1Les conflits entre l’économique et l’éthique se sont radicalisés dans le champ de la santé depuis le début des années 1970 au fur et à mesure que les questionnements se multipliaient : dans quelle mesure peut-on utiliser le modèle de l’homo œconomicus ? La mise en œuvre de critères de justice sociale condamne-t-elle les impératifs de coût et de gestion ? Et si oui, comment ? Réciproquement, les contraintes économiques qui affectent le fonctionnement des systèmes de santé doivent-elles empêcher la mise en œuvre de critères de justice ? Ou, dit autrement, l’efficacité de l’allocation des ressources et la maîtrise des dépenses de santé doivent-elles définir une éthique ? Avec les conséquences que cela peut avoir pour l’équité dans l’accès aux soins.
2Pour répondre à ces questions, deux cadres analytiques peuvent a priori être mobilisés. D’un côté, du point de vue des théories conséquentialistes sur lesquelles s’appuie l’économie standard (David Hume 1771-1776, les utilitaristes Jérémy Bentham 1748-1832 et John Stuart Mill 1806-1873), la justesse morale des actions est déterminée par leurs conséquences. De l’autre, selon les théories déontologiques (représentées dans la modernité par Emmanuel Kant 1724-1804), les concepts d’obligation et de droit sont indépendants du concept de bien et les actions justes ne sont pas exclusivement déterminées par la recherche de bonnes conséquences : il existe des interdits et des obligations absolus, qui s’imposent indépendamment de savoir ce qu’il en coûte de les respecter, en termes de conséquences pour soi comme pour les autres.
3Il semble bien qu’au plan théorique ces deux positions soient difficilement conciliables. Certains auteurs contemporains [tels que par exemple, Gauthier [(1986)] ont tenté d’introduire la règle morale dans l’analyse pour lever les phénomènes d’auto réfutation de la rationalité assimilée au conséquentialisme par les théoriciens du choix rationnel, phénomènes illustrés par des paradoxes bien connus, du paradoxe princeps du jeu du prisonnier aux dilemmes, évènements historiques ou cas d’école, qui mettent en scène le heurt entre exigences opposées (le choix de Jim, le choix de Sophie, le choix de Touvier, le choix de Clare, le choix de Caïphe, …). La tentative échoue, semble-t-il [Dupuy (1999)], dans la mesure où la règle morale est artificielle, ramenée à un adjuvant « intéressé » qui mime l’impératif déontologique. La plupart des travaux en économie de la santé, qui prennent l’éthique en considération dans l’analyse théorique, ont recours au même subterfuge : faire de l’éthique un argument de la fonction d’utilité des agents, et encourent les mêmes critiques [Batifoulier et Gadreau (2005)].
Face à cette impasse on peut envisager une autre voie, de nature pragmatique, mobilisant une pluralité de principes permettant de faire des choix et de prendre des décisions en matière de santé. Nous poserons les termes du débat, entre normativité et positivité, avant de présenter brièvement les textes qui s’inscrivent dans ce débat.
Une issue pragmatique normative : les “principes” et l’éthique bio médicale
4Dans les années 1980 l’éthique bio médicale se développe sur la base de « principes », avancés de façon normative, comme autant de repères pour l’action médicale moralement acceptable [Beauchamp- Childress (2001), Le Coz (2007)], où l’on retrouve, simultanément parfois, les dimensions conséquentialiste et déontologique.
5D’abord, le principe de bienveillance (ou de bienfaisance), essence du serment d’Hippocrate, enjoint au médecin d’accomplir un bien en faveur du patient, sans pour autant que le médecin impose au patient sa vision du bien. La bienveillance n’est pas le paternalisme. Elle implique entre autres une réflexion sur les bénéfices attendus d’une intervention thérapeutique, en termes de qualité de vie.
