Romantisme 2012/2 n°156

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Article de revue

Érik Satie, Uspud, et la mystification au service de l'art

Pages 101 à 110

Notes

  • [1]
    Cette date est sans doute, comme le dit Ornella VOLTA, approximative. Voir son remarquable article « Le rideau se lève sur un os », Revue internationale de musique française, t. 8, n° 23, novembre 1987, p. 7-98, [p. 54].
  • [2]
    Voir « Le rideau se lève sur un os », art. cité, p. 54-79.
  • [3]
    Érik SATIE et J.-P. CONTAMINE DE LATOUR, Uspud, ballet chrétien en trois actes, dans Érik SATIE, Intégrale des œuvres pour piano publiées aux éditions Salabert, Paris, Salabert, 1989, p. 77-90.
  • [4]
    Voir « Le rideau se lève sur un os », art. cité, p. 66, mais aussi, Steven Moore WHITING, Satie the Bohemian : From Cabaret to Concert Hall, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 156-61.
  • [5]
    Stéphane MALLARMÉ, « Hamlet », dans Œuvres complètes, Bertrand MARCHAL (éd.), t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 168.
  • [6]
    Voir « Le rideau se lève sur un os », art. cité, p. 66, et Satie the Bohemian, ouvr. cité, p. 71 et p. 156.
  • [7]
    Uspud, p. 82-3.
  • [8]
    Uspud, p. 87.
  • [9]
    Uspud, p. 77. Ce thème est reproduit à la fin de l’article.
  • [10]
    Volta et Whiting suggèrent que les indications « flûtes », « harpes », ou « quatuor », qui figurent sur la partition, renvoient plutôt à des registres d’harmonium ; cette hypothèse semble probable. Voir Satie the Bohemian, ouvr. cité, p. 159, et « Le rideau se lève sur un os », art. cité, p. 66.
  • [11]
    Uspud, p. 81.
  • [12]
    Le meilleur historique de cette polémique reste sans doute L’Idée de la musique absolue de Carl DAHLHAUS, Martin KALTENECKER (trad.), Genève, Contrechamps, 1997.
  • [13]
    Voir Érik Satie, Correspondance presque complète, Ornella VOLTA (éd.), Paris, Fayard/IMEC, 2000, p. 55-59.
  • [14]
    Voir Satie the Bohemian, ouvr. cité, p. 59-171.
  • [15]
    Ibid., p. 153.
  • [16]
    Gustave DORET, Temps et contretemps, Fribourg, Librairie de l’Université, 1942, p. 98.
  • [17]
    Temps et contretemps, ouvr. cité, p. 234.
  • [18]
    Correspondance presque complète, ouvr. cité, p. 696.
  • [19]
    Ibid., p. 36.
  • [20]
    Ibid., p. 695.
  • [21]
    Érik SATIE, Écrits, Ornella VOLTA (éd.), Paris, Éditions Champ libre, 1981, p. 66.
  • [22]
    Correspondance presque complète, ouvr. cité, p. 37.
  • [23]
    Ibid., p. 936.
  • [24]
    C’est ainsi que Satie désigne ceux pour qui l’art peut être policé, qu’ils soient critiques, professeurs, administrateurs, ou compositeurs. Le contraire du compositeur « pion », c’est le compositeur « poète » dont le type est Debussy (voir Écrits, p. 45).

1Le talent le plus incontestable d’Érik Satie était de brouiller les frontières, de rendre délicieusement instables les catégories et de miner les définitions. Il avait pour cela un génie que personne n’a sans doute jamais égalé, pas même son ami Tristan Tzara. La mystification n’y échappa pas ; en effet, on peut dire que Satie sut mystifier la mystification.

2 Quels sont les critères essentiels, les conditions à remplir, pour qu’il y ait mystification ? Faut-il qu’il y ait des mystifiés ? À défaut, faut-il que le mystificateur ait l’intention de mystifier ? Nous verrons qu’Uspud, ballet chrétien, que Satie écrivit en 1892 avec le concours, pour le livret, de son ami Contamine de Latour, ne semble d’emblée remplir aucune de ces conditions. Et pourtant, l’œuvre a bien été reçue comme une mystification. Pourquoi ? Comment ? Afin de répondre, il faut replacer Uspud dans un contexte double : celui de l’esthétique de Satie, et celui de l’histoire de sa composition, de sa présentation, et de sa réception dans son époque. Il faut dire que cette histoire a sans doute eu plus de retentissement, en 1892, que le ballet lui-même. Car Uspud ne fut jamais joué sur scène, sous forme de ballet, du vivant de Satie ; et cependant, comme Satie l’indiqua sur la brochure qu’il fit imprimer en 1893, le ballet avait bien été « présenté le 20 décembre [1] au Théâtre National de l’Opéra de Paris ».

