
    On ne traite ici que d’un aspect spécifique du paternalisme libéral et du nudge, i.e comme un moyen de performation du monde. Pour une critique, voir Berg et Gigerenzer (2010).
Un économiste est, de par sa formation, amené à se considérer comme le gardien de la rationalité, comme le juge de la rationalité d’autrui, comme le prescripteur de la rationalité du monde social.
(Arrow 1974, p. 16, nous traduisons)
Oui, l’homo œconomicus existe, mais il n’est pas une réalité anhistorique ; il ne décrit pas la nature cachée de l’homme. Il est le résultat d’un processus de configuration. […] Bien sûr, cela requiert des investissements matériels et métrologiques […], mais nous devrions ne pas oublier la contribution essentielle de l’économie-discipline à la performation de l’économie-activité.
(Callon 1998, p. 22-23, nous traduisons)

Introduction

1Depuis sa première formulation à la fin des années 1990 (Callon 1998), la thèse de la performativité a acquis une place centrale dans le champ des sciences sociales. Dans une forme générale, elle stipule que la science économique (et a fortiori n’importe quelle science sociale) a la capacité de façonner le monde social à son image, selon des mécanismes divers (Muniesa et Callon 2009). L’exemple des équations Black-Scholes-Merton, étudié par MacKenzie et Millo (2003), est emblématique de cette approche. Dans ce cas d’école, la théorie de l’évaluation du prix des options devient un point de coordination pour les acteurs sociaux ; son utilisation entraînant un rapprochement entre les prix effectifs et les prix théoriques. MacKenzie et Millo insistent particulièrement sur les dispositifs techniques mis en place par Fischer Black et Robert Myron Scholes afin de diffuser leurs équations. Ces derniers ont en effet mis à la disposition des arbitragistes des feuillets permettant de calculer facilement le prix des options en fonction de paramètres facilement observables. Dans la lignée de la sociologie de la traduction [1], la sociologie performativiste donne la primeur de l’effet performatif aux dispositifs non-humains : ordinateurs, architecture, équations, etc. Pour Philippe Steiner (2010), le concept de performativité n’a d’intérêt vis-à-vis de la sociologie de la connaissance économique [2] que s’il repose sur une vision technique de la diffusion des idées économiques.

2Le présent travail prend le parti d’une direction différente, en définissant la performativité comme la création d’une nouvelle convention sociale fondée sur une convention scientifique, et fournissant aux acteurs sociaux une norme de représentation influençant leurs prises de décision. Partant de ce point de vue, on interrogera une condition à la migration d’une convention scientifique vers le monde social. Plus précisément, la thèse défendue est qu’au-delà des éléments matériels, le statut épistémologique et le contenu analytique d’un élément théorique sont décisifs au sein du processus performatif. On entend par convention un ensemble d’énoncés (constitutif d’un concept, ou, à l’échelle supérieure, d’une théorie) pouvant donner lieu à des propositions, i.e. des objets de théorisation destinés à porter une détermination sémantique (et in fine à recevoir une valeur de vérité) qui, selon des modalités que nous détaillerons, sont partagés au sein d’une communauté scientifique. De manière symétrique, la notion de convention sociale renvoie à un objet social porteur d’une vision du monde (la notion de théorisation étant propre au champ scientifique) et impliquant des normes comportementales. On montrera que pour qu’un élément théorique puisse performer le monde social, il est dans un premier temps nécessaire qu’il permette la production d’énoncés empiriques amenant l’identification de plusieurs classes incompatibles de phénomènes. C’est à cette seule condition que l’acteur social peut être en mesure de l’utiliser afin de discriminer les composantes du monde qui l’entoure et d’agir en conséquence. C’est la notion de convention qui impose une telle restriction à la fonction sémantique des énoncés scientifiques « performables ». On tentera ici d’entraîner l’adhésion du lecteur par la force d’un exemple de la manière dont un concept phare de l’analyse économique, la rationalité, est performé par l’économie comportementale et les dispositifs de nudging. On montrera que l’élément théorique qu’est la rationalité n’a pu être performé qu’à partir du moment où il a pris la posture d’un élément empirique, i.e. que sa définition s’est spécifiée en un sens permettant d’établir une classe de comportements irrationnels. Ainsi, l’histoire des concepts économiques est un élément primordial dans la compréhension de la performativité.

3Une première partie reviendra sur l’intérêt d’une approche de la performativité en termes de convention ainsi que sur la condition de performativité qu’elle permet de dégager : la condition d’empiricité. On se penchera dans une seconde partie sur l’exemple de la performativité de la rationalité.

1 – Performer une convention scientifique

1.1 – Performativité et convention

4Le présent travail s’inscrit dans un projet de recherche ayant pour ambition d’utiliser la notion de convention dans le cadre des études de la performativité (Brisset 2011, 2012a, 2014). Selon cette approche, la performativité des énoncés économiques n’est ni plus ni moins que la création d’une nouvelle convention collective au sein du monde social. La notion de convention renvoie ici à un élément collectif, tacite ou formel, impliquant des habitudes d’action, et accepté par tous en raison du fait qu’il est accepté par tous (Lewis 1969). Si cette vision semble entrer en contradiction avec le projet performativiste [3], le point central de cet article sera de montrer qu’une telle approche permet de revaloriser le rôle des concepts économiques dans les processus performatifs. On considèrera ici qu’affirmer qu’une théorie performe le réel, c’est souligner la migration d’une convention scientifique vers le monde social. Cette optique peut être envisagée comme la rencontre de deux points de vue. Le premier, hérité de la philosophie pragmatiste [4], considère la science comme un lieu de production de croyances pouvant prendre la forme de conventions. Selon Peirce, la pratique sociale au sein d’un environnement changeant et incertain nécessite un apaisement originel du doute :

5

Nous ne pouvons commencer par le doute complet. Nous devons commencer avec tous les préjugés que nous avons effectivement quand nous pénétrons dans le monde de la philosophie […]. Il se peut, il est vrai que quelqu’un, dans le cours de ses études, trouve des raisons de douter de ce qu’il a commencé par croire, mais en ce cas, il doute parce qu’il a une raison positive pour cela et non en vertu de la maxime cartésienne. Ne prétendons pas douter en philosophie de ce dont nous ne doutons pas en nos cœurs.
(Peirce 1984, p. 37)

6La science est dès lors assimilée à un lieu comme un autre d’apaisement du doute par stabilisation de croyances. Ces dernières sont envisagées sous la forme de liens interprétatifs entre les mots et les choses, constituant le socle sur lequel prennent place les habitudes d’actions : « La marque essentielle de la croyance est l’établissement d’une habitude, et les divers modes d’action qu’elles produisent » (Peirce 1878, p. 245).

7Le second point de vue fournit une idée de ce que peut être une croyance, en l’assimilant à une convention. Pour David Lewis (1969), R est une convention si :

  1. Chacun se conforme à R
  2. Chacun croit que les autres se conforment à R
  3. Cette croyance que les autres se conforment à R donne à chacun une bonne raison pour se conformer à R
  4. Tout le monde préfère une conformité générale à R plutôt qu’une conformité d’une moindre généralité
  5. Il existe au moins une alternative R’ pour laquelle les étapes précédentes seraient valables
  6. Les points 1 à 5 sont connaissance commune

8Puis, il définit la connaissance commune comme suit : dans une population P, x est connaissance commune dans une situation A si et seulement si :

  1. Chaque membre de P a des raisons de croire que A
  2. A indique à chaque membre de P que chaque membre de P à des raisons de croire que A
  3. A indique à chaque membre de P que x

9La conjonction de ces deux points de vue révèle donc un problème important dans l’étude de la performativité : l’idée de convention renvoie à deux objets différents, à savoir un ensemble d’énoncés scientifiques d’une part, une représentation sociale d’autre part. Chacun de ces éléments répond à des rationalités et des critères propres à leurs champs d’appartenance. La question du passage d’une convention scientifique à une convention sociale est donc primordiale : il est nécessaire de comprendre les raisons pour lesquelles un concept élaboré et conventionnellement accepté dans le champ scientifique peut devenir utile dans un cadre différent. Un élément qui semble constituer un angle mort des études de la performativité [5]. Un tel délaissement du discours scientifique per se prend racine dans les origines de la sociologie performativiste, à savoir la sociologie de l’acteur-réseau (actor-network theory, ANT). Un des objectifs de cette dernière a été de comprendre l’élaboration du social, des groupes, comme des assemblages d’actants hétérogènes intégrant à la fois les humains et les non-humains. Latour (2006, p. 20-22) insiste sur trois caractéristiques de l’ANT :

  • Valoriser le rôle des non-humains (les dispositifs techniques).
  • Considérer que le social n’est jamais le socle stable précédent l’analyse.
  • Étudier le social dans sa construction.

