Notes
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[1]
Pierre Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, Lyon, ENS Éditions, coll. « Bibliothèque idéale des sciences sociales », 2014 [1966], présenté et édité par Anthony Glinoer, préface de Terry Eagleton, postface de Pierre Macherey. Le débat faisait intervenir Anthony Glinoer et Franc Schuerewegen (Romantisme n° 172, 2016-2, p. 133-143).
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[2]
Hélène Merlin-Kajman, Paris, Gallimard, coll. « Nrf Essais », 2016, p. 177.
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[3]
Avec des visées nettement définies dans leur titre : Les Parents de Zoé divorcent, Le Cousin de Max et Lili se drogue, Les Parents de Max et Lili se disputent, etc. Les auteurs, Dominique de Saint Mars et Serge Bloch, ont cent treize titres à leur actif.
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[4]
Voir en particulier le chapitre VII centré sur la question de l’anachronisme.
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[5]
Éric Chevillard, feuilleton « SOS-Écrivains » consacré au livre de Régine Detambel Les Livres prennent soin de nous. Pour une bibliothérapie créative (Actes Sud, 2015), Le Monde des livres, 23 avril 2015.
-
[6]
Adrien Chassain, « Notre-Dame-Des-Lettres : la littérature comme aire transitionnelle et “zone à défendre” », http://www.fabula.org/revue/document9775.php (site consulté le 5 janvier 2017).
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[7]
Laurent Demanze et Dominique Viart (dir.), Fins de la littérature, tome I Esthétiques de la fin et tome II Historicité de la littérature contemporaine, Paris, Armand Colin, 2012.
-
[8]
Je renvoie au volume dirigé par Dominique Rabaté et Dominique Viart, qui dit avec force la complexité et le travail stylistique de ces écritures neutres : Dominique Rabaté et Dominique Viart (dir.), Écritures blanches, Saint-Étienne, Presses de Saint-Étienne, « Lire au présent », 2009.
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[9]
Voir Ariane Bayle, « Les usages thérapeutiques du littéraire (xvie-xviiie siècles) », Épistémé, n° 13, 2008, p. 1-16.
-
[10]
Dominique Viart et Bruno Vercier, La Littérature au présent, Paris, Bordas, 2008 [2005].
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[11]
Pour une analyse stimulante de ce tournant thérapeutique de la littérature, je renvoie à l’essai à venir d’Alexandre Gefen, Réparer le monde. La littérature française face au xxie siècle, HDR soutenue à Paris en décembre 2016.
-
[12]
Je renvoie, parmi les nombreuses études sur cette question, au livre de Didier Fassin et de Richard Rechtman, L’Empire du traumatisme : enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion, « Documents et essais », 2007.
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[13]
Je renvoie notamment aux pages 196, 223, 256-257, 263 et 270-271.
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[14]
Voir Bertrand Leclair, L’Industrie de la consolation, Paris, Verticales, 1998.
1La traditionnelle rubrique des comptes rendus laisse place chaque année, dans le deuxième numéro de la revue, à un débat critique. Cette année, la rédaction a retenu, comme l’an passé [1], un ouvrage théorique non exclusivement dix-neuviémiste, paru en 2016 : Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, la littérature d’Hélène Merlin-Kajman (Paris, Gallimard, « Nrf Essais », 2016, 336 p.)
2Lire dans la gueule du loup fut salué comme un « événement » par Jean-Louis Jeannelle dans Le Monde (7 janvier 2016) et connut un succès critique (autant auprès de revues scientifiques que de médias « grand public » tel le magazine Télérama) assez rare pour un essai théorique sur la littérature. Cet ouvrage au titre si évocateur est un livre difficile et exigeant qui propose une théorie de la lecture comme « expérience » et comme « partage » à partir d’un corpus de textes moins battus et commentés – même si l’on y trouve Zola ou Daudet – qui peuvent, à partir du commentaire qui en est proposé, assurer un rôle « transitionnel » au sens où Donald Winnicott l’entend. Partant d’une lecture du « Mauvais vitrier » de Baudelaire dans Le Spleen de Paris, de ces poèmes exemplaires mais exemplaires de quoi ? dont ce recueil posthume a le secret, Lire dans la gueule du loup convoque des œuvres rarement lues aujourd’hui (les Mémoires du Cardinal de Retz, ceux de Mme de la Guette ou d’Henri de Campion, Francion de Sorel et même La Débâcle de Zola), bref tout sauf de la littérature mainstream et rien non plus de contemporain, et encore moins d’hyper contemporain. Et ce sans doute pour plusieurs raisons. On peut en effet supposer que si de tels choix sont opérés dans le corpus littéraire, c’est bien parce que c’est de littérature transmise ou enseignée que parle le livre d’Hélène Merlin-Kajman (et donc autant de littérature pour enfants que d’ouvrages étudiés en classe). C’est également parce qu’il s’agit d’une littérature qui paraît douée des qualités transitionnelles requises et d’une capacité réparatrice que toutes les œuvres littéraires ne possèdent pas. Se dessine donc ici subrepticement non tant une hiérarchie qu’un classement : « […] il n’est pas certain que tous les textes littéraires présentent la même disponibilité transitionnelle [2] », note ainsi Hélène Merlin-Kajman. C’est ce que confirmerait d’ailleurs l’existence aujourd’hui d’ouvrages appartenant à la littérature de jeunesse dont la visée est explicitement transitionnelle, qui sont destinés à des enfants et adolescents (série des « Max et Lili » à destination des enfants entre sept et douze ans publiés chez l’éditeur suisse Caligram [3]) et répondent à une demande (des parents, des psychologues, des enseignants…). Il existe à l’évidence là un segment éditorial florissant dans un marché très concurrentiel.
3Ce n’est certes pas d’ouvrages aussi formatés que traite l’essai d’Hélène Merlin-Kajman, mais leur développement confirme indirectement l’actualité des questions qu’il soulève. Quelle est en effet la lecture ici présentée ? Et d’ailleurs de quelles études littéraires parle-t-on ? À la première question, on répondra que précisément ce n’est pas d’abord la lecture solitaire, mais la lecture à voix haute qui oralise le texte et l’accompagne d’un commentaire, et qui par là même fait du texte un objet transitionnel, dont la lecture est à la fois le lieu et le moment d’un partage. Lecture nécessairement didactique et qui n’est plus la lecture à voix haute de l’Antiquité, plutôt dramatisée par un lecteur-orateur, mais la lecture d’un texte lesté de sa glose, qu’elle prenne place dans le cadre intime de la lecture faite par la mère à l’enfant, ou dans le cadre pédagogique et la relation maître-élève ou universitaire-étudiant. Cette relation pédagogique, qui est au cœur des travaux d’Hélène Merlin-Kajman, ne suppose pas seulement la transmission d’un savoir ou plutôt de savoirs multiples mais un accompagnement dont quelques moments de son livre aident à prendre la mesure, notamment dans les lectures enfantines et dans les séances « Atelier lecture » pour les étudiants de Licence, invités à commenter et à révéler ce qu’ils éprouvent face à un texte (de Shakespeare ou de Kafka), qui sont relatées.
