Notes
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[1]
La publication du premier cahier, sur Corot, remonte à 1853. Le titre complet de l’œuvre, vestige de l’ambition de Silvestre, est alors : Histoire des artistes vivants français et étrangers. Peintres, sculpteurs, architectes, graveurs, photographes. Études d’après nature. La première édition, rassemblant les portraits de dix artistes, date de 1856 ; elle connaîtra une seconde édition en 1857, avec l’ajout de celui d’Horace Vernet.
-
[2]
Jules Barbey d’Aurevilly, « Théophile Silvestre » [1857-1878] », dans L’Amour de l’art, Paris, Séguier, 1993, p. 71.
-
[3]
Ulysse Pic, Lettres gauloises sur les hommes et les choses de la politique contemporaine, Paris, A. Faure, 1865, p. V.
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[4]
Seule la livraison consacrée à Corot, avec la photographie des artistes et des œuvres intégrées au cahier, a été conservée.
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[5]
Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants, Paris, Blanchard, 1856, p. II.
-
[6]
Théophile Silvestre, À Messieurs de la Cour impériale de Paris – Mémoire de Théophile Silvestre contre Horace Vernet, Paris, Pillet, 1857, p. 5.
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[7]
Il s’agit, en fait, d’un vers de Properce que Montaigne cite dans la traduction italienne de Stefano Guazzo : « Basti al nocchiero ragionar de’ venti » (« Que le marin se contente de parler des vents », Michel de Montaigne, « Un trait de quelques ambassadeurs », Essais, Livre I, 17). Je remercie Michèle Hannoosh pour cette précision.
-
[8]
Théophile Silvestre, À Messieurs de la Cour impériale de Paris, ouvr. cité, p. 5.
-
[9]
Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants, ouvr. cité, p. 61.
-
[10]
Ibid., p. 3.
-
[11]
Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants – Horace Vernet, Paris, Blanchard, 1857, p. 36.
-
[12]
Théophile Silvestre, À Messieurs de la Cour impériale de Paris, ouvr. cité, p. 6.
-
[13]
Théophile Silvestre, « Idée de l’Histoire des artistes vivants », Histoire des artistes vivants – Corot, Paris, Blanchard, 1853, sp.
-
[14]
Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants, ouvr. cité, p. 149.
-
[15]
Michèle Hannoosh, « Théophile Silvestre’s Histoire des artistes vivants, Art Criticism and Photography », The Art Bulletin, 2006, vol. 88, n° 4, p. 731.
-
[16]
Théophile Silvestre, À Messieurs de la Cour impériale de Paris, ouvr. cité, p. 5.
-
[17]
Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants, ouvr. cité, p. 272.
-
[18]
Marcelin, « À bas la photographie !!! », Journal amusant, 6 septembre 1856, n° 36, p. 4.
-
[19]
Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants – Horace Vernet, ouvr. cité, p. 36.
-
[20]
Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants, ouvr. cité, p. 272.
-
[21]
Théophile Silvestre, Les Artistes français, Bruxelles/Leipzig, Office de Publicité/Auguste Schnée, 1861, p. 301-302.
-
[22]
Théophile Silvestre, Les Artistes français, ouvr. cité, p. 307-308.
-
[23]
Maxime Rude, Confidences d’un journaliste, Paris, André Sagnier, 1876, p. 129-130.
-
[24]
Gustave Courbet, Écrits, propos, lettres et témoignages, présentés et annotés par Roger Bruyeron, Paris, Hermann, 2011, p. 169.
-
[25]
Théophile Silvestre, Les Artistes français, ouvr. cité, p. 70.
-
[26]
Ibid.
-
[27]
Lettre de Théophile Silvestre à Alfred Bruyas, 10 mars 1874, collection INHA.
-
[28]
Ibid., 24 mars 1874.
-
[29]
Ibid., 10 septembre 1875.
-
[30]
Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants, ouvr. cité, p. III.
-
[31]
Charles Baudelaire, Salon de 1859, dans Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, t. II, p. 657.
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[32]
Théophile Silvestre, Les Artistes français, ouvr. cité, p. VII.
-
[33]
Charles Asselineau, « Histoire des artistes vivants par Théophile Silvestre », Revue française, Paris, Aux bureaux de la Revue française, 1856, t. VI, p. 290.
