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Article de revue

Carl-Gustav Jung et Gérard Mendel : unité et distinction entre deux conceptions de l'autonomie au regard du champ social

Pages 51 à 71

Notes

  • [1]
    Mendel, G. (2002), chapitre 10, « L’autorité hors la modernité : la communauté autoritaire », 119-135, in Une Histoire de l’autorité, Paris, Éditions La Découverte, 2003. « La dépendance psychoaffective à l’autorité et la “servitude”, dans le cas russe, représentent les conséquences directes de l’élevage du petit enfant, telle que la société les pérennise. Bien entendu, nous ne voulons pas dire que ce soit l’unique facteur … » (p. 124).
  • [2]
    Op. cit., chapitre 5, « L’autorité, symptôme du sentiment abandonnique de l’espèce humaine » : « Il faut alors retourner vers le tout début de l’enfance, là où Freud (qui ne fut jamais analysé) craignait d’aller. » (p. 62).
  • [3]
    Op. cit., chapitre 5, « L’autorité, symptôme du sentiment abandonnique de l’espèce humaine » : « L’asymétrie des rôles est fondamentale dans la mise en scène de l’autorité sociale. » (p. 64).
  • [4]
    Op. cit. « Elle est symbolique, aussi, dans le sens que, sous la relation d’autorité proprement dite, si celle-ci ne suffit pas, la force matérielle est là, dont l’homme en uniforme possède le monopole légitime … » (p. 64).
  • [5]
    Op. cit. « Ce sont les parents qui vérifient votre tenue, et surtout, dans les premières années de la vie, votre propreté, tournant autour du corps comme l’agent autour de la voiture ; dimension de la propreté qui ramène, elle, à des tout débuts, à la toute petite enfance et aux craintes de se salir éprouvées à l’époque du dressage sphinctérien. » (p. 65).
  • [6]
    Op. cit. « L’autorité […] s’en va puiser sa force au plus profond de l’entonnoir psychoaffectif humain, dans la peur du retrait d’amour. » (p. 70).
  • [7]
    Op. cit. « C’est à cause de cette ambivalence que les positions diffèrent, selon qu’on sera ou non identifié à l’idéal du moi des parents, faisant alors de lui son propre idéal ou un contre-idéal ; ou selon qu’on se définisse contre-identitairement à eux et dans l’opposition à leur surmoi. Le point intéressant est que, dans tous les cas de figure, chacun devra lutter en soi (inconsciemment) contre la partie de sentiments qu’il refuse (consciemment) : l’antiautoritaire lutte contre son amour de l’autorité, le défenseur de l’autorité contre la haine qu’il a de l’autorité, haine qu’il projette alors contre les antiautoritaires, eux qu’il brûle (inconsciemment) de rejoindre. » (p. 67).
  • [8]
    Op. cit. « Ce sentiment abandonnique serait consubstantiel à l’espèce humaine. L’autorité représente comme le symptôme – c’est-à-dire à la fois la souffrance et la réponse à la souffrance – sous lequel il se manifeste universellement, un symptôme inévitable. Nous verrons que ce symptôme a pu être jusqu’à présent tiré vers le haut de deux manières. Soit que la société le prenne en charge et pallie la souffrance individuelle, venue de la petite enfance […]. Soit que dans la modernité occidentale, ce qui était communautaire et social s’intériorise […] jusqu’à constituer un endopsychisme individuel … »
  • [9]
    Op. cit. Épilogue. « Pistes et contre-pistes ». « Premier axe : on peut civiliser et socialiser le genos, le schéma psychofamilial, cette antique défense sociale contre les archaïsme et les angoisses d’abandon. » (p. 273).

Introduction

1Si le terme d’« autonomie » est tombé dans le langage commun des psychologues, il ne faudrait pas oublier qu’il provient d’un corpus théorique faisant référence tantôt au processus de séparation-individuation, tantôt au champ de l’émancipation sociale.

2D’un point de vue développemental, la théorie analytique permet d’esquisser la manière dont le psychisme humain reste longtemps sous la dépendance de la toute-puissance archaïque. En dépit de la linéarité de ce processus, et de la sortie de l’Ouroboros maternel, gage de la différenciation d’avec l’objet primaire, la clinique nous enseigne que fixations et régressions sont inhérentes à la vie psychique de l’adulte. Mendel (1971) affirme que l’appareil psychique possède un statut indépendant de toute volonté consciente. Cet archaïsme est aussi une composante fondamentale de l’inconscient en ce sens qu’il est l’héritage de la mère des premiers temps, comme a pu le soutenir Jung (1952). De leur côté, les auteurs freudiens, dans la lignée des travaux de Margaret Mahler (1973), font référence au processus de séparation-individuation comme véritable naissance à la vie psychique, en somme à l’émergence d’un « je », là où la communauté jungienne emploie, mais plus largement nous semble-t-il, ce concept dans le sens d’un devoir éthique – et donc à la fois volontaire et conscient – de développement de la personnalité. Chez Mendel, on constate, en revanche, une volonté de faire sortir l’Homme de sa situation d’impuissance fondamentale au regard d’une omnipotence externe. Il va sans dire que les moyens de cette libération nécessaire – sortir de la mère pour développer sa personnalité – diffèrent des mêmes intuitions jungiennes à ce sujet, bien que les deux approches œuvrent en faveur de la personnalité singulière. À ce sujet, on sait le rôle central joué dans la psychologie analytique par le processus d’individuation. Cependant, le concept d’appropriation de l’acte-pouvoir développé par la Sociopsychanalyse de Gérard Mendel au regard de l’autorité a peut-être été moins répandu.

3D’où cette problématique : comment la pensée jungienne peut-elle prendre en compte en particulier l’importance de la division sociale du travail à laquelle la personnalité se confronte ?