3 Ornella Volta raconte avec une clarté admirable ce que nous savons des diverses versions d’Uspud, tant manuscrites qu’imprimées, que Satie et Contamine de Latour produisirent entre 1892 et 1895 [2]. L’édition Salabert [3] reproduit pour l’essentiel le second manuscrit de Satie, celui qui fut, en effet, « présenté » à l’Opéra de Paris en 1892. Il est clair, à la lecture de cette partition, qu’Uspud est totalement impropre à la représentation sous forme de ballet, tel que ce mot pouvait se comprendre à l’époque. Comme on l’a remarqué [4], l’œuvre semble parodier la Tentation de saint Antoine de Flaubert tant par son sujet que par les parades de monstres et de religieux étranges qu’il fait passer devant nos yeux. L’œuvre de Flaubert se présente sous forme de drame, mais il est évident qu’elle ne se destine pas au théâtre, et Flaubert n’a jamais essayé de la faire jouer, – ce qui était sans doute tout à fait répandu à l’époque, puisque, depuis le Second Faust de Goethe, les « drames philosophiques » se destinant d’emblée au « seul théâtre de notre esprit [5] » faisaient bien partie du paysage littéraire. Comme le signalent Ornella Volta et Steven Moore Whiting, c’est uniquement sous forme d’adaptation que la Tentation fut montée sur scène à l’époque, aussi bien au théâtre d’ombres qu’au ballet [6]. Uspud semble appartenir à cette tradition, du moins sur le mode de la parodie.

USPUD , BALLET IMPROPRE AU BALLET

4 En effet, comment présenter Uspud sur une scène de ballet ? Hormis Uspud lui-même, qui en est le « personnage unique », le livret ne met en scène (si l’on peut dire) que des « spiritualités » :

5

Des démons surgissent et disparaissent aussitôt ;
ils affectent la forme d’hommes contrefaits, avec des têtes d’animaux : chien, chacal, tortue, chèvre, poisson, lynx, tigre-loup, bœuf, bécasse de mer, licorne, mouton, antilope, fourmi, araignée, gnon, serpent, agouti, bouc bleu, babouin, cuculu, crabe, albatros, pâcre, autruche, taupe, secrétaire, vieux taureau, chenille rouge, bonti, pagos, sanglier, crocodile, bufle [sic], etc...
Uspud effrayé veut s’enfuir, mais les démons l’entourent et le tiraillent en tous sens ; il cherche à se broyer la tête contre les murs ; les murs reculent et suintent le sang.
Dans l’air Uspud voit la vision d’un tribunal païen, devant lequel on torture les victimes [7].

6 Proposer cela à un producteur de ballet devait sembler tenir, en 1892, de la mystification – même à supposer que l’on sache ce qu’est un gnon, un cuculu ou un pâcre. Certains des saints qui défilent au troisième acte sont tout aussi inconnus de la science :

7

Saint Cléophème, crache ses dents dans sa main ; Sainte Micamar, les yeux dans un plateau ; le bienheureux Marconir, les jambes calcinées ; Saint Induciomare, le corps percé de flèches ; Saint Chasselaigre, confesseur, en robe violette ; Sainte Lumore, avec un glaive ; Saint Gébu, avec ses tenailles rougies ; Sainte Glunde, avec une roue ; Saint Krenon, avec un mouton ; Saint Japuis, le front ouvert et des colombes s’en échappent ; Sainte Umbeuse, filant de la laine ; le bienheureux Melon, l’estropié ; Saint Véquin, l’écorché ;... Sainte Purine-la-Déchaussée ; Saint Plau, moîne prêcheur ; Sainte Benu, avec une hache ; etc.. Leurs voix appellent Uspud au martyre [8].

8 N’est-il pas évident que tout le sel de cette énumération tient dans la langue, et qu’elle se moque d’avance de toute tentative de réalisation visuelle ou musicale ? Or, le ballet, du moins au XIXe siècle, refuse la parole en tant que telle. Le rôle du livret, dans le ballet, c’est de se laisser traduire, de servir de point de départ à une traduction en musique et en chorégraphie. La parole n’a droit de cité que dans la mesure où la musique ou la danse l’exprime, la réalise, se laisse inspirer par elle. C’est ce que la partition de Satie refuse de faire.