10Dans l’optique de réévaluation du rôle des non-humains dans la constitution du monde social, une branche de l’ANT s’est concentrée sur l’étude des objets techniques à travers les mouvements constants d’ajustement qu’ils entretiennent avec leurs contextes (sociaux ou techniques). Il s’agit d’étudier les technologies comme des dispositifs [6] participant à l’élaboration du social [7]. À ce titre, lorsqu’elle se penche sur la performativité via l’étude des dispositifs, l’ANT a tendance à délaisser le discours scientifique pour se concentrer sur l’élaboration de dispositifs en prise directe avec le monde social. L’objectif de cet article est d’étudier une chaîne plus complexe, introduisant à la fois le discours scientifique en tant que tel et les conventions sociales auxquelles ce dernier donne naissance à travers les dispositifs techniques. Cette chaîne est donc de la forme :

11convention théorie – (convention sociale – dispositif technique) – performation du monde social

12Comprendre l’instauration d’une convention théorique dans le monde social, c’est comprendre la traduction du langage scientifique dans le langage ordinaire par la mise en cohérence de deux discours ayant chacun leur cohérence propre. Cette mise en cohérence permet de rendre le concept scientifique « performable », c’est-à-dire capable de passer du contexte scientifique dans lequel il prend corps à l’intégration au sein d’un dispositif technique socialement utilisé. Dans cette optique, le présent article étudiera une condition de « performabilité » des concepts scientifiques : pour être « performable », ces derniers doivent nécessairement être chargés empiriquement, afin d’offrir des guides pour les actions individuelles au sein du monde social. Nous nous appuierons à cet effet sur un exemple concret de processus performatif, celui d’un concept central dans la théorie économique : la rationalité. De fait, le concept de rationalité constitue à la fois une convention scientifique au sein de la communauté des économistes, et un repère servant un certain nombre de politiques publiques. Si l’idée d’une performation de la rationalité est commune en sociologie, les études ignorent la plupart du temps le rôle central que joue ce concept au sein de la théorie économique. Dans un article au titre évocateur, A new mentality for a new economy : performing the homo economicus in Argentina (1976-83), Daniel Fridman (2010) étudie la manière dont la junte militaire au pouvoir en Argentine entre 1976 et 1983 a su utiliser les théories néolibérales dans l’optique d’asseoir son contrôle sur les populations. Ce contrôle passe principalement par la performation, via l’apprentissage, des comportements rationnels liés aux théories du consommateur et du producteur. L’optique de l’auteur n’est clairement pas de considérer la science économique telle qu’elle se fait dans un cadre scientifique, mais de se concentrer sur les pratiques des économistes d’État dans la mise en place d’une forme de gouvernementalité par le dispositif politique du marché. Or, il nous semble particulièrement pertinent, pour comprendre plus en profondeur l’idée d’une performativité des concepts, de les envisager dans leur utilisation au sein des champs scientifiques.

1.2 – L’empiricité comme condition de performation

13Comment une convention scientifique peut-elle être performée sous la forme d’une convention sociale agissant comme guide pour l’action ? Le philosophe Bernard Williams (1985), et à sa suite Hilary Putnam (2002), nous fournit une première piste de réflexion en définissant une classe de concepts mêlant considérations positives et normatives :

14

Si les manières dont ces notions sont appliquées sont déterminées par l’état du monde (par exemple, par le comportement qu’a adopté quelqu’un), leurs utilisations ont généralement un impact sur l’évaluation des situations et, donc, sur les comportements de personnes.
(Williams 1985, p. 144, nous traduisons)

15Les exemples les plus fréquemment cités dans la littérature sont les notions de brutalité, de cruauté ou encore de courage. Un thick concept peut donc servir de passerelle entre la sphère théorique et la sphère sociale. La normativité pourrait dès lors être considérée comme le cœur de la notion de performativité en ce qu’elle est une modalité importante d’intervention de la théorie économique sur le monde social. Finalement, la thèse de la performativité n’est-elle pas simplement dérivée du constat qu’il existe des théories économiques normatives ? Si, suivant John Searle (1972), on définit la normativité relativement aux engagements (telle la promesse) et à leurs conditions institutionnelles (définition de la promesse), alors dès qu’un agent se dit « je dois » sur la base d’un énoncé économique, nous sommes dans un cadre normatif. Néanmoins, si la thèse de la performativité est comprise comme la participation de la théorie économique à la construction du monde social, alors les deux termes renvoient à des réalités différentes. En effet, ce qui nous intéresse ici est justement la construction même des conditions institutionnelles d’engagement. L’important est ici de comprendre la manière dont un objet théorique peut être utilisé à des fins normatives dans la construction du monde social : comment devient-il une norme conventionnelle à l’aune de laquelle on juge (de manière normative) le monde réel ?

16Pour être performé, un élément théorique doit revêtir une forme [8] lui permettant d’être utilisé aussi bien comme un objet descriptif que comme un guide pour l’action. La forme d’un concept épais. Cette forme, il ne peut l’acquérir qu’en devenant empirique. Plus exactement, il doit pouvoir servir la production de propositions relatives au monde extérieur à partir desquelles on peut discriminer une classe de phénomènes non conformes à l’énoncé en question. En d’autres termes, un concept scientifique peut servir de guide pour l’action au sein du monde social s’il donne naissance à une classification du social compréhensible par les acteurs (que ces derniers soient directement ceux qui prennent les décisions, ou ceux qui construisent les dispositifs techniques dont ils vont se servir). C’est ce que stipule la clause 5 de la définition de Lewis : « Il existe au moins une alternative R’ pour laquelle les étapes précédentes seraient valables » [9]. Comme l’explicite Lewis (1969, p. 90) : « Préférer quelque chose, c’est la préférer à quelque chose d’autre ».

17On étudiera dans la suite de notre travail l’exemple de la catégorie « rationnel ». Pour qu’un individu se considère lui-même comme rationnel, le concept de rationalité doit être défini de manière à ce qu’il puisse produire des propositions empiriques de type « x est rationnel ». Or, cela passe par une capacité individuelle à marquer une distinction entre le « rationnel » et l’« irrationnel ». Pour que l’énoncé « x est rationnel » puisse être un guide pour l’action, il doit revenir à dire, dans le cadre d’une classification simple en deux sous-groupes, que « x n’est pas irrationnel ». Il est évident que ce raisonnement repose sur l’hypothèse selon laquelle le théoricien définissant la rationalité et les acteurs sociaux qui utilisent le concept partagent la même interprétation des énoncés servant la définition de la rationalité. Cette hypothèse amène deux remarques. Premièrement, la notion de convention présuppose, comme toute théorie du social, l’existence d’une communauté épistémique contenant le langage ordinaire comme arrière-plan nécessaire. Secondement, cette hypothèse est moins forte qu’il n’y paraît si l’on considère qu’une catégorisation (être catégorisé comme « rationnel ») n’a d’effet sur notre comportement que dans la mesure où elle est intégrée dans des dispositifs (des conventions ou les dispositifs techniques qui les cristallisent) s’imposant un sens commun. La suite de cet article étudiera par exemple les dispositifs de nudging, mis en place pour promouvoir les comportements rationnels. La forme empirique d’un objet théorique n’est qu’une condition nécessaire à sa performation, les autres conditions, relatives à la mise en place réelle des dispositifs sociotechniques, étant étudiées par la sociologie performativiste.

18Nous montrerons que le concept de rationalité n’a eu une influence sur le monde social (on se concentrera sur la cas du paternalisme libéral) qu’à partir du moment où il a pris une forme permettant de classer les comportements selon la taxinomie rationnel / irrationnel. Ce que n’a pas toujours permis la théorie de la rationalité, pour des raisons purement épistémologiques : dans certaines configurations théoriques, il était simplement inutile de faire prendre au concept de rationalité une forme permettant l’articulation de propositions empiriques.

2 – Performer la rationalité

19La rationalité, concept clef de l’analyse économique, a le mérite d’offrir de nombreux exemples d’intentions performatives. D’une part, comme concept théorique, elle constitue un élément central de la modélisation. D’autre part, comme le montre la citation de Arrow en exergue de cet article, elle est souvent considérée comme une valeur permettant le bon fonctionnement des systèmes sociaux. C’est en vertu de cette caractéristique qu’elle imprègne souvent, au-delà du seul champ théorique, les politiques publiques. Le projet du paternalisme libéral, incarné par l’économie des nudges (Sunstein et Thaler 2008), est emblématique de cette particularité. En première approximation, un nudge peut être défini comme un dispositif technique ayant pour objectif d’inspirer aux agents une décision rationnelle. La performativité de la rationalité ne peut ici être expliquée uniquement par la mise en place de dispositifs techniques (les nudges) dont l’élaboration a été renseignée par une théorie économique. Elle a nécessité que ce concept soit façonné dans une forme particulière, de telle sorte qu’il devienne possible de définir, en face de la rationalité, l’irrationalité. Cette mise en forme est allée de pair avec le changement du statut épistémologique de la rationalité au sein des raisonnements économiques. En étudiant la manière dont une convention scientifique entend devenir peu à peu une convention sociale, on montrera que la performativité ne peut se résumer à une affaire de dispositif technique : la forme d’un concept joue sur sa performabilité.

2.1 – La rationalité comme convention scientifique

20Si l’on considère la définition de Lewis, il est important de noter que les individus doivent avoir des raisons pour utiliser une convention plutôt qu’une autre. En l’occurrence, l’idée d’utiliser, au sein de l’explication économique, la notion de rationalité provient en partie de la cohérence qu’elle entretient avec d’autres conventions scientifiques, à savoir le réductionnisme et l’individualisme méthodologique. S’il est évident que les facteurs sociaux, rhétoriques ou économiques jouent des rôles importants dans l’élaboration des modélisations scientifiques, nous utiliserons la notion de cohérence de manière interne à la théorie économique.