6Ensuite, même s’il est souvent considéré comme prioritaire par rapport au précédent, le principe de non malfaisance exige du médecin qu’il épargne au patient des souffrances qui ne seraient pas au service du rétablissement ou de la préservation de sa santé. Il prend par exemple la forme du refus de l’acharnement thérapeutique.
7Enfin, le principe d’autonomie qui engage le médecin à faire participer le patient au processus décisionnel. Le respect de l’autonomie implique que le patient ait la capacité de décider par lui même, qu’il soit informé en connaissance de cause, pour être en mesure de formuler un consentement éclairé. Ce principe fait du patient un partenaire de la décision médicale selon un pacte qualifié aujourd’hui d’« alliance thérapeutique ».
8Outre ces trois principes qui se réfèrent à l’éthique des fins, le principe de justice, se réfère à l’éthique des moyens et à la notion de justice distributive qui met très largement l’égalité en avant, mais l’égalité de quoi ? Il existe une pluralité de théories de la justice distributive, aussi nombreuses que générales, très différentes quant aux choix de société qu’elles impliquent, mais habituellement désarmées face aux questions concrètes et particulières que se posent les acteurs du système de santé.
Ces quatre principes tracent un cadre conceptuel et méthodologique flexible qui permet de sélectionner les éléments les plus pertinents pour trouver une solution satisfaisante à un problème donné. Il semblerait que leur pondération évolue au cours du temps. Avec l’augmentation des dépenses de santé l’éthique des moyens est mise en lumière. Par ailleurs avec la montée de l’individualisme, l’importance grandissante accordée à la liberté individuelle par rapport à toute autre valeur conduit parfois à disqualifier le principe de bienfaisance jugé propice au paternalisme, au profit du principe d’autonomie du patient. Ce qui conduit certains observateurs comme Axel Kahn [(2000)] à regretter qu’on tolère aujourd’hui davantage les inégalités sociales que les interdits touchant la sphère privée, ou encore Jean-François Mattéi [(1999), p. 233] à écrire « comme le reconnaîtra Lévinas le monde moderne a sacrifié la mesure transcendantale de la justice à l’assouvissement immanent de la liberté ».
Une issue pragmatique positive : la révélation des principes en action
9Le principisme aux sources de l’éthique biomédicale conserve résolument une position normative, en mobilisant simultanément des arguments de nature conséquentialiste et déontologique. À cette position descendante s’oppose une approche de type positif, en quelque sorte ascendante, qui consiste à révéler les principes en action.
10Elle est illustrée initialement par les travaux [Elster (1992), Elster et Heipin (1992)] reposant sur la notion de justice locale ou située, qui observent concrètement un certain nombre de principes distributifs utilisés ou défendus pour sélectionner les bénéficiaires de greffes d’organes : le tirage au sort, l’âge, le statut (sexe, couleur de peau, nationalité, résidence, …), l’efficacité qui prend en compte les effets attendus pour le bénéficiaire et pour la collectivité, le mérite apprécié à partir de jugements portés sur les caractéristiques et sur les comportements passés des postulants, …
11Dans le même esprit, l’économie expérimentale [Eber et Willinger (2005), Clément, Le Clainche et Serra (2008)] parfois présentée comme un test d’hypothèses normatives, cherche à révéler la diversité des motivations et des critères de décision à l’œuvre dans les faits. Il s’agit cependant non plus d’observer directement les faits mais de construire des jeux qui permettront de mettre en évidence les principes en action. Les jeux expérimentaux fournissent ainsi des explications à certaines anomalies que la théorie des jeux et la microéconomie traditionnelle ne parviennent pas à résoudre de façon satisfaisante en restant à l’intérieur du paradigme standard. Ces explications font référence aux motivations et aux sentiments moraux tels que l’altruisme, la réciprocité ou le sens de l’équité en tant que mobiles des comportements individuels, en marge de l’intérêt.