1Lorsqu’il rend compte de l’Histoire des artistes vivants qu’avait publiée son ami Théophile Silvestre en 1856 [1], Jules Barbey d’Aurevilly est frappé par le « sentiment de réalité » qui se dégage de l’ensemble de l’œuvre : « L’esprit le moins sympathique à [la] personne [de Silvestre] et à ses idées accepte ses portraits comme la vie, et ne peut douter d’une peinture qui ressemble à une identité [2]. » En effet, Silvestre, qui passait pour être en son temps l’« un des portraitistes les plus distingués de Paris [3] », a renouvelé le genre en bien des points. Jugeant qu’assez de « légendes » avaient été écrites sur le compte des peintres de la tradition, il prend le parti de ne s’occuper que d’« artistes vivants » qu’il représentera « d’après nature ». Afin d’être le plus impartial et scrupuleux possible, le dispositif qu’il imagine est sans précédent : Silvestre, se mettant en scène, demande aux artistes de lui accorder un entretien personnel, ainsi qu’un accès à des documents privés (correspondance, extraits de journaux intimes) dont il fera usage dans son texte. Il parvient même à emmener chacun d’eux chez le photographe, afin d’obtenir un portrait destiné à intégrer le livre, faisant pendant au portrait littéraire. Si le coût matériel de l’opération eut raison des ambitions de Silvestre qui dut se contenter de la gravure de la photographie plutôt que de la reproduction photographique elle-même et si la réalisation d’une édition conforme à ses vœux ne fut pas intégralement menée à bien [4], il reste que les textes furent écrits dans l’idée que la photographie figurerait dans le livre.
2La démarche de Silvestre, au croisement de la critique d’art, de la littérature et du journalisme, tire certes profit des progrès techniques de l’édition, mais elle se distingue surtout par sa radicalité de ton et son ambition de restituer avec « autant de fidélité que d’indépendance [5] » les personnalités d’artistes si diverses. Je me propose d’examiner la conception silvestrienne du portrait, plus particulièrement l’articulation entre portrait littéraire et portrait photographique. Il s’agit de comprendre comment la franchise et la sincérité, qui caractérisent son approche, s’élaborent en faisant usage d’une ironie virulente censée doubler et compléter la « dureté » et la « rigueur » de l’image photographique. Un tel projet ne peut s’accomplir sans certaines contradictions, voire certains paradoxes.
Les vivants et les morts
3« Monsieur, en me livrant à des recherches sur l’histoire des artistes morts, j’ai trouvé beaucoup de contradictions et d’incertitudes dans les documents qui nous sont restés. J’espère me rendre plus utile en faisant des études moins incertaines sur les artistes qui vivent de nos jours [6]. » Ainsi commence la lettre sollicitant les peintres dont Théophile Silvestre espère faire le portrait. Le projet de Silvestre part sur la constatation d’une carence : il nous manque des faits positifs, indubitables, attachés aux vies des peintres du passé, et, comme l’œuvre et l’homme ne sont, à ses yeux, pas séparables, il lui paraît improbable de faire dépendre les œuvres que nous admirons d’hommes dont nous ignorons tout. Cette frustration se voit compensée par une conviction : selon Silvestre, il n’est pas de meilleurs juges de la peinture que les peintres eux-mêmes. C’est auprès de ces derniers que nous devrions en toute logique prendre nos renseignements, ou, comme il le dit en citant Montaigne, « apprendre à parler des vents avec les nautoniers [7] ». Il convient de comprendre, de transcrire et de transmettre les mots de la tribu. Cependant, chaque nautonier, comme chaque artiste, possède un langage qui lui est propre : un portrait aussi exhaustif que celui qu’imagine Silvestre devra rendre compte aussi bien des particularités physiques que des tours de langue, des expressions, des familiarités, voire de l’accent. Ainsi, tout ce qu’ont pu écrire les peintres ou ce qui fut écrit sur eux, tout ce qui a contribué à les faire connaître, du schéma explicatif de la palingénésie sociale selon Chenavard au panneau placé à l’entrée du pavillon Courbet à l’Exposition Universelle de 1855, tout est loisible d’intégrer le portrait, car rien de ce qui touche de près ou de loin son sujet ne doit être négligé, tout peut y prendre sa place et intéresser possiblement la postérité.