21Comme discipline sociale, l’économie entreprend de comprendre un monde fait d’individus interagissant continuellement. Dans cette optique, l’explication économique a souvent pris le parti d’une méthode particulière, l’individualisme méthodologique. Si cette individualisme est méthodologique, force est de constater qu’il sous-tend la plupart du temps une vision ontologique forte, telle qu’on la trouve dans la définition en trois points qu’en donne Rutherford (1994) :

  • seuls les individus ont des buts et des intérêts
  • le système social et ses changements résultent des actions individuelles
  • l’ensemble des phénomènes socio-économiques est explicable en usant de théories se référant exclusivement aux individus

22C’est principalement le troisième point qui sollicitera notre attention. Ce parti-pris méthodologique est en fait le fruit de deux autres choix : celui du réductionnisme et celui de l’individualisme. Si l’on se réfère à sa conception classique, le propre de la démarche réductionniste est d’expliquer les phénomènes macro par une théorie portant exclusivement sur les phénomènes micro. De manière plus précise, il s’agit de construire des lois de correspondances (Nagel 1961) entre les systèmes explicatifs des macro phénomènes et les théories portant sur les microfondations de ces derniers. Le second choix méthodologique est de considérer que l’explication des comportements individuels doit être ce à quoi doit se réduire l’explication du monde social. On peut considérer que ce choix repose lui-même sur deux postulats [10] : d’une part, qu’une compréhension des actions individuelles est possible, d’autre part, qu’elle s’appuie sur les raisons que les individus ont d’agir en un sens plutôt qu’un autre.

23Sans porter de jugement sur la pertinence, ou même la possibilité d’une telle démarche (Hodgson 2007 ; Brisset à paraître), remarquons avec Jérôme Lallement (2007, p. 203) que l’individualisme méthodologique ne peut être justifié par aucun élément objectif et ne représente qu’une convention scientifique pouvant, ou non, être préférée à une autre [11]. Elle donne néanmoins corps aux éléments constitutifs de l’individualisme méthodologique en ce qu’elle permet de théoriser à la fois les motifs de l’action et l’action effective [12]. Il y a donc une complémentarité évidente entre ces trois conventions méthodologiques que sont le réductionnisme, l’individualisme et la rationalité : l’individualisme fournit une monade au réductionnisme [13], la rationalité définit l’individu et ses prises de décisions.

2.2 – D’une convention scientifique à une convention sociale, ou comment devenir performatif

24Dans une optique voisine de celle des concepts épais de Williams, la notion de rationalité a très tôt été marquée par un double statut. Comme le souligne déjà Marschak :

La théorie du comportement rationnel consiste en un ensemble de propositions pouvant être regardées soit comme des approximations idéalisées du comportement effectif d’humains, soit comme des comportements devant être suivis.
(Marschak 1950, p. 111, nous traduisons)
Il est d’ailleurs aujourd’hui largement accepté que le principe de rationalité puisse être considéré autant comme un objet de description que comme un guide pour l’action. Nous montrerons que pour devenir « performable », celui-ci a dans un premier temps dû quérir ce statut particulier. Un cheminement qui a nécessité un changement de statut épistémologique : le concept de rationalité est devenu au fil du temps un concept empirique permettant de discriminer une classe de comportements irrationnels. Mettre en définition l’irrationalité a été une direction majeure de la théorie économique, et plus particulièrement de l’économie comportementale. Ce résultat a par la suite servi de base à la construction d’outils performatifs diffusant la théorie de la rationalité au sein du monde social : les nudges.

2.2.1 – De la rationalité classique à la rationalité cohérence

25Maurice Lagueux (2010) considère l’essai de David Hume, De la balance du commerce (2001), dont Freidman affirmait qu’il pouvait le réciter par cœur, comme l’une des premières utilisations de l’idée de rationalité au sein d’un raisonnement économique. Son célèbre Pricespecie flow mechanism constitue une description théorique de la manière dont la masse monétaire d’une économie nationale se réajuste automatiquement à la suite d’une augmentation exogène : l’envolée des prix joue en faveur d’un déficit de la balance commerciale et donc pour une sortie de devises hors du territoire national. La notion de rationalité n’est évidemment pas utilisée telle qu’elle. Hume n’évoque même pas les choix individuels dans le mécanisme qu’il décrit :

26

Supposons que les quatre cinquièmes de tout l’argent de Grande-Bretagne disparaissent en une nuit et qu’en matière d’espèces, le pays soit ramené à la condition qui fut la sienne sous les règnes des Henri et des Édouard : quelle en serait la conséquence ? Le prix du travail et des denrées ne s’effondrerait-il pas en proportion et chaque chose ne se vendrait-elle pas aussi bon marché qu’en ces temps reculés ? Quelle nation pourrait alors rivaliser avec nous sur les marchés étrangers, se permettre de naviguer, ou encore vendre des biens manufacturés au même prix que celui qui nous rapporterait à nous des profits suffisants ? Avec quelle rapidité cet avantage ne manquerait-il pas de faire revenir l’argent perdu et de nous remettre au niveau de toutes les nations voisines ! À peine y serions-nous parvenus que nous perdrions de nouveau l’avantage d’un travail et de denrées bon marché ; et tout afflux d’argent supplémentaire serait arrêté par notre réplétion.
(Hume 1752a, p. 487-488)

27Ce mécanisme repose en dernière analyse sur la capacité d’arbitrage des agents économiques entre les biens des différents pays. Le principe de rationalité joue ici le rôle de l’explication causale principale du mécanisme économique sous-jacent : il est le facteur par lequel le système s’ajuste à un choc exogène. Pour Lagueux, ce mode de raisonnement est l’un des apports majeurs des économistes classiques qui, en réaction aux thèses mercantilistes, entendent prouver que le laissez-faire n’est pas un laisser-aller.

28

[L]es gouvernements ont grandement raison de protéger avec soin leur population et leurs manufactures. Pour ce qui est de l’argent, ils peuvent en toute sûreté, sans crainte ni jalousie, se fier au cours des affaires humaines.
(Hume 1752a, p. 503)

29La notion de rationalité n’est évidemment pas évoquée telle qu’elle. On parle plus volontiers au xviiie siècle des vertus délibératoire et calculatoire de la raison, par opposition aux impulsions des passions (Boudon 2009). Dans ce texte et dans d’autres (Hume 1752b, 1758), Hume exprime par exemple sa crainte face à l’ « esprit d’émulation jalouse », entraînant la Grande-Bretagne dans une guerre contre la France (grande puissance continentale suite aux défaites de Charles Quint) aux dépens manifestes de ses intérêts : « [L]a grandeur des hommes croule sous son propre poids, l’ambition travaille aveuglément à la perte du conquérant, de sa famille et de tout ce qu’il a de plus proche et de plus cher » (Hume 1752b, p.514). C’est également cette même jalousie, passion violente et impulsive, qui pousse, selon Hume, au refus du libre échange en dépit de ses avantages. Néanmoins, si le combat entre la raison et les passions est particulièrement discuté au xviiie siècle, Hume (1993) s’est fermement attaqué à cette opposition, afin d’en faire une simple distinction analytique. Raison et passion seraient simplement deux éléments distincts, et non contradictoires, du processus de décision individuelle. Si les passions se réfèrent à des états (colère, bonheur, etc.) entraînant la volition, la raison n’est, selon Hume, qu’affaire de connaissance des liens entretenus entre les différents éléments du monde. Le fait de savoir qu’une pomme a un goût qui m’est agréable revient à faire le lien entre un objet physique externe et une passion propre. À ce titre, la raison peut tromper l’individu dans le cas d’une erreur de croyance relative à l’appréciation des fins :

30

Dès que nous nous apercevons de la fausseté d’une supposition ou de l’insuffisance de certains moyens, nos passions cèdent à notre raison, sans opposition. Je puis désirer un fruit pour son goût excellent, mais si vous me persuadez de mon erreur, je cesse de la désirer.
(Hume 1993, p. 273)

31Le principe de rationalité engagé dans les raisonnements économiques n’est de ce fait pas la raison en tant que telle, mais une condition de son expression. Il s’oppose aux passions violentes, qui ruinent tout usage de la raison dans le processus de délibération, amenant l’agent à prendre des décisions manifestement en contradiction avec ses désirs (il ne s’agit donc pas d’un problème de raison). Il s’agit évidemment d’une reconstruction de la pensée humienne, ce dernier ne s’adressant pas tant, dans ses essais économiques et politiques, aux passions de l’Homme générique qu’aux passions du prince ou des gouvernants. Celles-ci mènent, selon Hume, systématiquement à un agencement pathologique entre le politique et l’économique : en ramenant la logique du commerce à celle de la guerre (symbolisée par la « raison d’état » machiavélienne), les princes du xviiie cèdent à leurs passions violentes et conduisent les états commerciaux à leur ruine (Hont 2005). Il existe, selon nous, chez Hume une distinction importante entre la raison et le principe de rationalité, ce dernier se rapprochant de ce qu’on qualifierait aujourd’hui du caractère « raisonnable » de l’action : un état d’esprit menant au bon usage de la raison. Ainsi, le principe de rationalité utilisé par Hume ne permet pas de construire de claire distinction entre l’action rationnelle et l’action irrationnelle au sens de la théorie moderne, principalement parce qu’il ne s’engage pas sur les fins de l’action (dont Hume (1752c) théorise la dynamique). C’est ce que souligne Emmanuel Picavet :

32

[L]’approche humienne de la question ne permet évidemment pas de faire le partage entre actions rationnelles et actions irrationnelles. Tout au plus peut-on remarquer que certaines passions sont plus « calmes » que d’autres, et peuvent donc plus facilement paraître « raisonnables » aux yeux du monde.
(Picavet 1996, p. 69)