12D’autres travaux, qui radicalisent les expériences de pensée bien connues en philosophie, adoptent une démarche inverse : alors que les travaux d’économie expérimentale débouchent sur le rôle des valeurs, les travaux d’éthique expérimentale partent des valeurs en postulant que les individus sont dotés de sentiments moraux. Ils proposent des procédures de validation empiriques de ces principes en les confrontant avec les intuitions morales que les individus dévoilent lors de ces expériences [Serra (2007)].
On peut se demander dans quelle mesure il est légitime, au plan épistémologique, d’utiliser les principes de justice, empiriquement révélés selon une perspective pragmatique positive par l’observation directe des faits ou par l’expérimentation, pour fonder la décision en santé. Peut-on donner un ancrage empirique à une approche normative de la justice en violation du principe de Hume selon lequel on ne saurait fonder un jugement de valeur sur un jugement de fait, pas plus qu’on ne pourrait déduire des propositions prescriptives à partir d’énoncés descriptifs ? On peut prétendre que le choix de privilégier ce qui est, est déjà en soi un jugement de valeur, tout comme « les connaissances acquises par le biais de l’intuition sont les prémisses à partir desquelles toutes les autres sont déduites » [Mill (1988), introduction, § 4]. On peut aussi s’inscrire en faux contre une interprétation de la normativité comme absence de neutralité, manque d’objectivité, ou inversement introduction d’idéologie. L’épistémologie cohérentiste remise à l’honneur à travers la méthode de l’équilibre réfléchi qu’utilise Rawls pour faire interagir les jugements des individus et les principes de distribution défendus par les théories de la justice, soutient que les jugements éthiques peuvent être justifiés et défendus [Sayre et McCord (1996)]. En ce sens la décision en santé ne saurait reposer ni sur l’affirmation exclusive de principes gratuits ni sur la seule mobilisation des principes déjà à l’œuvre.
Entre normativité et positivité : l’analyse des politiques de santé
13Des recherches en nombre croissant ciblent les politiques de santé en insistant sur les référentiels de politique publique sous jacents
14Le référentiel industriel est inhérent au calcul économique appliqué au secteur de santé [Drummond et alii (1998)], mobilisé plus ou moins explicitement par les instances nationales d’évaluation qui guident les politiques de santé (comme la Haute Autorité de Santé en France). Chaque méthode d’évaluation (coût efficacité, coût utilité, coût bénéfice) a implicitement son propre critère d’équité. Avec l’analyse coût utilité où les résultats des actions de santé sont mesurés en nombre d’années de vie gagnées, tout se passe comme si la collectivité accordait la même valeur à l’année de vie gagnée, indépendamment du bénéficiaire. Avec l’analyse coût utilité qui fait intervenir la qualité de vie et les QALY (Quality Adjusted Life Years), « a QALY is a QALY, not matter who gets it », selon la formule bien connue de Williams [(1992)]. Avec l’analyse coût bénéfice qui valorise monétairement les avantages de santé, tout se passe comme si un euro présentait, pour la collectivité, la même valeur quel que soit celui qui le reçoit. Par ailleurs la mesure du bénéfice par la disposition marginale à payer (willingness to pay) fondée sur les préférences déclarées des individus, aboutit méca-niquement à avantager les actions de soins bénéficiant aux plus riches. Les exemples ne manquent pas, aux États Unis et en Grande Bretagne principalement, de choix médiatiquement contestés parce que heurtant la morale commune selon laquelle une priorité devrait être accordée aux jeunes, à ceux qui ont pris soin de leur santé, ou encore à ceux qui ont charge de famille. Peut-on monétiser l’évaluation en santé sans introduire un biais en faveur de ceux qui affichent le plus grand consentement à payer, les plus fortunés notamment ? Cette interrogation est au centre du débat contemporain sur l’évaluation en santé.
