Notes
-
[1]
Mona Ozouf, « Calendrier », dans François Furet/Mona Ozouf (dir.), Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988, p. 482 – 491 ; Bronislaw Baczko, Le calendrier républicain, dans Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, t. I, Paris, Gallimard, 1997, p. 67 – 106 ; Michael Meinze, Der französische Revolutionskalender (1792 – 1805) : Planung, Durchführung und Scheitern einer politischen Zeitrechnung, München, Oldenbourg, 1992.
-
[2]
P. ex. Michel Vovelle, La Mentalité révolutionnaire : société et mentalités sous la Révolution française, Paris, Éditions Sociales, 1985.
-
[3]
Reinhart Koselleck, « Geschichte », dans Otto Brunner/Werner Conze/Reinhart Koselleck (dir.), Geschichtliche Grundbegriffe, t. II, Stuttgart, Klett, 1975, p. 593-717 [trad. fr. A. Escudier, dans Reinhart Koselleck, L'expérience de l'histoire, Paris, Gallimard/Seuil, 1997, p. 19-134] ; François Hartog, Régimes d'historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2003.
-
[4]
Pour le cas allemand cf. p. ex. Ernst Wolfgang Becker, Zeit der Revolution ! – Revolution der Zeit ? Zeiterfahrungen in Deutschland in der Ära der Revolutionen 1789 – 1848/49, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1999.
-
[5]
Damien Zanone, Écrire son temps. Les Mémoires en France de 1815 à 1848, Lyon, Presses Universitaires, 2006 ; Henri Rossi, Mémoires aristocratiques féminins 1789 – 1848, Paris, Honoré Champion, 1998 ; Natalie Petiteau, Écrire la mémoire. Les mémorialistes de la Révolution et de l'Empire, Paris, Les Indes savantes, 2012 ; Anna Karla, Revolution als Zeitgeschichte. Memoiren der Französischen Revolution in der Restaurationszeit, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2014.
-
[6]
Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972.
-
[7]
Reinhart Koselleck, Erfahrungswandel und Methodenwechsel, dans Zeitschichten. Studien zur Historik, Francfort-sur-le-Main, Edition Suhrkamp, 2000, p. 27-77.
-
[8]
Prospectus de la Collection des Mémoires relatifs à la Révolution française ; par MM. Berville et Barrière. Seconde édition, ornée de 100 Portraits, Vignettes ou Gravures, Imprimerie de H. Balzac, rue du Marais n° 17 (sans date), citation p. 3. Le lieu d'impression de ce prospectus permet de le dater de 1826 ou 1827, années durant lesquelles les Baudouin Frères collaboraient avec Honoré Balzac. Pour l'histoire éditoriale de la Collection cf. Anna Karla, « Éditer la Révolution sous la Restauration : La collection “Barrière et Berville” », dans Sophie Wahnich (dir.), Histoire d'un trésor perdu. Transmettre la Révolution française, Paris, Les prairies ordinaires, 2013, p. 129-148.
-
[9]
Mémoires de Bailly, avec une notice sur sa vie, des notes et des éclaircissemens historiques par MM. Berville et Barrière, t. I, Paris, Baudouin Frères, 1821, p. 2.
-
[10]
Mémoires du Marquis de Ferrières, avec une notice sur sa vie, des notes et des éclaircissemens historiques par MM. Berville et Barrière, t. I, Paris, Baudouin Frères, 1821, p. 1.
-
[11]
Ibid.
-
[12]
Mémoires inédits de Charles Barbaroux, député à la Convention Nationale. Avec une notice sur sa vie, par Ogé Barbaroux, son fils. Et des éclaircissemens par Berville et Barrière, Paris, Baudouin Frères, 1822, p. 6.
-
[13]
Mémoires de Madame Roland. Avec une notice sur sa vie, des notes et des éclaircissements historiques par Berville et Barrière, t. I, Paris : Baudouin Fils 1820, p. 262.
-
[14]
Mémoires de madame la Marquise de Bonchamps, suivis de pièces justificatives. Rédigés par Mme la Comtesse de Genlis, Paris, Baudouin Frères, 1821, p. 17.
-
[15]
Ibid., p. 30.
-
[16]
François Furet, « Ancien Régime », dans François Furet/Mona Ozouf (dir.), Dictionnaire critique de la Révolution française, ouvr. cité.