Champ de l’étude et objectif

4Ce questionnement théorico-clinique est illustré par le rapport subjectif qu’une patiente entretenait avec le regard que la collectivité portait sur elle – notamment, dans son travail, la hiérarchie – ce qui activait chez elle un sentiment de dévalorisation qui semblait s’inscrire dans une phobie sociale. Elle était venue initialement nous consulter au motif d’une surcharge pondérale. Nous verrons comment ce sentiment pouvait renvoyer à un double processus de va-et-vient entre monde interne et monde externe, ce dernier devenant, par projection, le catalyseur de la part ignorée du sujet conjuguée à son expérience familiale et sociale du rapport à l’autorité et à une réalité professionnelle ne lui permettant pas de grandir. Le sujet nous a laissé suggérer une impossibilité à s’émanciper, liée aux rapports hiérarchiques de domination et de pouvoir qui alimentaient sa culpabilité à s’exprimer par crainte qu’on ne l’abandonne. L’écoute, au cours d’une investigation, sur dix entretiens cliniques, du vécu de Sandra, a permis d’illustrer et de discuter cette hypothèse.

1 – Cadre conceptuel

1.1 – Les dimensions externe et interne de la personnalité

5Mendel évoque la différence fondamentale entre ce qui relève du développement psychoaffectif et celui de la personnalité psychosociale, sur la base d’une opposition entre le fantasme et l’acte : le premier est spécifique de l’espèce humaine, lié à sa condition anthropologique d’être inachevé dès la naissance, contrairement aux autres mammifères qui, beaucoup plus rapidement, peuvent déployer l’ensemble de leurs prédispositions sensorimotrices. Le second se développe au fur et à mesure que cette « irréductible composante irrationnelle de l’être humain » s’amenuise au profit de l’intégration du contrôle qui, avec le développement physiologique, s’exercera sur le corps et les percepts. Si Mendel nous dit ainsi que l’acte apparaît quand se retire le fantasme, en revanche, il sait que « sans fantasme, plus d’homme : un robot. […] Le développement second de la psychomotricité ne serait certes pas à lui seul suffisant pour introduire une ébauche de libération » (Mendel, 1971a, p. 5), sous peine que l’acte ne devienne un agir répétitif. Mendel, bien qu’il s’accorde avec les conceptions de Freud sur la nécessaire médiation de la relation de l’enfant à sa mère par un tiers paternel, tient pour inadmissible l’« explication freudienne selon laquelle ce médiateur père se trouverait miniaturisé dans les chromosomes de l’homo sapiens. » Il élabore donc deux structures de base chez l’être humain – extériorité et intériorité –, de même que Jung (1921) avait réparti, dans une rupture manifeste avec la classification freudienne, sa première nosographie en extraversion et introversion de l’attitude fondamentale de l’Homme. Toutefois, ce rapprochement que nous effectuons n’est pas superposable. Pour Mendel, si l’Homme est capable d’extériorité, c’est qu’il a pu quitter cette nostalgie d’un retour en arrière en surmontant l’épreuve de l’inceste. Dans un chapitre intitulé « Le versant maternel du conflit œdipien », Mendel précise, en commentant le Freud (1913) du Totem et tabou, que « bien au contraire d’une aversion innée pour les rapports incestueux, les premiers désirs de l’homme adolescent sont toujours de nature incestueuse » comme le faisait observer Jung (1952) dans ses Métamorphoses de l’âme et ses symboles. En outre, pour Mendel, l’inceste est « inévitable, car lié aux particularités biologiques et maturatives humaines ». Toutefois, Mendel estime que l’homme ne tend pas spontanément à l’inceste en raison de représentations héréditaires au sujet de la mère, mais qu’il se produit du fait de la croissance somatique et psychoaffective de l’enfant, l’auteur ajoutant au passage – contrariant indirectement la thèse jungienne – que « l’existence d’un autre instinct inné, s’opposant celui-là à l’inceste, nous paraît lui non plus ne pas devoir être envisagé » (Mendel, 1974, p. 44). Enfin, au terme d’inné imposé par Jung, Mendel utilise une autre nuance. Il parle de l’inévitable du désir incestueux, inévitable de l’horreur de ce désir qui viendrait se dresser comme force opposée apte à sortir l’individu du chaos, là où Jung considérait que le retour vers la mère des origines était naturellement inscrit dans le processus d’individuation. Ainsi Mendel s’explique :

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Mais alors […], si le désir pour la mère œdipienne réveille inconsciemment toute la nostalgie de la mère archaïque gratifiante, de ses dons alimentaires, sensoriels, de sa chaleur, de son amour – et, en même temps que cette nostalgie imagoïque, toute la nostalgie du monde magique et mégalomaniaque du narcissisme primaire qui accompagne la relation à la mère archaïque –, ce désir réveille alors inévitablement toute l’horreur liée à l’imago maternelle archaïque mauvaise, morcelante et annihilante, conséquence de la projection des premières agressivités du sujet secondairement intériorisées.
(Mendel 1974, p. 44)

7C’est dire que, pour Mendel, ce qui s’oppose à ce retour en arrière de la libido, et cela avant même la venue du père, c’est l’existence d’un autre aspect, celui-là maternel : la mauvaise mère qui, agissant comme une force opposée à la mère entièrement bonne, empêche l’enkystement du jeune enfant dans des processus fusionnels. Cela, Freud n’avait pas pu le voir, « si l’on veut bien se rappeler l’effort constant qui transparaît dans son œuvre pour ‘décharger’ la mère de tout aspect agressif […], effort qui atteindra son point culminant avec l’introduction de l’instinct de Mort ayant pour fonction de tenir la place de l’imago toujours manquante dans l’œuvre de Freud : celle de la mère ‘mauvaise’» (Mendel, p.50-51). Dans ce contexte, le père intervient tardivement, mais de manière indispensable, en tant qu’élément extérieur apte à « dissoudre en même temps que le désir incestueux la nostalgie d’un retour en arrière total vers l’extase, l’illimité, l’absolu, la magie, le nirvâna, la mégalomanie » (Mendel, p.51) car Mendel estime que la résolution de ce conflit primaire ne pourrait trouver de solution au sein d’un processus de nature archaïque.

