Romantisme 2012/3 n°157

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Article de revue

De l'art de la mystification dans Le Spleen de Paris  : une lecture de « La corde »

Pages 101 à 115

Notes

  • [1]
    Charles BAUDELAIRE, « Mademoiselle Bistouri », Le Spleen de Paris. Petits poèmes en prose, Jean-Luc STEINMETZ (éd.), Paris, Livre de Poche « Classiques », 2003, p. 200.
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    « Les Veuves », ibid., p. 93.
  • [4]
    Voir en particulier Patrick LABARTHE, Petits poèmes en prose. Le Spleen de Paris de Charles Baudelaire, Paris, Gallimard, « Foliothèque », 2000, p. 58-63 et p. 127-9 ainsi que Baudelaire et la tradition de l’allégorie, Droz, 1999, p. 340-2, et Steve MURPHY, Logiques du dernier Baudelaire. Lectures du Spleen de Paris, Paris, Champion Classiques, 2007, p. 551-614, dont la lecture a suscité la présente étude.
  • [5]
    Plusieurs témoignages du temps rapportent ce fait divers (voir Steve MURPHY, ouvr. cité, p. 565- 566) ; le récit de Baudelaire est le plus développé et comporte des détails qu’aucun autre n’atteste. Aussi est-il souvent utilisé par les biographes de Manet comme un document. Or non seulement le poème nous paraît avoir inspiré l’un au moins de ces témoignages (voir n. 14), mais nous démontrerons ici qu’il ne peut être considéré comme un document fiable.
  • [6]
    Nous adopterons pour cette étude le texte de la première version publiée par Baudelaire, celle parue dans le Figaro du 7 février 1864, et reproduite par Jean-Luc STEINMETZ, ouvr. cité, p. 153-158. L’interprétation de la dédicace comme geste ambivalent, à la fois déférent et critique, semble corroborée par ce compliment lui-même ambigu de Baudelaire à Manet, dans une lettre datée du 11 mai 1865 : « Je vous dirai que ces hommes [Chateaubriand, Wagner] sont des modèles, chacun dans son genre, et dans un monde très riche et que vous, vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art » (Correspondance, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, t. II, p. 497).
  • [7]
    Voir Pierre PACHET, Le Premier Venu, Denoël, 1976, p. 193-4.
  • [8]
    « Le joujou du pauvre », Le Spleen de Paris, p. 113.
  • [9]
    Steve MURPHY, ouvr. cité, p. 581.
  • [10]
    Jules PELOUZE et Edmond FRÉMY, Traité de chimie générale, Paris, deuxième édition, 1854, t. III, p. 126.
  • [11]
    L. MALAPEYRE, Le Technologiste ou Archives des progrès de l’Industrie française et étrangère, Paris, 1841, t. II, p. 107. Si diverses fabriques de céruse se trouvent à Paris, la plus importante est l’usine de Clichy qui obtient, grâce à un procédé de fabrication nouveau, une céruse plus blanche, dit-on, que celle obtenue selon la méthode traditionnelle. Cette usine allait être bientôt connue pour une autre raison que la qualité exceptionnelle de sa céruse : le nombre également exceptionnel de ses ouvriers atteints de saturnisme (voir Laurence LESTEL, « La production de céruse en France au XIXe siècle : évolution d’une industrie dangereuse », Techniques et Culture [en ligne], 38, 2002, mis en ligne le 10 février 2006).
  • [12]
    Dictionnaire pittoresque d’Histoire naturelle et des phénomènes de la nature, Paris, 1839, t. IX, p. 209.
  • [13]
    Jacques-Philippe LEBAS, Pharmacie vétérinaire, chimique, théorique et pratique, Paris, 1823, p. 6. C’est nous qui soulignons.
  • [14]
    Dictionnaire universel théorique et pratique du commerce et de la navigation, Paris, 1859, p. 13 (art. « acétates de plomb »).
  • [15]
    Ainsi le récit de Moreau-Nélaton s’avère inspiré par la lecture du poème de Baudelaire dont il n’a pas su déchiffrer l’énigme : reprenant l’information qu’il a cru y trouver concernant la consommation immodérée de sucre par l’enfant, il écrit que Manet le trouva « un beau matin une corde au cou et un sucre d’orge entre les dents ». Le détail du sucre d’orge relève d’une lecture naïve du poème.
  • [16]
    « Le troisième ordre, celui des métaux oxydables, mais non réductibles immédiatement est formé de dix-huit genres : le plomb, le nickel, le cuivre, le fer » etc. Dictionnaire pittoresque d’histoire naturelle et des phénomènes de la nature, Paris, 1837, t. 5, p. 302. Voir aussi le Traité de minéralogie de René Just HAÜY, Paris, 1801.
  • [17]
    Voir, par exemple, Pierre LAROUSSE, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris 1866- 1876, art. « plomb ». Le sucre et l’extrait de Saturne sont même considérés comme un « poison » susceptible d’être utilisé pour un homicide dans Joseph BRIAND, Manuel complet de médecine légale, Paris, 1863, p. 471, n. 2.
  • [18]
    Ernest ENDRÈS, Manuel du conducteur des ponts et chaussées d’après le dernier programme officiel des examens, 1860, 3e éd., t. II, p. 228.
  • [19]
    Voir Jean-Luc STEINMETZ dans Charles BAUDELAIRE, Le Spleen de Paris, ouvr. cité, p. 156, n. 1.
  • [20]
    Selon Louis TANQUEREL DES PLANCHES, dans le Traité des maladies de plomb ou saturnines, Paris, 1839, t. 2, p. 21. Ces deux symptômes du saturnisme oculaire – « dilatation et immobilité des pupilles » – sont aussi mentionnés par Charles DEVAL, Traité théorique et pratique des maladies des yeux, Paris, 1862, p. 723.
  • [21]
    « Ses contes sont presque toujours des récits ou des manuscrits du principal personnage » (Charles BAUDELAIRE, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, t. II, p. 282).
  • [22]
    La manière de ce déchiffrement rappelle celle que Baudelaire prête à Dupin, le personnage d’Edgar Poe : « Entre une parole et une autre, entre deux idées tout à fait étrangères en apparence, il peut rétablir toute la série intermédiaire, et combler aux yeux éblouis la lacune des idées non exprimées et presque inconscientes » (ibid., p. 276, à propos de « Double assassinat dans la rue Morgue »).
  • [23]
    A été également conservée une estampe L’Enfant et le chien (1861).
  • [24]
    Philippe BONNEFIS, Mesures de l’ombre, Lille, Presses universitaires de Lille, 1987, p. 131.
  • [25]
    Se voit ainsi confirmée l’intuition de Steve Murphy, s’interrogeant à propos d’un possible lien entre le sujet du tableau de Manet et la gourmandise de l’enfant de « La corde » (ouvr. cité, p. 567, n. 15).
  • [26]
    « Le mauvais vitrier », Le Spleen de Paris, p. 80.
  • [27]
    Écho au sous-titre de l’article d’Almuth GRÉSILLON et Dominique MAINGUENEAU, « Polyphonie, proverbe et détournement, ou un proverbe peut en cacher un autre », Langages, Année 1984, vol. 19, p. 112- 125.
  • [28]
    Voir, par exemple, Pierre-Alexandre GRATET-DUPLESSIS, Petite encyclopédie des proverbes français, Paris, Passard, 1860, p. 196.
  • [29]
    Voir Steve MURPHY, ouvr. cité, p. 582 et sq.
  • [30]
    Pierre LAROUSSE, ouvr. cité, art. « corde ».
  • [31]
    Dictionnaire de l’Académie française, art. « pendu ».
  • [32]
    Pierre LAROUSSE, art. cité.
  • [33]
    François GENIN, Récréations philologiques, ou recueil de notes pour servir à l’histoire des mots de la langue française, Paris, 1856, t. 1, p. 123. Sont rapportées dans cet ouvrage les origines du préjugé et sa formulation en proverbe (« car on seult dire en reprouvier/qui le pendu dépendera/dessus son col le faix cherra »). La Revue médicale se fait également l’écho de ce préjugé (voir Revue médicale française et étrangère : journal des progrès de la médecine hippocratique, 1854, vol. 4, p. 298-9). C’est ce même geste (couper la corde) qui aurait valu à Calas d’être décrété coupable de la mort de son fils, si l’on en croit le récit de Donat Calas dans une lettre à sa mère (cité par Ambroise TARDIEU dans Étude médico-légale sur la pendaison, la strangulation et la suffocation, Paris, Baillère, 1870, p. 70).
  • [34]
    « Sentir la corde, être fort suspect, avoir une apparence bien criminelle » (Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, art. « corde »).
  • [35]
    Patrick LABARTHE, ouvr. cité, p. 60.
  • [36]
    Dictionnaire de la conversation et de la lecture, Paris, 1853, 2nde édition, t. 6, p. 50.
  • [37]
    Dictionnaire de l’Académie, art. « corde ». Dans ce geste de jeter les instruments de la mort par la fenêtre, S. Murphy voyait déjà « un désir criminel de détruire les preuves » (ouvr. cité, p. 598).
  • [38]
    La métamorphose de la mère que la nouvelle de la mort de son fils laisse « impassible » mais que transporte la vue de la précieuse corde, ne suggère-t-elle pas que le peintre a su toucher la corde sensible de cette mère dénaturée (« Toucher la corde sensible, c’est parler de ce qui intéresse le plus vivement une personne, de ce qui lui fait le plus de peine ou de plaisir », Dictionnaire de la conversation et de la lecture, p. 501) ? Le choix des deux homéotéleutes « impassible »/ « irrésistible » pour décrire les états successifs de la mère pourrait s’expliquer par la volonté de provoquer en l’esprit du lecteur la réminiscence de cet autre adjectif en -ible contenu dans l’expression, à savoir « sensible ».
  • [39]
    Petite encyclopédie des proverbes français, p. 196.
  • [40]
    Adrien Jean Victor LE ROUX DE LINCY, Le Livre des Proverbes français, Paris, Paulin, 1842, p. 164.
  • [41]
    Sans doute avait-il commencé avant l’arrivée de la mère, puisqu’à son départ il dit s’y « remettre ». Ainsi s’éclaire le sens qu’il convient de donner aux « derniers préparatifs » qu’a interrompus la visite de la mère : ces préparatifs, c’est la mise en scène de son sujet. On songe ici au roman de Zola, L’Œuvre (1886) dont le héros, le peintre Claude Lantier, oublie sa peine en peignant le cadavre de son fils.
  • [42]
    On sait que le projet de ce tableau existait dès novembre 1863 ; en mars 1864, Baudelaire le recommande au responsable du Salon du Louvre ; en avril, il écrit à Manet au sujet de l’emplacement du coup de lance que le peintre a reproduit au côté gauche du Christ, et non à droite comme le veut la tradition (voir Correspondance, t. II, p. 351-2).
  • [43]
    Ibid.
  • [44]
    Charles BAUDELAIRE, Œuvres complètes, t. I, p. 650.
  • [45]
    Patrick LABARTHE, ouvr. cité, p. 139.
  • [46]
    Revue de thérapeutique médico-chirurgicale, Paris, 1860, p. 363.
  • [47]
    Allusion à une formule du « Mauvais vitrier », par laquelle le poète attire l’attention de son lecteur sur l’entreprise mystificatrice dont relève Le Spleen de Paris. On pourrait également rapprocher le jeu de Baudelaire sur les proverbes d’une historiette parue dans Le Monde illustré de 1858, et consacrée à un auteur dramatique qui trouve le succès après s’être procuré une corde de pendu : l’auteur de l’article multiplie les expressions de la langue courante contenant les mots corde ou ficelle, sans lien toutefois avec la thématique de la pendaison (voir Le Monde illustré, Paris, 1858, t. 3, p. 3).
  • [48]
    « Chez Manet, le premier sentiment de réalisme cru s’associe à une zone d’ombre plus énigmatique [...]. C’est là toute la poésie de Manet : il y a toujours une dimension qu’on ne peut expliquer. Une manière de nous rappeler que notre rapport au réel est toujours frappé d’incertitude et de virtualité » (Stéphane GUÉGUAN cité dans Le Figaro hors série, « Manet un certain regard », mars 2011, p. 54. Voir aussi le Catalogue de l’exposition Manet, inventeur du Moderne).
J’aime passionnément le mystère,
parce que j’ai toujours l’espoir de le débrouiller [1].