-
[17]
Mémoires de Louvet de Couvray, député à la Convention Nationale. Avec une notice sur sa vie, des notes et des éclaircissemens historiques, Paris, Baudouin Frères, 1823, p. 25s. Cf. dernièrement Franziska Meyer, In ein Mühlwerk geworfen. Zum autobiographischen Schreiben in der Französischen Revolution, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2016.
-
[18]
Ibid.
-
[19]
Mémoires de Madame Roland, t. I, p. 264.
-
[20]
Mémoires de la Marquise de Bonchamps, p. 19.
-
[21]
Ibid., p. 17.
-
[22]
Mémoires politiques et militaires du général Doppet, avec des notes et des éclaircissemens historiques, Paris, Baudouin Frères, 1824, p. 3.
-
[23]
Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette, reine de France et de Navarre ; suivis de souvenirs et anecdotes historiques sur les règnes de Louis XIV, de Louis XV et de Louis XVI, par Mme Campan, lectrice de Mesdames, et première femme de chambre de la Reine, t. II, Paris, Baudouin Frères, 1822, p. 73.
-
[24]
Ibid., p. 238.
-
[25]
Mémoires de Louvet de Couvray, p. 42.
-
[26]
Mémoires politiques et militaires du général Doppet, p. 56.
-
[27]
Mémoires de Wéber, concernant Marie-Antoinette, archiduchesse d'Autriche et reine de France et de Navarre. Avec des notices et des éclaircissemens historiques par Berville et Barrière, t. I, Paris, Baudouin Frères, 1822, p. 364.
-
[28]
Prospectus de la Collection des Mémoires relatifs à la Révolution Française, par MM. Berville et Barrière, Paris, Baudouin Frères, Imprimeurs-Libraires (sans date), 4. Selon les déclarations des imprimeurs, le prospectus peut être daté de l'année 1823.
Introduction
1 Mesurer le temps à l'époque de la Révolution française – une telle entreprise renvoie à première vue au projet de calendrier révolutionnaire, discuté dès 1789 par les parlements successifs, adopté par la Convention nationale en septembre 1793 et largement exploré par les historiens de la Révolution [1]. En comparaison avec un projet documenté tant en textes qu'en images, toute analyse du temps vécu doit rester forcément plus vague même si la perception du temps est reconnue, depuis l'avènement d'une histoire des mentalités, comme un aspect primordial des bouleversements politiques, sociaux et culturels dans la dernière décennie du xviiie siècle français [2].
2 L'expérience du temps à l'époque révolutionnaire a été au cœur d'un débat lancé dès les années 1970 par les « Geschichtliche Grundbegriffe », ouvrage collectif à caractère encyclopédique sur l'histoire des concepts et leur politisation. L'historien allemand Reinhart Koselleck y constatait un changement fondamental dans la perception du temps autour de 1800, changement qu'il ramenait à la fois aux conséquences philosophiques des Lumières, mais aussi aux retombées intellectuelles de la Révolution. Selon Koselleck – et ici dans les termes de François Hartog –, c'est le « régime d'historicité » qui avait changé au moment de la Révolution et, en partie, à cause d'elle. Que l'histoire s'ouvrait à la vision d'un progrès linéaire de l'humanité et à l'agencement humain aurait été un des épiphénomènes du processus révolutionnaire [3]. Ce parallèle entre les événements politiques d'un côté et les modifications dans la notion du temps de l'autre constituent aujourd'hui un des lieux communs de la recherche historique et de l'historiographie sur la Révolution française en particulier, même si peu d'études en ont fait un objet à part entière [4]. Ce n'est que depuis une quinzaine d'années qu'un fructueux champ de recherche s'est ouvert pour étudier la notion du temps vécu au tournant du xixe siècle. Situés à mi-chemin entre l'historiographie et la littérature, les Mémoires des contemporains de la Révolution française restèrent pendant longtemps à l'écart des interprétations littéraires ainsi que d'une contextualisation politique et historique. Depuis que Damien Zanone et d'autres se sont intéressés à ces récits factuels d'un soi décidément « historique », l'essor remarquable des Mémoires dans la première moitié du xixe siècle a fait l'objet de plusieurs études de la part de chercheurs en littérature et d'historiens [5].