8Ce détour par les apports de Mendel à la psychanalyse n’en est que plus volontaire de notre part, pour finalement expliquer la manière dont l’auteur souhaitait voir se développer l’autonomie de la personnalité. En effet, Mendel a pu dire que les couches les plus profondes de notre appareil psychique sont d’abord constituées des expériences vécues avec la mère. L’existence de ces facteurs psychiques que sont l’activité fantasmatique, le refoulement, les imagos maternelles, constitue, en dehors de toute influence culturelle et sociale, la nature humaine. La nature humaine est donc pour Mendel « une relation du moi avec, intra-psychiquement, les imagos maternelles ; et, extra-psychiquement, la projection de ces imagos sur le milieu extérieur, la nature devenant ainsi la Mère-Nature », ainsi qu’il le précise dans la conclusion de la Crise de Générations (Mendel, p. 206). Ce qui nous permettra de penser plus loin cette nature en lien avec le processus d’individuation développé par Jung. Mais autour de quel axe Mendel articule-t-il la psyché individuelle et la sphère sociale ?

1.2 – Autorité et culpabilité

9Dans Pour décoloniser l’enfant, Mendel (1971b) ouvre une autre voie de réflexion sur l’autorité dont la définition suppose « un vaste champ qui irait de l’arbitraire à la Loi, voire au Droit » (Op. cit. p.32), aux termes d’une progression historique de l’arbitraire à la légalité, donc. Mais ce progrès n’a rien changé à l’exercice de l’autorité du fait de son émanation verticale issue, en partie, de l’autre versant du conflit œdipien : celui-là paternel. Le constat est donc le suivant : une transcendance, qu’elle soit divine ou laïque, impose encore une division hiérarchique entre le haut et le bas, dans la société et dans la famille. C’est sur ce point que Mendel questionne le sens de l’exercice de l’autorité, en ce qu’elle lui semble être une « dépossession » (Op. cit. p.37), instaurée sur le mode de la répétition dès que l’enfant naît au monde. Qui dit dépossession dit alors qu’il existe une imposition par la force, celle-ci se maintenant en vertu de la crainte de la transgression, et de son corollaire, qui est la soumission à l’autorité : « L’Autorité n’est, en dernière analyse, qu’une force, une force brutale, une force qui réprime. L’Autorité, ainsi mise à nu par ceux sur laquelle elle s’exerce, se révélerait être seulement le masque mythifiant de la violence » (Op. cit. p.39). Comme dans la cure, où l’analysant doit prendre conscience de l’idéalisation qu’il fait de son analyste, on ne peut cerner ce phénomène et ses lois que si l’on est en mesure d’exercer un retrait de ses projections. C’est dire que le phénomène-autorité se présente sous deux versants, l’un maternel, l’autre paternel : « Sous ses formes archaïques ou corrompues, le phénomène-autorité se dégrade en cérémonial magique. Dans l’acception élaborée […], il a trait à l’image paternelle, tandis que dans l’acception purement magique il réfère à une image maternelle très archaïque. Acception élaborée – mais le travail d’élaboration a concerné précisément ce matériel magique. » (Op. cit. p.42). Pour résumer ce que Mendel entend par phénomène-autorité, on peut dire que celui-ci est un alliage de trois éléments inséparables : la « transcendance », la « domination par la force » et « la nécessité d’un minimum de mystère, d’ombre, d’éloignement et de distance. » (Op. cit. p.44). De fait, pour Mendel, il est important de comprendre que :

10Si l’un de ces trois points manque, l’on ne peut pas, à notre sens, parler d’existence d’un phénomène-autorité. On devra parler soit de l’application de la force nue, de l’usage de la violence, soit de l’exercice du pouvoir. Parler d’une autorité démocratique devient alors un non-sens, tout autant que, par exemple, de circulation de l’autorité ou bien d’autorité fonctionnelle. (Op. cit. p.44)

11Pour Mendel, l’autorité est donc un phénomène socio-psychologique obsolète se répétant inlassablement. Nous avons pourtant envie de nous demander, bien que lecteur passionné de Mendel, comment un phénomène aussi persistant ne serait pourtant pas en soi un phénomène anthropologique. Toutefois, Mendel argumente surtout en faveur d’une origine psychoaffective, qui, persistant à l’âge adulte, revêt un caractère pathologique :

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La culpabilité humaine découle de la peur de l’abandon. La chaîne complète est : frustration du sujet – agressivité contre l’objet – fantasme de destruction de cet objet – peur de l’abandon – culpabilité. […] L’adulte peut aussi en multipliant les frustrations accroître l’agressivité réactionnelle du sujet, et, du même coup, son sentiment de culpabilité. […] L’adulte devient un « abandonnique » recherchant désespérément le Grand qui le prendra en charge. Ainsi, les Chinoises, dont on avait mutilé le pied en l’empêchant de grandir, ne pouvaient que chercher à prendre appui sur l’Homme Seigneur.
(Ibid., p. 53-55)

13Mais il ne faut pas oublier que la première autorité, et sans doute est-ce aussi de celle-ci dont Mendel parle, c’est celle de la mère, qui prend vie dans le sujet par le processus de l’introjection et de la création de l’objet interne primaire :

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Le nom d’imago maternelle archaïque est généralement donné à une telle image inconsciente, dont les mythes et religions reflètent le double visage : Mère-image de la vie (la grande déité maternelle qui précéda les religions du Père, les déesses de la fécondité, Cybèle, Déméter, la Vierge Marie …), ou bien Mère-image de mort (Kàli, les Gorgones, Hécate, Médée, les Parques …).
(Ibid., p. 56)

15Ainsi « Le réflexe de soumission à l’Autorité est l’effet d’un conditionnement auquel est soumis l’enfant depuis les tout premiers mois de la vie » (Ibid., p.66), nous dit Mendel. Mais s’agit-il dès ce tout jeune âge d’une soumission de l’enfant ou bien d’une recherche de protection ? Il semble aussi que le besoin de protection de l’enfant, puis de l’adulte, font que l’individu reste en définitive sous la coupe de la mère. En définitive, Mendel finit par en conclure que l’individu se soumet à l’autorité de l’imago maternelle là où, pour Jung, il est prisonnier de la Grande Mère : « Si le conditionnement est rendu possible par cette inégalité biologique, il s’appuie sur sa conséquence psychoaffective, à savoir la peur qu’éprouve l’enfant, devant sa propre agressivité inévitable, d’être abandonné […] en punition par l’adulte » (Ibid.). C’est ici, entre Jung et Mendel, malgré les apparences, que des nuances théoriques de taille opposent les deux points de vue. Pour Jung, l’individu souhaite retourner ou ne pas sortir de la protection maternelle, pour le second, en revanche « l’enfant prenant peur devant sa propre agressivité dont on amplifie les conséquences possibles […] appelle de ses vœux l’Autorité qui ligotera en ses liens l’agressivité vécue comme éminemment destructrice » (Ibid., p.67). De fait, « Le phénomène-autorité n’est ainsi, pour nous, que la séquelle mentale de l’inégalité de force de l’enfant par rapport à l’adulte, inégalité exploitée et pérennisée à l’aide d’un conditionnement fondé avant tout sur la menace d’un retrait d’amour en cas de non-soumission » (Ibid., p.70). Et plus loin d’ajouter : « L’Autorité paralyse la vie du conflit. L’Autorité, sur un plan fonctionnel, est l’essai de solution défensive donné à la lutte des contraires, au jeu et au rapport des forces. Ce point apparaît très nettement si l’on considère les conditions – exacerbation des conflits – qui favorisent cette crispation de l’Autorité que l’on nomme fascisme » (Ibid., p.76).