15En matière de financement des dépenses de santé on observe un déplacement du partage public-privé, qui organise le retrait de l’assurance publique obligatoire au bénéfice de la libre prévoyance, ce que d’aucuns analysent comme un déplacement d’un référentiel civique vers un référentiel marchand [Batifoulier, Domin et Gadreau (2008)] modifiant profondément la nature de la solidarité et aggravant les inégalités sociales de santé. Le désengagement de l’assurance maladie obligatoire prend des formes diverses : du déremboursement partiel ou total de certains médicaments, à l’instauration d’un « parcours de soins coordonné », et à l’instauration de forfaits non remboursables. Ce désengagement s’accompagne d’une délimitation du périmètre des soins remboursables et d’une montée en puissance de la protection complémentaire. Paradoxalement les pouvoirs de l’État s’accroissent au profit du secteur marchand, dans le cadre d’une corégulation de l’assurance maladie prenant la forme de « contrats responsables » : la protection maladie complémentaire va occuper le terrain libéré en partie par l’assurance maladie obligatoire mais doit dorénavant aller dans le même sens que la politique publique. Ce mouvement annonce à terme la mise en concurrence des gestionnaires de santé, sur le modèle du managed care américain de plus en plus répandu en Europe depuis une dizaine d’années, avec le risque d’une accentuation des inégalités de santé : les plus démunis qui sont souvent les plus malades sont les plus touchés. Cette perspective conduit alors les pouvoirs publics à adapter la politique de retrait de l’assurance maladie publique pour limiter les inégalités dont elle est elle?même à l’origine (exonération du ticket modérateur pour les Affections de Longue Durée, Couverture Maladie Universelle Complémentaire, exonération des franchises non remboursables pour les plus pauvres, …). La solidarité égalitariste recule au profit d’une politique de discrimination positive censée atténuer les conséquences inégalitaires les plus choquantes de la marchandisation.
Le désengagement sélectif de l’assurance publique obligatoire repose sur une politique incitative qui fait l’hypothèse d’acteurs strictement intéressés. Patients, médecins, établissements hospitaliers sont autant d’homo œconomicus qui cherchent à tirer systématiquement profit des asymétries d’information et dont il convient d’encadrer les comportements stratégiques par la mise en place de contrats et d’incitations activant ce même mobile de l’intérêt. Si le marché pur est encore proscrit on assiste cependant à une marchandisation qui prend la forme d’une « concurrence fictive » ou d’une « concurrence encadrée » [Mougeot (1999)]. À l’hôpital la logique de contrat qui prévaut entre la tutelle et les établissements de soins s’exprime dans la « tarification à l’activité » qui active la concurrence par comparaison (yardstick competition) entre les établissements, ainsi que par l’instauration de processus d’accréditation encadrés par la tutelle mais laissés à l’initiative de l’établissement. En médecine de ville le système des Références Médicales Opposables (désormais caduque) et la revalorisation des tarifs de responsabilité en fonction de la capacité de l’ensemble des médecins à rester dans le cadre de l’Objectif National de Dépenses de l’Assurance Maladie (qui n’a jamais fonctionné) étaient basés sur l’idée d’un système de sanctions récompenses pour les médecins. La réforme du médecin traitant pèse davantage sur le patient. Ainsi par exemple le dépassement d’honoraires, désormais autorisé pour tout médecin auprès des assurés hors parcours de soins, sanctionne le patient au bénéfice du médecin : le malus de l’un est un bonus pour l’autre [Bras (2006)]. À l’hôpital comme en méde- cine de ville il s’agit d’inciter les acteurs à des comportements économes en jouant sur leur intérêt. Or, outre le risque d’inégalités engendré, il n’est pas certain que cette stratégie conduise à la maîtrise souhaitée des dépenses de