3 En se fondant sur l'interdisciplinarité inhérente au genre des Mémoires, cet article propose d'analyser la manière dont le déroulement de la Révolution fut raconté par ses témoins, c'est-à-dire par les personnes qui avaient pris part aux événements et qui décrivaient leurs impressions afin de les rendre publiques. C'est à travers les stratégies narratives de leurs Mémoires, telle est notre hypothèse, qu'on peut accéder aux perceptions et appropriations du temps vécu en révolution. Car si on conçoit la narration comme une pratique de production de sens a posteriori [6], les Mémoires se présentent non seulement comme des documents factuels de tel ou tel événement, mais ils sont aussi des manifestations écrites d'un vécu imprégné par les événements révolutionnaires. Pour reprendre une formule de Koselleck, ce sont précisément les « méthodes » de l'écriture qui nous renseignent sur les « mutations d'expérience » auxquelles les Mémorialistes avaient assisté en tant que témoins de l'époque [7].
4 Le corpus étudié ici est celui offert par les éditeurs du premier xixe siècle, à savoir la plus volumineuse collection de Mémoires sur la Révolution française apparue dès 1820. Afin de contextualiser ces sources, il convient de jeter d'abord un coup d'œil sur le fonctionnement du marché littéraire des années 1820 et sur le milieu éditorial de la « Collection des Mémoires relatifs à la Révolution française » dans le Paris de la Restauration (1). Dans une lecture « entre les lignes » d'une demi-douzaine de Mémoires, on se focalisera ensuite sur les stratégies narratives mobilisées pour raconter les débuts (2), le passé pré-révolutionnaire (3), les événements particuliers (4) et la fin (5) de la Révolution française. Une telle lecture sérielle croise des auteurs de champs politiques différents. Au lieu de reproduire involontairement les combats idéologiques de l'époque par un choix a priori d'un groupe d'auteurs, on peut ainsi détecter des similarités dans la manière de raconter la Révolution française indépendamment de la place de l'auteur dans l'arène politique. En suivant la logique de la collection, on renoue ainsi avec les pratiques éditoriales et les habitudes des lecteurs contemporains. Pour eux, la lecture des Mémoires était une manière d'aborder l'histoire contemporaine sans nécessairement réveiller des vieux clivages.
Temporalités d'un corpus de Mémoires : pratiques éditoriales de Thermidor à la Restauration
5 La « Collection des Mémoires relatifs à la Révolution française », connue sous le nom de ses deux éditeurs littéraires comme « Collection Barrière et Berville », était dans les années 1820 la plus ample collection de Mémoires sur l'histoire contemporaine. Publiée chez Baudouin Frères rue de Vaugirard à l'exemple de la Collection Petitot, cette collection lança une nouvelle mode dans le monde éditorial. Avec un premier prospectus daté du mois de mai 1820 et avec sa première livraison – les Mémoires de Madame Roland – en octobre de la même année, la collection peut être considérée comme le coup d'envoi d'une vague de publication de Mémoires sur des thèmes contemporains. Ses chiffres de tirage et sa large réception, même à l'étranger, ne peuvent que confirmer l'argument publicitaire des éditeurs qui revendiquaient un rôle de pionnier en matière de Mémoires sur la Révolution française [8].
6 Si la collection était un produit des années 1820, elle renfermait des textes datant des premières années de la Révolution – et notamment de la Terreur avec les textes des Girondins proscrits – jusqu'aux années de la Restauration avec Madame Campan, femme de chambre de Marie-Antoinette, qui écrivit ses Mémoires quelque peu avant sa mort en 1822, amplitude temporelle qui met en doute la cohérence interne de la « Collection Barrière et Berville ». C'était donc un acte fort d'interprétation historique et historiographique que de rassembler ces textes hautement divers dans une même collection. Acte d'interprétation non pas par des historiens professionnels, mais par éditeurs guidés par des intérêts économiques et par leur deux collaborateurs-experts François-Jean Barrière, administrateur et amateur d'histoire, et Albin Berville, avocat ouvertement libéral. L'un des corpus de Mémoires les plus connus par les historiens de la Révolution française était donc le résultat d'un intérêt historiographique mais aussi, en bonne partie, de logiques purement commerciales.