33Price-specie flow mechanism, gravitation des prix d’Adam Smith ou encore égalisation des taux de profit de David Ricardo, l’ensemble de ces raisonnements repose sur une idée simple : les gens ne sont pas suffisamment « stupides » pour ne pas choisir ce qui leur paraît clairement favorable à leurs intérêts personnels conditionnés par leurs goûts (Lagueux 2010, p. 37). C’est ce que Lagueux entend par principe de rationalité, dont le trait saillant est ce que l’on considère aujourd’hui comme une conception instrumentale de la rationalité : l’individu tente de déterminer les moyens qui lui semble les meilleurs afin d’atteindre ses buts. Chez les économistes classiques, le principe de rationalité a comme objectif premier de faire sens en identifiant l’origine des fluctuations économiques. Ce principe de rationalité va subir, au long de l’histoire de la pensée économique, de fortes mutations [14]. Celles-ci ont eu comme principal résultat de donner à la rationalité une substance scientifique en permettant sa formalisation. Lagueux identifie deux jalons à cette incarnation analytique : le marginalisme, qui ouvre la porte au concept de maximisation sous contrainte ; ainsi que la rationalité cohérence, dont il identifie l’origine à Paul Samuelson et les préférences révélées [15]. Ces deux étapes suivent un enchaînement logique :

34

[L]’être rationnel, c’est maximiser dans le sens de tenter d’atteindre le plus haut degré possible de satisfaction des préférences, (2) les préférences ne peuvent être observées et mesurées si elles ne sont pas cohérentes, (3) « maximiser » d’une manière ne pouvant être observée ou mesurée, ce n’est pas maximiser.
(Lagueux 2010, p. 49, nous traduisons)

35La rationalité ainsi redéfinie est bien plus restrictive que le principe de rationalité engagé dans les raisonnements des économistes classiques. L’auteur s’attarde particulièrement sur les axiomes fondamentaux constituant aujourd’hui le cœur de la théorie micro-économique standard. Ces axiomes sont bien connus : un agent est rationnel si ses préférences respectent les conditions de complétude, de réflexivité et de transitivité. C’est à ces conditions qu’une relation de préférence constitue un préordre complet. Cette représentation interdit de fait les changements de goûts, renvoyant une telle idée dans le champ de l’irrationalité, chose impensable dans l’optique du principe de rationalité porté par les auteurs classiques. En effet, si on entend généralement par agent un sujet agissant conformément à ses croyances et ses désirs, la définition donnée ci-dessus nous éloigne de cette idée intuitive au profit d’une vision en termes de réactions nécessaires provoquées une fois les désirs et les croyances fixés. Contrairement aux classiques, chez qui le principe de rationalité laisse ouverte la porte d’un processus d’adaptation des goûts aux jugements de la raison, la rationalité cohérence part d’un état fixe des préférences dont on discute la cohérence interne.

36Cette perspective est portée par la théorie standard de l’utilité espérée, apparue chez von Neumann et Morgenstern (1947) et popularisée par Samuelson (1952). La prise de décision dans un environnement incertain consiste à choisir une action parmi d’autres en évaluant les probabilités de réalisation d’états du monde potentiels. Prenons un ensemble d’états du monde X = x1, …, xn, ainsi qu’un ensemble de probabilités p (x) associées à chacun des états potentiels. Prenons une action possible a, ainsi que la perspective du résultat de l’action dépendant de l’action elle-même ainsi que de l’état du monde : f (x, a). Pour décider d’adopter a plutôt qu’une autre action possible, on anticipe une utilité u (f (x, a)) obtenue dans l’état du monde x. L’utilité espérée de l’action a est alors :

37

equation im1

38Dans cette représentation, les agents connaissent les probabilités et les états objectifs du monde.

39Pout être complet, la convention scientifique de la théorie de l’utilité espérée contient également (et nécessairement) ce que Walter (2006) nomme une « convention stochastique », à savoir une représentation des moyens utilisés par les agents afin de répondre à l’incertitude des phénomènes auxquels ils font face (cf. note 6). Conformément à la ligne argumentative déroulée dans le présent article, nous sommes ici en présence de deux conventions stochastiques différentes : d’une part, une convention portant sur la représentation que se fait le théoricien de l’objectivité stochastique du monde économique ; d’autre part, une convention portant sur la manière dont les acteurs sociaux envisagent l’incertitude. Les deux éléments méritent d’être évoqués.

40L’objectivité probabiliste de la théorie de l’utilité espérée renvoie à un monde probabiliste dans lequel les variables aléatoires qui gouvernent les phénomènes acceptent un calcul d’espérance. Le cas de la loi gaussienne en est paradigmatique. La pertinence de la conception gaussienne repose en grande partie sur l’utilisation du théorème central limite, à savoir l’idée que la somme d’un grand nombre de variables indépendantes converge en loi vers la loi normale. Or, cette convergence dépend d’une hypothèse forte : l’existence d’une variance finie. Il revient à Paul Lévy [16] d’avoir montré que la loi normale n’était qu’un cas particulier dans la famille plus large des lois stables. La caractéristique première de ces lois est l’invariance. Une variable Z de densité f(Z ; BZ) est dite stable si lorsqu’on lui additionne une autre variable indépendante Y, de même densité f(Y ; BY), le résultat est une variable X = Z + Y obéissant à la même densité f(X ; BX). On a ainsi une généralisation du théorème central limite : la somme de variables aléatoires ayant des queues de distribution décroissantes tend vers une loi stable. L’ensemble des lois stables se décompose en deux sous-ensembles, selon la calculabilité de leur variance. D’un côté, la gaussienne, pour laquelle la variance est finie et calculable. De l’autre, des lois à variance et espérance infinies – c’est le cas des lois de Levy et de Cauchy. Or, ces lois donnent lieu à des distributions plus conformes à certains phénomènes économiques. C’est sur l’existence de variables aléatoires d’espérance infinie que repose le paradoxe de Saint-Pétersbourg (Zajdenweber 1994) : un jeu à espérance de gain infinie devrait impliquer que n’importe quel agent soit prêt à y jouer, peu importe le coût d’entrée, mais également qu’aucun casino ne devrait le proposer (l’espérance des pertes étant également infinie). Quelques économistes (Walter 2013 ; Zadjenweber 2000) ont, sur les traces de Benoît Mandelbrot, récemment réinvesti ce type de loi dans le domaine de la finance : une grande rugosité des cours, liée à une plus forte concentration des variations de cours autour de la moyenne, ainsi qu’une plus grande probabilité des variations extrêmes. La mobilisation de certaines de ces lois, caractérisées par des fonctions puissance sur les queues de distribution (comme les lois de Pareto généralisées ou les lois dites stables de Paul Lévy), implique des phénomènes qui donnent naissance à des variables aléatoires de moments non intégrables (ce qui ne veut pas dire que ces phénomènes ne sont pas modélisables par la théorie des probabilités). Dans le cadre des marchés financiers, cela se traduira par le phénomène bien souvent observé selon lequel un petit nombre de titres (et de jours) participent grandement à la performance globale du marché (c’est la fameuse loi 80/20 de Pareto). En définitive, si la valeur espérée d’un titre est infinie, les spéculateurs jouent un jeu de Saint-Pétersbourg alors même que la théorie de l’utilité espérée, en intégrant une fonction d’utilité concave, avait pour ambition d’éliminer ce genre de comportement, rationnel si la structure probabiliste du monde économique est parétienne (Walter et Brian 2008).

41Considérons maintenant les choses d’un point de vue subjectif, i.e. du point de vue de la rationalisation des comportements sociaux. On considère, dans la représentation standard de l’utilité espérée, que la notion d’espérance suffit à rationaliser les attentes et les comportements des agents. Éric Brian (2009 p. 129-158) utilise les travaux algériens de Pierre Bourdieu (1963) afin de montrer qu’il est possible de rendre raison à certains types de comportements jugés irrationnels à l’aide de structures probabilistes ne répondant pas à ce critère. En l’occurrence, l’étude de Bourdieu porte sur l’auto évaluation du revenu « nécessaire pour bien vivre », et montre que s’il est relativement facile de rendre compte des réponses des classes de travailleurs les plus aisées, tel n’est pas le cas pour les bas revenus, dont les réponses sont beaucoup plus éclatées. Brian, en considérant la question du revenu comme une question portant également sur les aspirations futures des travailleurs, montre que les personnes interrogées se répartissent en deux groupes. Un groupe dont l’écart entre les attentes et le revenu idéal est gouverné par une loi de probabilité dégageant une tendance centrale et un écart à la moyenne ; une autre classe pour laquelle la loi de probabilité en question ne permet pas de dégager l’écart à la moyenne. Cette étude éclaire, selon Brian, les différences de convention stochastiques au sein des populations. Elle permet également de penser des types de comportements rationalisables à l’aide de cadres probabilistes dans lesquels les lois de probabilité gouvernant les variables ne permettent de dégager aucune espérance. L’auteur s’appuie, en guise d’illustration, sur certains proverbes, issus de fables, gouvernant les comportements. Il évoque ainsi la fable du pêcheur d’Ésope : un pêcheur jette sa ligne et prend un poisson de taille médiocre. Ce dernier prie le pêcheur de le relâcher, moyennant quoi il promet de revenir grossi quelques semaines plus tard. Ainsi, les deux y gagneraient. Le pêcheur de répondre : « Je ne sais pas si tu serais assez sot pour me tenir parole ; mais je sais bien, moi, que je ne le suis pas assez pour m’y fier, et pour lâcher ce que je tiens pour ce que je dois » (Brian 2009, p. 142). On peut rationaliser le comportement du pêcheur en l’inscrivant dans un régime probabiliste standard, c’est-à-dire en considérant que l’utilité espérée du poisson grossi de demain est moindre que celle du petit d’aujourd’hui. Néanmoins, le discours du pêcheur peut très bien être interprété autrement : il refuse purement et simplement d’envisager l’espérance de gain futur. En d’autres termes, sa convention stochastique relève d’un type de variable aléatoire n’acceptant aucun calcul d’espérance : il choisit de ne pas choisir (Brian 2009, p. 143). Au-delà de tout ce que la démonstration de Brian a de stimulant, et en faisant fi de la critique à laquelle elle appelle, elle permet a minima de conclure que l’utilité espérée s’inscrit dans un cadre probabiliste ne considérant que les distributions permettant un calcul d’espérance ; que c’est un choix ; qu’il pourrait en être autrement. Ainsi, on se doit d’évoquer ce choix lorsque l’on aborde la convention scientifique de la rationalité [17].