16Rien d’étonnant donc à ce que Mendel ait cherché dans l’apprentissage de l’exercice de la démocratie une force d’opposition à cette puissance maternelle. Après avoir distingué en l’Homme une personnalité psychofamiliale et une personnalité psychosociale, il pouvait tenter de faire émerger cette seconde en espérant que l’individu s’affranchisse, sur la scène sociale, de l’emprise d’une autorité malveillante, au sein d’un collectif démocratique favorable à l’exercice de son acte-pouvoir. La théorisation de la crise de l’autorité chez Mendel, par le biais d’une anthropologie générale qui l’explicite, s’échafaude dès la fin des années Soixante. Rattachée à la psychanalyse d’obédience freudienne, cette théorisation ne s’y limite pas, puisqu’on y décèle également l’influence des sciences humaines, ce qui a permis à Mendel d’élaborer des universels empiriques, ces derniers désignant, pour paraphraser l’auteur, des localisations temporelles sur des chemins anthropologiques que l’espèce humaine, du fait de ses spécificités ontologiques, doit nécessairement parcourir. Mendel, en ne privilégiant aucune théorie particulière – bien que cela complexifie l’accès à ses conceptions originales – se décentra de la psychanalyse, qui l’aurait sans doute conduit à poser le principe d’autorité, dans nos sociétés, à partir d’un schéma psychoaffectif. En effet, les Hommes se sont toujours repliés, du fait de leur nature ontologique, sur des schémas psychoaffectifs où, face au danger, c’est la recherche d’un plus Grand, pour être protégé, qui est activée, Grande Mère ou encore Père-Sauveur. Le versant psychosocial de sa théorie d’après laquelle l’autorité s’est d’abord trouvée dans la figure du Père puis, par extension, en vertu du familialisme social, dans celle du leader, réside sur l’idée selon laquelle le futur adulte restera, comme l’enfant, soumis à l’autorité d’un plus grand, dans la mesure où son éducation ne lui aura pas permis de se dégager, autrement que par la soumission à l’autorité, de son angoisse d’être abandonné [1]. Mais une telle représentation renvoie aussi à d’autres facteurs explicatifs.

17Cette idée surgit effectivement chez Mendel, qui a pu explorer certains territoires, du côté maternel, ignorés par Freud [2]. Dans le chapitre 5 de son Histoire de l’autorité, Mendel décrit à ce sujet la réaction d’un automobiliste contrôlé par un gendarme. Il y a d’abord l’uniforme qui place l’automobiliste dans un rapport d’asymétrie [3], et qui l’oblige à garder son calme intérieur pour répondre civilement aux questions posées. C’est là que s’instaure ce que Mendel appelle un « climat psychoaffectif » (Ibid). C’est dire que l’autorité se fonde d’abord sur une asymétrie symbolique, ensuite sur la force [4]. Ces éléments, qui s’insinuent dans la situation, renvoient le conducteur vers du déjà vécu, vers l’enfance, en l’occurrence vers la position qu’il occupait devant les adultes [5]. Par formation réactionnelle, et selon son ambivalence, le conducteur finira par chercher appui auprès du gendarme [6], mais il pourra, selon son ambivalence, adopter une position interne autre [7]. On mesure à quel point, face au sentiment d’abandon, l’autorité se pose à la fois comme réponse et comme symptôme. Mendel propose, en guise de solution, que l’individu invente une société communautaire démocratique s’opposant à l’intériorisation de cette position infantile [8]. À l’encontre de cette tendance, Mendel proposait de dépasser le schéma psycho familial [9], en limitant l’enceinte domestique par une communauté dotée de fonctions émancipatrices dans la société, à l’exemple du Dispositif Institutionnel Mendel (DIM), apte à restaurer l’acte-pouvoir des gens (Rueff-Escoubès, 2008).

18Cependant, notre position sera de ne pas perdre de vue la vision, somme toute très jungienne, selon laquelle une amélioration du monde s’obtient par le changement que l’individu opère dans la prise en compte de son inconscient. En ce sens, Jung ignorait-il le rapport social ?