4L’art du portraitiste littéraire prend nécessairement appui sur le modèle pictural. Silvestre ne fait pas de mystère sur son intention et la description de son travail reprend le paragone classique : « J’ai fait des portraits à la plume, comme [les peintres] font des portraits au pinceau [8]. » Si le visible l’emporte, la part jouée par le dialogue et les scènes n’est pas négligeable. Silvestre n’est certes pas le premier à désirer retranscrire la volatilité et les fulgurances de la parole vive, de l’entretien à bâtons rompus. Il suffit de penser aux Conversations avec Goethe d’Eckermann dans le domaine des lettres ou à celles de William Hazlitt avec James Northcote pour ce qui est de la peinture. Le portraitiste établit la situation, la date et le lieu, puis laisse l’artiste reprendre la parole. Delacroix, par exemple : « La vue de ces tableaux [du Musée Napoléon] décida de sa vocation ; en sortant du Musée il était peintre. À dix-huit ans, il entra dans l’atelier de Guérin, qui ne l’aima jamais. “Ici commence à se montrer, dit-il, les premières tendances de ce romantisme dont l’opinion m’a fait, pour ainsi dire, le chef patenté [9].” » La vélocité des transitions amène graduellement au mot déterminant, donné de la bouche même du peintre, surgissant au premier plan. Comme ses prédécesseurs, Silvestre n’hésite pas à se mettre en scène, à raconter au lecteur l’atelier et les habitudes de l’artiste, à revenir sur la réception de l’œuvre, les circonstances politiques, l’éventuel engagement de l’artiste, son opinion tout du moins, les conseils ou les bons mots rapportés au discours direct, tout ceci dans une alternance de la parole donnée et reprise par le commentaire.
5Les portraits biographiques de Silvestre possèdent une utilité dont il se revendique ; ils ne sont pas de simples exercices de sanctification. Le critique peut faire preuve d’une rare brutalité dans ses saillies, tant sur le plan physique – Ingres, « ce petit éléphant bourgeois, bâti de moignons informes [10] » – que sur le plan moral – on pense, parmi de nombreux exemples, à l’imprécation lancée contre Vernet, et la famille des « amuseurs de la plèbe contemporaine » : « Qu’ils demeurent ensevelis dans cette popularité banale, comme dans la fosse commune [11] ! » Il est d’ailleurs possible de remarquer une série de défauts qui ont le don de faire sortir Silvestre de ses gonds : la fatuité, la morgue, le narcissisme, l’aplomb démesuré surtout lorsque celui-ci se fonde sur de faux principes. Tout cela pourrait sans doute se rassembler sous la bannière de la vanité, fort ridicule, selon lui, lorsque ces artistes occupent une position usurpée. Silvestre en a après les gloires notables, les peintres intronisés, aimés des bourgeois, aux réputations surfaites. La réputation génère chez le peintre une absence de jugement relativement à sa propre production – et le critique n’en porte pas une moindre responsabilité : « Faibles ou forts, les écrivains, chacun le sait, ont beaucoup fait pour la renommée de nos artistes, beaucoup trop fait peut-être [12]. » L’hagiographie dans le goût des prédécesseurs de Silvestre, qui avait contribué, selon lui, à former une « lacune qui ne sera jamais comblée », vaut donc comme anti-modèle absolu : « Le ridicule de cette collection d’anecdotes, aussi fausses qu’invraisemblables, retombe, à la fois, sur le héros et sur l’écrivain qui avait la prétention de l’embellir ou le besoin de le censurer [13]. » Point de saint ni de héros, mais des peintres de chair et d’os, rencontrés in praesentia.