7 Cependant, le sujet commun de ces textes suggérait effectivement de les publier dans un ensemble et de les lire en série. Ils répondaient au besoin accru des contemporains de décrire leur vécu révolutionnaire et de rendre public ce récit. Au lendemain de la chute de Robespierre, tout au long du Directoire, durant les premières années de l'Empire et de nouveau au début de la Restauration, un grand nombre de témoignages sur la Révolution virent le jour. C'était le cas, par exemple, des Quelques notices pour l'histoire et le récit de mes périls, depuis le 31 mai 1793 de Jean-Baptiste Louvet et réimprimé comme Mémoires de Louvet par les frères Baudouin ; des Mémoires du marquis de Ferrières par le membre des états généraux Charles-Élie de Ferrières ainsi que des Mémoires du premier maire de Paris, Jean-Sylvain Bailly, paru d'abord sous le titre Mémoires d'un témoin de la Révolution, ou journal des faits qui se sont passés sous ses yeux et qui ont préparé et fixé la constitution française. Malgré la diversité de leurs titres et des sensibilités politiques de leurs auteurs, ceux-ci visaient les mêmes objectifs : expliquer la Révolution de la part de ses acteurs et témoins ; raconter d'un point de vue individuel ce qui s'était passé ; justifier ses propres actions et expliquer son comportement dans un système politique révolu. Hétérogènes dans leur provenance mais réunis par les éditeurs de la Restauration, les Mémoires puisaient dans un même réservoir de stratégies narratives car ils dérivaient d'expériences comparables.
Les débuts de la révolution : revivre l'immédiateté de l'événement
8 Pour ses Mémorialistes, la Révolution française ne commençait ni à l'ouverture de l'assemblée des Notables ou à l'ouverture des états généraux, ni au 17 juin, au 14 juillet 1789 ou à d'autres dates que les différents courants historiographiques ont voulu retenir. Elle commençait plutôt au moment d'une première prise de contact avec la Révolution. C'est à partir de ce commencement individuel qu'on se sentait apte à raconter ce qu'on avait vu, entendu et fait. C'est pourquoi la narration de cet épisode se trouve au début du texte chez la plupart des Mémorialistes. Entrée en Révolution et entrée en récit, posture de témoin et posture de Mémorialiste deviennent ici équivalentes.
9 Après une courte introduction méthodologique, le maire de Paris et député du Tiers État, Jean-Sylvain Bailly ouvre ainsi ses Mémoires par l'anecdote suivante :
Le vendredi 29 décembre 1786, je dînai chez M. le maréchal de Beauvau ; ce fut le premier instant où la nouvelle d'une Assemblée des notables me parvint. J'en fus frappé.
11 Et il continue, sur le ton de la prophétie rétrospective, qualité qu'on attribue habituellement à l'historien, et qui se mélange ici avec le ton de modestie honnête d'un témoin surpris par une expérience jusque-là inouïe :
Je prévis un grand événement, un changement dans l'état des choses, et même dans la forme du gouvernement. Je ne prévis point la révolution telle qu'elle a été, et je crois que nul homme n'a pu la prévoir [9].
13 Le marquis de Ferrière, député de la noblesse aux états généraux, commence ses Mémoires d'une manière comparable par le moment précis, mais purement individuel, du premier contact avec la Révolution :
Il y avait déjà quelques jours que les assemblées bailliagères étaient convoquées ; j'étais à ma terre de Marsay ; plusieurs gentilshommes de mon voisinage vinrent chez moi, et m'engagèrent à me rendre à l'assemblée de Saumur [10].
15 Également sur un ton de prophétie rétrospective, le marquis anticipe sa déception, qui devait s'avérer plus forte que la satisfaction de se trouver choisi par ses égaux.
[…] je vis avec une secrète joie que j'allais être à portée de développer le fruit d'un travail de vingt ans, et que je pourrais enfin être utile à mon pays. Je fus bientôt cruellement détrompé […] [11].
17 Pour un jeune révolutionnaire comme Charles Barbaroux, la vraie vie ne semble commencer qu'avec la Révolution. Dans ses Mémoires écrits durant sa proscription en 1793, il se souvient de son premier contact avec la Révolution comme du carrefour d'une vie : « J'étais heureux de ma tranquillité domestique et des succès de mon état ; mais je devais des sacrifices à la patrie [12]. » Dans un registre semblable, Madame Roland décrit peu avant sa mort l'interruption irréversible d'une vie jusque-là tranquille : « La révolution survint et nous enflamma […] nous l'accueillîmes avec transport [13]. »
18 Les adversaires de tout bouleversement révolutionnaire jugent les événements différemment ; pourtant, ils se servent de stratégies semblables pour décrire le début de la Révolution. Selon la marquise de Bonchamps en Vendée, la Révolution était arrivée par des signes annonciateurs dans son idylle familiale :
[…] notre réunion me cause la dernière joie pure et sans mélange que j'aie goûtée sur la terre ! Bientôt les orages politiques vinrent anéantir pour jamais cette félicité que j'avois cru si solide [14].