9 Uspud préfigure les morceaux pour piano que Satie allait écrire dans sa « période humoristique », notamment dans les années 1912 à 1914, tels les Véritables préludes flasques (pour un chien), les Descriptions automatiques, les Embryons desséchés, ou encore les Chapitres tournés en tous sens, dans la mesure où les paroles qui figurent sur la partition n’ont que rarement un lien évident avec la musique qui les accompagne. Au contraire, Satie semble souvent se moquer de nous par son refus d’exprimer dans sa musique le sens des paroles. Les mots « un coup de tonnerre formidable retentit » sont accompagnés, dans la partition d’Uspud, d’une reprise pianissimo du doux et rêveur thème principal, joué à l’unisson [9], « très lent », par les flûtes [10]. Lorsque le livret signale une « grande convulsion de la nature », le même thème revient, piano, toujours « très lent », cette fois sur les harpes [11]. Il est vrai que les mots « Sonnerie de trompettes » sont bientôt suivis par un nouveau thème dont le rythme pourrait rappeler celui d’une fanfare ; mais ce thème est joué piano, toujours « très lent », par les flûtes, et lorsqu’il revient (peu à peu transformé) par la suite, c’est sans lien aucun avec trompettes ou fanfares. Il est vrai qu’en 1892, la polémique autour de la notion de « musique absolue [12] » aidant, un compositeur de musique se voulant pure pouvait revendiquer, en principe, une certaine indépendance de sa musique par rapport aux paroles. Mais le public du ballet, bien différent en cela du public des concerts symphoniques, n’acceptait pas cette indépendance des paroles. Pour lui, un livret que la musique refusait de suivre n’avait pas lieu d’être.

10 Même si on pouvait se résoudre à lui pardonner ce manque de rapport avec le livret, la partition de Satie reste en elle-même, au regard des conventions de l’époque, totalement impropre au ballet. Satie se passe bien souvent (notamment dans le thème principal du ballet, énoncé au début et repris à la fin) non seulement de barres de mesure, mais de rythme conventionnel, et de toute tonalité au sens traditionnel ; et du début à la fin, le mouvement indiqué est soit « lent », soit « très lent ». Or, quel chorégraphe, quel public de ballet, quels danseurs du XIXe siècle auraient supporté une telle absence d’entrain musical, de mélodies carrées, de rythmes dansants ? Au théâtre, en 1892, un public d’avant-garde était en train de naître, capable de goûter de telles provocations au nom de la liberté de l’art. Satie connaissait ce public, et allait bientôt s’amuser à le mystifier, lorsqu’en 1895, il lança, au nom de l’Église Métropolitaine d’Art de Jésus Conducteur, des anathèmes contre Lugné-Poe et son Théâtre de l’Œuvre [13]. Mais un tel public n’existait pas pour le ballet. Car le ballet supposait des moyens dont ne disposait pas le théâtre expérimental de l’époque. En donnant à Uspud le sous-titre « ballet chrétien », Satie et Contamine de Latour semblaient donc le destiner à une scène qui ne pouvait que le refuser. C’est bien ce qui se passa, conformément, sans doute, à leur attente. Aussi peut-on dire qu’ils composèrent l’œuvre pour ne pas être jouée, et que cela devait être évident dès sa conception.

USPUD AU CABARET, AU SALON, ET À L’OPÉRA

11 La description la plus complète que nous ayons de la vie, des activités, et du milieu de Satie au cours de ses années montmartroises reste celle de Steven Moore Whiting [14]. Selon Whiting, la composition d’Uspud fut bien un « hoax », une mystification [15]. Mais qui devait-elle mystifier ? À cette question, on pourrait risquer deux réponses.

12 Le premier public d’Uspud, sans doute le seul à entendre la musique de Satie à l’époque, fut celui des amis de Satie et des habitués de l’Auberge du Clou à Montmartre. Nous disposons de deux récits, rédigés par des amis de Satie après sa mort, narrant des auditions d’Uspud. Gustave Doret était surtout connu à l’époque comme chef d’orchestre (il devait diriger, quelques années plus tard, les premières représentations des deux Gymnopédies de Satie que Debussy avait orchestrées) ; mais il allait bientôt se faire également connaître comme compositeur. Une quarantaine d’années plus tard, il s’est souvenu de l’époque, vers 1894, où ses amis musiciens (dont Debussy et Dukas) se réunissaient chez lui, à Paris, le lundi soir :