1Du goût de Baudelaire pour la mystification poétique, Le Spleen de Paris offre de multiples exemples, depuis le calembour discrètement inséré dans le récit au poème-énigme dont il laisse au lecteur le soin de « débrouiller » l’écheveau. Ainsi l’expérience de la lecture vient-elle prolonger l’expérience du poète, promeneur parisien, qui dit trouver dans le réel de la capitale, dans la rencontre avec ses habitants, autant d’« énigme[s] inespérée[s] [2] » appelant pour leur déchiffrement à diverses « conjectures [3] », lesquelles figurent les hypothèses auxquelles le lecteur de Baudelaire devra à son tour se prêter pour tenter de percer le mystère que l’auteur lui propose. Un travail d’enquêteur donc, que cette lecture diligente souhaitée par Baudelaire, qui doit mener vers la dissipation du mystère, vers la révélation d’un secret habilement dissimulé dans les plis du poème.

2 C’est à cette enquête que nous voudrions nous prêter à notre tour, en revenant sur un poème en prose dont la dimension mystificatrice a déjà été mise au jour [4] : « La corde », ce poème dédié au peintre Édouard Manet et s’inspirant d’un tragique fait divers, le suicide de son jeune modèle nommé, dit-on, Alexandre. La nouvelle lecture que nous en proposons devrait permettre d’élucider quelque peu le mystère de ce poème et étayer par là-même l’idée que Baudelaire s’est ici complu à brouiller les pistes. C’est d’abord à retrouver les causes précises de la mort de l’enfant, et donc à reconstituer la causalité des événements dissimulée dans le récit du peintre que s’emploiera l’analyse. Cette reconstitution des faits à laquelle invite Baudelaire autorise-t-elle pour autant une lecture référentielle du poème et l’adhésion pleine et entière à la version baudelairienne de ce fait divers [5] ? Si notre étude confirmera, par la mise au jour de nouveaux indices cachés dans le texte, l’identification du peintre de « La corde » à Édouard Manet, on verra que Baudelaire a par ailleurs inventé un certain nombre de détails qui imposent de lire ce poème, non comme un témoignage véridique, mais comme une curieuse variation du jeu des proverbes.

UNE NARRATION ÉQUIVOQUE : LA MAUVAISE FOI DU PHILANTHROPE

3 Le poème, dans sa première version parue dans Le Figaro le 7 février 1864, est dédié « À Édouard Manet », l’ami rencontré quelques années plus tôt, en 1858 : cette dédicace disparaît de la seconde version, parue la même année dans L’Artiste, pour être finalement rétablie dans la troisième, celle de L’Événement, en 1866, et toujours conservée depuis, sans qu’on sache si ce rétablissement a été voulu par le poète [6]. Baudelaire a-t-il souhaité brouiller la lecture référentielle de son poème ? Il était de fait extrêmement ambigu de voir dédier à l’ami peintre, un poème qui entreprend de suggérer la responsabilité de l’artiste dans le suicide de son petit modèle. Qu’il nous soit permis de rappeler rapidement comment, dans ce récit entièrement assumé par le peintre, s’impose au lecteur l’idée d’une (ou plusieurs) faute(s) du narrateur envers l’enfant. Surprend d’abord le narcissisme de la narration centrée, non sur les souffrances de l’enfant, mais sur l’épreuve qu’a représentée pour le peintre cette aventure : décrocher le cadavre, informer la police, prévenir les parents, préparer le corps, recevoir la visite de la mère, autant d’étapes qui s’apparentent aux stations d’un chemin de croix dont le peintre serait la victime dérisoire, et dont l’issue est d’ailleurs saluée par cette exclamation empruntée au Christ en croix : « tout était accompli ! ». La réminiscence biblique paraît doublement déplacée : au vu du modèle christique, au vu aussi de la seule véritable passion dont il a été question, à savoir celle de l’enfant. Les descriptions successives du petit cadavre déclinent en effet différents moments de la Passion du Christ – crucifixion, descente de croix, ensevelissement –, et les termes utilisés à son sujet, comme ceux d’« instrument » et de « relique », ont une forte connotation chrétienne [7]. Est ainsi suggéré l’égoïsme du peintre dont le lecteur se voit désormais capable de repérer les premières manifestations au début du récit, quand il raconte comment le jeune garçon est entré dans sa vie et son atelier.