santé. La politique de contrats et d’incitations en santé repose sur des motivations extrinsèques tandis que l’éthique en tant que valeur désintéressée est une motivation intrinsèque impliquant une action que l’on recherche pour elle-même sans attendre de récompense ni chercher à éviter un quelconque sentiment de culpabilité. Cette dualité prend acte de la pluralité des motivations et n’impose pas de rabattre les secondes sur les premières. Leur mobilisation simultanée se heurte cependant au fait qu’elles sont interdépendantes : les travaux de nature psycho-sociologiques, dans la lignée de Deci [(1971)] montrent que, dans certaines conditions, les motivations intrinsèques sont évincées par les motivations extrinsèques. Dès 1970, Titmuss postulait qu’inciter financièrement les individus à donner leur sang réduisait la quantité et la qualité du sang offert. La problématique de l’effet d’éviction [Frey (1997), Kreps (1997), Benabou et Tirole (2003)], appuyée par certains travaux d’économie expérimentale, soutient que les incitations monétaires peuvent dévaloriser la motivation altruiste en signalant à l’agent que le principal ne lui fait pas confiance. Il en résulte que l’efficacité d’une politique incitative n’est pas garantie. Dans le champ de la santé on déboucherait ainsi sur un « paradoxe de politique économique » selon lequel la politique publique contribue à l’accroissement des dépenses de santé alors qu’elle cherche à les réduire [Batifoulier et Ventelou (2003), Batifoulier, Gadreau et Vacarie (2008)]. On pourrait alors s’interroger sur l’opportunité pour la tutelle d’encourager la logique marchande au détriment de la logique domestique, en développant des incitations de type sanction récompense susceptibles de détruire la confiance et les comportements éthiques spontanés.
Des contributions originales qui alimentent le débat
16Les contributions rassemblées dans ce numéro se situent en dehors d’une perspective manichéenne opposant systématiquement l’intérêt et le désintéressement, le calcul et le jugement de valeur, … Mais elles ont en commun le souci d’une certaine intégration de l’économique et de l’éthique, en rupture avec le néolibéralisme économique dans sa forme la plus caricaturale, tenant les considérations morales et politiques à l’écart de la sphère économique, cantonnant la responsabilité de la régulation à des conduites privées strictement initiées par la satisfaction d’individus exclusivement égoïstes, et prônant un régime de concurrence censé permettre un optimum économique sans souci des inéquités qu’il implique.
17Le texte de Marc Fleurbaey, Stéphane Luchini et Erik Schokkaert intitulé « Évaluation économique en santé : qui a peur de l’étalon monétaire ? », ne remet pas en cause la nécessité de comparer la santé à d’autres types de consommations pour définir des programmes de santé publique ou plus généralement pour effectuer des choix collectifs dans le champ de la santé. Les auteurs défendent le principe d’une évaluation économique qui « monétise » pour comparer, au service de l’équité dans la répartition. Il n’est pas déraisonnable d’arbitrer entre la bonne santé et d’autres objectifs : « une vie réussie ne requiert pas une bonne santé indéfinie ». Certains usages simplistes de l’étalon monétaire sont néanmoins contestables. Au regard d’un objectif premier d’équité et dans le cadre de l’analyse coût bénéfice comment comparer deux individus qui ont des variations équivalentes identiques mais des situations initiales ou des préférences différentes ? Les auteurs proposent de calibrer les utilités individuelles en termes d’un « revenu équivalent santé » remplaçant la diversité des situations individuelles par une situation équivalente où tous les individus jouissent du même niveau de santé et ne diffèrent plus que par leur consommation et leurs préférences. Ils utilisent alors ces équivalents comme argument d’une fonction de bien être social qui donne toute leurs places à la valeur de la santé et aux considérations d’équité.