20 Une fois le processus révolutionnaire enclenché, on a l'impression de ne plus maîtriser le temps et d'être impuissant face à son accélération :
Cependant la révolution marchait avec rapidité vers son but, mon mari, dans l'espoir d'être utile à la bonne cause, voulut quitter sa tranquille habitation, pour aller se précipiter au centre du tumulte des révoltes. Il partit pour Paris et m'emmena avec lui [15].
22 Au cœur des passages d'ouverture des récits de témoins se trouve ainsi le moment d'irruption de la révolution dans la vie individuelle. Par sa mise en récit, ce vécu contingent est transformé en une narration linéaire. Le moment de la rupture prend son sens par la narration : l'expérience du début de la Révolution sonne le glas d'une époque révolue et il annonce une ère nouvelle. Le moment subjectif de confusion et de surprise marque ainsi l'ouverture d'un événement à grande échelle. Raconter son premier contact avec les événements est une manière – ou avec Koselleck, une méthode – visant à rendre compte de l'intensité d'une expérience, voir sa vie basculer d'un jour à l'autre en révolution.
La construction d'un passé pré-révolutionnaire : évoquer le calme avant la tempête
23 Le début de la Révolution implique la fin de l'Ancien Régime – terme qui ne fait sens que suite à l'expérience d'une césure dans le temps permettant de distinguer un « avant » d'un « après [16] ». Dans les Mémoires, on trouve de nombreux épisodes sur la vie antérieure de leurs auteurs. Pour le Girondin et romancier Jean-Baptiste Louvet, la Révolution met fin à une idylle personnelle :
Tout ce qui peut rendre heureux un homme sensible dont les goûts sont simples, je l'avais obtenu avant la révolution. Je vivais à la campagne que j'aimais avec passion. J'y composais des ouvrages dont le succès avait commencé ce que j'appelais ma petite fortune […] [17].
25 Républicain convaincu, Louvet assume la possibilité d'entrer dans la vie politique parisienne et il décide de remettre ses projets personnels à plus tard : « Si le retardement apporté à notre bonheur produit le bonheur du genre humain, pourrions-nous ne pas trouver quelque douceur dans nos sacrifices [18] ? » Sur un ton comparable, Madame Roland raconte dans son cachot peu avant sa mort sous la guillotine qu'elle s'est pliée aux nouvelles circonstances sans mélancolie aucune. Dorénavant, ce sont des événements extérieurs à la vie privée qui tiennent la barre. Les souvenirs d'avant-révolution sont renvoyés à un passé lointain :
[…] la révolution a empêché nos courses dans celles du midi, et le voyage en Italie […]. Amoureux de la chose publique, elle s'est emparée de toutes nos idées, elle a subjugué tous nos projets ; nous nous sommes livrés à la passion de la servir [19].
27 Avec un jugement sensiblement différent, mais similaire dans sa stratégie narrative, la Marquise de Bonchamps décrit la rupture du cours habituel du temps. En Vendée, le passé désormais glorifié était encore présent tandis que la capitale se trouvait déjà submergée par les événements révolutionnaires. Aidée par la comtesse et romancière Madame de Genlis dans la rédaction de ses Mémoires, la marquise se souvient : « [N]ous trouvions toujours autour de nous l'innocence et la paix de l'âge d'or [20]. » Cependant, la marquise était tout à fait consciente du caractère provisoire et fragile de cet « âge d'or ». Elle accompagne son usage du passé simple d'un adverbe temporel indiquant un changement imminent et irrémédiable : « Bientôt les orages politiques vinrent anéantir pour jamais cette félicité que j'avois cru si solide [21]. »
28 Les épisodes d'antan servent ainsi à souligner le vécu d'une rupture profonde dans le temps. Insérés grâce à des techniques narratives de rétrospection, ils rajoutent au temps passé du récit la couche temporelle supplémentaire du plus-que-parfait. Les jugements de cette époque sont certes sensiblement différents selon le positionnement politique des témoins. Cela dépend du rôle qu'on allait jouer dans la Révolution que l'on se soit adapté volontairement aux nouvelles circonstances ou que l'on ait souffert du changement brusque. L'ensemble des témoins cependant porte un regard nostalgique vers le passé pré-révolutionnaire. Leur récit de la Révolution entre en contraste avec cette époque perdue à jamais. Seul le général François Amedée Doppet fait le choix d'éviter de parler de sa vie avant l'entrée en Révolution :
S'il m'arrive d'en dire quelque chose, ce ne sera que pour en déduire des conséquences qui auront rapport avec ma vie révolutionnaire ; si je dis ce que je fus dans l'ancien régime, ce sera seulement afin de démontrer que pour être probe je n'attendis pas le nouveau [22].