4 Plusieurs indices étaient alors donnés de la profonde indifférence du peintre envers l’enfant. N’en a-t-il pas fait l’objet d’un marché ? Si se devine sa satisfaction devant ce qui lui paraît une bonne œuvre, le verbe « céder » (« je priai un jour ses parents [...] de vouloir bien me le céder ») là où l’on attendrait plutôt le verbe « confier », impose le regard déshumanisant du peintre sur l’enfant, un bien dont il a fait ce jour-là l’acquisition. Une acquisition dont l’intérêt est certes de servir sa recherche esthétique puisqu’il l’a fait poser, le transformant « tantôt en petit bohémien, tantôt en ange, tantôt en amour mythologique » ; mais l’enfant semble surtout avoir été dans les mains du peintre comme un jouet : la série de poses qu’il lui fait prendre et dont a déjà été souligné le caractère contrasté, pour ne pas dire contradictoire (opposition entre le religieux et le profane, le chrétien et le païen, le bas et le noble), fait songer à la poupée que l’enfant déguise selon son bon plaisir ; en outre, le motif de l’acquisition réside dans « la drôlerie de ce gamin » à laquelle le peintre avoue avoir pris un « plaisir si vif » ; et quand le peintre évoque sa métamorphose (« Cet enfant, débarbouillé, devint charmant »), s’impose à l’esprit du lecteur, promeneur vigilant dans l’espace du recueil, un rapprochement avec un précédent poème, « Le joujou du pauvre », où le rat, jouet du pauvre, était implicitement comparé avec l’un « de ces marmots parias dont un œil impartial découvrirait la beauté, si comme l’œil du connaisseur devine une peinture idéale sous un vernis de carrossier, il le nettoyait de la répugnante patine de la misère [8] ». Voilà ce qu’a su faire le peintre de « La corde », qui s’est offert dans ce marmot débarbouillé un joujou charmant et ce, non seulement à peu de frais, mais avec une parfaite bonne conscience : « la vie qu’il menait chez moi lui semblait un paradis, comparativement à celle qu’il aurait subie dans le taudis paternel ». Une opinion dont il est peu vraisemblable qu’elle soit fondée sur une confidence de l’enfant car, ajoute aussitôt le peintre – et c’est là une première incohérence manifeste –, « je dois dire que ce petit bonhomme m’étonna quelquefois par des crises singulières de tristesse précoce ». Si l’on se souvient de la raison pour laquelle le peintre en a fait l’acquisition, à savoir la « drôlerie » de l’enfant à « la physionomie ardente et espiègle », force est de conclure que cette tristesse est non seulement précoce mais récente, mieux : qu’elle coïncide avec son entrée dans l’intimité du peintre. Aussi apparaît-il évident que le peintre manque à l’accord passé avec les parents, à sa promesse « de ne pas lui imposer d’autre peine que de nettoyer [ses] pinceaux et de faire [ses] commissions ». Le mot « peine » s’avère miné par l’ironie d’une syllepse : derrière le sens auquel songe le peintre désignant les tâches, toutes modestes à ses yeux, auxquelles il entend employer l’enfant, le lecteur repère dans cette « tristesse précoce » une « peine » d’une tout autre nature qui s’abattant sur l’enfant, pourrait bien faire mentir le peintre.

« ACCIDENT » OU HOMICIDE ? UNE ÉNIGME SATURNIENNE

5 Cette tristesse demeure pour le peintre un mystère qu’il refuse d’approfondir, se contentant d’ajouter cet autre constat qui semble sans rapport, concernant les excès alimentaires de l’enfant : « je dois dire que ce petit bonhomme m’étonna quelquefois par des crises singulières de tristesse précoce et qu’il manifesta bientôt un goût immodéré pour le sucre et les liqueurs ». La coordination des deux énoncés produit une impression d’étrangeté : n’y aurait-il pas entre la tristesse de l’enfant et ce « goût immodéré pour le sucre et les liqueurs » un lien de cause à effet que le peintre n’a pas su voir et qu’il revient au lecteur de rétablir ? La consommation excessive de sucre et de liqueurs est-elle un symptôme, une conséquence de la tristesse de l’enfant qui chercherait dans la « boulimie [9] », voire l’alcoolisme, un dérivatif à ses sombres pensées ? À moins que ce ne soit l’inverse. La simple coordination entre les deux constats n’impose pas, en effet, dans la chronologie des faits, que la consommation de sucres et de liqueurs ait suivi l’apparition de la tristesse : les deux phénomènes peuvent aussi bien avoir été concomitants, et même, étant donné le peu d’intérêt véritable que le peintre porte à son modèle, chronologiquement inverses à l’ordre dans lequel ils sont énoncés. Et si la cause de cette mélancolie soudaine était à chercher dans les deux aliments consommés par l’enfant ?

6 Sucre et liqueurs forment une association hétérogène, presque oxymorique : l’un semble renvoyer au monde de l’enfance, au goût de cet âge pour les confiseries, l’autre à celui des adultes, et au danger de l’alcoolisme. En outre, seule la consommation d’alcool pourrait faire signe vers un possible danger pour la santé mentale de l’enfant, et permettrait peut-être d’éclairer le geste du suicide. Le sucre est-il alors un détail inutile, au sens où il n’apporterait aucun élément décisif à la reconstitution des faits ? C’est au contraire l’association du sucre avec les liqueurs qui, par sa bizarrerie même, se signale comme un indice capital pour l’interprétation du poème, le lecteur se trouvant conforté dans cette idée par l’évocation des vols auxquels recourt l’enfant pour satisfaire sa gourmandise : « si bien qu’un jour où je constatai que, malgré mes nombreux avertissements, il avait encore commis un nouveau larcin de ce genre, je le menaçai de le renvoyer à ses parents ». L’étrange formule « larcin de ce genre » confirme le lien unissant dans l’esprit du peintre les deux aliments entre lesquels il n’opère plus ici de distinction. En outre, que ces vols aient été commis dans l’atelier du peintre ou à l’extérieur, lorsque l’enfant effectuait ses commissions, dans tous les cas, le lecteur enquêteur est conduit à s’expliquer la mention de ces deux aliments par l’activité même du maître des lieux, à savoir la peinture, et ainsi, à y reconnaître les deux composants d’un produit très utilisé à cette date par les peintres : la céruse.

7 En effet, « la théorie de la fabrication de la céruse est très simple ; et l’on peut dire que tous les procédés de fabrication reviennent à décomposer par l’acide carbonique un sous-acétate de plomb [10] ». Or, « lorsqu’on fait usage de l’acétate de plomb, on se le procure soit à l’état de sucre de Saturne, soit à l’état de solution connue sous le nom d’extrait de Saturne et d’eau de Goulard, qui sont tous deux des articles qu’on rencontre également dans le commerce [11] ». Ainsi, derrière la désignation vague car incomplète à laquelle recourt le peintre parlant de « sucre » et de « liqueurs », il convient de reconnaître une allusion d’une part au « sucre de Saturne », qui est le « nom donné à l’acétate de plomb cristallisé à cause de la saveur sucrée de ce sel [12] », et d’autre part à l’extrait de Saturne ou « sous-acétate de plomb en liqueur[13] » qui est « un liquide incolore, sans odeur, mais doué d’une saveur d’abord sucrée, puis âcre [14] ». Tels sont les deux aliments dont s’est gavé l’enfant et qui l’ont, jour après jour, intoxiqué au plomb [15]. Si le peintre s’abstient prudemment de préciser que sucre et liqueurs peuvent être dits de Saturne, la connaissance qu’il a de la teneur en plomb de ces deux aliments est toutefois trahie par l’étrange formule déjà citée, « larcin de ce genre », dans laquelle le terme « genre » s’avère pris en son sens scientifique, celui des systèmes minéralogiques de classement selon lesquels une classe se divise en ordres qui eux-mêmes se partagent en genres ; est ainsi désigné l’objet du larcin, à savoir le plomb qui est, dans la classification d’Haüy, le premier genre du troisième ordre de la troisième classe [16]. En recourant au terme scientifique que tend certes à neutraliser son acception la plus courante, le peintre n’avoue-t-il pas à mots couverts avoir eu connaissance de ce que contenaient les produits dérobés par l’enfant ? Or les effets de l’absorption de plomb sont à cette date bien connus [17], comme les dangers que présente en conséquence le maniement de la céruse. En témoigne cet extrait du Manuel du conducteur des ponts et chaussées de 1860, à propos du « blanc de céruse qui n’est autre chose que du carbonate de plomb et dont tout le monde connaît l’influence pernicieuse sur la santé des ouvriers chargés de le préparer ou de l’employer [18] ». Tout le monde, sauf le peintre de « La corde », qui dit avoir offert le paradis à son petit protégé quand c’est dans l’enfer du saturnisme qu’il l’a précipité ?