4Son approche de la lecture qui relève à l’évidence d’un « partage du sensible » – et c’est répondre à la seconde question – passe en effet par la transmission, une transmission qui n’est pas abstraite ou ne se déroule pas dans un lieu chimérique, mais scénographiée : elle implique presque toujours deux instances (un lecteur expérimenté, un ou des lecteurs néophytes) autour d’un livre. Le lecteur expérimenté, parce qu’il a fait lui-même l’expérience de cette pratique transitionnelle, peut aussi lire seul et engager ce qui semble, dans certaines pages de l’essai, une sorte de dialogue intérieur au sein duquel différentes instances lectrices prennent la parole, se disputent et éventuellement reviennent sur la première ou la seconde piste suivie. Le récit de ces expériences lectorales et dialogiques solitaires fait partie des moments les plus passionnants de l’essai [4].
5La désaffection dont souffrent les études littéraires tiendrait par conséquent à un refoulement des affections – des manières dont la littérature nous affecte. Et ici l’essai d’Hélène Merlin-Kajman est proche de la réflexion menée par Marielle Macé qui, elle aussi, interroge la lecture dans la vie et traite de l’expérience de lecture comme faisant partie intégrante de l‘existence, exerçant – et c’est là que les deux critiques se distinguent – une influence sur le style d’existence du lecteur. Lorsqu’Hélène Merlin-Kajman parle de « partage », c’est d’un partage nécessaire, devenu indispensable dans la société marquée par le trauma dans laquelle nous vivons depuis Auschwitz, et par une violence qui n’a pas cessé depuis et pris des formes multiples. La littérature a donc une fonction réparatrice et c’est là que les travaux de Donald Winnicott sur le transitionnel trouvent leur véritable point d’ancrage.
6On peut ne pas souscrire à cette conception de la littérature et du partage lectoral et estimer, par exemple, que la littérature aide d’abord à lire le monde, transmet en premier lieu au lecteur un savoir multiple (historique, social autant que moral et philosophique), questionne et déstabilise plus qu’elle ne rassure et répare – « Le mauvais vitrier » suscite à l’évidence le malaise et est aussi écrit pour produire un tel effet dans les pages du journal où il paraît. On peut discuter, comme le fait ici Laurent Demanze, du rôle que jouerait encore le formalisme dans les études littéraires ou de l’éviction de l’écriture blanche du corpus transitionnel. Mais on ne peut, avec Florence Naugrette, que saluer l’ambition, y compris dans sa dimension polémique, d’affirmer et de bâtir une nouvelle théorie de la lecture qui redonne à l’affect, autant esthétique que moral, toute sa place. On ne peut que saluer aussi l’intérêt de l’auteur pour toutes sortes de textes (ceux proposés aux enseignants du secondaire ou offerts aux parents à la naissance de leur enfant ou tel acte du Cid). On se dit, en terminant la lecture de cet ouvrage, qu’une grande qualité critique, outre la faculté d’admirer, est la curiosité.
Laurent Demanze - Réparer et consoler : la littérature selon Hélène Merlin-Kajman
« Je n’ai pas souvenir que la lecture du Grand Meaulnes m’ait débarrassé de mon acné polymorphe juvénile. L’écrivain comme guérisseur ou sorcier, ne serait-ce pas encore une de ces illusions enfantées par notre rêve d’une littérature performative, réellement capable de mordre dans le réel avec le mot mâchoire ? »
Éric Chevillard, « SOS-Écrivains » [5]
7Je parcours à nouveau Lire dansla gueule du loup d’Hélène Merlin-Kajman, et j’y retrouve aussitôt la force qui m’avait emporté à la première lecture. Il y a là sans doute un livre qui marque, et certainement par sa manière de saisir la littérature à travers des scènes concrètes de lecture, de Baudelaire et du Cardinal de Retz, de Daudet et de Molière entre autres, selon une ligne pragmatique qui en fait une traversée négociée vers le sens. Un livre en somme composé comme « un montage de scènes de lecture » selon la juste expression d’Adrien Chassain [6]. Ces scénographies de lectures me comblent, et je les accompagne volontiers dans les ajustements et les discussions, suivant les voies inventées pour sortir des apories, élaborant des stratégies pour ne pas céder aux forces de l’affect et menant au final l’herméneute plus loin qu’il ne comptait.
8Ce sont ces scènes concrètes de lecture que j’aime retrouver, au fil de séminaires, de lectures à un fils ou de cours devant des étudiants. Sans doute aurait-il fallu, dans un geste réflexif, travailler à situer ces scènes, s’efforcer d’objectiver les contextes sociaux et institutionnels, pour poser plus finement les enjeux de la négociation de sens, en donnant pleinement chair à ces situations de partage. Mais l’essentiel est bien qu’Hélène Merlin-Kajman mette en évidence que la lecture se donne en situation, qu’elle est un trajet relationnel et un opérateur de transmission, portée par une volonté d’interlocution. Par ce geste, la critique déplace de manière salutaire les perspectives sur la lecture : ce n’est plus le marmonnement privé du lettré, affairé à cette prière solitaire, c’est bien désormais dans un espace social, dans un territoire traversé de discours et d’affects qu’il faut la concevoir. Et pourtant, malgré ce charme, me reviennent également réserves et réticences : en un mot, l’envie de discuter avec des propositions, de me situer à mon tour dans cet espace dialogique de la lecture.
Fins de la littérature
9Lire dans la gueule du loup prolonge à contretemps une abondante littérature de ces dernières années : la litanie autour de la mort de la littérature. À la charnière du xxie siècle, on ne comptait plus les thrènes qui déploraient son crépuscule ou sa disparition. Quitte à céder au plaisir de la liste, même lacunaire, il faut donner une idée de cette fièvre éditoriale : Le Crépuscule de la culture française, L’Adieu à la littérature, La Fin de la littérature, La littérature en péril, Le Dernier écrivain ou encore Désenchantement de la littérature. Même si Hélène Merlin-Kajman s’attache à défendre la littérature, à prendre fait et cause pour elle, son essai tient ce diagnostic comme point de départ de sa réflexion, comme s’il était fondé et avéré.