18Il ressort de ce texte, qui se refuse en quelque sorte à jeter le bébé avec l’eau du bain, qu’il n’est pas impossible de concilier une évaluation économique en santé faisant un certain usage de l’étalon monétaire, avec une conception non matérialiste de la vie qui accorde une importance majeure à l’équité. Ce faisant il rend compatible, ou moins problématique, la rencontre entre l’éthique des moyens et l’éthique des fins. Le texte de Pierre Le Coz, « L’exigence éthique et la tarification à l’activité », s’attache précisément à cette question, dans une perspective professionnelle, en prise avec la tarification des établissements hospitaliers français, dite « à l’activité », qui a fait l’objet d’un avis du Comité Consultatif National d’Éthique en 2008. La question est abordée sous l’angle de l’éthique biomédicale qui fait du principe de justice distributive, de nature collective, un facteur de décision tardivement pris en compte, à côté des principes de bienveillance, de non malfaisance, et d’autonomie, largement individuels. L’auteur argumente « l’exigence éthique de maintenir la pensée en crise », non pas pour résoudre ce conflit, mais pour l’assumer selon une dynamique de révision émotionnelle qui sauvegarde la dimension éthique de la décision. La tarification hospitalière « à l’activité » repose sur une évaluation susceptible d’activer la dynamique de révision émotionnelle, en offrant la possibilité d’un débat, d’une délibération, sources de nouvelles expériences émotionnelles. Il semble cependant qu’une certaine hiérarchisation des principes éthiques, certes nécessaire sous peine d’un naufrage dans l’irrésolution, mais quelque peu arbitraire, bloque le régime d’oscillation émotionnelle garant d’une décision éthique. Le principe d’équité, au sens de l’éthique bio médicale, dégénère en un principe de rentabilité qui met à mal les autres principes, pouvant aller jusqu’à tarir à la source les réactions affectives de base et pervertir ainsi le sens d’une activité clinique.
19Les deux textes précédents adoptent incontestablement une position normative, qu’elle concerne les moyens ou les fins de l’activité en santé. Le texte de Valérie Clément et Daniel Serra, « L’équité en matière de santé : qu’en pense l’opinion publique ? Une revue de l’éthique empirique dans le champ de la santé », adopte une perspective positive. Il dresse un panorama remarquable de l’éthique expérimentale relative à la décision en santé tout en soulignant l’existence de problèmes de méthode. Qui interroger ? Les individus potentiellement concernés (et parmi eux faut?il distinguer entre les personnes saines et les personnes malades ?) ou les professionnels de santé ? Que cherche-t-on à révéler ? Les opinions ou les préférences sociales ? Lorsqu’on parle de préférences, de quelles préférences s’agit-il ? Et quelles méthodes de révélation des préférences employer ? L’arbitrage entre les personnes avec la construction de Qalys ou la méthode du voile d’ignorance ou des méthodes à base de discussion et de délibération comme les panels de citoyens et les groupes de convergence ? Les tests des diverses conceptions de l’équité font ressortir la position pluraliste de l’opinion publique en matière de santé, avec une certaine prédominance de l’équité sur l’efficience dans les tests spécifiques de l’arbitrage efficience vs équité, même si ces résultats ne sont pas insensibles aux méthodes utilisées. La révélation des préférences sociales par le recours au public s’avère cruciale pour un système de santé avec financement socialisé.
20Le texte de Philippe Batifoulier, John Latsis et Jacques Merchiers, « The philosophy of need and the normative foundations of health policy », revisite le concept de besoin en santé à la lumière d’un courant philosophique généralement ignoré des économistes : la philosophie du need. La prégnance de la contrainte budgétaire dans le champ de la santé et le transfert de charge vers le patient ou son assurance complémentaire, aggravent les inégalités sociales de santé. Dans le même temps ils conduisent le régulateur à passer d’une morale de la justice, abstraite et se voulant universelle, à une autre morale, plus souple, contextuelle, variable en fonction des situations. L’établissement de priorités assises sur la définition du besoin est un instrument privilégié de cette politique de sélectivité qui va de pair avec un certain désengagement de l’État et de la Sécurité sociale dans le financement des dépenses de santé. Les auteurs du texte proposé développent une approche institutionnaliste du besoin, qui fait appel à des principes éthiques que l’on ne peut réduire à des préférences individuelles. L’accent est mis sur les conventions qui forgent des besoins spécifiques et situés ainsi que sur le processus politique qui permet de légitimer les revendications de nouveaux besoins. On rejoint ainsi des programmes de recherche voisins comme le programme d’éthique empirique abordé dans le texte précédent par Valérie Clément et Daniel Serra, ou encore le programme du « communitarian claims » qui insiste sur les préférences sociales et les principes éthiques pour guider la politique de santé.