8 Ainsi se précise la responsabilité du peintre dans la mort de l’enfant : ce n’est pas seulement par indifférence à la souffrance du petit être qu’il s’est fait « céder » pour satisfaire son plaisir de peintre et de philanthrope, que le narrateur porte une part de responsabilité dans l’accident ; c’est par son inconscience, voire son indifférence des dangers auxquels il l’a lui-même directement exposé : l’enfant qu’il a introduit dans son atelier, auquel il a confié le nettoyage de ses pinceaux et ses commissions, a ingéré de façon « immodérée » le plomb présent dans le « sucre et les liqueurs » que le peintre mettait à sa portée. Atteint de saturnisme, le petit être n’a pas tardé à sombrer dans une mélancolie qui fait de lui l’un des personnages saturniens du Spleen de Paris. Aussi le suicide se trouve-t-il expliqué ici, non par un quelconque tempérament mélancolique, mais par un saturnisme au sens médical du terme qui a provoqué, sur une nature des plus heureuses, un saturnisme psychologique. Le peintre n’a-t-il rien compris au drame de son protégé, aux gouffres où il l’a plongé ? Il croit l’avoir « transformé » en ange chargé des instruments de la Passion, c’est en réalité Judas que l’enfant imite en se pendant au bois de l’armoire.

9 Une fois élucidée la véritable cause de la tristesse de l’enfant, on est en mesure de repérer, discrètement glissés dans le récit, d’autres indices de cet empoisonnement au plomb : ils figurent dans des formulations qui toutes se signalaient au lecteur par une relative étrangeté, appelant à l’élucidation. Que le peintre désigne soudain l’enfant, après une série d’expressions affectueuses (« mon petit bonhomme », « l’espiègle compagnon de ma vie ») comme « le petit monstre », a surpris [19]. À quelle monstruosité songe le peintre ? Une monstruosité morale que manifeste le choix du suicide, dernière volonté d’un damné ? Ou reproche-t-il à l’enfant son ingratitude : ne se trouve-t-il pas bien mal récompensé de sa bienfaisance à son égard ? Peut-être. À moins que le peintre ne se montre soudainement sensible à certaines modifications du physique de l’enfant provoquées par l’absorption de plomb, comme ce liseré bleuâtre apparaissant sur les gencives dit liseré de Burton, ou d’autres lésions, oculaires par exemple. En effet, confronté au cadavre de l’enfant, le peintre s’étonnera de l’étrangeté de son regard : « ses yeux, tout grands ouverts avec une fixité effrayante, me causèrent d’abord l’illusion de la vie », ce à quoi fera écho à la fin de l’histoire : « le fantôme me fatiguait de ses grands yeux fixes ». Certes ce regard qui vient hanter le peintre dans son travail est le signe de la culpabilité qu’il nie en tournant si vite la page sur les événements. Mais si la présence du fantôme aux côtés du peintre est celle de la victime réclamant des comptes à son meurtrier, ses yeux à la fois fixes et grands ouverts suggèrent la nature de la faute, car parmi les effets du saturnisme est justement attestée la paralysie des muscles oculaires, l’« amaurose saturnine » se caractérisant par « une dilatation considérable de la pupille et une immobilité absolue de l’iris [20] ». Ainsi s’explique ce regard qui a frappé le peintre, lequel semble capable devant le cadavre d’une attention qu’il n’a pas su porter à l’enfant de son vivant.

10 Récit d’un homicide (involontaire ?) dont le coupable n’est autre que le narrateur, selon une formule reprise à Edgar Poe [21] et promise à un certain succès, « La corde » relève du genre de l’énigme policière. En dissimulant soigneusement, par l’évitement des mots céruse, plomb, et Saturne, la cause du décès vers laquelle oriente toutefois un faisceau d’indices, Baudelaire met à l’épreuve la sagacité de son lecteur. Le poème convoque même, selon les lois du genre, un personnage de policier : le commissaire à qui le peintre déclare l’accident survenu dans son atelier, et qui nourrit de vifs soupçons à son encontre. Des soupçons qu’il ne prend pas le temps d’éclaircir, laissant au lecteur moins pressé que troublent à son tour les anomalies du récit, le soin de « débrouiller » le mystère [22].

CALEMBOUR EN PALIMPSESTE : « L’ENFANT À LA CÉRUSE »

11 L’analyse de la causalité suggérée par le poème permet-elle d’éclairer les causes et circonstances exactes de la mort du modèle de Manet dont on sait qu’il utilisait en effet de la céruse ? Baudelaire était-il persuadé que l’enfant recueilli par son ami était atteint de saturnisme ? Entendait-il en convaincre son lecteur ? Le poème offre sur ces questions quelques éléments de réponse restés jusqu’ici, semble-t-il, inaperçus.

12 Les œuvres pour lesquelles le peintre du poème dit avoir fait poser le jeune garçon sont allusivement évoquées au début du poème : « je l’ai transformé tantôt en petit bohémien, tantôt en ange, tantôt en amour mythologique. Je lui ai fait porter le violon du vagabond, la Couronne d’Épines et les Clous de la Passion, et la Torche d’Éros ». S’il est possible de reconnaître ici des allusions à certaines toiles de Manet, comme Le Vieux musicien ou Les Gitanos, aucune allusion n’est faite dans l’ensemble du poème à l’unique tableau pour lequel il est avéré que le jeune Alexandre a posé : L’Enfant aux cerises, peint par Manet en 1859 [23]. Dans ce portrait, l’enfance est saisie dans un moment de jouissance gourmande : l’enfant souriant y enserre dans ses mains les fruits posés devant lui qu’il s’apprête à dévorer. Le poème en prose de Baudelaire fait ainsi apparaître comme « pendant [24] » à la toile de Manet un tableau qui en serait l’exacte antithèse, vision sinistre du cadavre enfantin pendu à l’armoire. On peut désormais préciser le parallèle : à la consommation joyeuse des cerises, Baudelaire oppose, comme sujet de son propre tableau, l’intoxication à la céruse [25]. Et le lecteur du Spleen de Paris d’entrevoir un nouveau et sinistre calembour où « L’Enfant aux cerises » cède la place à « L’Enfant à la céruse ». Un calembour qui reste ici implicite, mais dont le lecteur est néanmoins assuré, précisément en raison du soin qu’a pris Baudelaire, dans un manifeste « esprit de mystification [26] », d’effacer de son texte les deux termes concernés par la plaisanterie.

13 Ainsi, et bien que la référence au tableau de Manet soit soigneusement masquée par Baudelaire, sa présence implicite confirme la relation qu’entendait établir le poète entre le narrateur du poème et l’ami peintre. Elle corroborerait également la description faite par le peintre du quartier où il habite – « Le quartier reculé que j’habite, et où de vastes espaces gazonnés séparent encore les bâtiments » –, qui comporte deux détails d’importance : une situation périphérique dans la capitale et une urbanisation en cours (que suggère l’adverbe de temps « encore » qui menace les espaces verts évoqués d’une disparition prochaine, allusion discrète mais transparente aux travaux d’Haussmann), deux caractéristiques qui s’appliquent au quartier des Batignolles où Manet avait alors son atelier (rue de Douai puis rue Guyot, où il déménagea en 1861).

« UN PROVERBE PEUT EN CACHER UN AUTRE [27] »...

14 Pour autant, le poème doit-il être considéré comme un document autorisé sur cet épisode de la vie de Manet ? Si Baudelaire a laissé de l’événement le récit le plus circonstancié, est-ce vraiment qu’il en savait davantage pour avoir eu connaissance des faits par la source la plus fiable qui soit, Manet lui-même ? Rien n’est moins sûr. Car curieusement, à chacune des circonstances de son récit, s’avère correspondre un proverbe contenant les mots de « corde » ou de « pendu ». Énigme policière et calembour poétique, « La corde » pratiquerait, ainsi, de manière tout aussi masquée, le jeu des proverbes, lequel consiste, rappelons-le, à illustrer par un mime, une saynète ou un court récit, un proverbe (le mot pouvant être entendu soit au sens de sentence soit comme locution de la langue courante).