10Je ne reviens pas sur de tels débats : Dominique Viart et moi y avions consacré deux volumes, pour saisir de manière critique les présupposés de ces discours et en peser les arguments [7]. Car ils sont divers et parfois contradictoires : pressions économiques et décentrement culturel, avènement technologique et mutation médiatique, bouleversement sociologique et rivalité dans les pratiques esthétiques, voilà quelques-unes des pistes débattues. Pourtant, Hélène Merlin-Kajman écarte les causes exogènes pour n’en retenir qu’une : les écueils de la théorie formaliste de la littérature, quitte à minorer ou écarter les autres. En effet, la critique note les méfaits de la lecture professionnelle, la perte d’affect, voire le désenchantement ou le cynisme qu’elle engage. L’essai se présente donc comme une défense de la « lecture naïve », contre les outils de la critique structuraliste et les défenseurs de l’autonomie littéraire.
11Cette défense de la littérature passe donc par un retour de l’affect dans la rencontre du texte, une requalification de l’identification et de l’empathie, contre les dénonciations notamment de l’illusion référentielle. Je vois au moins deux limites à ce propos. D’abord, je ne suis pas convaincu par l’usage qui est fait tout au long de l’essai de la notion de « lecteur naïf », qui me semble une fiction théorique commode : ceux qui lisent des textes à des enfants savent bien la teneur ludique de l’expérience de lecture, l’artifice complexe de ces moments et les stratégies de lecture qu’il faut déployer pour donner à un texte lu une épaisseur d’identification et de réalité. L’illusion référentielle n’est pas une naïveté, ni un état premier de la conscience du lecteur, mais une savante construction culturelle. Hélène Merlin-Kajman s’attache à revaloriser la lecture naïve contre la lecture savante, à renverser la hiérarchie entre ces façons d’envisager les textes. Mais renverser la hiérarchie est encore un moyen de la maintenir, alors que je suis plus enclin à déceler les pratiques ordinaires au sein de la lecture savante et inversement à saisir les fortes constructions culturelles au cœur de la lecture « naïve ».
12Ensuite, ces critiques envers la théorie formaliste me semblent décalées, car elles ne sont pas éloignées de celles que l’on trouvait dix ans plus tôt sous la plume de Tzvetan Todorov dans La Littérature en péril : c’est accorder une puissance considérable à la théorie formaliste, que les enseignants d’aujourd’hui manient avec précaution, comme un moment circonscrit de la discipline, voire comme une fiction critique. Il manque à l’essai une objectivation documentée qui analyse en détail les programmes officiels et les manuels scolaires, les épreuves de concours et les outils pédagogiques pour interroger la force effective de la théorie formaliste sur les pratiques d’enseignement : bien des ajustements ont eu lieu ces dernières années et les études de lettres inscrivent volontiers les textes dans une culture matérielle et une histoire des idées, en les saisissant aussi comme un support d’identification et un foyer de délibérations.
13Je défendrais volontiers pour ma part les usages de la théorie littéraire : il ne s’agit pas nécessairement d’un refoulement des affects, mais d’un processus de temporisation, qui permet de déplacer les perspectives et de restituer à la lecture une durée, pour différer l’effet de sidération d’un texte. Il y va souvent moins d’un désir d’abstraction, que d’un souci d’ajuster son regard, en retardant la force des affects. Plus fondamentalement, il est important de rappeler la force épistémologique et éthique du formalisme, qui est aussi une suspension provisoire des injonctions idéologiques et morales, pour mieux les interroger. Ce combat contre la théorie littéraire me semble bien inactuel – Le Démon de la théorie d’Antoine Compagnon a près de vingt ans déjà –, quand l’heure n’est plus au formalisme ni dans les salles de classe, ni chez les écrivains. L’essai s’inscrit à contretemps, dans le prolongement des précédents textes d’une essayiste, méfiante envers la Nouvelle critique, sceptique devant la force d’émancipation de la théorie littéraire. Là où on peut lire le développement de l’esprit critique, la capacité à interroger les normes reçues, la force de dissidence de la culture lettrée, voire le plaisir ludique de la théorie, elle lisait quant à elle les traces d’un antihumanisme destructeur, notamment dans La Langue est-elle fasciste ?.
Partage et partition
14L’essai ne se demande pas seulement comment lire, selon quels outils et quels usages, mais aussi quoi lire. Hélène Merlin-Kajman propose ici moins une théorie renouvelée de la lecture, qu’une interrogation pédagogique autour de ce que l’on donne en partage aux jeunes enfants comme aux étudiants. Ce mot est sans doute la charnière argumentative de l’essai, puisqu’Hélène Merlin pose que tous les textes ne se donnent pas de la même manière à partager, que certains résistent à cette possibilité de partage : « les textes dits “littéraires” ne me paraissent pas tous présenter une égale disponibilité transitionnelle » (p. 273). L’essai propose donc en filigrane un corpus et une axiologie, selon la capacité des textes à élaborer un espace commun, à circuler heureusement dans l’espace de la classe. À sa manière, il s’agit donc de repenser le classique à partir de la possibilité de circulation et de transmission du texte.
15Il faut pourtant prendre le temps de dessiner le corpus dessiné au fil des pages, pour mieux interroger le canon qui se constitue et les textes que l’essayiste écarte. Sont régulièrement exclus de l’espace du littéraire, d’une part, l’écriture blanche, les textes de l’excès ou de la dépense et d’autre part le burlesque, le comique, la facétie ou la blague – le « rire dégradant et souverain » selon son expression. Tandis que les premières esthétiques confronteraient directement le lecteur aux violences du réel sans suffisamment de médiation formelle, sans sublimation, les autres objectiveraient autrui dans le rire ou diviseraient l’espace du commun. Il y a là deux torsions auxquelles je résiste : dans le premier cas, l’essayiste minore la part d’élaboration stylistique des écritures blanches [8], la puissance de réélaboration du réel dans la recherche d’une infralittérature par exemple chez Annie Ernaux ; dans le second cas, il s’agit systématiquement de plaquer le burlesque et le carnavalesque sur la facétie d’extrême droite et la violence dissensuelle du rire. Le rire ne fonde pas, selon Hélène Merlin-Kajman, un espace commun de la démocratie, mais recompose des hiérarchies et reconduit des violences. À travers une critique du carnavalesque, elle voit moins dans le rire le mouvement d’une émancipation et d’un affranchissement des autorités, que la reconduction des violences et la répétition d’une agressivité. J’ai sans doute une conception plus joyeuse du rire, plus horizontale aussi, même si je n’en minore pas la puissance de coercition : cette joie-là, qui est aussi celle de rire de soi-même et de s’alléger par l’ironie, il me semble qu’elle manque à l’essai. D’autant que l’on a souvent dit la force thérapeutique et la puissance purgative du rire, j’y reviendrai [9].