13

C’est dans ce cadre que naquirent parfois spontanément les productions ironiques et bouffonnes de notre ami Érik Satie, lesquelles furent plus tard prises très au sérieux par un public spécial de snobs et par des éditeurs habiles !
Il me souvient d’un court ballet intitulé Sainte-Uspude (sic) dont il nous retraçait l’argument à mesure que la musique se déroulait au piano. À la scène finale, la sainte crachait ses dents et expirait ! Le comique de Satie était irrésistible ; sa musique était extrêmement variée. Pince-sans-rire exceptionnel, il aurait ressuscité un mort par ses extraordinaires productions. Nos rires étaient aussi spontanés qu’éclatants. Dans quelle joyeuse insouciance nous vivions, réfractaires à tout cabotinage [16] !

14 Ce récit présente bien des divergences avec ce que nous savons d’Uspud par ailleurs. Tout d’abord, en 1894, le ballet existait déjà depuis deux années, et ne pouvait sans doute donc pas naître « spontanément » dans l’appartement de Doret. Le héros du ballet est bien Uspud, masculin, et non « Sainte-Uspude ». Ce n’est pas Uspud qui « crachait ses dents » mais, comme nous l’avons vu, saint Cléophème. Les souvenirs de Doret sont-ils approximatifs, ou Satie a-t-il improvisé, adapté son « ballet » pour le public du salon de Doret ? Bien entendu, il est impossible de le savoir, puisque le récit de Doret est le seul témoignage de cette soirée dont nous disposions. Ce témoignage n’en reste pas moins précieux en ce qu’il nous montre ce que pouvait être, à l’audition d’Uspud, la réaction d’un musicien professionnel, à la carrière établie, se produisant dans les grandes salles de concert de l’époque. Il est évident que Doret ne se considère pas comme mystifié le moins du monde. Pour lui, la « production » de Satie n’a rien d’ambigu dans son statut : elle est « ironique et bouffonne », elle est faite pour faire rire, et elle y réussit. Les mystifiés sont à chercher dans ce « public spécial de snobs » qui prit plus tard « au sérieux » les « productions » de Satie. En effet, pendant la guerre, nous dit Doret, « un grand mouvement international » vint vicier la vie musicale de Paris (pour Doret, toute bonne musique doit appartenir à une tradition nationale ; l’internationalisme a toujours un effet pernicieux). Et il donne comme exemple de ce mouvement (sans le nommer) Parade, créée par les Ballets russes en 1917, musique de Satie, sur un thème de Cocteau et un décor de Picasso.

15

On applaudissait les plus sottes folies, jusqu’au ballet-pantomime d’Érik Satie patronné à Paris au Théâtre du Châtelet par les Ballets russes et leur chef Diaghilew : le grand succès fut pour Satie d’avoir introduit comme instruments d’orchestre, des machines à écrire ! Et ne croyez pas que ce fût un succès d’ironie. Nullement. Toutes les fumisteries de mon ami Érik Satie étaient prises au sérieux. Il fut qualifié de génial. Aussi bien, on nia qu’il pût exister un art national, vieille et ridicule formule [17].

16 Ici encore, Doret (qui n’a jamais vu Parade) soutient que l’art de Satie est essentiellement ironique, et qu’il est snob, voire dangereux pour la nation, de le prendre « au sérieux ». Les amis qui avaient ri franchement en écoutant Uspud dans le salon de Doret ne s’étaient pas trompés. Les snobs qui applaudirent Parade, sans comprendre qu’il eût fallu en rire, s’étaient par contre laissé mystifier par les « fumisteries » de Satie. Si Doret n’a pas qualifié Uspud de « fumisterie », on peut donc penser que c’est parce que personne, parmi ses auditeurs, ne le prit au sérieux, partant personne ne fut mystifié. Mais ces auditeurs ne furent pas les seules personnes auxquelles Satie présenta son ballet. Comme nous l’avons vu, il le porta à l’Opéra. L’y prit-on au sérieux ?