15 On se souvient que dans ce poème l’histoire du suicide du petit modèle sert au peintre à illustrer une vérité développée en préambule, selon laquelle l’amour maternel relèverait de ces illusions qui, dissimulant « le fait réel », sont susceptibles de mystifier l’observateur naïf. Quand la mère de l’enfant s’introduit chez lui pour, « disait-elle, voir le cadavre de son fils », le narrateur interprète cette visite macabre comme une manifestation d’amour d’autant plus probante qu’elle semble paradoxale : « je ne pouvais pas, en vérité, l’empêcher de s’enivrer de son malheur » ; quand elle demande ensuite à voir l’endroit où l’enfant s’est pendu, et qu’apercevant la corde et le clou encore fiché dans l’armoire elle supplie le peintre de les lui donner, il s’étonne mais offre une interprétation conforme au même présupposé : « son désespoir l’avait, sans doute, me parut-il, tellement affolée, qu’elle s’éprenait de tendresse maintenant pour ce qui avait servi d’instrument à la mort de son fils ». La multiplication des modalisations (« sans doute, me parut-il ») prépare la révélation de l’erreur du peintre. Il lui faudra le « paquet de lettres » reçu le lendemain de ses voisins pour comprendre rétrospectivement le dessein de la mère : tous convoitent cette corde en raison de la superstition d’après laquelle un bout de corde de pendu est un gage de bonheur et à laquelle fait allusion le proverbe avoir de la corde de pendu dans sa poche[28]. Ce proverbe constitue la pointe du récit : il révèle le motif profond de la visite de la mère qui, loin d’être animée par l’amour maternel, s’explique par l’intérêt que celle-ci espère tirer de la corde, que la pendaison de son fils dote d’une évidente valeur marchande. Ainsi le peintre, qui avait cru déchiffrer avec habileté l’impassibilité de la mère en y voyant l’illustration de la sentence connue : « les douleurs les plus terribles sont les douleurs muettes », s’est trompé de proverbe, et a été la dupe d’un manège que motivent en réalité l’appât du gain et l’emprise de la superstition.

16 Si le peintre semble faire preuve d’une once d’autodérision dans le récit de sa désillusion, son ironie s’exerce surtout, et non sans un évident mépris, à l’encontre du groupe constitué de la mère et des voisins. Il faut dire que ces derniers lui avaient auparavant refusé leur assistance quand, à la découverte du cadavre, il avait appelé au secours, « fidèles en cela aux habitudes de l’homme civilisé, qui ne veut jamais, je ne sais pourquoi, se mêler des affaires d’un pendu ». Cœur généreux et esprit fort, le peintre a dû faire face, seul, à cette épreuve qu’a représentée la mort de son modèle, mais aussi l’attitude de son entourage, que son récit met ici discrètement en accusation pour son égoïsme et sa créance aveugle en la superstition. Mais, au vu de ce qu’a révélé l’enquête précédente, à savoir l’empoisonnement au plomb de l’enfant du fait même des tâches qui lui étaient confiées, on peut se demander si l’accusation par le peintre de tous les acteurs secondaires du drame ne relève pas en fait, de la part de l’unique responsable de la mort de l’enfant, du déni de responsabilité. En dotant son récit d’une cible principale (la mère, coupable d’une inhumanité pour le moins inattendue) et de cibles secondes (les voisins qui, après avoir refusé leur assistance, s’empressent de réclamer un bout de corde, agissant dans les deux cas par superstition), le peintre ne cherche-t-il pas à transférer à d’autres sa propre culpabilité ? Une culpabilité que son récit trahit néanmoins malgré lui, au lecteur intrigué par cette critique répétée des superstitions. Cet esprit fort, méprisant préjugés et superstitions, ne semble pas avoir prêté attention aux suggestions de son propre récit, dans lequel se devine la littéralisation de plusieurs proverbes qui, tous, tendent à accuser sa responsabilité dans la mort de l’enfant.

17 L’un de ces proverbes a déjà été mis au jour [29] : dans la description du cadavre pendu à l’armoire, un mot des plus anodins permet de repérer une nouvelle allusion proverbiale : « le premier objet qui frappa mes regards fut mon petit bonhomme [...], pendu au panneau de cette armoire ! ». Le déictique est l’unique et discrète allusion au cadre dans lequel se fait la narration : c’est dans son atelier, sur les lieux même de l’« accident », que le peintre raconte cette histoire de pendaison, contrevenant ainsi à l’interdit proverbial Il ne faut pas parler de corde dans la maison d’un pendu, lequel signifie qu’« il ne faut pas parler de certaines choses qui peuvent être reprochées à ceux devant qui on parle [30] ». Devant qui parle le peintre ? Le poète qui rapportera l’histoire ? Peut-être. Plus sûrement est-il lui-même le principal destinataire de ce récit dans lequel il se donne si volontiers le beau rôle, au point d’oublier ce que d’autres peuvent y entendre ; car en manquant par son récit à la sagesse du proverbe, ne révèle-t-il pas « certaines choses qui peuvent [lui] être reprochées » ? L’inscription, par la seule vertu du démonstratif, du proverbe que méconnaît ici le peintre résonne comme un discret appel à la vigilance, mieux : comme une invitation à déceler une matière répréhensible dans les paroles du peintre. La sagesse des nations serait-elle finalement légitimée contre l’esprit fort qui la méprise ? Voilà qui ne serait pas impossible, tant le jeu sur les proverbes prend dans ce poème une ampleur remarquable.

18 Le peintre, après avoir grondé l’enfant pour les larcins commis, a quitté son domicile et est resté « assez longtemps hors de chez [lui] » : à son retour, il trouve l’enfant pendu. Le médecin, venu constater le décès, conclura que « l’enfant était mort depuis plusieurs heures ». D’où il ressort que l’enfant surpris à voler et menacé de renvoi s’est pendu aussitôt qu’il en a eu l’occasion, soit dès le départ du peintre. Ainsi se réalise cet autre proverbe : aussitôt pris, aussitôt pendu, qui « se dit en parlant des choses ou des personnes sur lesquelles on prend une prompte décision, qu’on emploie aussitôt qu’elles se présentent [31] ». Voilà qui accuse encore davantage la responsabilité du peintre dans la mort de l’enfant. Que le peintre le gronde pour ses vols sans s’inquiéter du danger pour sa santé de cette consommation de plomb est la manifestation éclatante d’un égoïsme en comparaison duquel la culpabilité de l’enfant paraît bien dérisoire ; en outre il apparaît désormais évident que ces reproches, adressés à un être que le saturnisme avait déjà fragilisé, ont eu pour effet de précipiter sa mort.

19 C’est cette même responsabilité que met en lumière un autre proverbe auquel le récit faisait confusément allusion quand était évoqué le refus des voisins de porter assistance au peintre : « tous mes voisins avaient refusé de me venir en aide, fidèles en cela aux habitudes de l’homme civilisé, qui ne veut jamais, je ne sais pourquoi, se mêler des affaires d’un pendu ». Tout en disant ignorer l’origine de la superstition, le peintre ironise quant à la persistance chez « l’homme civilisé » de tels préjugés. Entend-il seulement dénoncer la superstition, la discréditer, joignant sa voix au concert d’esprits éclairés qui s’élèvent à cette date contre « ce préjugé funeste [...] encore aujourd’hui vivace dans nos campagnes », « celui de ne pas couper la corde d’un pendu avant l’arrivée d’un représentant quelconque de l’autorité [32] » ? Ou tente-t-il, en entretenant un certain flou sur les raisons de cette superstition, de brouiller les pistes ? Car il y avait là un nouvel indice de sa culpabilité : en effet, décrocher un pendu était au Moyen Âge interdit et sanctionné parce qu’on craignait que le condamné à mort ne fût secouru avant son décès ; de là l’idée encore présente au XIXe siècle qu’« en décrochant le corps, on devenait responsable du crime qui l’avait fait pendre [33] ». Le peintre, lui, n’hésite pas et coupe la corde avant l’arrivée du commissaire, que le récit de Baudelaire est le seul de tous les récits de l’accident à mettre en scène. On ne sait d’ailleurs si celui-ci vint dans l’atelier ou si le peintre alla le trouver, mais on se souvient qu’au récit que lui fait le peintre, le policier s’exclama : « voilà qui est louche ! ». Variation autour d’une autre expression de la langue courante, que reconnaît l’amateur de proverbes : cela sent la corde[34] !