16L’essai est ainsi à réinscrire dans une critique de l’autonomisation de la littérature : il prend acte de la fin de l’absolu littéraire pour articuler à nouveaux frais l’étude des lettres et la question de la valeur. Hélène Merlin-Kajman écarte rapidement l’idée d’une perspective moralisante dans son approche des textes, alors même qu’elle note qu’« il s’agit là d’une question importante et d’une inquiétude légitime » (p. 190). Je partage pleinement cette inquiétude à l’heure des crispations identitaires, au moment où émerge la nécessité de ne pas heurter des sensibilités singulières : qui viendra garantir la légitimité de l’étude d’un texte ? L’essayiste répond ici en défendant le « pour moi » interprétatif, la délibération singulière et l’évaluation subjective ; mais l’on peut se demander comment articuler et hiérarchiser cette délibération singulière à la pluralité des réceptions d’une classe. Les écueils du politically correctness ne sont pas loin, et l’on voit aussi ce que l’on peut perdre avec la fin de l’autonomie littéraire. Il faut en prendre la mesure.
17Hélène Merlin-Kajman instaure résolument un classicisme de la littérature, et si l’on considère la bibliothèque sollicitée au fil des pages, il est tout de même rare de s’aventurer au-delà des années 1950, plus rare encore d’arpenter la littérature contemporaine. Sans doute est-ce parce que l’essayiste est spécialiste de la littérature d’Ancien Régime, mais l’absence du contemporain n’est pas anodine, tant la littérature actuelle est volontiers déconcertante, pour reprendre le mot de Dominique Viart [10]. Elle brouille les espaces de réception, ébranle les certitudes et les lieux communs, à rebours des consensus médiatiques et des effets de mode. Au lieu d’abandonner ces textes, parfois sidérants, dans l’enfer des bibliothèques, le rôle passionnant du chercheur et de l’enseignant est alors de tenter de les donner à lire, malgré l’inconfort qu’ils suscitent.
Littérature thérapeutique
18L’essai d’Hélène Merlin-Kajman s’articule en profondeur à une réflexion sur le trauma. Il constitue même une tentative pour redéfinir la lecture comme remède ou remédiation au trauma : il y a là une psychologisation et une pathologisation de la perspective littéraire, comme le montre l’usage qui est fait des propositions du psychanalyste D. W. Winnicott sur l’espace transitionnel. La littérature se fait mouvement thérapeutique et geste de réparation, pour remédier aux violences du réel. Cette pensée de la littérature consonne avec l’air du temps qui a fait de la résilience et des postures victimaires sa façon d’aborder l’histoire, en adoptant une perspective psychologique sur la réception des événements – le ressenti, l’éprouvé, le vécu. Hélène Merlin-Kajman valorise la puissance cathartique ou la vocation thérapeutique de la littérature : dans le prolongement d’une pensée du care, la littérature aurait pour ambition de soigner et de réparer. Il s’agit pour elle de « privilégier sa fonction réparatrice » (p. 271). Quitte à ce que la littérature soit une littérature-doudou, comme l’essayiste le dit plus explicitement dans un entretien pour Télérama : l’essai consonne, même s’il ne s’y réduit pas, avec le développement de la bibliothérapie ou l’essor de la feel good literature [11]. C’est là exiger de la littérature une vertu thérapeutique, au risque d’écarter les textes qui blessent, troublent et égarent.
19Au fil de l’essai, Hélène Merlin dresse ainsi le portrait d’une véritable civilisation traumatique, ce qu’elle nomme à plusieurs reprises une « culture du trauma » (p. 234, 253, 275), sans pleinement la définir. Elle s’inscrit là dans le sillage de Walter Benjamin, et tout particulièrement de son essai intitulé « Le conteur ». À la croisée d’une saisie historique et d’une perspective littéraire, le philosophe allemand mettait en évidence que la fulgurance du choc et la violence de l’instant moderne provoquaient un « appauvrissement de l’expérience », dont la Première Guerre mondiale constituait le paradigme. Les œuvres littéraires doivent désormais pactiser avec cette fulgurance du réel, qui amenuise le temps long des expériences : tels sont selon lui les livres de Baudelaire ou de Proust, qui s’attachent à transmettre l’intransmissible et à inventer des dispositifs artistiques susceptibles de s’approprier le choc moderne. Hélène Merlin-Kajman prend la pensée de Walter Benjamin comme point de départ, mais choisit de la déshistoriciser résolument pour lui donner une ampleur anthropologique : « Voilà qui souligne, non la particularité historique du xixe siècle ou du xxe siècle concernant la perte de l’expérience, mais la récurrence de tels vécus dans l’histoire » (p. 45). L’essayiste analyse alors anachroniquement la part du trauma dans des textes d’Ancien Régime ou le rapproche du dionysiaque selon Nietzsche. Là où Walter Benjamin s’attachait à élaborer une histoire des sensibilités et des formes, elle propose une redéfinition anhistorique de la littérature comme geste de réparation et d’apprivoisement du trauma : « aucun texte littéraire ne se tient en dehors du vécu traumatique » (p. 47).
20Il faudrait prendre le temps de déplier les enjeux de cette déshistoricisation de la pensée benjaminienne et d’en interroger les implications politiques. Je voudrais seulement pointer deux écueils à ce geste. Le premier, c’est la monotonie de l’expérience de lecture : au lieu d’ouvrir une gamme variée d’expériences, l’essayiste ne cesse de ramener le texte littéraire à ce trauma fondamental, de manière pour ainsi dire systématique, et restreint la palette des affects que mobilise la lecture. Le trauma scande en effet régulièrement le livre et lui donne sa basse continue, au risque de la saturation : tout au long de ces pages, il est sans cesse question de hantise traumatique, de choc traumatique, de point d’impact traumatique, d’insensibilisation traumatique, de contre-traumatique, d’excitation traumatique, d’oublié traumatique ou de culture du trauma. Le trauma ne correspond dès lors plus à une expérience particulière, à un moment d’une histoire individuelle ou collective, pour devenir la norme même du rapport au réel. L’essai ne construit pas de diagnostic critique sur cette culture du trauma, pourtant symptomatique de notre époque qui l’a instituée comme paradigme même de l’expérience : l’essai s’inscrit en somme dans la veine des trauma studies, qui se sont développées aux États-Unis depuis les années 1970, sans en interroger les présupposés ni les risques [12].