30 Pour ce révolutionnaire affirmé, le passé personnel a perdu toute signification face aux nouveautés de la révolution. Au lieu de regretter un temps calme passé, il loue un présent et un avenir révolutionnaire.
Le cours des événements : maîtriser le non-maîtrisable
31 Une fois mis en route, le processus révolutionnaire déploie une dynamique remarquable. Ce n'est que grâce à leur posture rétrospective que les Mémorialistes peuvent organiser leurs impressions en récit. Pour Madame Campan, il ne subsiste plus aucun doute sur la suite de ce qu'elle décrit. Par sa connaissance des événements, elle peut jouer le rôle du prophète qui regarde en arrière. Quand son récit s'approche des 5 et 6 octobre 1789, journées du déménagement forcé de la famille royale à Paris, elle introduit l'événement de la manière suivante :
Enfin, le soir du 5 octobre, quand l'armée était déjà sortie de Paris, le roi chassait au tir à Meudon, et la reine était absolument seule à se promener dans ses jardins du Trianon, qu'elle parcourait pour la dernière fois de sa vie [23].
33 Une tournure de conclusion (« enfin ») sert ici d'ouverture à un épisode nouveau. Le sens de l'issue des événements est d'ores et déjà anticipé : pour « la dernière fois de sa vie », Marie-Antoinette se promène dans les jardins de Trianon. L'usage de la prolepse s'avère ici comme un acte d'interprétation rétrospective majeur, l'anticipation permettant d'intégrer l'événement dans un déroulement chronologique compréhensible. Même si le message est désastreux aux yeux de Madame Campan – après tout, elle anticipe la mort de la reine –, la mise en récit lui permet de donner du sens aux événements en les intégrant dans une structure chronologique. La technique narrative consistant à combiner anticipation et appréciation se trouve dans plusieurs ouvertures d'épisodes clés de la Révolution. En ce qui concerne le 10 août 1792, les avis sont partagés, les techniques de narrations ne le sont pas : « Enfin cette terrible nuit du 10 août arriva [24] » ; « Vint enfin l'insurrection du 10 août [25] » ; « La mémorable journée du 10 août arriva [26] ». Ce qui était inexplicable au moment même se trouve ainsi réajusté par la narration des récits testimoniaux.
Terminer la Révolution par la narration et par l'édition
34 La décision d'écrire des Mémoires sur la Révolution pouvait être prise à des moments biographiques fort différents : la prison (pour Madame Roland), la cachette (pour Louvet), la retraite politique (pour le Marquis de Ferrières) ou encore les années de la Restauration (pour Madame Campan). Ce qui unit pourtant toutes ces situations, c'est leur caractère postrévolutionnaire dans la vie de chaque auteur. Celui qui écrit ses Mémoires sur la Révolution française se situe hors de cette révolution. Plus encore : il se positionne en dehors du processus révolutionnaire en le décrivant. Dans des passages autoréflexifs situés notamment au début du texte, les témoins commentent cet effet d'historicisation. En commençant à rédiger leurs Mémoires, ils décident de « clore » leur propre biographie révolutionnaire. Le « moi » des Mémoires joue sur deux échelles temporelles, celle des événements et celle du moment de la rédaction. Joseph Wéber, mémorialiste et frère de lait de Marie-Antoinette, caractérise cette posture postrévolutionnaire dans son exil britannique comme le préalable à toute écriture sur la Révolution : « La distance des temps et des lieux à laquelle j'écris me permet de dire aujourd'hui […] [27]. »
35 Les Mémoires renvoient ainsi au paradoxe fondamental et caractéristique de la Révolution : le débat politique porte sur la meilleure manière d'« arrêter » le processus révolutionnaire. Dans ce contexte, les Mémoires répondent au besoin de mettre un terme au désordre. La narration devient un moyen de conclure la Révolution du moins sur le plan individuel. Ce sentiment de se trouver à l'extérieur des événements pouvait apparaître tôt ou tard dans la vie, il pouvait être ressenti comme une catastrophe personnelle ou comme une nécessité biographique. Seule la rétrospective permet la narration et c'est donc en la racontant que les témoins mettent un terme à leur vécu individuel de la Révolution française.