20 Quant à celle qui servit à l’enfant, le récit indique qu’elle était « fort mince ». La précision ne saurait être indifférente, du fait d’abord de la vision d’un « réalisme outré [35] » à laquelle elle donne lieu : « le petit monstre s’était servi d’une ficelle fort mince qui était entrée profondément dans les chairs, et il fallait maintenant, avec de minces ciseaux, chercher la corde entre les deux bourrelets de l’enflure, pour lui dégager le cou ». Ce détail de l’opération semble destiné à valoriser le courage dont le peintre dut faire preuve pour vaincre une répulsion naturelle ; mais le trait par sa crudité interpelle, et sans doute est-ce là un indice de l’importance qu’il convient d’accorder à l’information ainsi délivrée : l’instrument de la mort est devenu ici, comme dans la dernière phrase du poème, une « ficelle », et même, au risque d’un pléonasme, la « ficelle » est-elle dite « fort mince », l’adjectif « mince » faisant ensuite l’objet d’une non moins curieuse répétition (« minces ciseaux »). Ces divers procédés d’insistance invitent à rechercher, à propos de cette finesse de la corde, une motivation que semble à même d’offrir une autre locution proverbiale : « toucher la grosse corde, c’est parler de ce qu’il y a d’essentiel, d’important dans une affaire [36]. » À l’inverse, dans cette histoire, le peintre ne cesse de taire l’essentiel, à savoir sa propre responsabilité dans la mort de l’enfant, d’où la négative du proverbe : c’est une « ficelle fort mince » que se contente de toucher ici le peintre, sans que l’on sache avec certitude si la dissimulation à l’œuvre dans son récit relève d’une entreprise délibérée ou d’une mauvaise foi inconsciente.

21 De cette corde qu’il a coupée pour détacher le petit corps, le peintre a en outre laissé un morceau accroché à l’armoire. C’est lors de la visite de la mère qu’il découvre « avec un dégoût mêlé d’horreur et de colère, que le clou était resté fiché dans la paroi, avec un long bout de corde qui traînait encore. Je m’élançai vivement pour arracher ces derniers vestiges du malheur, et comme j’allais les lancer au dehors par la fenêtre ouverte, la pauvre femme saisit mon bras... ». Si l’on comprend l’horreur que ressent le peintre en découvrant les restes du supplice, le geste de les jeter « au-dehors par la fenêtre » paraît plus surprenant, et son utilité par rapport à toute autre entreprise de dissimulation peu évidente, sauf à y reconnaître une nouvelle allusion proverbiale : « on dit en parlant d’une affaire dangereuse que le fouet et la corde en sont dehors, pour dire qu’il n’y a point de peine afflictive à craindre [37]. » Dans ce geste de jeter la corde du crime « au-dehors », le peintre ne trahit-il pas le dessein qui l’anime tout au long de ce récit dans lequel il tente, par ses silences et sa présentation biaisée des faits, de se soustraire à la peine qu’il mérite ?

22 Sans doute la liste des proverbes dissimulés dans le poème pourrait-elle être encore allongée [38] ; mais l’essentiel consiste en ce que tous accusent le peintre, malgré les bonnes intentions qu’affiche sa version des faits, et son mépris des superstitions. Aussi ne serait-il peut-être pas hors de propos d’appliquer à toute cette histoire, comme à la personne de la mère de l’enfant, et plus encore à celle du peintre, cette autre expression proverbiale : « elle n’est si fine que la corde n’y apparaisse, se dit d’une personne dont on soupçonne les mauvaises intentions malgré sa finesse habituelle [39] » ? Faut-il aller jusqu’à prêter au peintre de « mauvaises intentions » à l’égard de l’enfant ? Parce que le bout de corde accroché à l’armoire est dit « long », citons un dernier proverbe : « à longue corde tire, qui d’autrui mort désire [40] », dont l’inscription dans le récit aggraverait sensiblement le cas du peintre, en lui prêtant, si ce n’est une intention homicide, du moins une certaine satisfaction de la mort de l’enfant qui viendrait combler ses vœux secrets. La fin du récit permet d’émettre une hypothèse terrifiante. Une fois la mère sortie, le peintre se met au travail :

23

Enfin ! enfin ! tout était accompli. Il ne me restait plus qu’à me remettre au travail, plus vivement encore que d’habitude, pour chasser peu à peu ce petit cadavre qui hantait les replis de mon cerveau, et dont le fantôme me fatiguait de ses grands yeux fixes.

24 Que le peintre se remette si vite au travail peut surprendre et, plus encore, qu’il reste à travailler en présence du petit corps « étendu sur [son] divan ». S’agit-il de s’occuper pour « chasser » de son esprit le souvenir de l’enfant et de sa fin tragique ? L’hypallage qu’on relève entre les mots « cadavre » et « fantôme » (le premier étant sujet du verbe « hanter » pour lequel « fantôme » serait plus attendu), intrigue et invite le lecteur à procéder à une permutation des termes : si c’est le cadavre de l’enfant qui « de ses grands yeux fixes » fatigue le peintre, c’est que celui-ci, en travaillant, l’observe. Qu’est-ce à dire, sinon qu’il est en train de peindre l’enfant mort qui lui sert une dernière fois ici de modèle [41] ? Voilà qui explique son ardeur au travail, la toile devant être achevée au plus vite avant l’enlèvement du corps ; voilà qui explique rétrospectivement son indifférence aux risques que faisait courir à l’enfant sa consommation « immodérée » de plomb, dont il espérait peut-être bien qu’elle s’avèrerait mortelle ; ainsi s’explique enfin l’isotopie chrétienne qui parcourt l’ensemble du récit et ressurgit ici dans l’écho au cri du Christ en croix : en appliquant à la mort de l’enfant les mots qui sont ceux de la Passion du Christ, le peintre révélait à quel emploi il entendait destiner son cadavre. Quelle toile en effet projette-t-il de peindre pour laquelle il se réjouirait d’étudier un corps mort, si ce n’est celle à laquelle travaillait Manet à cette date, à savoir « Le Christ mort et les anges [42] » ? Car cette toile, Baudelaire la désignait sous un autre titre : « Christ ressuscitant, assisté par les anges [43] ». Ainsi s’achève le cycle des tableaux pour lesquels l’enfant a pris la pose : après qu’il a porté « la Couronne d’Épines et les Clous de la Passion », après qu’il a lui-même mimé par son suicide la mort du Christ, la tête « penchée convulsivement sur l’épaule », puis la Descente de Croix, quand, pour « le dépendre », « il fallait le soutenir tout entier avec un bras », puis « l’ensevelissement » quand on déshabilla le corps, c’est maintenant à une Résurrection que l’emploie le peintre qui peut alors prétendre « chasser ce petit cadavre » puisque « peu à peu », c’est-à-dire par touches successives portées sur sa toile, il lui rend la Vie.

UNE « COMBINAISON » MYSTIFICATRICE

25 Ce jeu sur les proverbes est une nouvelle manifestation de l’intérêt que Baudelaire portait aux lieux communs – « profondeur immense de pensée dans les locutions vulgaires, trous creusés par des générations de fourmis [44] » – et dont témoignent d’autres poèmes du Spleen de Paris, où, comme ici, « la mise en récit du cliché consiste à le littéraliser, à incarner toute la part de “fantastique réel” qu’il recèle. [...] Tout se passe comme si le proverbe acquérait un pouvoir performatif [45] ». Parce que seule pouvait permettre ce jeu l’invention de circonstances qui sont autant de distorsions du réel, la mise au jour de ces proverbes interdit de considérer le poème comme un document véridique dont les informations seraient au dessus de tout soupçon. La vérité du poème est tout autre, et procède de l’imagination du poète.

26 Toutefois, dans le cas particulier de « La corde », on peut se demander si l’idée de ce jeu sur les proverbes n’a pas été inspirée à Baudelaire par un étonnant fait divers, rapporté par la Revue de thérapeutique médico-chirurgicale de 1860, sous le titre « prime au suicide » : il y est question d’une dame charitable, et passionnée de livres, qu’on trouva pendue à son domicile.