21Le second écueil, me semble-t-il, est que, malgré ce geste résolu de déshistoricisation, l’essai ne cesse d’entrer en dialogue avec l’actualité et de contextualiser l’expérience traumatique : de l’évocation de nos sociétés post-génocidaires aux allusions à Charlie Hebdo, l’essayiste s’attache à dire la spécificité d’un moment et l’exemplarité d’une époque. Le livre épingle ainsi la veine du trash et du gore, la grisaille des bandes dessinées, sans oublier les injonctions mémorielles issues de la Shoah ou les djihadistes, au risque de construire au fil de l’essai une posture antimoderne, en pointant la crudité sexuelle de notre époque et l’hégémonie de la violence. L’essayiste oscille en somme, sans jamais trancher, entre une analyse des temps présents et la saisie d’un invariant anthropologique.
Consolation des lettres
22Le livre d’Hélène Merlin-Kajman, à travers la notion de transitionnalité, élabore ainsi une redéfinition de la littérature et de ses fonctions. Car si l’essayiste s’attache aux usages de la littérature, aux bons et aux mauvais usages, elle choisit de la considérer sur le mode de la consolation. Et sans doute est-ce là la dernière réserve que je voudrais dire. Si les scènes de lectures qui nourrissent l’essai sont diverses, il faut cependant souligner qu’une scène de lecture est privilégiée, par les effets de cadre : la lecture de la mère à l’enfant. Hélène Merlin-Kajman ouvre son essai sur une magnifique lecture du « Mauvais Vitrier » à son fils et se referme, en conclusion, sur d’autres lectures à son fils et sur un passage du Fil et les traces, dans lequel Carlo Ginzburg se souvient des fables que lui lisait sa mère. La construction même de l’essai donne à la lecture maternelle une force exemplaire [13]. L’importance donnée à la pensée de D. W. Winnicott, qui fait des objets transitionnels des substituts du corps maternel va dans ce sens, comme la valorisation tout au long de l’essai du maternel et de la langue maternelle.
23C’est que l’essayiste souligne la force des médiations, la nécessité des intercesseurs pour rencontrer la littérature, s’orienter dans les œuvres. Non seulement elle exclut le contact direct avec les œuvres, et la richesse des malentendus comme la joie des trouvailles, mais surtout elle conçoit nécessairement la lecture dans une dissymétrie structurelle : « cette dissymétrie elle-même peut être constitutive de la lecture » (p. 12). L’éloge du tact et des précautions pédagogiques s’inscrit dans ce souci de protéger l’enfant-lecteur contre les agressions du réel et les traumas dont le texte serait porteur. Comme on le voit, la défense du lecteur « naïf » ne va pas sans le maintien implicite d’une hiérarchie latente. Je ne suis pas sûr de vouloir rabattre mes pratiques d’enseignant et de chercheur sur la lecture maternelle ; je suis moins sûr encore de revendiquer une telle dissymétrie dans les exercices de lecture que je propose : l’expérience pédagogique est certainement selon moi une tentative pour estomper cette dissymétrie, pour constituer une communauté égale de lecteurs, dans une revendication démocratique affirmée. N’est-ce pas là l’horizon aussi d’une Zone à défendre, qui donne à l’essai son sous-titre, non pas seulement s’attacher à protéger un lieu ou une activité, mais élaborer pleinement un espace démocratique : des lectures à parts égales ?
24Sans doute est-ce cette confiance dans la capacité d’émancipation des lecteurs à travers les textes qui me distingue d’Hélène Merlin-Kajman. Ce qui me différencie est surtout le refus de considérer la littérature comme une consolation [14] : ni sublimation, ni réparation, plutôt un exercice tonique. Le réel n’est pas forcément ce qui blesse, ni ce qui meurtrit, et la littérature n’a pas pour seule fonction de l’accepter. C’est là sans doute un enjeu politique.
Florence Naugrette - Le Partage du lisible
« Vous connaissez ma théorie […] : les êtres n’ont pas de moyen direct d’échange. Il faut qu’ils passent par un intermédiaire : la beauté, le malheur, l’angoisse, le plaisir… »
(François Mitterrand, lettre à Anne Pingeot, 2 et 6 janvier 1964, dans Lettres à Anne(1962-1995), Paris, Gallimard, 2016, p. 45.)
25Le propos d’Hélène Merlin-Kajman dans cet essai n’est ni de faire œuvre critique en prenant pour objet les textes eux-mêmes, du point de vue de leur genèse, de leur vouloir-dire, de leur stylistique ou de leur herméneutique (même si ces approches sont toutes mobilisées), ni de tenir sur eux un discours savant (même si la part des œuvres du xviie siècle, dont Hélène Merlin-Kajman est spécialiste, y est généreuse). Des œuvres de toutes époques, y compris de l’extrême contemporain, de littératures françaises et étrangères, et de tous genres, y sont discutées, non en tant qu’objets de savoir ou d’étude, mais comme objets d’un partage : celui qui s’instaure entre un lecteur autorisé (par l’institution scolaire ou le lien parental) et un apprenti lecteur ou herméneute (du petit enfant à l’étudiant de lettres) à qui le premier cherche à transmettre son goût, son intérêt ou son expertise pour la littérature en général, et une œuvre en particulier.
26Sans pour autant revendiquer ce titre, c’est donc en pédagogue (mot parfois déprécié, mais fonction qu’Antoine Vitez trouvait si noble dans l’Électre de Sophocle qu’il mit trois fois en scène) qu’Hélène Merlin-Kajman réfléchit à ce que le parent ou l’enseignant peut, veut ou doit faire partager à son enfant ou à son élève. L’ouvrage entier est un exercice réflexif, une introspection critique, une auto-analyse de son auteur en tant que mère-lectrice et en tant que professeur : elle raconte plusieurs scènes de discussions avec son jeune fils autour d’expériences de lectures communes risquées, bien ou mal surmontées, et maintes situations pédagogiques heureuses, délicates, scabreuses ou frustrantes vécues par elle-même devant une classe à l’occasion d’une explication de texte. Son témoignage est également nourri par l’expérience de lecteurs amis ou de collègues enseignants – particulièrement ceux qui se retrouvent dans le Mouvement « Transitions » qu’elle a créé – dont elle cite volontiers les points de vue parfois divergents du sien.