2.2.2 – Un changement de statut épistémologique

42Le point central de la mutation du principe de rationalité vers sa définition aujourd’hui standard peut être considéré comme un changement de son statut épistémologique. Dans le cas d’un principe de rationalité large, la rationalité revêt un caractère subjectif. Cette vision trouve son point d’orgue avec la praxéologie misessienne. Conception a priori de la rationalité, elle se donne comme objectif de mener à des savoirs apodictiques et, par nature, irréfutables. Conformément à la tradition autrichienne, la rationalité est définie de manière purement subjective :

43

L’agir humain est nécessairement toujours rationnel. Le terme « action rationnelle » est ainsi pléonastique et doit être évité comme tel. Lorsqu’on les applique aux objectifs ultimes d’une action, les termes rationnel et irrationnel sont inappropriés et dénués de sens. La fin ultime de l’action est toujours la satisfaction de quelque désir de l’homme qui agit.
(Mises 1985, p. 21-22)

44Dans cette optique, l’impossibilité d’opposer le rationnel à l’irrationnel rend tout énoncé fondé exclusivement sur ce concept irréfutable : il n’existe pas d’expérience cruciale permettant de tester la rationalité d’un individu. Les travaux de Gary Becker (1968) sur l’explication rationnelle du crime exhibent la même caractéristique : à considérer que l’ensemble des comportements criminels peut être ramené à un comportement rationnel, on retire tout caractère discriminant au principe de rationalité ainsi qu’à la définition du crime. Le cadre de la rationalité cohérence offre une tout autre perspective. En dotant le principe de rationalité d’une charge empirique conséquente, la théorie du choix rationnel entend produire une opposition entre le rationnel et l’irrationnel (Mongin 1984) et ainsi rendre possible sa testabilité. Le passage d’une rationalité subjective à une rationalité empirique permet à ce concept d’endosser potentiellement deux statuts épistémologiques différents. D’une part, il est possible de voir le principe de rationalité comme ce qui anime un modèle destiné à être testé. D’autre part, la rationalité peut elle-même devenir la théorie soumise au test. Cette dualité de statut épistémologique a particulièrement été étudiée en philosophie de l’économie depuis le court article de Karl Popper (1967), portant sur l’explication et la place du principe de rationalité dans les sciences sociales. Dans ce travail, Popper entend adapter le modèle standard de l’explication scientifique, le modèle Déductif-Nomologique (D-N), à l’explication en science sociale. Dans ce cadre, le modèle D-N est rebaptisé analyse situationnelle (AS). La structure explicative du modèle Déductif-Nomologique, développée à la fois par Hempel et Oppenheim (Hempel 1942 ; Hempel et Oppenheim 1948) et par Popper (Adorno et Popper 1979), consiste essentiellement à déduire un événement particulier d’un ensemble d’explanans contenant au moins une loi universelle et un ensemble de conditions initiales :

45

Le schéma logique fondamental de toute explication consiste donc en une inférence logique déductive, dont les prémisses se composent de la théorie et des conditions initiales, et dont la conclusion est l’explicandum.
(Popper, dans Adorno et Popper 1979, p. 86)

46Les structures logiques des modèles D-N et AS prennent les formes suivantes :

Tableau 1

Modèles D-N et AS

Tableau 1
Modèle D-N Modèle AS Explanans Explanans - Conditions initiales - Modèle (théorie) - Loi générale (théorie) - Principe de rationalité Explanandum Explanandum - Évènement - Comportement

Modèles D-N et AS

47Hempel et Oppenheim (1948, p. 247-249 ; Lallement 2007, p. 183) posent quatre conditions au fonctionnement de ce modèle :

  1. L’explanandum doit être une conséquence logique de l’explanans.
  2. L’explanans doit contenir au moins une loi générale.
  3. L’explanans doit avoir un contenu empirique testable.
  4. Les éléments de l’explanans doivent être vrais.

48L’idée principale est de tester la théorie, matérialisée par une loi générale (loi de couverture), à l’aide d’une prévision. Bien que les deux modes d’explication soient à première vue symétriques (Nadeau 1993, p. 37 ; Mongin 2002), l’analyse situationnelle diffère structurellement du modèle D-N en ce que si c’est bien le principe de rationalité qui joue le rôle nomologique, c’est la théorie (c’est-à-dire le modèle) qu’il convient de tester : « une bonne pratique méthodologique consiste à ne pas déclarer responsable le principe de rationalité, mais le reste de la théorie, c’est-à-dire le modèle » (Popper 1967, p. 146) [18]. Si cette interprétation ne fait pas l’unanimité chez les lecteurs de Popper (Nadeau 1993 ; Lallement 1987 ; Koertge 1979), elle permet de souligner la mutation du principe de rationalité évoquée plus haut. En lui retirant son statut de prémisse universelle qu’il pouvait avoir chez les classiques ou chez Mises, on a replacé le principe de rationalité au cœur du test empirique. Pour Mises, le principe de rationalité constitue ce que Popper nomme un « principe animateur » du modèle l’agent est un élément permettant de penser le fonctionnement d’un système de pensée. Dans le cadre des approches plus standards [19], c’est le modèle animé par le principe de rationalité que l’on désir tester [20]. C’est sur ce point précis que réside une mutation majeure de l’utilisation du principe de rationalité en économie. Il permet [21] maintenant la production d’énoncés empiriques, i.e. testables, en identifiant une classe de phénomènes en creux [22] : l’irrationalité. Or, comme nous l’avons vu, cette condition est primordiale pour que la rationalité puisse devenir « performable ». En produisant une partition des comportements individuels entre rationnels et irrationnels, la définition empirique de la rationalité peut constituer la base d’un choix entre deux types de comportements. Prenons l’exemple suivant :

49Principe de rationalité : à qualités équivalentes, i.e. s’il y a indifférence entre plusieurs biens, un acteur rationnel achètera le bien le moins cher.

50Observation : on observe que ce n’est pas le cas.

51Conclusion : les agents ne sont pas toujours rationnels.

52Ici, en donnant au principe de rationalité un contenu empirique, i.e. en définissant la rationalité comme un comportement particulier susceptible de ne pas être suivi, on permet l’identification d’un type de comportement jugé irrationnel : ne pas déterminer son choix par rapport au prix.

53La définition de l’irrationalité en termes de cohérence des préférences, ainsi que son changement de statut épistémologique, donnent à la rationalité une portée empirique. Il est néanmoins nécessaire de préciser les choses sur ce point. En toute rigueur, la notion cohérence reste difficilement falsifiable. Dans un article célèbre, Amartya Sen (1993) montre qu’il est en effet relativement simple, en cas de manifeste incohérence d’un agent en face de différentes alternatives, de reformuler les données du problème de manière à restituer la cohérence du choix. L’exemple de Sen est le suivant : lors d’un événement mondain, un panier de fruits contenant deux poires et une pomme, arrive entre les mains d’un invité. Celui-ci choisit de se saisir d’une poire. Néanmoins, s’il y avait eu deux poires et deux pommes, alors il aurait choisi une pomme. L’individu peut à première vu être considéré comme irrationnel en ce que ses préférences semblent incohérentes. Plus précisément, il viole l’axiome faible des préférences révélées, qui stipule que si le choix d’un individu révèle qu’il préfère A à B, alors il choisira A à chaque fois qu’il sera disponible en face de B. Néanmoins, redéfinir l’ensemble de choix en y intégrant, par exemple, une norme sociale de type « il est impoli de se servir du dernier fruit » (en l’occurrence se servir de la dernière pomme) permet de restituer la cohérence du comportement. Ainsi, « choisir l’unique pomme restant dans le panier » et « choisir une pomme parmi d’autres dans un panier » deviennent des choix différents, et la cohérence des préférences est restituée [23]. L’empiricité, à savoir la possibilité de tester la rationalité des agents, est ici largement nuancée [24]. Néanmoins, force est de constater que l’ambition de former une théorie empirique de la rationalité est bien présente. Dans la lignée d’un mouvement général d’émancipation vis-à-vis de la psychologie, mais également sous l’influence du positivisme logique, la théorie des préférences révélées entend avant tout ne considérer que les phénomènes observables, ayant la capacité de réfuter les théories. Si Sen a raison dans sa critique, il n’en demeure pas moins que les économistes identifient régulièrement, dans leurs pratiques de recherche, des comportements qu’ils qualifient d’irrationnels au sens de cette théorie. La prochaine sous-section abordera dès lors l’envers de la question, à savoir la définition de l’irrationalité. Ce travail de définition a été principalement l’objet de l’économie expérimentale. On verra qu’à la cohérence vient s’ajouter un autre critère, celui du « non regret ex post », venant charger empiriquement le concept de rationalité au-delà de la critique de Sen évoquée précédemment.