36 Les éditeurs réactualisent cette stratégie narrative pour les lecteurs du premier xixe siècle. En proposant une lecture comparative et sérielle des Mémoires en 1820, ils répondent au besoin de calme de la Restauration. L'idée de juxtaposer de farouches adversaires dans une même collection de Mémoires présuppose une certaine distance face aux combats de la Révolution. Grâce au regard historicisant, les lecteurs de la « Collection des Mémoires relatifs à la Révolution française » peuvent se sentir invités à revivre les événements décrits à l'intérieur des livres :
Le lecteur se trouvera conduit d'un camp dans l'autre, et guidé d'époque en époque jusqu'à la restauration qui a terminé l'histoire de la révolution française [28].
38 Écrire et publier sur la Révolution s'avérait ainsi comme un acte éminemment politique. Tandis que les régimes successifs s'efforçaient de maîtriser la dynamique révolutionnaire, les Mémoires relèguent le vécu de la Révolution dans un espace historique clos. En même temps, paradoxe persistant et insoluble, ils contribuent à perpétuer le souvenir de ce qui s'est produit dans la France à la fin du xviiie siècle.
Conclusion : mesurer le temps vécu en Révolution
39 Les Mémoires étaient divers dans leur contenu, mais similaires dans le choix des méthodes. La manière dont on raconte le début de la Révolution ou ses événements ne dépend pas de la position politique de l'auteur. Les stratégies narratives ramènent au contraire à des expériences partagées par l'ensemble des témoins. Le début déroutant de la Révolution, le désordre du temps qu'elle déclenche, les souvenirs d'un passé heureux, la retraite forcée de la vie publique, le besoin d'exprimer son vécu subjectif – tous ces éléments se répètent dans les Mémoires des contemporains de la Révolution. Les éditeurs de la Restauration se fondent sur ces parallèles pour rassembler des auteurs fort différents au sein d'une même collection. Les lecteurs du xixe siècle auxquels on présentait les Mémoires en série ont pu percevoir ces similarités comme le fil rouge du témoignage sur la Révolution française.
40 La mise en récit des événements se révèle être un moyen de maîtriser le désordre du temps déclenché par le processus révolutionnaire. La Révolution a interrompu la vie privée ; les témoins plaçaient cette anecdote au début du texte. Elle a banni les souvenirs dans un passé lointain ; ils revalorisent ce passé par des souvenirs idylliques. Elle se déploie de manière imprévisible ; ils mobilisent des stratégies narratives pour anticiper sur les événements à venir. Elle ne se termine pas ; ils ferment la parenthèse révolutionnaire, du moins dans la vie individuelle.
41 Pour les historiens de la Révolution française, les Mémoires sont ainsi des sources fructueuses pour se réapproprier la question déjà ancienne de la perception du temps en révolution. Ces textes reflètent un sentiment d'incertitude par rapport à l'expérience temporelle, mais ils proposent eux-mêmes une solution à ce vécu. Le calendrier révolutionnaire a certes contribué à faire du temps un objet de la politique. Les témoins, cependant, ont eu leur mot à dire sur le déroulement et sur l'expérience du temps dans une époque révolutionnaire.
Notes
-
[1]
Mona Ozouf, « Calendrier », dans François Furet/Mona Ozouf (dir.), Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988, p. 482 – 491 ; Bronislaw Baczko, Le calendrier républicain, dans Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, t. I, Paris, Gallimard, 1997, p. 67 – 106 ; Michael Meinze, Der französische Revolutionskalender (1792 – 1805) : Planung, Durchführung und Scheitern einer politischen Zeitrechnung, München, Oldenbourg, 1992.
-
[2]
P. ex. Michel Vovelle, La Mentalité révolutionnaire : société et mentalités sous la Révolution française, Paris, Éditions Sociales, 1985.
-
[3]
Reinhart Koselleck, « Geschichte », dans Otto Brunner/Werner Conze/Reinhart Koselleck (dir.), Geschichtliche Grundbegriffe, t. II, Stuttgart, Klett, 1975, p. 593-717 [trad. fr. A. Escudier, dans Reinhart Koselleck, L'expérience de l'histoire, Paris, Gallimard/Seuil, 1997, p. 19-134] ; François Hartog, Régimes d'historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2003.
-
[4]
Pour le cas allemand cf. p. ex. Ernst Wolfgang Becker, Zeit der Revolution ! – Revolution der Zeit ? Zeiterfahrungen in Deutschland in der Ära der Revolutionen 1789 – 1848/49, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1999.
-
[5]
Damien Zanone, Écrire son temps. Les Mémoires en France de 1815 à 1848, Lyon, Presses Universitaires, 2006 ; Henri Rossi, Mémoires aristocratiques féminins 1789 – 1848, Paris, Honoré Champion, 1998 ; Natalie Petiteau, Écrire la mémoire. Les mémorialistes de la Révolution et de l'Empire, Paris, Les Indes savantes, 2012 ; Anna Karla, Revolution als Zeitgeschichte. Memoiren der Französischen Revolution in der Restaurationszeit, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2014.