6À ce titre, le projet de Silvestre évolue dans une temporalité particulière : il arrête un état de l’art, un moment bref où les artistes dont il parle vivent. Un panorama éphémère se dresse, qui mêle le temps long de l’histoire aux fluctuations de l’actuel, et qui est conçu pour durer et servir aux générations à venir. Si l’on connaît Ingres ou Delacroix, le jeune Gustave Courbet, par exemple, n’était pas encore au faîte de la gloire en 1855. Échappant à un schéma téléologique à la Vasari qui guiderait l’histoire semper ad meliora, Silvestre surprend en choisissant d’intégrer Courbet comme entrée nouvelle, inattendue, ainsi que des artistes pour lesquels il a peu de goût (Diaz, Decamps, Vernet) par souci de représentativité. Cependant, à mesure que les années avancent, il arrive fatalement que les artistes vivants meurent – Rude d’abord, puis Decamps et Delacroix. Premier paradoxe : faire l’histoire d’après nature suppose un arrêt momentané, provisoire, mais pensé, en fait, pour s’établir dans la durée. Pour le résoudre, il faut admettre que les vivants ne possèdent pas un droit de citer plus grand que les morts – ce que Silvestre dit faire sans peine : « J’écris dans toute la sincérité de mon âme l’histoire des artistes vivants comme s’ils étaient morts [14]. »
L’usage de la photographie
7Cette caractéristique se voit d’autant plus renforcée si l’on pense au rôle que Silvestre fait jouer à la photographie. Le lien pour ainsi dire indéfectible qui associe la photographie à la vérité était, comme l’affirme Michèle Hannoosh, un lieu commun de l’époque : le daguerréotype montrait le monde tel qu’il était, évident dans sa vérité [15]. L’invention répond, par conséquent, très exactement au mot d’ordre de sincérité que Silvestre s’était donné. Le portrait photographique devient alors un véritable alibi à la rencontre, une prise de contact physique après la requête manuscrite, agissant comme une confirmation nécessaire à la connaissance historique. Afin de parapher symboliquement le contrat ou le pacte, Silvestre fait reproduire la signature du peintre en fac-similé au bas de la gravure, de sorte qu’une claire relation d’identité unisse le nom autographe au personnage représenté visuellement et verbalement.
8Une partie de l’efficace de l’Histoire des artistes vivants émane du renforcement mutuel du texte et de l’image : le portrait littéraire s’appuie sur l’image que le lecteur découvre en tête de chapitre, tout comme l’image gagne en profondeur à mesure que le lecteur la confronte au texte qui l’accompagne. La photographie impose un rapport de correspondance nécessaire de l’iconique au textuel ; elle vaudra comme une preuve pouvant possiblement rassurer le lecteur sceptique face à ses descriptions. Mais elle traduit aussi un désir de franchise, comme s’il était donné à l’artiste d’assister à ce qui était dit de lui, sous ses yeux. Silvestre ne veut rien cacher. Le choix de faire figurer un portrait photographique va dans le même sens que celui de reproduire les lettres des peintres, tout comme les tableaux. Il s’agit bien de déterminer une correspondance d’un homme avec son œuvre et de garantir l’adéquation de l’un à l’autre comme si l’un devait corroborer l’autre, ou comme s’il ne devait pas exister de solution de continuité entre l’un et l’autre.
9C’est en moraliste que Silvestre justifie son recours à la photographie. Puisque « l’homme, hélas ! se croit toujours grand et beau [16] », on ne saurait s’en remettre aux peintres, piqués d’amour-propre lorsqu’il s’agit d’offrir un autoportrait :
Le Daguerréotype n’a d’excellent que ceci : il saisit instantanément un aspect général de vérité, et marque les points de repère dans la mesure des proportions. Il arrête surtout cette fureur qui porte les peintres à embellir leur propre image. Si j’avais demandé à chacun d’eux un portrait de sa main pour l’illustration de ce livre, la ressemblance eût été nulle, et le lecteur, au lieu de connaître ces hommes célèbres tels qu’ils sont, n’aurait vu en eux que des Apollons, des Christs ou des Prophètes [17].
11Tels qu’en eux-mêmes enfin, les artistes célèbres sont rendus dans leur vérité, vérité visible dont la maîtrise leur a été retirée. L’ « aspect général de vérité » rappelle aussi que l’autonomie de la représentation photographique se révèle limitée : lorsque l’on veut connaître le particulier de l’homme, le lisible se charge de compléter et d’approfondir ce que le visible dérobe ou laisse indistinct. L’avantage de la ressemblance acquise inhérente à la photographie se voit tout à la fois atténué, dans la qualité concrète d’imitation, et renforcé, dans la capacité à court-circuiter la tentation de l’hybris. Au risque de déplaire, le vrai ne va pas forcément de pair avec le beau. Nul mieux que Marcelin, dans son fameux article « À bas la photographie !!! », a saisi cette idée, lorsqu’il prend ces « profanations […] des grands hommes de notre temps [18] » en exemple, et, emprunte à la « collection Sylvestre [sic] » les portraits de Ingres, Delacroix et Préault, afin de tourner en ridicule, par la caricature, la « ressemblance physique » que la photographie est censée restituer. Marcelin, accusant les traits des portraits de l’Histoire et les affublant d’une légende goguenarde (Delacroix devient « un marchand de contre-marques » et Ingres, « un épicier constipé »), altère leur figure si bien qu’ils ne paraissent plus que des « effigies menteuses », ou des « cadavres préoccupés ». Cette absence de flatterie, cette démythification visible de l’image géniale du créateur, dont il fait grief au nouveau procédé n’était pas pour déplaire à Silvestre. C’était oublier, cependant, que la puissance du portrait silvestrien participait de la conjonction de l’image et du texte.