2.2.3 – Définir l’irrationalité

54Comme nous l’avons vu, la notion de rationalité se définit essentiellement selon deux critères : (i) les préférences doivent être cohérentes et stables, (ii) le poids des utilités des différentes alternatives doit être pondéré par les probabilités objectives de la réalisation des évènements. En creux de cette définition s’établit une définition de l’irrationalité. Ce travail a principalement été le fait de l’économie comportementale. Dans une série d’articles fondateurs, Daniel Kahneman et Amos Tversky montrent, à l’aide d’un ensemble d’expériences, que la réalité est en effet bien plus complexe que le stipule la théorie standard. La plus célèbre d’entre elles (Tversky et Kahneman 1981, p. 453) est la suivante : le gouvernement doit mettre en place un programme afin de combattre une grave épidémie. On estime le nombre de décès à la suite de cette épidémie à 600. Deux campagnes de vaccinations concurrentes sont proposées à un échantillon de 152 personnes :

55Programme A : 200 personnes vont être sauvées.

56Programme B : les 600 personnes seront sauvées avec une probabilité de 1/3. Dans le cas inverse, elles mourront.

57Dans cette expérience, 72 pour cent des personnes choisissent la solution A. Les auteurs réitèrent alors l’expérience sur un autre échantillon, avec les propositions suivantes :

58Programme A’ : 400 personnes mourront.

59Programme B’ : Il y a une probabilité de 1/3 pour que personne ne meure et de 2/3 que les 600 personnes meurent.

60C’est cette fois-ci le second programme qui acquiert l’adhésion (78 pour cent sur un échantillon de 155 personnes). Cette expérience débouche sur deux remarques. Premièrement, en terme d’utilité espérée, les programmes sont identiques deux à deux (A est identique à B, et A’ à B’), rien ne justifie donc a priori le choix de l’un plutôt que l’autre. Secondement, les propositions A et A’ (respectivement B et B’) sont strictement équivalentes. Cette expérience remet clairement en question à la fois l’hypothèse de cohérence des préférences, puisque A est préféré à B puis B est préféré à A, et la théorie de l’utilité espérée, puisqu’il y a discrimination entre des choix impliquant la même utilité [25]. Prenant en considération ces phénomènes, la théorie des perspectives (Kahneman et Tversky 1979) débouchera sur un raffinement de la théorie des préférences révélées. D’une part elle mènera à considérer le contexte (c) comme un élément primordial du choix ; d’autre part on subjectivise les probabilités par une fonction de transformation non linéaire ? (.) pondérant les probabilités objectives [26] :

61

equation im3

62L’économie comportementale distingue généralement trois explications à l’origine de la transformation non linéaire des probabilités ainsi qu’au rôle du contexte :

  1. L’effet de cadrage (framing effect) : les différentes manières de présenter une alternative influencent son appréhension par l’agent. Dans l’exemple ci-dessus, la formulation est le déterminant du renversement des préférences.
  2. Devant la multiplication des prises de décision, l’agent s’en remet souvent à des heuristiques de prise de décision permettant d’éviter une procédure de choix trop lourde. Tversky et Kahneman (1974) évoquent par exemple l’heuristique de disponibilité : on estime la probabilité d’un événement à la facilité avec laquelle un tel événement nous vient à l’esprit. Dans un autre registre, Ariely, Loewenstein et Prelec (2003, p. 84) soulignent que l’évaluation des agents est fortement sensible au contexte du choix. Les auteurs montrent par exemple que si l’on demande successivement à des agents les deux derniers chiffres de leurs numéros de sécurité sociale puis d’évaluer le prix d’un bien quelconque, il existera une forte corrélation entre les réponses à ces deux questions. C’est ce qu’on appelle l’heuristique d’ancrage [27].
  3. Les biais cognitifs : ici le biais de décision n’est plus le fruit d’un élément extérieur, mais d’un biais d’interprétation propre à l’agent où à la communauté à laquelle il appartient. Le biais le plus souvent mobilisé au sein de la littérature est le statu quo : l’agent a tendance à surévaluer l’utilité liée à la situation présente et à sous-évaluer celle liée aux situations potentielles. En d’autres termes, un risque de perte est ressenti de manière plus forte qu’une espérance objectivement équivalente de gain (aversion à la perte).

63L’enseignement majeur de l’économie comportementale est, dès lors, que la structure des préférences ne peut être considérée comme un simple paramètre, en ce qu’elle dépend toujours du contexte de choix. Kahneman (2011) estime que c’est la représentation microéconomique standard des préférences en termes de fonction d’utilité neutralise l’effet de l’environnement sur les préférences révélées par le choix. Alors que la notion de courbe d’indifférence stipule une indifférence entre les paniers de biens, la théorie des perspectives souligne le fait qu’un de ces paniers se situe sur un point particulier peut justifier son choix aux dépens des autres. Il développe l’exemple suivant (Kahneman 2011, p. 291) : deux employés, Albert et Ben, travaillent dans la même entreprise, au même poste, et sont dotés de préférences équivalentes sur la partition de leur temps entre travail et loisir. L’entreprise leur propose une promotion. Celle-ci peut prendre deux formes : une augmentation annuelle de 10 000 dollars ou un jour de congé supplémentaire par mois. Les employés doivent alors décider qui accèdera à quelle option, sachant que chacune apporte le même gain en termes d’utilité. Étant dotés de préférences équivalentes, le tirage au sort s’impose. Quelques mois plus tard, on propose à Albert et Ben d’échanger leurs situations respectives. Les alternatives qui s’offrent aux protagonistes sont les suivants :

  • aucun gain, aucune perte (conserver son contrat actuel).
  • une perte de 12 jours de vacances contre un gain de salaire de 10 000 annuel, et inversement (échanger les contrats).

64Selon Kahneman, la théorie standard considère une indépendance des choix individuels vis-à-vis de tous points de référence, par exemple les dotations initiales. Cette perspective amène à conclure que dans ce cas particulier, les deux employés seront indifférents au changement. La théorie des perspectives estime, elle, que chacun préfèrera rester dans la position en raison d’un effet de dotation (Knetsch 1989). De manière générale, on estimera que la position initiale ainsi que la manière dont un individu est amené à une position finale sont des éléments primordiaux du processus d’évaluation des différentes alternatives [28].

65Le point de vue selon lequel l’économie comportementale constitue une arme critique de premier rang de la conception standard de la rationalité peut néanmoins être nuancé. En effet, plus que de remettre en cause la notion de rationalité, la tendance est de conserver celle-ci comme un repère de ce qu’est un individu rationnel. Autrement dit, la rationalité cohérence conserve son rôle conventionnel. La rhétorique des modèles duaux est exemplaire de cette perspective : on considère souvent chez les comportementalistes que les décisions individuelles sont le fruit de l’influence croisée de deux processus de décision, l’un respectant les hypothèses standards de la rationalité, l’autre tombant sous le joug des processus subjectifs évoqués ci-dessus [29]. Comme le souligne Ferey (2011, p. 245), « l’unité de l’individu est ici perdue au profit d’une représentation de l’agent comme hébergeant différents types de processus menant à la décision ». Derrière une apparence positive évidente – la remise en cause de la théorie standard du choix rationnel – se cache une visée normative non moins évidente (Berg et Gigerenzer 2010) : la tendance est à l’identification d’un pôle normal et d’un pôle pathologique, défini par un écart vis-à-vis de la théorie standard. Kahneman affirme par exemple : « Un décideur qui paye différentes quantité d’argent pour un même gain d’utilité (ou pour s’épargner la même perte) fait une erreur » (Kahneman 2011, p. 378). Autrement dit, les axiomes standards de la rationalité cohérence restent une norme. Ainsi, l’économie expérimentale, après avoir constaté les carences de la théorie de la rationalité et mis en évidence des schèmes comportementaux expliquant les déviances systématiques des comportements effectifs vis-à-vis de cette dernière, rentre dans une troisième phase : celle du conseil au prince (Roth 1988). La prochaine sous-section sera consacrée aux modalités de ce conseil dans le cadre du paternalisme libéral.

66Conformément à ce qui a été dit dans la première partie du présent texte, la convention scientifique de la rationalité tend vers une forme nécessaire à la pénétration du monde social en définissant l’irrationalité.