Le texte de Vinca Bigo et Mia Gray, « Constructing care: for love or money », s’inscrit dans le débat, qui remonte à plus d’un quart de siècle dans les pays anglo-saxons, sur ce qu’on appelle le care. Ce mot, qui appartient à la langue courante pour les anglophones, ne se traduit pas aisément. Les difficultés sont renforcées lorsqu’on applique la notion de care au health care. Le care signifie à la fois le soin, l’attention, le souci, la sollicitude, … En rapportant cette notion aux soins de santé, les auteurs caractérisent une éthique des soins qui, à partir d’une typologie du care en santé, cible plus particulièrement les soins les plus simples, servis en général par des femmes, en arrière plan des services de santé technicisés, professionnalisés, institutionnalisés. Cette assimilation de l’éthique des soins à une morale de la justice contextuelle, reposant sur le souci des autres, portée par les filles, peut être vue comme un possible renouvellement de nos sociétés dans le sens d’une plus grande solidarité et comme un atout dans le champ de la santé. Elle est aussi source de tensions et de contradictions, entre idéalisation et stigmatisation. Les auteurs suggèrent, qu’en faisant des femmes l’alibi d’une solidarité qui tend à se réduire à la charité, elle peut contribuer à dévaloriser le travail féminin, dans l’organisation d’un système de santé qui privilégie une logique de maîtrise des dépenses et une politique d’incitation financière. Promouvoir une véritable éthique de la sollicitude dans le domaine de la santé, pour remplacer le règne parfois destructeur de l’individualisme intéressé, implique d’intégrer morale et politique en envisageant le care en santé comme une responsabilité collective, avec des systèmes de rémunération qui valorisent, « for love and money », l’ensemble des travailleurs des services de santé, sans discriminations, ni positives ni négatives.
Le texte de Christian Léonard et Christian Arnsperger, « You’d better suffer for a good reason. Existential economics and individual responsability in health care », appréhende la politique de santé à travers l’approche de l’économie existentielle qui a fait l’objet, en 2005, de l’ouvrage de Christian Arnsperger intitulé « Critique de l’existence capitaliste. Pour une éthique existentielle de l’économie ». L’accent mis, par la logique capitaliste, sur l’intérêt individuel sous diverses variantes (intérêt lucratif, réputation, …) ou sous différents déguisements (défense de l’intérêt général, compassion, …) ainsi que sur sa promotion par les politiques incitatives de responsabilisation individuelle, ne tiennent-ils pas au désir de plénitude et à l’angoisse devant la mort, qui poussent l’individu à accumuler désespérément les richesses pour combler un vide ? Ne débouche-t-on pas sur une impasse, caractérisée simultanément par l’inefficacité et l’inéquité ? Les inégalités dans les capacités à surmonter l’angoisse existentielle et les inégalités économiques et sociales impliquent des inégalités de santé irréductibles au simple dysfonctionnement d’une société dans laquelle le marché constitue la règle principale des échanges et où la santé fait l’objet de processus de marchandisation croissants. La solution existentielle proposée passe par l’émergence de personnes tout à la fois lucides et vertueuses et par la prise de conscience du déni de la mort, pour aboutir à l’abandon d’un système fondé sur la recherche effrénée des richesses. Mais l’avènement de cette société de partage et d’une éthique de l’existence post capitaliste peut-elle faire l’économie d’une remise en cause radicale du mode de production et de distribution des soins ?
Bibliographie
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