12Au fond, pourtant, l’opinion de Silvestre quant au daguerréotype n’était pas si éloignée de celle de Marcelin. En effet, les critères d’appréciation du procédé qu’il retient se limitent strictement à la technique. Dans l’esprit d’un Baudelaire, il pense que la photographie sert tout au plus de document, et ne saurait empiéter esthétiquement sur le domaine de la peinture. Ainsi, lorsqu’il qualifie Horace Vernet de « daguerréotype vivant qui voit et reproduit tout sans penser [19] », n’allons pas y lire un éloge. Silvestre reste sceptique et remarque, comme Delacroix, que la prétendue exactitude de l’image daguerrienne n’est pas aussi infaillible qu’on la suppose : « Le Daguerréotype, par sa seule conformation dont toutes les parties ne sont pas en parfait rapport avec les lois constantes de la lumière, manque lui-même de précision [20]. » D’où le second paradoxe : bien que le médium choisi par Silvestre convienne à la volonté de montrer l’artiste dans sa vérité, ce qui est saisi par l’appareil ne saurait être indiscutablement le vrai.
13La photographie doit donc être considérée comme un indice adjacent, fragment ou extrait d’un portrait d’ensemble. Pour mieux le comprendre, prenons le regard d’un artiste, à la fois sujet et spectateur : Horace Vernet, sans qu’il se doute que ses propres paroles agrémenteraient son portrait, est surpris commentant les tirages que Silvestre a déjà publiés : « Son portrait est bien. Hum ! hum ! quelle mine renfrognée ! Comme il semble dire : c’est moi qui suis Ingres, c’est moi qui commande ! […] Et Delacroix ? […] plein de vie et redressé dans cette image pour nous faire entendre : – J’ai de l’esprit [21] ! » Le portrait photographique, comme Silvestre retranscrivant les commentaires de Vernet le laisse entendre, détermine une attitude, la composition d’un personnage, tout en affirmant une relation consubstantielle de l’homme et de son œuvre. Dans le cas de Vernet, Silvestre présente le portrait saisi par Adrien Tournachon que nous pouvons voir gravé en couverture : « Le portrait fut lestement enlevé. C’est le plus chamarré de ma collection. M. Vernet a fait lui-même sur l’épreuve photographiée d’adroites retouches à la plume. » Silvestre ne dit rien de plus, mais l’ironie est manifeste : non content d’avoir revêtu sa veste et ses médailles (suivant le perfide conseil de Silvestre), Vernet essaie d’amender l’image à sa convenance. Au préalable, le portraitiste avait conté la scène avec plus de détails, tandis que Vernet se raconte, attendant la première prise de vue dans le vent tout en disant refuser de « se faire déshabiller devant le public » :
– Couvrez-vous, monsieur Vernet, couvrez-vous ; pas d’imprudence !
– Me couvrir ? allons donc ! reprit-il avec un mouvement d’humeur, moi ? un soldat ! je ne sens pas le froid : je resterais ici tout nu jusqu’à demain sans bouger d’une ligne. Voyez si je tremble, si je sourcille seulement ?
Et il garda devant l’objectif une attitude héroïque.
Le portrait fut manqué [22].
15L’exaspération de Vernet, sa défiance, sa susceptibilité, contribuent à former chez le lecteur le caractère d’un personnage. Bien que l’image montrée dans le livre ne soit pas celle issue de cette séance, nous sommes amenés à nous faire une idée de l’homme affrontant l’appareil photographique. En nous révélant une vue de la coulisse – la drolatique rencontre avec le vaniteux et tumultueux militaire qui ne tient pas en place –, la scène narrée corrige l’image que l’on découvre en première page du livre. Silvestre paraît alors un agent actif collaborant pleinement au processus créatif. Non seulement il conditionne le modèle, mais en plus il se charge d’informer et d’orienter notre regard de spectateur en restituant l’humeur, les emportements et les diverses émotions agitant le peintre, sujet d’une triple représentation : l’artiste se livre par sa parole, offre son visage au photographe et à Silvestre qui n’a cessé de l’observer.