27

Elle a expliqué, dans un écrit dont voici le texte, les singulières causes de son suicide :
« Je suis dégoûtée de la vie ; je me décide à en finir avec elle, et, comme dit le proverbe : Aussitôt pris, aussitôt pendu, c’est-à-dire que je vais immédiatement exécuter la résolution que je viens de prendre à l’instant. Je ne ferai pas mentir ce proverbe, qui est une allusion et qui doit son origine à la fin tragique de trois membres du Parlement : Brisson, Larcher et Tardif, qui, dans le temps de la Ligue, furent arrêtés à neuf heures, par ordre des Seize, confessés à dix et pendus à onze, le 16 novembre 1591.
Il faut que j’avoue, du reste, que j’ai toujours eu une grande prédilection pour les pendus. On trouvera dans le premier casier de ma bibliothèque un livre manuscrit que j’ai fait. C’est l’histoire de tous les pendus célèbres. J’ai recueilli aussi dans un autre manuscrit tous les proverbes et bons ou mauvais mots se rattachant aux pendus [...].
Je désire que la corde qui me servira soit partagée entre les voisins qui occupent les deux maisons mitoyennes de la mienne ; que tout ce que je possède soit réalisé ; que, sur la somme à en provenir, une pension viagère de mille francs par an soit faite à ma vieille domestique, et que le reste de mon héritage soit placé de façon à être partagé en dix parts égales, pour être distribué aux dix premières familles pauvres, dont un des membres, père, mère, fils, fille, frère ou sœur, se sera pendu à partir du jour de mon décès [46]. »

28 La rapidité du passage à l’acte, illustrant la formule déjà mentionnée Aussitôt pris, aussitôt pendu, le recueil de proverbes sur les pendus, le projet enfin de partager la corde entre les voisins : les rencontres entre le récit de ce fait divers et le poème en prose semblent trop nombreuses pour relever du hasard. Aussi est-il fort probable que Baudelaire se soit inspiré pour l’écriture de « La corde » non pas d’un mais de deux faits divers, le suicide du jeune Alexandre et celui de cette dame aussi charitable qu’originale, ces deux histoires ayant été « combinées [47] » dans un esprit de mystification qui se sera donc exercé ici de multiples manières, dans l’énigme policière, le calembour implicite et le jeu des proverbes, lesquelles ne sont peut-être que quelques facettes parmi d’autres, d’une écriture du piège. Au moins perçoit-on désormais toute l’ironie du préambule de « La corde » dans lequel le peintre décrit le processus de la démystification, lequel pourrait bien figurer, au-delà de l’expérience relatée par le narrateur, une certaine conception de la lecture :

29

Les illusions, me disait mon ami, sont aussi innombrables peut-être que les rapports des hommes entre eux, ou des hommes avec les choses. Et quand l’illusion disparaît, c’est-à-dire quand nous voyons l’être ou le fait, tel qu’il existe en dehors de nous, nous éprouvons un bizarre sentiment, compliqué moitié de regret pour le fantôme disparu, moitié de surprise agréable devant la nouveauté, devant le fait réel. [...] Écoutez cette petite histoire, où j’ai été singulièrement mystifié par l’illusion la plus naturelle.

30 Comme le peintre a été mystifié par l’illusion d’un amour maternel en cette mère venue quérir la précieuse corde de son fils, le lecteur a pu à son tour se laisser séduire un temps par le récit de ce suicide, malheureux accident ayant mis à l’épreuve la générosité du peintre. Mais l’illusion n’a pas duré : le peintre, grâce à la lecture des lettres des voisins, a découvert la vérité, celle d’une femme intéressée ; et le lecteur, après une lecture attentive du poème, et des poèmes voisins, a démasqué le peintre égoïste et finalement coupable. Regrette-t-il d’avoir vu disparaître les valeurs de générosité, d’abnégation, de philanthropie que semblait célébrer le récit ? L’emporte sans nul doute la « surprise agréable » d’avoir compris, à défaut du « fait réel », la « nouveauté » d’une entreprise poétique essentiellement mystificatrice. Peut-être est-ce là d’ailleurs le sens à donner à la dédicace du poème « À Édouard Manet » : ne s’accorde-t-on pas à reconnaître aujourd’hui dans les toiles de Manet des « tableaux à secrets [48] » ? Entre ces deux « peintres de la vie moderne », les affinités esthétiques ne comprenaient-elles pas un même goût du mystère en art ? À celui qui fit de ses tableaux des énigmes picturales, Baudelaire offrait, dans « La corde », une énigme poétique. Dans la dédicace à Édouard Manet se devinerait alors, en partie masquée par l’identification du dédicataire avec le narrateur coupable, la reconnaissance d’une fraternité poétique.