2.3 – Irrationalité, non-regret et nudging : du concept à la performativité

67Ce n’est qu’une fois qu’elle a acquis ce statut empirique que la convention scientifique de la rationalité peut être intégrée à des dispositifs techniques de performation. Prenant pour acquis les principaux résultats comportementalistes évoqués ci-dessus – principalement la sous-détermination (liée à l’effet de cadrage) des choix vis-à-vis des préférences et l’absence d’apprentissage bayesien au profit d’heuristiques de décision –, les tenants du paternalisme libéral arguent que tout choix prend inévitablement place au sein d’un contexte qui non seulement influence la prise de décision (il en est même consubstantiel) mais que ce contexte a été produit par un individu tiers : les choix individuels sont nécessairement influencés par autrui, c’est-à-dire un agent ou une institution qui aura décidé (même malgré lui) de l’architecture du choix. C’est notamment ce qu’affirment Sunstein et Thaler, les principaux représentant du paternalisme libéral en économie : « Il y a, dans ces situations, d’autres alternatives qu’une sorte de paternalisme – défini comme une forme d’intervention affectant les choix des individus » (Sunstein et Thaler 2003, p. 1164, nous traduisons). Autrement dit, les idées de contexte de choix neutre et de liberté totale sont des non-sens. Or, conformément aux racines kahnemaniennes du paternalisme libéral, l’emprise du contexte modifie la structure de choix des individus en les éloignant du standard de la rationalité cohérence. À ce titre, à défaut de pouvoir désencastrer les prises de décision de leur contexte, il suffit d’imposer aux agents un contexte permettant d’arriver à une décision similaire à celle qui aurait été prise en situation de liberté totale : une décision rationnelle. Dans cette logique, on mime la liberté par l’apparence de la rationalité. Néanmoins, et de manière cohérente avec les préceptes libéraux, en aucun cas l’individu ne doit être forcé à choisir une alternative plutôt qu’une autre. Il doit au contraire être orienté vers le bon choix : « Une bonne architecture de choix aide les gens à améliorer leur habilité à considérer, et donc à sélectionner de meilleures options [select options that will make them better off] » (Sunstein et Thaler 2008, p. 101, nous traduisons). Le better off étant assimilé à un rapprochement des axiomes classiques de la rationalité. Dans la perspective des modèles duaux, Sunstein et Thaler opposent à un système automatique, intuitif, irréfléchi et irrationnel, un système réflexif, délibéré et rationnel. Ils opposent également à l’image d’un individu parfaitement rationnel, l’Econ, prenant systématiquement ses décisions de manière rationnelle et réflexive, l’acteur social normal, dont le système automatique prend le pas sur le système rationnel. L’objectif premier des paternalistes libéraux n’est pas de rendre les gens rationnels, mais de rapprocher les choix construits sur la base du système automatique des décisions prises sur la base du système rationnel : « Si les gens peuvent s’appuyer sur leur Système Automatique sans pour autant détériorer leur situation, leur serait meilleurs, plus facile et plus longue » (Sunstein et Thaler 2008, p. 24, nous traduisons).

68Le projet du paternalisme libéral se concrétise de manière particulièrement exemplaire dans le projet politique des nudges, initié par Sunstein et Thaler dans leur ouvrage emblématique Nudge: Improving decisions about health, wealth and happiness (Sunstein et Thaler 2008). Un nudge peut être défini comme un dispositif technique influençant le choix des individus, de manière à ce qu’ils ne le regrettent pas ex poste. La notion de regret ex post devient, dans le cadre du paternalisme libéral, la pierre de touche empirique de l’irrationalité ainsi que la justification normative de l’intervention. Le regret ex post serait pour beaucoup le véritable marqueur de l’irrationalité (Gilboa 2009). C’est d’ailleurs ce point précis qui différencierait la violation permanente du modèle de rationalité, qu’on trouve par exemple chez Allais (1953), de violations temporaires, dépendant du contexte de choix. On trouve ainsi une définition normative de la rationalité apparemment proche de celle donnée par Savage. Ce dernier insiste en effet sur le fait qu’une théorie de la rationalité est acceptable « normativement » si du moment qu’elle est violée par un sujet, le fait de lui faire remarquer impliquera chez lui un changement de comportement (Savage 1954, p.7). Remarquons néanmoins que l’idée de multiplicité des personnalités permet au contraire de penser la persistance d’un comportement non conforme à la théorie de l’utilité espérée, alors même que l’individu peut ex post regretter un acte. C’est ce point précis qui justifie le nudging, le simple apprentissage étant insuffisant à restaurer la rationalité. Ainsi, au-delà du problème évoqué par Sen (cf. supra), le critère de non regret ex post vient compléter la définition de la rationalité en termes de cohérence afin de quérir une véritable portée empirique. Ce critère est nécessairement bien plus substantiel que celui de la seule cohérence, en ce qu’il revient, dans le cadre d’un raisonnement en termes de moi multiple, à choisir de manière a priori quelle personnalité doit dominer la prise de décision. On peut en effet considérer des cas dans lesquels l’individu regrette systématiquement la condition héritée de la prise de décision passée d’une autre de ses personnalités : le moi « raisonnable » regrette le choix passé du moi « déraisonnable », le moi « déraisonnable » regrettant lui aussi le choix passé du « moi raisonnable ». Une sous-détermination sémantique qui est néanmoins le lot de toutes théories, et indique un nécessaire encastrement de celles-ci au sein d’univers interprétatifs particuliers.

69L’exemple canonique du mécanisme de nudging est celui du système d’épargne. Dans un pays comme les États-Unis, où l’assurance des risques de la vie est en grande partie tributaire des choix privés d’épargne, on constate très fréquemment un regret ex post d’un niveau d’épargne trop bas. Ce résultat est souvent considéré comme une sous-évaluation de l’utilité liée à l’épargne dans le futur vis-à-vis d’une disponibilité immédiate de la somme. Ainsi, lorsqu’une entreprise propose un ensemble de plans d’épargne à destination de ses employés, deux problématiques se mêlent : d’une part le taux de participation est souvent faible, d’autre part, les plans d’épargne choisis sont souvent d’une faible importance. Sunstein et Thaler (2008) proposent de pallier ce biais de préférence pour le présent à l’aide d’un autre biais, celui du statu quo. Dans un premier temps, il s’agit de remplacer le système classique d’inscription aux plans d’épargne (opt-in) par un système d’enrôlement automatique à un plan auquel l’employé doit se désinscrire s’il le souhaite (opt-out). Dans une étude menée par Madrian et Shea (2001), l’enrôlement automatique permet au taux de participation au programme d’épargne de passer de 20% à 90%. Se pose par la suite la question du niveau d’épargne. Là encore, le choix par défaut reste l’outil privilégié : on choisit d’inscrire automatiquement les employés à un plan d’épargne conséquent. Si l’individu désire un plan qu’il juge meilleur, il doit s’écarter du choix par défaut. Or, un des enseignements de l’économie comportementale est, comme nous l’avons vu, qu’un individu a tendance à préférer la situation présente à toute autre situation potentielle. Ainsi, grâce au choix par défaut on influence l’individu de telle sorte qu’il ne regrettera pas son choix ex post. Ce principe peut-être couplé d’une augmentation progressive du taux d’épargne liée aux augmentations salariales (Thaler et Benartzi 2004).

70Le nudge[30] entend donc à rétablir la cohérence temporelle des préférences et à minimiser le regret ex post en utilisant les biais systématiques dont on a étudié plus haut la théorisation. Ce dispositif est tout à fait représentatif de la définition foucaldienne (Foucault 2004a, 2004b) du néo-libéralisme comme mode de gouvernementalité : il créé les conditions d’établissement d’un ordre mimant l’idéal libéral, sans s’immiscer (de manière coercitive) directement dans le choix des agents. L’économie des nudges constitue un exemple parlant de performation du monde social par la discipline économique. Premièrement, elle repose sur un ensemble d’agencements techniques servant l’individu dans sa prise de décision. Deuxièmement, ces agencements techniques sont créés dans l’optique de conformer les comportements des agents à la théorie économique de la rationalité. Christan Licoppe (2010) identifie deux registres performatifs différents. D’une part, le dispositif technique peut être mis en place de telle sorte qu’il produit directement dans le monde un ensemble de comportements conformes à une théorie économique particulière. Dans ce cadre, l’outil dont la construction a été renseignée par la théorie économique est un élément constitutif du monde social. C’est, par exemple, le cas des règles comptables, ou encore des dispositifs de calcul des prix des titres financiers. Un autre registre performatif est celui de la production d’un contexte de choix influençant (sans directement prendre la décision) les acteurs sociaux dans le sens prescrit par la théorie économique. C’est clairement à ce second registre que peut-être ramené le nudging.

71Un nudge peut être considéré comme canal de transmission d’une convention scientifique en direction du monde social, il ne saurait s’y réduire. Comme on l’a vu, la notion de rationalité cohérence étant une formelle, elle ne permet pas d’entrer en matière sur le contenu des préférences. Dans le cadre des modèles duaux, comment la conception standard de la rationalité pourrait-elle nous permettre d’arbitrer entre les différentes personnalités ? Ainsi, la norme formelle de la rationalité cohérence est couplée d’une norme substantive fondée sur le critère du « non-regret ex post », qui produit la légitimité de l’application normative du concept de rationalité, ainsi que son critère empirique. Entre deux « personnalités », le nudger favorise celle qui regrette le choix de l’autre. Le dispositif du nudge performe dès lors deux types de représentations : une représentation économique (celle de la rationalité), et une norme morale (celle du « non regret »), qui ne peut, à proprement parlé, être fondé en théorie. C’est néanmoins bien la rationalité cohérence qui offre le cadre au sein duquel se fixe cette norme morale.

Conclusion : l’empiricité comme condition de performation

72Cet article a tenté d’étayer la théorie de la performativité en soulignant l’intérêt analytique de la notion de convention. Comme nous l’avons vu précédemment, performer un concept théorique c’est avant tout permettre la traduction d’une convention scientifique en une convention sociale. Notre analyse a permis de pointer du doigt la nécessité de traduire le concept théorique au sein d’un registre empirique. C’est à cette condition que ce dernier devient « performable », c’est-à-dire capable de prendre la forme d’un repère sur lequel les acteurs sociaux peuvent s’appuyer.

73Nous avons étudié la chaîne allant de la théorie de la rationalité à la performation par les nudges et passant par une mise en forme du concept de rationalité nécessaire à sa performation. Cette condition a été le fruit d’un changement à la fois dans la forme et le statut épistémologique du principe de rationalité tout au long de l’histoire de la pensée économique : à définir la rationalité de manière empirique (et non subjective), on permet l’identification en creux de conventions concurrentes ne respectant pas les axiomes fondamentaux de la cohérence des préférences. Au terme de ce travail, on pose donc la nécessité d’une étude de la performativité intégrant la manière dont les concepts théoriques se forment, de leurs contenus et statuts analytiques et épistémologiques. En l’état, notre réflexion montre qu’il est vain d’opposer la performation par l’idée et la performation par la technique. En effet, si le dispositif technique, ici un nudge, est un maillon primordial du processus performatif, la forme du concept à performer l’est tout autant. L’étude de la légitimité sociale de la norme de non-regret constituerait une étape supplémentaire, allant au-delà des bornes du présent travail.