1.3 – Jung et le rapport social

19À la lecture de Jung on constate qu’il aborde le fait social sous un angle qui permet davantage de souligner l’importance d’une sphère supra-individuelle, qui est abondamment illustrée par les mythes, sans pour autant dépeindre la réalité en termes de division sociale de classes. Pourtant, Marie-Louise Von Franz (1971), dans un chapitre intitulé « La psychologie de groupe », en référence aux travaux sociologiques, distingue trois sortes de relation de l’individu avec la sphère collective : l’homme en groupe, amené à tenir une place déterminée et structurée par l’organisation de ce même groupe ; l’homme dans la masse, davantage relié à ses semblables et à la figure du leader par l’émotion ; la foule, enfin, caractérisée par la déliaison. Est-ce à dire pour l’auteure que l’émergence d’une vie psychique plus pleine ne pourrait advenir qu’à partir du moment où l’homme s’inscrirait dans le champ des rapports sociaux, en dehors donc de l’enclos de la famille ? Von Franz, bien que ne récusant pas que l’évolution du « je » s’appuie sur des formes collectives, argumente : « Le moi se forme non seulement dans les relations avec le monde et avec les autres hommes, mais aussi par une confrontation avec notre propre monde intérieur. » (Op. cit., p.259). Autrement dit, l’homme est certes un animal politique, mais il est impossible d’ignorer comment son rapport au monde est déterminé par le rapport qu’il entretient à son monde interne. La théorie de Jung vise au renforcement de la conscience par la prise en compte des instincts les plus profonds, comme contenant des forces inconscientes qui menacent les hommes, ainsi qu’en témoigne la brutalité des fantasmes qui, sans barrage, peuvent submerger. C’est pourquoi, sans mésestimer les circonstances sociales et politiques dans lesquelles les individus sont plongés, en tant qu’ils constituent des facteurs influençant sa condition, Jung préfère largement avancer l’hypothèse selon laquelle la perte d’autonomie résulte en définitive d’une attitude individuelle qui méconnaît les profondeurs de l’âme, en somme dans le déni exercé à l’égard des forces inconscientes individuelles qui agissent à l’insu des hommes. Rien d’étonnant, donc, à ce que Jung ne s’engage pas dans une théorie de l’aliénation sociale. En revanche, dans ses écrits, le thème de l’arriération morale semble indiquer l’aveuglement des hommes envers la prise en compte de ce qui constitue pourtant leur nature, à savoir leur monde intérieur, dérivant plutôt en sens contraire, irrémédiablement vers la folie de la rationalité, folie parce qu’elle est résolument coupée des racines naturelles qui finissent par ne plus nourrir leur esprit. Chez Jung, pas de loi du plus fort sur le plus faible, pas d’idée d’exploitation, en somme pas de facteur démographique, social, encore moins économique, bien qu’il ne les ignore pas. Ils ne sont que des particularismes locaux pour expliquer la condition humaine, ayant, selon les endroits, une plus ou moins grande influence et agissant alors comme des caisses de résonance. Au contraire, il développe la thèse de la possession collective sur la base d’une épistémologie de l’éducation.

20Dès lors, si l’on peut parler de soumission de l’individu à une autorité collective, c’est faute pour l’individu de pouvoir s’autonomiser et se rendre lui-même dépendant d’une instance supérieure. Bien évidemment, Jung évoque l’État providence, un État perçu à la fois comme bon et mauvais, selon qu’il protège ou frustre. Or, si la cause de la perte d’autonomie n’est pas – comme il l’envisage – à rechercher dans une cause mécanique externe, c’est qu’elle résulte bien de l’homme lui-même, et cela pour au moins deux raisons principales : la perte de contact de l’individu avec ses racines inconscientes, qui le pousse à agir sur la scène extérieure dans la tentative de trouver des solutions politiques et sociales à sa dissociation interne. C’est notamment ce qui explique les mouvements de rébellion en masse. En ce sens, le risque pour l’individu est de se perdre dans une entité plus vaste, d’être dépossédé de sa liberté de penser, laquelle ne s’acquiert que par un travail intérieur sur ses propres passions et par l’autocritique. Il risque également de se situer dans un champ plus vaste qui prendrait le parti d’exclure l’autre et donc de diviser. Bien entendu, Jung fait ici référence, dans son texte Présent et avenir (1995), à l’Europe partagée au début des années soixante. Dans cette explication on voit comment, par identification, l’individu délaisse sa vraie personnalité au profit d’une autre, sociale, mais celle-ci purement factice pour Jung. La seconde raison de la dissociation de la personnalité, qui découle de la première, tient en ce que l’homme a investi la réalité dans le but de la maîtriser. La prévalence donnée au scientisme et au rationalisme – dans une volonté de tout vouloir expliquer et comprendre – a fait que leurs opposés ont dû être délaissés, mis en arrière plan, relégués à l’époque de l’obscurantisme, jusqu’à ce que, actuellement, l’Homme commence à se rendre compte que sa foi dans la raison ne lui sert plus à espérer. Au contraire il ne sait plus par quel bout commencer, comme si la technique le desservait.

21Chez Jung, il ne s’agit donc pas de personnalité sociale à développer, comme le prône Mendel, mais de la personnalité toute entière. Ainsi, pour Jung, la personnalité ne se résume pas à la sphère psycho familiale mais va bien au-delà étant donné l’importance qu’il accorde à l’inconscient qui, comme on le sait, dépasse ce qu’il nommait le réductionnisme freudien. Enfin, on comprend mieux pourquoi, lorsque Jung dit des rassemblements en masse – s’ils ne sont pas considérés par l’adulte comme un confort personnel de pouvoir s’en remettre à un groupe plus grand et protecteur –, qu’ils l’éloignent de sa propre vérité et le déresponsabilisent, avec le risque de concéder à cette entité plus grande une part de soi et donc de s’y aliéner.

2 – Illustration clinique

22Sandra, vingt-huit ans, vient consulter, interpellée par le médecin du travail quant à son poids. Elle est employée en qualité d’agent de sécurité, un métier plutôt rare pour une femme, et c’est lors de la visite annuelle de contrôle qu’elle s’entend dire qu’elle est devenue « trop grosse ». En dépit de la possible maladresse des propos du médecin, je comprends surtout que Sandra n’en peut plus de porter l’uniforme. Pourtant, le fait qu’elle ait des difficultés à y entrer semble satisfaire une partie d’elle-même qui se voudrait singulière, à l’abri des comportements machistes véhiculés par son collectif de travail. Une singularité qui ne trouve plus à s’adapter au respect des normes de soumission à l’autorité, et dans un métier où prévaut l’abandon des formes féminines d’expression au profit de stratégies collectives viriles de défense, au sens de Molinier (2005). Ce qui inquiète davantage Sandra, c’est que ce surpoids, dans le diagnostic posé par le médecin, serait à attribuer à une émotion réprimée. Très culpabilisée de s’être entendue dire que cela pouvait provenir d’elle, Sandra me confirme avoir réellement grossi depuis trois ans, ce qui correspond à la période où son père est décédé. Toutefois, si elle entreprend des démarches médicales pour trouver une cause organique à cette prise de poids, en quête d’une vérité tangible sur son corps, comme si la preuve apportée par le réel pouvait lui suffire et faire cesser toute interrogation, elle investit la thérapie de soutien, déculpabilisée par ma prise de position envers ces démarches. L’enjeu pour sa santé reste suffisamment d’importance pour se priver d’ouvrir toutes les portes, d’autant plus qu’elle souffre également d’un genou abîmé qui nécessite une opération mais à condition de maigrir. Sa démarche s’inscrit, de manière plus éloignée, dans le projet d’avoir aussi à porter l’enfant qu’elle fera avec son conjoint.