Date de mise en ligne : 08/10/2012

https://doi.org/10.3917/rom.157.0101

Notes

  • [1]
    Charles BAUDELAIRE, « Mademoiselle Bistouri », Le Spleen de Paris. Petits poèmes en prose, Jean-Luc STEINMETZ (éd.), Paris, Livre de Poche « Classiques », 2003, p. 200.
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    « Les Veuves », ibid., p. 93.
  • [4]
    Voir en particulier Patrick LABARTHE, Petits poèmes en prose. Le Spleen de Paris de Charles Baudelaire, Paris, Gallimard, « Foliothèque », 2000, p. 58-63 et p. 127-9 ainsi que Baudelaire et la tradition de l’allégorie, Droz, 1999, p. 340-2, et Steve MURPHY, Logiques du dernier Baudelaire. Lectures du Spleen de Paris, Paris, Champion Classiques, 2007, p. 551-614, dont la lecture a suscité la présente étude.
  • [5]
    Plusieurs témoignages du temps rapportent ce fait divers (voir Steve MURPHY, ouvr. cité, p. 565- 566) ; le récit de Baudelaire est le plus développé et comporte des détails qu’aucun autre n’atteste. Aussi est-il souvent utilisé par les biographes de Manet comme un document. Or non seulement le poème nous paraît avoir inspiré l’un au moins de ces témoignages (voir n. 14), mais nous démontrerons ici qu’il ne peut être considéré comme un document fiable.
  • [6]
    Nous adopterons pour cette étude le texte de la première version publiée par Baudelaire, celle parue dans le Figaro du 7 février 1864, et reproduite par Jean-Luc STEINMETZ, ouvr. cité, p. 153-158. L’interprétation de la dédicace comme geste ambivalent, à la fois déférent et critique, semble corroborée par ce compliment lui-même ambigu de Baudelaire à Manet, dans une lettre datée du 11 mai 1865 : « Je vous dirai que ces hommes [Chateaubriand, Wagner] sont des modèles, chacun dans son genre, et dans un monde très riche et que vous, vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art » (Correspondance, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, t. II, p. 497).
  • [7]
    Voir Pierre PACHET, Le Premier Venu, Denoël, 1976, p. 193-4.
  • [8]
    « Le joujou du pauvre », Le Spleen de Paris, p. 113.
  • [9]
    Steve MURPHY, ouvr. cité, p. 581.
  • [10]
    Jules PELOUZE et Edmond FRÉMY, Traité de chimie générale, Paris, deuxième édition, 1854, t. III, p. 126.
  • [11]
    L. MALAPEYRE, Le Technologiste ou Archives des progrès de l’Industrie française et étrangère, Paris, 1841, t. II, p. 107. Si diverses fabriques de céruse se trouvent à Paris, la plus importante est l’usine de Clichy qui obtient, grâce à un procédé de fabrication nouveau, une céruse plus blanche, dit-on, que celle obtenue selon la méthode traditionnelle. Cette usine allait être bientôt connue pour une autre raison que la qualité exceptionnelle de sa céruse : le nombre également exceptionnel de ses ouvriers atteints de saturnisme (voir Laurence LESTEL, « La production de céruse en France au XIXe siècle : évolution d’une industrie dangereuse », Techniques et Culture [en ligne], 38, 2002, mis en ligne le 10 février 2006).
  • [12]
    Dictionnaire pittoresque d’Histoire naturelle et des phénomènes de la nature, Paris, 1839, t. IX, p. 209.
  • [13]
    Jacques-Philippe LEBAS, Pharmacie vétérinaire, chimique, théorique et pratique, Paris, 1823, p. 6. C’est nous qui soulignons.
  • [14]
    Dictionnaire universel théorique et pratique du commerce et de la navigation, Paris, 1859, p. 13 (art. « acétates de plomb »).
  • [15]
    Ainsi le récit de Moreau-Nélaton s’avère inspiré par la lecture du poème de Baudelaire dont il n’a pas su déchiffrer l’énigme : reprenant l’information qu’il a cru y trouver concernant la consommation immodérée de sucre par l’enfant, il écrit que Manet le trouva « un beau matin une corde au cou et un sucre d’orge entre les dents ». Le détail du sucre d’orge relève d’une lecture naïve du poème.
  • [16]
    « Le troisième ordre, celui des métaux oxydables, mais non réductibles immédiatement est formé de dix-huit genres : le plomb, le nickel, le cuivre, le fer » etc. Dictionnaire pittoresque d’histoire naturelle et des phénomènes de la nature, Paris, 1837, t. 5, p. 302. Voir aussi le Traité de minéralogie de René Just HAÜY, Paris, 1801.
  • [17]
    Voir, par exemple, Pierre LAROUSSE, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris 1866- 1876, art. « plomb ». Le sucre et l’extrait de Saturne sont même considérés comme un « poison » susceptible d’être utilisé pour un homicide dans Joseph BRIAND, Manuel complet de médecine légale, Paris, 1863, p. 471, n. 2.
  • [18]
    Ernest ENDRÈS, Manuel du conducteur des ponts et chaussées d’après le dernier programme officiel des examens, 1860, 3e éd., t. II, p. 228.
  • [19]
    Voir Jean-Luc STEINMETZ dans Charles BAUDELAIRE, Le Spleen de Paris, ouvr. cité, p. 156, n. 1.
  • [20]
    Selon Louis TANQUEREL DES PLANCHES, dans le Traité des maladies de plomb ou saturnines, Paris, 1839, t. 2, p. 21. Ces deux symptômes du saturnisme oculaire – « dilatation et immobilité des pupilles » – sont aussi mentionnés par Charles DEVAL, Traité théorique et pratique des maladies des yeux, Paris, 1862, p. 723.
  • [21]
    « Ses contes sont presque toujours des récits ou des manuscrits du principal personnage » (Charles BAUDELAIRE, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, t. II, p. 282).
  • [22]
    La manière de ce déchiffrement rappelle celle que Baudelaire prête à Dupin, le personnage d’Edgar Poe : « Entre une parole et une autre, entre deux idées tout à fait étrangères en apparence, il peut rétablir toute la série intermédiaire, et combler aux yeux éblouis la lacune des idées non exprimées et presque inconscientes » (ibid., p. 276, à propos de « Double assassinat dans la rue Morgue »).
  • [23]
    A été également conservée une estampe L’Enfant et le chien (1861).
  • [24]
    Philippe BONNEFIS, Mesures de l’ombre, Lille, Presses universitaires de Lille, 1987, p. 131.
  • [25]
    Se voit ainsi confirmée l’intuition de Steve Murphy, s’interrogeant à propos d’un possible lien entre le sujet du tableau de Manet et la gourmandise de l’enfant de « La corde » (ouvr. cité, p. 567, n. 15).
  • [26]
    « Le mauvais vitrier », Le Spleen de Paris, p. 80.
  • [27]
    Écho au sous-titre de l’article d’Almuth GRÉSILLON et Dominique MAINGUENEAU, « Polyphonie, proverbe et détournement, ou un proverbe peut en cacher un autre », Langages, Année 1984, vol. 19, p. 112- 125.
  • [28]
    Voir, par exemple, Pierre-Alexandre GRATET-DUPLESSIS, Petite encyclopédie des proverbes français, Paris, Passard, 1860, p. 196.
  • [29]
    Voir Steve MURPHY, ouvr. cité, p. 582 et sq.
  • [30]
    Pierre LAROUSSE, ouvr. cité, art. « corde ».
  • [31]
    Dictionnaire de l’Académie française, art. « pendu ».
  • [32]
    Pierre LAROUSSE, art. cité.
  • [33]
    François GENIN, Récréations philologiques, ou recueil de notes pour servir à l’histoire des mots de la langue française, Paris, 1856, t. 1, p. 123. Sont rapportées dans cet ouvrage les origines du préjugé et sa formulation en proverbe (« car on seult dire en reprouvier/qui le pendu dépendera/dessus son col le faix cherra »). La Revue médicale se fait également l’écho de ce préjugé (voir Revue médicale française et étrangère : journal des progrès de la médecine hippocratique, 1854, vol. 4, p. 298-9). C’est ce même geste (couper la corde) qui aurait valu à Calas d’être décrété coupable de la mort de son fils, si l’on en croit le récit de Donat Calas dans une lettre à sa mère (cité par Ambroise TARDIEU dans Étude médico-légale sur la pendaison, la strangulation et la suffocation, Paris, Baillère, 1870, p. 70).
  • [34]
    « Sentir la corde, être fort suspect, avoir une apparence bien criminelle » (Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, art. « corde »).
  • [35]
    Patrick LABARTHE, ouvr. cité, p. 60.
  • [36]
    Dictionnaire de la conversation et de la lecture, Paris, 1853, 2nde édition, t. 6, p. 50.
  • [37]
    Dictionnaire de l’Académie, art. « corde ». Dans ce geste de jeter les instruments de la mort par la fenêtre, S. Murphy voyait déjà « un désir criminel de détruire les preuves » (ouvr. cité, p. 598).
  • [38]
    La métamorphose de la mère que la nouvelle de la mort de son fils laisse « impassible » mais que transporte la vue de la précieuse corde, ne suggère-t-elle pas que le peintre a su toucher la corde sensible de cette mère dénaturée (« Toucher la corde sensible, c’est parler de ce qui intéresse le plus vivement une personne, de ce qui lui fait le plus de peine ou de plaisir », Dictionnaire de la conversation et de la lecture, p. 501) ? Le choix des deux homéotéleutes « impassible »/ « irrésistible » pour décrire les états successifs de la mère pourrait s’expliquer par la volonté de provoquer en l’esprit du lecteur la réminiscence de cet autre adjectif en -ible contenu dans l’expression, à savoir « sensible ».
  • [39]
    Petite encyclopédie des proverbes français, p. 196.
  • [40]
    Adrien Jean Victor LE ROUX DE LINCY, Le Livre des Proverbes français, Paris, Paulin, 1842, p. 164.
  • [41]
    Sans doute avait-il commencé avant l’arrivée de la mère, puisqu’à son départ il dit s’y « remettre ». Ainsi s’éclaire le sens qu’il convient de donner aux « derniers préparatifs » qu’a interrompus la visite de la mère : ces préparatifs, c’est la mise en scène de son sujet. On songe ici au roman de Zola, L’Œuvre (1886) dont le héros, le peintre Claude Lantier, oublie sa peine en peignant le cadavre de son fils.
  • [42]
    On sait que le projet de ce tableau existait dès novembre 1863 ; en mars 1864, Baudelaire le recommande au responsable du Salon du Louvre ; en avril, il écrit à Manet au sujet de l’emplacement du coup de lance que le peintre a reproduit au côté gauche du Christ, et non à droite comme le veut la tradition (voir Correspondance, t. II, p. 351-2).
  • [43]
    Ibid.
  • [44]
    Charles BAUDELAIRE, Œuvres complètes, t. I, p. 650.
  • [45]
    Patrick LABARTHE, ouvr. cité, p. 139.
  • [46]
    Revue de thérapeutique médico-chirurgicale, Paris, 1860, p. 363.
  • [47]
    Allusion à une formule du « Mauvais vitrier », par laquelle le poète attire l’attention de son lecteur sur l’entreprise mystificatrice dont relève Le Spleen de Paris. On pourrait également rapprocher le jeu de Baudelaire sur les proverbes d’une historiette parue dans Le Monde illustré de 1858, et consacrée à un auteur dramatique qui trouve le succès après s’être procuré une corde de pendu : l’auteur de l’article multiplie les expressions de la langue courante contenant les mots corde ou ficelle, sans lien toutefois avec la thématique de la pendaison (voir Le Monde illustré, Paris, 1858, t. 3, p. 3).
  • [48]
    « Chez Manet, le premier sentiment de réalisme cru s’associe à une zone d’ombre plus énigmatique [...]. C’est là toute la poésie de Manet : il y a toujours une dimension qu’on ne peut expliquer. Une manière de nous rappeler que notre rapport au réel est toujours frappé d’incertitude et de virtualité » (Stéphane GUÉGUAN cité dans Le Figaro hors série, « Manet un certain regard », mars 2011, p. 54. Voir aussi le Catalogue de l’exposition Manet, inventeur du Moderne).

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