Rhétorique de la sincérité
16La présence affirmée d’un je occupant directement la scène du portrait n’a pas échappé aux lecteurs de l’Histoire des artistes vivants ; ainsi le journaliste Maxime Rude se souvient : « “Il faisait poser ses modèles” comme il disait, – mais, le bouillant Silvestre posant aussi pour eux, les séances se suivaient sans avoir une fin [23]. » Le trait de Rude évoque bien la complexité de la relation qu’entretiennent le portraitiste et le portraituré, dans laquelle il est souvent question d’un rapport de séduction ou d’autorité sous-jacent : Silvestre posant comme portraitiste n’est peut-être plus aussi impartial qu’il le voudrait. On trouve le même reproche dans la bouche de Gustave Courbet. Le jeune peintre franc-comtois écrit à son ami Max Buchon, en août 1856 :
Silvestre vient de faire paraître ma notice que je t’enverrai. Je ne la trouve pas faite, il me semble que c’est plutôt la sienne que la mienne, en tout cas c’est ce que lui, Silvestre, pense de moi et de lui, mais ce n’est pas moi. […] C’est encore un homme qui a la maladie de Dandin. Il veut juger, il faut qu’il juge même ce qu’il ne sait absolument pas [24].
18Sans doute Courbet a-t-il à l’esprit un passage précis, dans lequel Silvestre, définissant la spécificité et les dangers du « réalisme » en peinture, s’attache à distinguer la portée du mot tout en se démarquant :
Je fais ici moi-même tant bien que mal mes preuves de réalisme, […] je n’ai pas un instant perdu de vue le modèle vivant et je m’attache à le rendre en toute franchise, peut-être avec trop de détails. Le critique est condamné à de rigoureuses lois, qui n’ont en aucun temps lié le peintre. L’histoire, l’histoire de l’art, elle-même, doit en quelque façon ressembler à l’autopsie, au témoignage judiciaire, pour ne pas tomber dans les anas et les caprices ; tandis que la peinture n’est pas seulement un portrait isolé ou collectif, mais encore un rêve de l’imagination [25].
20C’est en parlant de Courbet que Silvestre détermine la particularité de son approche ; les rôles du critique et de l’artiste sont résolument différents bien qu’ils puissent être apparentés et réunis sous un même drapeau. Sauf que le critique se permet d’autopsier ses « artistes vivants » ou de les appeler à comparaître. L’idée d’un réel livré dans sa plus grande crudité, dans son caractère le plus irrécusable, constitue alors l’horizon de la représentation de l’individu. Si le peintre peut s’en dispenser, l’historien, tel que Silvestre l’entend, y est assujetti :
L’historien n’a pas le droit d’inventer un caractère, de créer un tempérament ; mais, en méprisant les traditions infidèles, en choisissant avec méfiance et lucidité les points incontestables pris d’après nature par des écrivains antérieurs, et en s’armant de ses propres intuitions, il réveille et ramène sous nos yeux les générations endormies [26].
22C’est à une nouvelle vie de papier que l’historien promet l’artiste, une résurrection post-scriptum. Et celle-ci n’est possible qu’à la condition d’un sujet observant qui s’ingéniera à dire le vrai.
23De fait, on ne peut qu’être frappé, à la lecture des différents travaux de Silvestre – de l’Histoire des artistes vivants à la conception et la réalisation brutalement interrompue du monumental catalogue de la collection Bruyas –, par les constants vœux de sincérité animant son entreprise. Dans une lettre à Bruyas, il admet sa « monomanie de vérité [27] », et au même, il cite, en guise de viatique, sa version de l’adage classique prêté à Aristote : « Sans manquer à Platon, préférons-lui toujours la vérité [28] », ou les dernières phrases de la Profession de foi du vicaire savoyard – « Dites la vérité ou ce que vous croirez la vérité, dans la simplicité de votre cœur, sans vous en détourner jamais ni par vanité ni par faiblesse [29]. » Ces allégations ne nous font pourtant pas oublier que nous devons ces portraits à un seul témoin. Or, ce témoin est-il au-dessus de tout soupçon ? Exagère-t-il ? Pourquoi considérerait-on sa relation comme plus « vraie » que celle de ses contemporains, ou que celle du portraituré ? Peu de choses nous le permettent, à vrai dire. On gagne alors à revenir à l’effet général du texte : dans le cadre que ménage Silvestre, le vrai se compose, d’une part, de l’idée que l’artiste se fait de lui-même tel qu’il se montre dans son visage en pose, dans ses œuvres, ses écrits ou ses propos de circonstance, puis, d’autre part, de l’analyse moqueuse ou flatteuse de Silvestre qui la contrebalance. La résultante de cette opération créera à défaut d’un portrait vrai, un effet de vérité animant le portrait d’une figure célèbre qu’il ne nous a pas été donné de connaître. On touche alors au troisième paradoxe : ce qui paraît être une œuvre animée par l’objectivité et la saisie objective du réel, que celle-ci trouve son expression dans le traitement de la documentation ou dans l’usage de la photographie, se voit fatalement pondéré par autant de choix, de prises de position à l’égard du modèle, qui sont le fruit d’une subjectivité revendiquée. Comment peut-on en effet prétendre à l’« impartialité » lorsqu’on mène des assauts aussi vigoureux que ceux contre Ingres ou contre Vernet ?