23Les premiers entretiens évoquent sa confrontation avec l’environnement : « La vie est très speed, on cavale tout le temps […], les gens font beaucoup de malaises parce qu’ils se nourrissent mal. » Très fatiguée, Sandra, essaye de rechercher des moments de détente : son travail la met au contact de « personnes qui se déchargent », elle a le sentiment de ne pas être prise en considération par sa hiérarchie, d’être seule à gérer des problèmes de terrain : « Les chefs sont cachés, ils prennent des postes à responsabilité et tout ce qui est désagréable nous retombe dessus. » Elle me décrit un univers où elle est exposée à la violence des gens sans pouvoir rétorquer : « Ferme ta bouche, prends sur toi, voilà ce que je fais. » Rapidement, dans la suite des entretiens, les thèmes apportés tournent autour des figures masculines d’autorité. Le médecin du travail d’abord, perçu comme un personnage incompétent et brutal, ses responsables ensuite, en particulier l’un d’entre eux, souvent absent, manageant à distance, intervenant à l’improviste pour « faire n’importe quoi ». Et son propre père ? Il était alcoolique. Sandra me livre des souvenirs de jeunesse pendant ses vacances scolaires, où elle se revoit aider ses parents, qui tenaient un bar en Normandie. Elle se rappelle des rixes entre les clients alcoolisés, et me décrit un père rustre, peu attentionné à son égard, et violent avec sa mère, une femme esseulée, qui « temporise, fait tampon, calme les esprits. » Dans ses souvenirs, sa mère était rabaissée par son père : « il l’a descendue plus bas qu’elle n’était. » Elle a le souvenir, à l’âge de quinze ans, de s’être interposée entre ses parents pour protéger sa mère lors d’une scène de violence. À partir de l’âge de dix-huit ans, elle se réfugie auprès de camarades motards. Elle passera son permis moto. Elle se sentait libre dans ces moments, hors des contraintes familiales et peut-être aussi de l’obligation d’un côté, de porter une mère fragile, déprimée depuis la naissance de sa fille, et « presque anorexique », me glisse Sandra en forme de constat et, de l’autre, de subir un père menaçant, dont elle craignait l’autorité au point d’avoir hésité longtemps avant de quitter le domicile parental. Depuis le décès de son père, il me semblait, à ses dires, qu’elle s’était rapprochée davantage de sa mère. Je comprenais, dans l’après-coup, que Sandra n’avait certainement pas trouvé d’autre choix que celui d’abord de s’appuyer, dans un premier temps, sur des figures masculines fortes et rebelles pour se protéger de la violence du père, avant de s’en éloigner vers l’âge de vingt ans.

24Aujourd’hui, comme autrefois, elle se sentait irrémédiablement entraînée vers ce qu’elle percevait de la souffrance de sa mère, craignant à son tour de se déprimer, ce dont elle cherchait à se protéger, en même temps qu’elle se sentait dans l’obligation de la tenir à bout de bras. Puis, lors d’une séance, elle m’exposa un rêve : elle est dans une classe de lycée, en Terminale, assise à côté de son conjoint. Ils se sentent seuls tous les deux, comme égarés, en attente du professeur de philosophie, qui ne viendra pas. Alors, ils restent à regarder au tableau des phrases qu’ils ne comprennent pas. Sandra attendait sa délivrance par un personnage mythique, sorte de philosophe, mais qui ne pouvait l’aider à développer ses propres capacités réflexives et intellectuelles, de même que, sur la scène extérieure, elle ne comprenait pas le langage, propre au Logos, que j’utilisais. Pour ma part, je n’arrivais pas encore à saisir sa demande, et mon discours, au lieu de faire mûrir Sandra, la maintenait dans une forme d’ignorance. En l’absence de principe directeur (le professeur), l’hypothèse que je me formulais était la suivante : tant que Sandra projetterait entièrement l’idée d’une autorité lointaine, transcendante sur les hommes de son entourage, elle resterait soumise à l’exercice d’une violence sur elle. Comme elle ne pouvait faire savamment usage de sa fonction pensée pour se dégager de sa recherche de protection, dès lors, sur la scène externe, elle continuerait à obéir aveuglément à une autorité énigmatique. Il me fallait donc incarner à ses yeux une autorité réelle, plus proche et apte à la faire grandir. Ce que je fis en l’incitant à s’exprimer sur son vécu intérieur, tout en pouvant commencer un travail de prise de conscience des critiques qu’elle formulait à l’égard de ses hiérarchiques.

25Sur l’axe du travail, on voit ainsi « comment le fait social influe sur le fait psychique individuel, y compris inconscient » (Mendel et Prades 2002, p. 53). Toutefois, c’est comme si Sandra était captive des défauts de cerveaux incompétents, dans le but de faire vivre et voir confirmée sa croyance envers les hommes négatifs. Mais, dans le contexte professionnel dans lequel elle évoluait, Sandra ne pouvait s’approprier son travail autrement que par une attitude psychoaffective marquée du sceau de la colère à l’égard de sa hiérarchie. Elle était plongée dans une atmosphère professionnelle psycho familiale violente qui la renvoyait à son enfance passée dans ce bar, à voir ses parents se déchirer (rabaissement de la mère à laquelle elle s’identifiait, ivresse du père qui la mettait en colère, discordes des parents auxquelles elle assistait, impuissante), et elle sentait qu’elle ne pouvait développer un réel sens de ses responsabilités d’adulte. Mais son impossibilité à poser un acte libérateur pour elle était peut-être entretenue par ce milieu professionnel incompétent et peu éthique, qui l’obligeait, par culpabilité, à retourner ses mouvements d’opposition contre elle-même. En l’absence de sens, c’est la plainte qui prenait le relais, sans compter qu’elle était devenue aussi inflexible que les autorités qu’elle décriait, par peur, peut-être aussi, de devenir ce féminin intérieur soumis et délaissé qui n’était autre que celui de sa mère.