27L’ambition du livre est haute : il s’agit d’affronter une série de questions existentielles, psychologiques et morales qui se posent au parent lecteur ou conseiller et à l’enseignant de lettres dans l’exercice de leur fonction de passeur (du goût, du plaisir et du savoir littéraire) : non pas toutes, non pas celles auxquelles on peut répondre aisément, mais celles qui dérangent (là est la difficulté), parce qu’elles concernent des affects qui peuvent nous inquiéter, remettre en cause les méthodes critiques et didactiques dominantes dans la pédagogie actuelle, et placer l’enseignant devant sa responsabilité humaine (et donc morale) à l’égard de son élève.
28Ces questions se posent au professeur lorsque les gestes critiques qu’il a admirés, imités, appris et intériorisés pendant ses études, à une époque où ils apparaissaient eux-mêmes subversifs et émancipateurs (à l’égard d’autorités parentales, étatiques, institutionnelles et académiques perçues comme sclérosantes ou oppressives), lui sont désormais imposés par l’institution académique sous la forme d’une nouvelle doxa. Celle-ci contredit parfois le sens commun, le plaisir ou l’effroi qui informent le geste herméneutique des élèves ou des étudiants. Parmi ces règles apprises censées protéger l’apprenti lecteur des terrains glissants de l’émotion, de la morale et de l’idéologie, les plus solidement ancrées dans les habitudes critiques et pédagogiques sont la condamnation de l’illusion référentielle, l’interdiction de l’identification au personnage, la croyance en une mort historique définitive de l’auteur, le refuge prudent derrière l’autotélisme du texte (qui, in fine, ne parlerait jamais de rien d’autre que de lui-même ou de la littérature), sa dimension théoriquement toujours déjà intertextuelle qui pousse à le lire potentiellement comme une parodie de codes génériques, stylistiques ou esthétiques intériorisés dont il se libère en les subvertissant, l’injonction de lire le texte avec distance, au second degré, de l’aborder dans un esprit ludique et démystificateur. Dans un continuum qui mène à la production littéraire par les élèves eux-mêmes, ces credo légitiment les consignes d’écriture tournées (comme c’est parfois déjà le cas dans les nouveaux codes de la littérature jeunesse) vers la parodie, le détournement, la désacralisation, la contestation de l’autorité ou du modèle (qu’il soit esthétique ou moral), l’inversion carnavalesque des valeurs (elle-même promue nouvelle valeur ultime).
29Hélène Merlin-Kajman ne renie pas la fécondité historique de la « nouvelle (en son temps) critique » dans les études de lettres, loin de là (lui faire ce procès relèverait de la caricature) : bien au contraire, elle prend soin, à chaque récit d’expérience qu’elle propose, de montrer le bénéfice que l’on peut encore en tirer pour la compréhension et l’appréciation des textes. Mais elle remet en cause l’application systématique, dogmatique, exclusive, de ses diktats entre-temps rigidifiés, lorsque ceux-ci brident ou bloquent le plaisir de lecture de l’élève, limitent le champ de son intellection, contredisent son intuition même, et l’empêchent, au bout du compte, de développer cette forme de sensibilité au monde que seuls produisent l’art et la littérature. Une sensibilité qui passe par le partage horizontal d’une expérience (avec l’auteur, avec le parent qui lit l’histoire à haute voix, avec le proche qui recommande un ouvrage, avec le professeur qui choisit dans les programmes le livre qui lui semble digne d’intérêt), et non par la transmission verticale d’un savoir positif sur l’œuvre, ni par l’autopsie du texte en ses membres froids et disséqués.
30C’est cette notion de partage du sensible, forgée par Jacques Rancière, qu’Hélène Merlin-Kajman retravaille pour son propre compte dans cet ouvrage, en se situant par rapport à d’autres théoriciens de la littérature, critiques ou philosophes – tout particulièrement Walter Benjamin, Hannah Arendt, Roland Barthes, Nicole Loraux, Patrice Loraux, Michel Picard et Monique David-Ménard – et en la rattachant à une autre notion qu’elle explore depuis plusieurs années : la puissance transitionnelle de la littérature. La fonction que le psychanalyste Donald Winnicott reconnaissait à l’objet transitionnel (tel le doudou), constituer pour l’enfant un espace intermédiaire entre le moi et le monde permettant tout à la fois le refuge, la protection, le retrait, la mise à distance, la consolation, mais aussi l’échange, l’objectivation et l’acclimatation, cette fonction, Hélène Merlin-Kajman la reconnaît à la littérature. La transition que permettrait la littérature, c’est tout ensemble la projection du moi dans le monde, le passage (pour l’enfant) vers l’âge adulte (raison pour laquelle, ajouterait-on volontiers, la littérature de jeunesse, comme son nom l’indique, ne saurait se prolonger sans bloquer le psychisme à un stade infantile au-delà d’un certain âge, une fois sa mission transitionnelle accomplie…), la découverte du monde et de la nature humaine, y compris dans ce qu’elle peut avoir de plus barbare, et le dépassement des expériences traumatiques par la constitution d’un espace fantasmatique où les objectiver et les partager.
31C’est à la puissance que peut – ou non – avoir la littérature non pas de guérir, ni même de dépasser, mais plutôt d’apprivoiser le traumatisme qu’Hélène Merlin-Kajman consacre les premiers chapitres de son ouvrage. Elle développe plusieurs cas d’expériences de lecture susceptibles de rejouer pour le lecteur les humiliations ou les violences physiques ou psychiques qu’il a pu vivre (les scènes de fouet, par exemple, dont elle donne plusieurs exemples littéraires) ou de le confronter lucidement (si c’est possible) à la barbarie ordinaire que les hommes sont capables d’exercer sur leurs semblables. Par une série de récits d’expériences de lecture individuelle (dans la solitude de sa maison de campagne) ou partagée (avec un proche, des étudiants, des collègues), Hélène Merlin-Kajman observe et identifie la survenue de l’émotion forte, du punctum – le moment poignant, le point où ça point –, et montre que le pouvoir consolateur – ou non – de l’œuvre littéraire dépend d’une combinaison fort complexe de ses dispositifs énonciatifs, du style de son écriture (blanche, réaliste, pathétique, symboliste, burlesque, ironique, etc.), de la capacité de l’œuvre mais aussi du lecteur à symboliser, de la possibilité ou non de partager avec autrui ses réactions (avec l’auteur, avec le parent, avec les camarades proches, avec la classe, avec l’enseignant). L’une des prouesses de l’auteur de cet essai tient au démêlage attentif, attentionné et patient de cette complexité observée sur soi pour une sorte de phénoménologie de l’émotion littéraire. Exemples à l’appui, elle montre comment peut ou non s’effectuer le partage : pour cela, il faut que le récit ne soit pas unaire (Barthes) comme peuvent l’être des photographies de victimes suppliciées, mais qu’il laisse la possibilité d’un échange entre-passible d’un lecteur à l’autre, qui permette à la sensibilité de chacun de trouver dans celle d’autrui non pas une identité, mais un écho, afin de revivre ou d’être confronté au traumatisme comme tel en acceptant d’en reconnaître l’existence sans pour autant rester devant lui terrifié, fasciné ou anesthésié.