24Silvestre écrit de lui-même à la troisième personne : « Sa prétention n’est pas d’imposer ses idées ; il se contente de les exprimer sincèrement [30]. » Vérité et sincérité ne sont pas strictement synonymes : Silvestre, tout en tenant le vrai comme une valeur absolue, considère que la sincérité est une vérité à soi, en accord avec soi – ainsi, le propos tenu sincèrement n’implique pas forcément que celui-ci soit universellement vrai, mais il servira à établir la cohérence d’un point de vue sur l’artiste. C’est ce qui permettra d’opérer, selon l’expression de Baudelaire, une « altération consciencieuse du modèle [31] », nécessaire à qui voudrait saisir une ressemblance. Car Silvestre admet à mots couverts qu’il est impossible au portraitiste de ne pas laisser sa trace. La sincérité serait ensemble une reconnaissance et une acceptation de cette condition. Dès l’édition de 1861, il ajoute une précision qui fait vaciller la prétendue objectivité : « S’il n’a rien caché à quelques-uns de ses modèles ; s’il s’est fait un plaisir de dire leur fait à certains autres, n’a-t-il pas en même temps montré la plus vive admiration pour les caractères droits et les intelligences libres [32] ? » L’équilibre de la balance serait donc maintenu ; en parant aux possibles accusations d’une critique connivente ou partisane, Silvestre défend la vérité de son impression propre, seule alternative, à ses yeux, pour faire la part de l’homme et de l’œuvre.
Après l’Histoire
25Dans son compte rendu de l’Histoire des artistes vivants, Charles Asselineau revient sur l’esprit du projet et remarque que l’intérêt pour les détails de la vie des peintres n’est pas, au contraire de ce qu’affirme Silvestre dans son avant-propos, une constante historique : « Le grand homme, aux temps passés, était beaucoup moins un individu qu’un être collectif. Il vivait plus dans ses œuvres que dans ses actions privées. La vie privée était aussi moins intéressante : elle n’était pour ainsi dire pas constituée [33]. » Si nous éprouvons le besoin de connaître, grâce à autant d’anecdotes, l’intimité et les petits faits et gestes du grand peintre, ce n’est pas pour prévenir une erreur commise par le passé, et pallier l’oubli d’informations que l’on n’a pas recueillies par négligence, mais bien parce que l’époque en elle-même nous induit à nous intéresser de cette façon à l’individu artiste. Les portraits et les biographies qui vont se multipliant au long du xixe siècle relèvent moins d’une volonté de considérer ce que les historiens du passé ont laissé échapper, que d’un désir de curieux, symptomatique de l’époque entière. Autrement dit, on ne peut pas reprocher au passé de ne pas tenir compte de caractéristiques qui nous intéressent aujourd’hui, et qui motivent notre rapport à la biographie ou au portrait. On ne saurait penser l’homme comme une donnée immuable, qui, une fois saisi dans sa vérité, offrirait un visage invariable, extrait des circonstances historiques l’ayant vu naître. Il est, au contraire, un produit du temps ; l’en retirer reviendrait à tomber dans l’illusion d’une permanence. En posant ainsi les termes du problème, Asselineau retourne la question de la sincérité : quel que fût son but, Silvestre donna une manière de voir les grands artistes de son temps ; que celle-ci fût vraie ou fausse, ouvertement franche ou subtilement masquée, n’empêche pas de la considérer comme caractéristique d’un rapport nouveau à l’artiste, devenu instance vivante et historique – au risque d’aller dans un détail de vérité pouvant paraître importun à ses contemporains.