3 – Discussion, limites et perspectives

26Comme nous l’avons vu, pour Mendel, dans la société et en l’occurrence dans le monde du travail, le psycho-familiarisme infantilise l’individu car l’autorité est ce père – ou cette mère archaïque – qui, ne voulant pas être dépossédé de son pouvoir, réduit les autres à être petits. De ce point de vue, Sandra paraissait évoluer dans un contexte professionnel très régressif, car, dans son discours, très peu d’éléments indiquaient qu’elle eût pu avoir un réel pouvoir d’expression sur son acte de travail, ce qui lui aurait sans doute permis de s’approprier davantage celui-ci. Mais ne peut-on pas dire aussi, avec Jung, qu’elle préférait, dans l’inconscient, rester petite et s’en remettre à un plus grand ? En effet, s’il y a bien soumission sociale, pour Jung, c’est par une passivité de l’individu à s’abandonner à une entité plus vaste que lui. Comme stratégie défensive, Sandra avait aussi peut-être cherché une identification à un collectif d’hommes virils pour se sentir protégée en société. Cette attitude faisait écho à son histoire personnelle, puisqu’elle avait grandi dans un milieu très masculin, voire rustre, et l’éloignait d’une plus grande authenticité et expression de soi. Son corps serait-il alors venu lui rappeler cette nécessité ? Cependant, il nous a été très difficile de comprendre, dans ce cas, comment psyché individuelle et société pouvaient se dialectiser.

27Nous ne pouvons que nous reporter à deux perspectives différentes en vue d’une compréhension ultérieure qui reste à venir : pour Jung, la société, qui est foncièrement chaotique, a besoin d’un principe directeur, là où Mendel nous dit que la démocratie peut en finir avec la nécessité d’imposer un chef. Mais avec Jung, on l’aura compris, la masse est foncièrement dangereuse, mouvementée. Voici un exemple saisissant pour illustrer ce point : Jung évoque la perte de liberté de l’ouvrier à la chaîne, soumis aux dictats de l’uniformité, évoquant, non pas l’asservissement au travail, mais la destruction de l’autonomie de l’individu et de ses marges de liberté pour le profit et le développement économique. Il a en tête l’exemple de l’URSS, modèle du collectivisme. La question, nous semble-t-il, n’est donc pas de retourner à cet ordre-là, car l’on voit qu’aussi bien le capitalisme que le stalinisme ont conduit à la servitude. Comme le rappelle d’ailleurs Simone Weil (1934), l’idéal communautaire ne semble décidemment pas la solution à une meilleure société. Avec Mendel, au contraire, on a affaire à un abord « extérieur » du monde psychique et du fonctionnement individuel en lien avec la collectivité. C’est d’ailleurs une grande différence d’avec Jung qui, du fait de son expérience, s’est centré davantage sur le monde intérieur des individus, même si ce monde est habité par du transcendant. Reste à savoir si, dans la clinique, la confrontation de ces deux points de vue pourrait renouveler à la fois le travail jungien habituel en cabinet et le Dispositif Institutionnel Mendel (DIM). Rien de moins certain. En revanche, l’écoute de nos patients nous semble indiquer que beaucoup sont pris dans les rapports de division sociale qui traversent notre société et qui continuent à se maintenir dans l’imaginaire collectif moderne, au détriment de la coopération. Le but est de chercher à les aider à faire autrement avec cette réalité, peut-être à s’en protéger, voire s’en dégager, en évitant surtout de rendre trop singulière leur responsabilité dans de telles situations où l’autorité, le leader, ne permettent pas à celui qui est en bas de s’exprimer à égalité de pouvoir.

Conclusion

28L’individu, lorsqu’il est réduit à n’être qu’une fonction, ne peut que dépérir intérieurement : il perd son âme au profit d’une société, d’une matrice substantifiée gouvernée par une oligarchie, mais qui ne s’entretient que dans la mesure où l’individu est convaincu de sa petitesse. Portée à revivre des affects d’enfant, Sandra déléguait ses possibilités de développement potentiel à son environnement de travail. Façonnée par les valeurs de cet environnement, elle s’en rendait servile en retournant à des modalités antérieures de comportement psychoaffectif. C’est sans doute les affects que vivait Sandra qui nous évoquaient la notion de servitude volontaire, au sens qu’ont pu lui attribuer d’abord La Boétie (1574) et ensuite Clastres (1976). Cependant, d’une manière générale, et notre expérience clinique nous l’a déjà prouvé, nous estimons qu’il serait très culpabilisant pour les patients d’individualiser les conflits qu’ils rencontrent sur la scène extérieure, en particulier dans la sphère professionnelle. Considérer le monde extérieur, tel qu’amené dans le travail clinique par le patient, uniquement comme une expression symbolique de son monde intérieur, c’est méconnaître le poids de la réalité sociale dans laquelle les gens sont pris, même s’il est bien clair que, confronté à cette réalité, chacun manifeste un type de symptôme en fonction de la nature de son monde interne.

29La vignette que nous avons exposée nous oblige à penser en permanence la circularité entre monde interne et monde externe. Elle nous invite également à nous prémunir du risque de s’inféoder à une seule perspective d’explication. À ce sujet, Devereux (1972) indiquait que « c’est précisément la possibilité d’expliquer complètement un phénomène humain d’au moins deux manières (complémentaires) qui démontre, d’une part, que le phénomène en question est à la fois réel et explicable, et, d’autre part, que chacune de ces deux explications est complète (et donc valable) dans son propre cadre de référence. » (p. 13).

30En ce sens, si les deux approches de Mendel et Jung s’opposent, on peut espérer que l’écoute du social dans la clinique permette d’éviter de déplacer la faute de dysfonctionnements collectifs sur les seuls individus. C’est là que nous verrions une complémentarité pour l’approche jungienne, sans pour autant parler de renouvellement. En effet, il ne faut pas oublier que Mendel ne travaillait pas en individuel mais avec des groupes, en fonction de présupposés différents de ceux de Jung sur la nature de la personnalité, et qui impliquaient des conséquences techniques : la mise en place d’un dispositif collectif chez Mendel, le modèle de la cure individuelle chez Jung, même si le DIM a pu être pensé dans une optique d’émancipation des individus. Faute de pouvoir le résoudre, le débat sur ces questions reste ouvert sur la manière dont prendre en compte, dans la clinique, l’importance du processus d’individuation au regard du champ social. Ce que nous souhaiterions poursuivre en prenant appui, cette fois-ci, sur les travaux de Michel Maffesoli relatifs à la Postmodernité.