32On aurait tort de voir dans ce partage un unanimisme idéaliste, tout comme on aurait tort de limiter l’expérience littéraire dont témoigne Hélène Merlin-Kajman à une entreprise d’auto-consolation par le livre. Si la question du trauma est centrale dans cet essai, ce n’est pas parce qu’elle serait déterminante dans toute expérience de lecture, c’est parce qu’elle est l’une des plus difficiles à résoudre pour le parent désolé d’avoir donné à lire à son enfant un texte qui le choque profondément, ou pour l’enseignant désarmé devant la réaction sadique, voyeuriste ou au contraire humiliée d’un élève face à un texte clivant ou historiquement traumatisant, qui dé-partage au lieu de réunir. La force de cet essai, c’est de donner à l’enseignant ou au parent les moyens de ne pas reculer, de ne pas se décourager dans ces situations tangentes, dérangeantes ou scabreuses, de l’inviter à admettre que si toutes les expériences de lecture à risque ne peuvent pas toujours être partagées (et sans doute est-il heureux, aussi, que les sensibilités diffèrent), il est au moins possible, à défaut d’en faire la même expérience, de faire la part des choses, de prendre le texte – encore faut-il qu’il s’y prête – « en bonne part » plutôt qu’en « mauvaise part », ce que permet un recours agile et audacieux à toutes les ressources de l’analyse et de l’histoire littéraire.
33De ces défis au partage que nous lancent certains textes, on donnera ici quelques exemples choisis exclusivement dans la littérature du xixe siècle, pour satisfaire la curiosité particulière des lecteurs de la revue Romantisme.
34À partir de la réaction indignée de son jeune fils à la lecture du « Mauvais vitrier » de Baudelaire qu’elle lui avait donné à lire, Hélène Merlin-Kajman se demande comment fonctionne le régime émotionnel de la « blague », qu’elle relie au genre plus ancien de la facétie. Si l’on postule que le lecteur est implicitement (car structurellement) amené à s’identifier au narrateur de ce poème-conte dont il entend la voix, comment justifier (à ses propres yeux et aux yeux d’un tiers-lecteur) la méchanceté de son geste, lui donner un sens qui ne soit pas purement sadique et ne se résume pas à l’éloge de l’acte gratuit ? À quel prix (selon quel rendement interprétatif) et en mobilisant quel savoir extérieur au texte lui-même peut-on prétendre y voir une critique du mode de production capitaliste ou un éloge de la poésie ?
35Par une comparaison serrée des dispositifs énonciatifs, du rythme et du style du « Mauvais vitrier » et de La Chèvre de M. Seguin, Hélène Merlin-Kajman cherche à comprendre pourquoi la possibilité de symboliser lui est offerte par le feuilleté des significations dans le poème en prose de Baudelaire, là où l’indépassable cruauté du dénouement du conte de Daudet l’en prive. Elle constate sa propre incapacité à épouser le jeu de rôles (tantôt loup, tantôt chèvre) préconisé par Monique David-Ménard (dans Tout le plaisir est pour moi) pour échapper à la terreur et désamorcer le sadisme apparent du dénouement. Sa dimension tragique (il est programmé dès le début de l’histoire par les mises en garde de M. Seguin) et le caractère désespéré du sacrifice personnel de Blanchette – que, contrairement à celui du héros épique, nulle utilité dialectique au service de la collectivité ne vient racheter –, jointes, peut-être, à la manière dont elle découvrit le conte dans son enfance, l’empêchant de se prêter au jeu suggéré par Monique David-Ménard, son expérience personnelle de lectrice de La Chèvre de M. Seguin l’amène à se demander si certains textes traumatisants ne font pas de nous des « lecteurs “psychotiques” clandestins » (p. 192).
36En revanche, le lecteur de L’Enfant de Vallès, où il est si souvent question d’humiliation subie, d’amour refusé et de recours impossible, parvient à éviter la résignation ou la paralysie émotionnelle pour sentir poindre en lui la jouissance sourde de la révolte. Hélène Merlin-Kajman montre comment les tours et détours ironiques (y compris envers lui-même) d’un style indirect libre parfois à peine détectable « captur[ent] » les « éclats […] grandiloquents ou criards de la voix maternelle [qui] viennent en retour parasiter la voix du narrateur, mais pour s’y briser, s’y retourner – s’y ridiculiser sombrement » (p. 105), et comment la terreur et la pitié font leur office pour délivrer le lecteur des traumatismes auxquels le texte l’expose, ou qu’il est susceptible de rejouer pour lui. Par une analyse différenciée des passages où l’ironie sert au narrateur à se décoller de son propre martyre et du récit poignant de la mort de Louisette sous les coups de son père, écrit, lui, sur le ton du simple témoignage empreint de compassion et d’indignation simple, Hélène Merlin-Kajman montre que dans L’Enfant, la double posture de l’enfant martyr et témoin du martyre d’autrui (double posture à laquelle correspondent deux régimes d’énonciation distincts) met le narrateur-personnage Jacques Vingtras en position de « réadresser une émotion chimiquement transformée, d’instituer, dans l’écriture, une scène judiciaire où, parce que lui a survécu aux coups contrairement à la petite fille, il peut se permettre de parler pour la victime absolue » (p. 110-111), aidant ainsi le lecteur à ne pas rester lui-même paralysé par la terreur.