Notes
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[1]
La publication du premier cahier, sur Corot, remonte à 1853. Le titre complet de l’œuvre, vestige de l’ambition de Silvestre, est alors : Histoire des artistes vivants français et étrangers. Peintres, sculpteurs, architectes, graveurs, photographes. Études d’après nature. La première édition, rassemblant les portraits de dix artistes, date de 1856 ; elle connaîtra une seconde édition en 1857, avec l’ajout de celui d’Horace Vernet.
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[2]
Jules Barbey d’Aurevilly, « Théophile Silvestre » [1857-1878] », dans L’Amour de l’art, Paris, Séguier, 1993, p. 71.
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[3]
Ulysse Pic, Lettres gauloises sur les hommes et les choses de la politique contemporaine, Paris, A. Faure, 1865, p. V.
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[4]
Seule la livraison consacrée à Corot, avec la photographie des artistes et des œuvres intégrées au cahier, a été conservée.
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[5]
Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants, Paris, Blanchard, 1856, p. II.
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[6]
Théophile Silvestre, À Messieurs de la Cour impériale de Paris – Mémoire de Théophile Silvestre contre Horace Vernet, Paris, Pillet, 1857, p. 5.
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[7]
Il s’agit, en fait, d’un vers de Properce que Montaigne cite dans la traduction italienne de Stefano Guazzo : « Basti al nocchiero ragionar de’ venti » (« Que le marin se contente de parler des vents », Michel de Montaigne, « Un trait de quelques ambassadeurs », Essais, Livre I, 17). Je remercie Michèle Hannoosh pour cette précision.
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[8]
Théophile Silvestre, À Messieurs de la Cour impériale de Paris, ouvr. cité, p. 5.
-
[9]
Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants, ouvr. cité, p. 61.
-
[10]
Ibid., p. 3.
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[11]
Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants – Horace Vernet, Paris, Blanchard, 1857, p. 36.
-
[12]
Théophile Silvestre, À Messieurs de la Cour impériale de Paris, ouvr. cité, p. 6.
-
[13]
Théophile Silvestre, « Idée de l’Histoire des artistes vivants », Histoire des artistes vivants – Corot, Paris, Blanchard, 1853, sp.
-
[14]
Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants, ouvr. cité, p. 149.
-
[15]
Michèle Hannoosh, « Théophile Silvestre’s Histoire des artistes vivants, Art Criticism and Photography », The Art Bulletin, 2006, vol. 88, n° 4, p. 731.
-
[16]
Théophile Silvestre, À Messieurs de la Cour impériale de Paris, ouvr. cité, p. 5.
-
[17]
Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants, ouvr. cité, p. 272.
-
[18]
Marcelin, « À bas la photographie !!! », Journal amusant, 6 septembre 1856, n° 36, p. 4.
-
[19]
Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants – Horace Vernet, ouvr. cité, p. 36.
-
[20]
Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants, ouvr. cité, p. 272.
-
[21]
Théophile Silvestre, Les Artistes français, Bruxelles/Leipzig, Office de Publicité/Auguste Schnée, 1861, p. 301-302.
-
[22]
Théophile Silvestre, Les Artistes français, ouvr. cité, p. 307-308.
-
[23]
Maxime Rude, Confidences d’un journaliste, Paris, André Sagnier, 1876, p. 129-130.
-
[24]
Gustave Courbet, Écrits, propos, lettres et témoignages, présentés et annotés par Roger Bruyeron, Paris, Hermann, 2011, p. 169.
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[25]
Théophile Silvestre, Les Artistes français, ouvr. cité, p. 70.
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[26]
Ibid.
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[27]
Lettre de Théophile Silvestre à Alfred Bruyas, 10 mars 1874, collection INHA.
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[28]
Ibid., 24 mars 1874.
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[29]
Ibid., 10 septembre 1875.
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[30]
Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants, ouvr. cité, p. III.
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[31]
Charles Baudelaire, Salon de 1859, dans Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, t. II, p. 657.
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[32]
Théophile Silvestre, Les Artistes français, ouvr. cité, p. VII.
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[33]
Charles Asselineau, « Histoire des artistes vivants par Théophile Silvestre », Revue française, Paris, Aux bureaux de la Revue française, 1856, t. VI, p. 290.