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Mots-clés éditeurs : rationalité, nudge, empiricité, paternalisme libéral, convention, performativité

Date de mise en ligne : 06/02/2015

https://doi.org/10.3917/rpec.152.0069

Notes

  • [*]
    Centre d’études interdisciplinaires Walras-Pareto (Université de Lausanne) ; Centre d’Économie de la Sorbonne (Université de Paris 1). Contact : brissetni@gmail.com. Je remercie Roberto Baranzini, Pascal Bridel, Jérôme Lallement, Antoine Missemer, Thomas Müller, Philippe Steiner, Sophie Swaton ainsi que deux rapporteurs anonymes pour leurs précieux conseils. L’idée développée dans cet article m’est venue à la suite d’une discussion avec Maxime Desmarais-Tremblay à propos de l’œuvre de Bernard Williams. Je lui suis reconnaissant de m’avoir fait partager ses réflexions. L’article a profité de l’œil expert de Dorian Jullien, à qui j’adresse également toute ma reconnaissance. Enfin, je tiens à remercier Emmanuel Picavet ainsi qu’Anaïs Mauriceau pour leur disponibilité.
  • [1]
    Sur ce point, voir Licoppe (2010) ou encore Brisset (2014).
  • [2]
    De nombreux sociologues se sont en effet intéressés à l’influence de la connaissance économique sur les systèmes sociaux (Steiner 1998). Tel est par exemple le sens de La grande transformation de Karl Polanyi (Brisset 2012b).
  • [3]
    La théorie de la performativité s’est en effet explicitement construite contre un ensemble de concepts standards des sciences sociales que sont ceux de convention, de prophétie autoréalisatrice et d’institution. La performativité ne saurait se réduire à une simple histoire de diffusion idéelle, elle serait un processus de configuration et reconfiguration constante d’agencements sociotechniques aidant la prise de décision des acteurs sociaux et dont la théorie économique renseignerait l’élaboration. Notre objectif n’est pas ici de trancher cette question de la spécificité des objets techniques vis-à-vis de la notion plus classique de convention sociale. Il est bien plus d’explorer les apports potentiels de l’utilisation de cette dernière dans un cadre performativiste. Sur ce point, voir Brisset (2011, 2012a)
  • [4]
    Sur le pragmatisme et le performativité (au sens callonnien du terme), voir Brisset (2013).
  • [5]
    L’absence de prise en compte de cette distinction, entre convention scientifique et convention sociale, au sein de la théorie de la performativité, a également été relevée par Éric Brian (2009). Ce dernier porte un jugement assez sévère sur la théorie de la performativité lorsqu’elle étudie le secteur de la finance, et plus particulièrement la représentation du risque portée par la théorie financière. Brian prend pour point de départ la notion de convention stochastique, introduite par Christian Walter (2006), à savoir « l’ensemble des préconditions (implicites et explicites : des institutions et des calculs par exemple) au moyen desquelles les agents répondent à l’incertitude des phénomènes auxquels ils font face » (Brian 2009, p. 72). Il montre alors que le fait qu’une convention stochastique soit partagée à la fois par les économistes de la finance et les agents financiers ne suffit pas à la réaliser. On touche ici à un autre point, central à l’idée d’implémentation d’une convention scientifique dans le monde social : celui de l’autoréalisation. Ainsi, à la condition d’empiricité s’ajoute une condition d’autoréalisation, qui nécessiterait un travail plus approfondi au-delà du présent article. Un travail rapprochant notre théorisation conventionnaliste au sens de Lewis et celle de Brian et Walter en terme de convention stochastique.
  • [6]
    « j’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants » (Agamben 2007, p. 31).
  • [7]
    Tout en revendiquant la fin à la dichotomie entre deux approches : le déterminisme technique et le constructivisme social (Akrich 2006).
  • [8]
    La notion de forme est d’ailleurs un élément important de la sociologie de la traduction (Latour 2006, p. 325).
  • [9]
    Cet article se concentre sur l’empiricité, il va de soi que d’autres conditions sont nécessaires à la performation. Ces conditions seront liées aux autres clauses de la définition de Lewis, que nous ne pouvons étudier ici.
  • [10]
    On trouve une formulation similaire dans Boudon (2009, p. 29).
  • [11]
    Notons également qu’un individualisme pur n’est que rarement à l’ordre du jour. Si la contre-révolution des nouveaux classiques a poussé à son paroxysme la volonté réductionniste en mettant au cœur des théories économiques la recherche des microfondations de la macroéconomie (Weintraub 1979 ; Davis 2003, p. 37), les approches contemporaines s’orientent le plus clair du temps vers un métissage entre individualisme et holisme en intégrant les institutions, les structures sociales ainsi que les organisations aux éléments de base des modèles économiques. Il n’en demeure toutefois pas moins qu’il reste généralement admis que toute explication économique se doit de contenir une théorie des comportements individuels.
  • [12]
    Un grand nombre de critiques se focalise sur le lien suffisant que fait la théorie du choix rationnel entre les désirs et l’action individuelle. C’est notamment le cas de John Searle (2001), qui critique l’absence de prise en compte de la délibération dans la théorie du choix rationnel.
  • [13]
    Le choix de faire de l’individu l’unité de base de l’explication sociale a été contesté de plusieurs manières. Il est envisageable, comme signifié plus haut, de considérer les structures organisationnelles comme des entités sui generis, mais le chemin inverse est également possible en considérant des entités d’échelles inférieures. On peut à cet égard citer les travaux de Ken Binmore (1987, 1988) considérant l’agent comme un méta programme interagissant à l’aide de programmes prenant la forme d’heuristiques de décisions palliant les problèmes de computabilité. Citons dans la même optique les travaux de Richard Dawkins (1976) et la notion de mème. Un mème est défini comme l’unité d’évolution culturelle au même titre que le gène en biologie. Dans les deux cas, les heuristiques de décisions et les mèmes constituent des unités d’échelles inférieures à celle de l’agent, s’exprimant par lui tout en conservant une certaine autonomie.
  • [14]
    Sur la non-compatibilité entre rationalité classique et rationalité cohérence, voir Sugden (2005).
  • [15]
    L’histoire de la notion de rationalité en économie est complexe. Le raccourci pris ici par Lagueux est contestable d’un point de vue historique. Le lien entre la théorie des préférences révélées, développée par Samuelson (1938) et Houthakker (1950), et la notion de cohérence des préférences ordinales est complexe et suscite des débats. Sur ce point voir Mongin (2000) et Giocoli (2003).
  • [16]
    Sur ce point, voir Walter et Pracontal (2009).
  • [17]
    Je tiens à remercier un des rapporteurs de la Revue de philosophie économique pour avoir soulevé ce point.
  • [18]
    Ce point de vue est également partagé par Friedman (1953).
  • [19]
    La notion de testabilité étant complexe à saisir chez Mises.
  • [20]
    Dans le cadre des sciences dures, Popper identifie les lois de Newton comme des principes permettant d’animer une situation initiale. Par exemple les planètes du système solaire afin d’expliquer les éclipses.
  • [21]
    La reconstruction ici effectuée doit est volontairement rétrospective en tant qu’elle a pour ambition de souligner les étapes ayant mené à l’utilisation politique d’un principe de rationalité empirique. À ce titre, il est important de souligner que si l’approche par la cohérence et les préférences révélées charge de fait empiriquement le concept de rationalité, l’objectif des auteurs qui en sont à l’origine (principalement, Samuelson) n’était pas nécessairement de dégager une définition de la rationalité. Il était en effet bien plus de fournir des outils de description des comportements des consommateurs afin de dériver des propositions sur des phénomènes agrégés comme, par exemple, les courbes de demande. Ainsi, la rationalité s’inscrit ici complètement dans le projet réductionniste décrit plus haut, tout en ouvrant toutefois la porte à l’identification de comportements irrationnels.
  • [22]
    Il semble ici important d’expliciter le raccourci que nous prenons. Le lien entre empiricité et testabilité est en en réalité loin d’être évident en ce qu’il suppose que soit respecté un certain nombre d’hypothèses expérimentales telles que la justesse des instruments de mesure où la correspondance entre concepts théoriques et empiriques. Néanmoins, l’empiricité est bien un préalable nécessaire de la testabilité.
  • [23]
    Pour un point de vue plus général sur la question, voir Bhattacharyya, Pattanaik et Xu (2011).
  • [24]
    Je suis là encore redevable à l’un des rapporteurs de la Revue de philosophie économique pour m’avoir aidé à clarifier ce point.
  • [25]
    Il serait encore une fois possible de « sauver » la théorie des préférences révélées en stipulant que les choix A et A’ sont simplement différents et qu’à ce titre, l’axiome de transitivité reste inviolé. Cette démarche n’est toutefois pas celle choisie par les auteurs que nous suivrons.
  • [26]
    Selon la formulation de Gollier et al. (2003).
  • [27]
    Ariely (2009, p. 28) parle de cohérence arbitraire des préférences.
  • [28]
    Sur ce point, voir Hands (2006, p. 178-179).
  • [29]
    Sur l’idée d’une dualité des processus psychologiques, voir Chaiken et Trop (1999).
  • [30]
    On ne traite ici que d’un aspect spécifique du paternalisme libéral et du nudge, i.e comme un moyen de performation du monde. Pour une critique, voir Berg et Gigerenzer (2010).

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