37En réexaminant l’interprétation du sonnet de Rimbaud « Voyelles » proposée jadis par Robert Faurisson (celui-ci prétend que le mystère du poème s’évanouit quand on comprend son sens unique et crypté : l’extase d’une femme en plein acte sexuel, dont le corps est décrit, comme en un blason érotique, à travers la forme et la couleur des voyelles), Hélène Merlin-Kajman interroge la validité du réflexe consistant à considérer le texte poétique comme un réseau symbolique voilant un mystère à percer. Si les positions négationnistes ultérieures de Faurisson ont contribué à discréditer au passage sa proposition herméneutique sur le sonnet de Rimbaud qui ne circule plus aujourd’hui parmi les étudiants qu’au titre de curiosité potache, le réflexe interprétatif qui consiste à débusquer dans les textes leur signification sexuelle est devenu une nouvelle « norme de l’attitude interprétative » (p. 132). Cette norme se prévaut de la psychanalyse – malgré elle – pour mettre au jour un inconscient du texte dont on se demande à quelle psyché il peut bien correspondre au juste, dénoncer comme par principe la nature castratrice du surmoi ou « libérer le lecteur de la censure qu’une écriture classique [est supposée] exer[cer] subrepticement sur les corps » (p. 133). Sans refuser catégoriquement l’interprétation de Faurisson, acceptable parmi d’autres même si on peut la trouver dégradante pour « le mythe de Rimbaud, la poésie et le corps de la femme » (p. 131) – mais après tout pourquoi pas ? –, Hélène Merlin-Kajman montre comment certains discours critiques projettent les propres fantasmes de leurs auteurs sur le texte sous couvert d’en dévoiler une vérité ultime. Dans ce cas le fantasme critique « vise à tuer tous les autres » (p. 135), ce qui est tout le contraire du partage du sensible.
38C’est enfin (pour s’en tenir, toujours, au corpus dix-neuviémiste) la question ancienne et polémique de l’apparent immoralisme du roman naturaliste qui est ici posée sous un angle original : la nature de l’émotion ou des émotions ressentie(s) à la lecture des scènes traumatiques de violence individuelle ou collective. À partir d’un débat entre lecteurs de la scène où l’espion prussien est égorgé comme un « cochon », dans La Débâcle de Zola – débat suscité par la lecture qu’en a proposée Jean Kaempfer à une séance de « Transitions » –, que prolonge le témoignage de l’accueil contrasté, en classe, de la scène d’émasculation de l’épicier affameur du peuple dans Germinal (certains élèves approuvant le geste barbare sans état d’âme, par solidarité identificatoire avec les mineurs), Hélène Merlin-Kajman se demande jusqu’à quel point on peut soutenir que l’écriture naturaliste « paralyse notre sensibilité pendant que le geste l’agresse d’un excès d’excitation » (p. 189), ou au contraire affirmer qu’elle laisse une place à la symbolisation cathartique.
39Cet essai est le fruit d’une longue expérience réflexive de l’enseignement, de courageuses remises en cause personnelles, de combats au service de la communauté éducative (élèves, étudiants et professeurs réunis) où se creusent des lignes de fracture idéologiques douloureuses. Sans naïveté, sans idéalisme utopique, mais avec la conviction que la littérature, parce qu’elle est un lieu privilégié du partage du sensible, a un rôle à jouer dans la construction de la personnalité, dans la qualité du lien social et dans l’action politique, Hélène Merlin-Kajman réaffirme la responsabilité des adultes lecteurs auprès des jeunes esprits : « Nous avons cessé d’idéaliser la beauté », dit-elle, et sans doute avons-nous eu raison, « mais cela ne doit pas nous condamner à la pétrification, à l’anesthésie » (p. 267). On comprend aisément que ce geste libérateur qui donne aux parents passeurs et aux professeurs de lettres un témoignage de confiance dont ils ont toujours besoin ait valu à ce livre son succès.
Notes
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[1]
Pierre Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, Lyon, ENS Éditions, coll. « Bibliothèque idéale des sciences sociales », 2014 [1966], présenté et édité par Anthony Glinoer, préface de Terry Eagleton, postface de Pierre Macherey. Le débat faisait intervenir Anthony Glinoer et Franc Schuerewegen (Romantisme n° 172, 2016-2, p. 133-143).
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[2]
Hélène Merlin-Kajman, Paris, Gallimard, coll. « Nrf Essais », 2016, p. 177.
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[3]
Avec des visées nettement définies dans leur titre : Les Parents de Zoé divorcent, Le Cousin de Max et Lili se drogue, Les Parents de Max et Lili se disputent, etc. Les auteurs, Dominique de Saint Mars et Serge Bloch, ont cent treize titres à leur actif.
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[4]
Voir en particulier le chapitre VII centré sur la question de l’anachronisme.
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[5]
Éric Chevillard, feuilleton « SOS-Écrivains » consacré au livre de Régine Detambel Les Livres prennent soin de nous. Pour une bibliothérapie créative (Actes Sud, 2015), Le Monde des livres, 23 avril 2015.
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[6]
Adrien Chassain, « Notre-Dame-Des-Lettres : la littérature comme aire transitionnelle et “zone à défendre” », http://www.fabula.org/revue/document9775.php (site consulté le 5 janvier 2017).
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[7]
Laurent Demanze et Dominique Viart (dir.), Fins de la littérature, tome I Esthétiques de la fin et tome II Historicité de la littérature contemporaine, Paris, Armand Colin, 2012.
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[8]
Je renvoie au volume dirigé par Dominique Rabaté et Dominique Viart, qui dit avec force la complexité et le travail stylistique de ces écritures neutres : Dominique Rabaté et Dominique Viart (dir.), Écritures blanches, Saint-Étienne, Presses de Saint-Étienne, « Lire au présent », 2009.
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[9]
Voir Ariane Bayle, « Les usages thérapeutiques du littéraire (xvie-xviiie siècles) », Épistémé, n° 13, 2008, p. 1-16.
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[10]
Dominique Viart et Bruno Vercier, La Littérature au présent, Paris, Bordas, 2008 [2005].
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[11]
Pour une analyse stimulante de ce tournant thérapeutique de la littérature, je renvoie à l’essai à venir d’Alexandre Gefen, Réparer le monde. La littérature française face au xxie siècle, HDR soutenue à Paris en décembre 2016.
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[12]
Je renvoie, parmi les nombreuses études sur cette question, au livre de Didier Fassin et de Richard Rechtman, L’Empire du traumatisme : enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion, « Documents et essais », 2007.
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[13]
Je renvoie notamment aux pages 196, 223, 256-257, 263 et 270-271.
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[14]
Voir Bertrand Leclair, L’Industrie de la consolation, Paris, Verticales, 1998.