-
[6]
Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972.
-
[7]
Reinhart Koselleck, Erfahrungswandel und Methodenwechsel, dans Zeitschichten. Studien zur Historik, Francfort-sur-le-Main, Edition Suhrkamp, 2000, p. 27-77.
-
[8]
Prospectus de la Collection des Mémoires relatifs à la Révolution française ; par MM. Berville et Barrière. Seconde édition, ornée de 100 Portraits, Vignettes ou Gravures, Imprimerie de H. Balzac, rue du Marais n° 17 (sans date), citation p. 3. Le lieu d'impression de ce prospectus permet de le dater de 1826 ou 1827, années durant lesquelles les Baudouin Frères collaboraient avec Honoré Balzac. Pour l'histoire éditoriale de la Collection cf. Anna Karla, « Éditer la Révolution sous la Restauration : La collection “Barrière et Berville” », dans Sophie Wahnich (dir.), Histoire d'un trésor perdu. Transmettre la Révolution française, Paris, Les prairies ordinaires, 2013, p. 129-148.
-
[9]
Mémoires de Bailly, avec une notice sur sa vie, des notes et des éclaircissemens historiques par MM. Berville et Barrière, t. I, Paris, Baudouin Frères, 1821, p. 2.
-
[10]
Mémoires du Marquis de Ferrières, avec une notice sur sa vie, des notes et des éclaircissemens historiques par MM. Berville et Barrière, t. I, Paris, Baudouin Frères, 1821, p. 1.
-
[11]
Ibid.
-
[12]
Mémoires inédits de Charles Barbaroux, député à la Convention Nationale. Avec une notice sur sa vie, par Ogé Barbaroux, son fils. Et des éclaircissemens par Berville et Barrière, Paris, Baudouin Frères, 1822, p. 6.
-
[13]
Mémoires de Madame Roland. Avec une notice sur sa vie, des notes et des éclaircissements historiques par Berville et Barrière, t. I, Paris : Baudouin Fils 1820, p. 262.
-
[14]
Mémoires de madame la Marquise de Bonchamps, suivis de pièces justificatives. Rédigés par Mme la Comtesse de Genlis, Paris, Baudouin Frères, 1821, p. 17.
-
[15]
Ibid., p. 30.
-
[16]
François Furet, « Ancien Régime », dans François Furet/Mona Ozouf (dir.), Dictionnaire critique de la Révolution française, ouvr. cité.
-
[17]
Mémoires de Louvet de Couvray, député à la Convention Nationale. Avec une notice sur sa vie, des notes et des éclaircissemens historiques, Paris, Baudouin Frères, 1823, p. 25s. Cf. dernièrement Franziska Meyer, In ein Mühlwerk geworfen. Zum autobiographischen Schreiben in der Französischen Revolution, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2016.
-
[18]
Ibid.
-
[19]
Mémoires de Madame Roland, t. I, p. 264.
-
[20]
Mémoires de la Marquise de Bonchamps, p. 19.
-
[21]
Ibid., p. 17.
-
[22]
Mémoires politiques et militaires du général Doppet, avec des notes et des éclaircissemens historiques, Paris, Baudouin Frères, 1824, p. 3.
-
[23]
Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette, reine de France et de Navarre ; suivis de souvenirs et anecdotes historiques sur les règnes de Louis XIV, de Louis XV et de Louis XVI, par Mme Campan, lectrice de Mesdames, et première femme de chambre de la Reine, t. II, Paris, Baudouin Frères, 1822, p. 73.
-
[24]
Ibid., p. 238.
-
[25]
Mémoires de Louvet de Couvray, p. 42.
-
[26]
Mémoires politiques et militaires du général Doppet, p. 56.
-
[27]
Mémoires de Wéber, concernant Marie-Antoinette, archiduchesse d'Autriche et reine de France et de Navarre. Avec des notices et des éclaircissemens historiques par Berville et Barrière, t. I, Paris, Baudouin Frères, 1822, p. 364.
-
[28]
Prospectus de la Collection des Mémoires relatifs à la Révolution Française, par MM. Berville et Barrière, Paris, Baudouin Frères, Imprimeurs-Libraires (sans date), 4. Selon les déclarations des imprimeurs, le prospectus peut être daté de l'année 1823.