31Vous pouvez commenter cet article, interroger son auteur, poursuivre la réflexion sur le forum : www.revue-pa.forumactif.org. Ce forum est modéré et accessible sur inscription.

Bibliographie

Bibliographie

  • CLASTRES Pierre (1976 [1574]) ? Liberté, malencontre, innommable ?, in Étienne de La Boétie. Discours de la servitude volontaire, Paris, Payot.
  • DEVEREUX Georges (1972 [1985]) Ethnopsychanalyse complémentariste, Paris, Flammarion.
  • LA BOÉTIE Étienne (De) (1574[1997]) Discours de la servitude volontaire, Paris, Mille et une Nuits.
  • JUNG Carl-Gustav (1952[1996]) Métamorphoses de l’âme et ses symboles, Paris, LGF le livre de poche.
  • JUNG Carl-Gustav (1921[1997]) Les types psychologiques, Paris, Georg, coll. « Jung «
  • JUNG Carl-Gustav (1995) Présent et avenir, Paris, Le Livre de Poche.
  • MAHLER Margaret (1973 [2001]). Psychose infantile, Paris, Payot, coll. Petite Bibliothèque.
  • MENDEL Gérard (1969 [1974]) « Le versant maternel du conflit ?dipien », in La crise des générations formulée, Paris, Payot.
  • MENDEL Gérard (1971 a) Anthropologie différentielle. Vers une anthropologie sociopsychanalytique, Paris, Payot.
  • MENDEL Gérard (1971 b[1981]) Pour décoloniser l’enfant, Paris, Payot.
  • MENDEL Gérard (2002[2003]) Une Histoire de l’autorité, Paris, Éditions La Découverte.
  • MENDEL Gérard et PRADES Jean-Luc (2002) Les méthodes de l’intervention psychosociologique, Paris, Éditions La Découverte.
  • MOLINIER Pascale (2005) Les enjeux psychiques du travail, Paris, Payot.
  • RUEFF-ESCOUBÈS Claire (2008) La sociopsychanalyse de Gérard Mendel – Autorité, pouvoirs et démocratie dans le travail, Paris, Éditions La Découverte.
  • Von FRANZ Marie-Louise (1971[2007]) Psychothérapies. L’expérience du praticien, Paris, Dervy.
  • WEIL Simone (1934[1999]) « Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale », in œuvres, Paris, Gallimard.

Mots-clés éditeurs : Gérard Mendel, autorité, individuation, division sociale du travail, appropriation de l'acte, autonomie

Mise en ligne 23/09/2014

https://doi.org/10.3917/rpa.002.0051

Notes

  • [1]
    Mendel, G. (2002), chapitre 10, « L’autorité hors la modernité : la communauté autoritaire », 119-135, in Une Histoire de l’autorité, Paris, Éditions La Découverte, 2003. « La dépendance psychoaffective à l’autorité et la “servitude”, dans le cas russe, représentent les conséquences directes de l’élevage du petit enfant, telle que la société les pérennise. Bien entendu, nous ne voulons pas dire que ce soit l’unique facteur … » (p. 124).
  • [2]
    Op. cit., chapitre 5, « L’autorité, symptôme du sentiment abandonnique de l’espèce humaine » : « Il faut alors retourner vers le tout début de l’enfance, là où Freud (qui ne fut jamais analysé) craignait d’aller. » (p. 62).
  • [3]
    Op. cit., chapitre 5, « L’autorité, symptôme du sentiment abandonnique de l’espèce humaine » : « L’asymétrie des rôles est fondamentale dans la mise en scène de l’autorité sociale. » (p. 64).
  • [4]
    Op. cit. « Elle est symbolique, aussi, dans le sens que, sous la relation d’autorité proprement dite, si celle-ci ne suffit pas, la force matérielle est là, dont l’homme en uniforme possède le monopole légitime … » (p. 64).
  • [5]
    Op. cit. « Ce sont les parents qui vérifient votre tenue, et surtout, dans les premières années de la vie, votre propreté, tournant autour du corps comme l’agent autour de la voiture ; dimension de la propreté qui ramène, elle, à des tout débuts, à la toute petite enfance et aux craintes de se salir éprouvées à l’époque du dressage sphinctérien. » (p. 65).
  • [6]
    Op. cit. « L’autorité […] s’en va puiser sa force au plus profond de l’entonnoir psychoaffectif humain, dans la peur du retrait d’amour. » (p. 70).
  • [7]
    Op. cit. « C’est à cause de cette ambivalence que les positions diffèrent, selon qu’on sera ou non identifié à l’idéal du moi des parents, faisant alors de lui son propre idéal ou un contre-idéal ; ou selon qu’on se définisse contre-identitairement à eux et dans l’opposition à leur surmoi. Le point intéressant est que, dans tous les cas de figure, chacun devra lutter en soi (inconsciemment) contre la partie de sentiments qu’il refuse (consciemment) : l’antiautoritaire lutte contre son amour de l’autorité, le défenseur de l’autorité contre la haine qu’il a de l’autorité, haine qu’il projette alors contre les antiautoritaires, eux qu’il brûle (inconsciemment) de rejoindre. » (p. 67).
  • [8]
    Op. cit. « Ce sentiment abandonnique serait consubstantiel à l’espèce humaine. L’autorité représente comme le symptôme – c’est-à-dire à la fois la souffrance et la réponse à la souffrance – sous lequel il se manifeste universellement, un symptôme inévitable. Nous verrons que ce symptôme a pu être jusqu’à présent tiré vers le haut de deux manières. Soit que la société le prenne en charge et pallie la souffrance individuelle, venue de la petite enfance […]. Soit que dans la modernité occidentale, ce qui était communautaire et social s’intériorise […] jusqu’à constituer un endopsychisme individuel … »
  • [9]
    Op. cit. Épilogue. « Pistes et contre-pistes ». « Premier axe : on peut civiliser et socialiser le genos, le schéma psychofamilial, cette antique défense sociale contre les archaïsme et les angoisses d’abandon. » (p. 273).
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