17 L’histoire de la campagne d’Uspud a été racontée par Whiting comme par Ornella Volta, documents à l’appui. Satie a écrit au directeur du Théâtre national de l’Opéra, Eugène Bertrand, en novembre 1892, pour lui demander de prendre connaissance d’Uspud, en vue de le produire à l’Opéra. Nous ne possédons pas cette première lettre, à laquelle Bertrand n’a sans doute pas répondu ; mais nous croyons connaître le contenu de deux autres lettres qu’il envoya par la suite à Bertrand. Car, si les lettres envoyées à Bertrand n’ont pas été préservées, Satie les aurait rédigées en plusieurs exemplaires, pour les distribuer à ses amis de l’Auberge du Clou. Contamine de Latour aurait reçu une de ces copies, et la cite de mémoire, dans un article qu’il publia quelques semaines après la mort de Satie. Voici la première de ces lettres, reproduite dans la Correspondance de Satie, « d’après une reconstitution [18] » par Contamine de Latour :

18

Je ne puis croire que votre silence soit le résultat d’une négligence ou d’un parti pris ; autrement votre attitude appellerait des sanctions. Fonctionnaire chargé de veiller aux intérêts de la Musique, il ne vous est pas permis d’écarter une œuvre sans la connaître.
S’il en était ainsi, je serais dans l’obligeance d’en appeler à Monsieur le Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts et votre persistance à me refuser une réponse prendrait le caractère d’une injure personnelle dont je serais tenu de vous demander réparation par les armes [19].

19 La seconde lettre est plus comminatoire encore. Et voici comment Volta résume les événements qui s’ensuivirent :

20

Sous la menace d’un duel, M. Bertrand avait alors précipitamment convoqué dans son bureau les auteurs d’Uspud pour leur opposer cependant un refus poli.
Le respect des formes étant finalement tout ce qu’il avait souhaité, Satie se prévaudra ensuite de cette convocation pour indiquer, dans la publication qu’il s’empresse de réaliser, que Uspud a été « présenté » (sinon représenté) à l’Opéra de Paris [20].

21 Il est clair que, dans cette histoire, Satie et Contamine de Latour se moquaient de Bertrand, et celui-ci devait bien le savoir. Mais y eut-il mystification ? En un sens, il semblerait que non. Car la mystification ne suppose-t-elle pas qu’il y ait mystère, que quelqu’un soit mystifié, c’est-à-dire trompé, qu’il prenne au sérieux ce qui se veut ironique ou bouffon ? Or, qui aurait pu se tromper, ici, sur les intentions de Satie et de Contamine de Latour ? Ce n’est sans doute pas Bertrand. Il est bien peu probable qu’il ait pris au sérieux la proposition qu’on lui faisait. La vue seule de la partition lui aurait suffi pour voir qu’elle était injouable à l’Opéra ; et avant même de la voir, le ton même des lettres de Satie, le titre de l’ouvrage, le caractère et la vie (relativement connus) du compositeur lui auraient donné la certitude qu’on se moquait de lui en exigeant qu’il prenne cette blague, cette fumisterie, pour une œuvre d’art digne d’être jouée.

22 Mais en fait, c’est précisément là que gisait la mystification. Comme Doret, Bertrand était d’emblée incapable de voir la valeur d’Uspud. Satie, lui, savait qu’il s’agissait d’une œuvre bien plus importante que tout ce que Bertrand voyait habituellement atterrir sur son pupitre. Bertrand a raison de voir dans l’envoi d’Uspud l’intention de se moquer de lui. Mais il s’est également trompé : Satie et Contamine de Latour ont réussi à le mystifier, en ce qu’il n’a dû voir dans Uspud qu’un ouvrage sans valeur, un canular – alors qu’en fait un chef-d’œuvre lui passait sous le nez.

USPUD ET LA POSTÉRITÉ

23 Satie, conforme en cela du moins à la tradition romantique, n’a jamais tout à fait abandonné le principe selon lequel le génie est méconnu par ses contemporains, mais sera reconnu par les générations suivantes :

24

L’apparition d’un nouveau Génie, sur cette Terre, occasionne toujours des « histoires » à n’en plus finir ; & ce ne sont que « radoteries » sans fin à son sujet. C’est à s’en prendre la tête à deux mains !... Tout de suite, ce malheureux « arrivant » vous a un air d’Antéchrist, d’Exterminateur ou de Fou Furieux [...] Remarquez que chez nos bons vieux & regrettés « grands parents » de l’Âge de Pierre, les Génies nouvellement venus n’étaient pas mieux reçus que ne le sont les nôtres à l’heure présente, & il n’était pas rare qu’ils fussent accueillis par un bon coup de dague, en silex, entre les deux épaules... N’est-ce pas une curieuse manière de remercier le Seigneur pour son gracieux « envoi » ? On a beau dire : c’est un peu raide, & ce n’est pas gentil.
Debussy n’a pas échappé à ces inconvénients « spéciaux[21] ».

25 Face à cette hostilité ordinaire, le devoir du compositeur est sans doute de s’assurer de la survie matérielle de l’ouvrage, et d’attendre. Satie a donc fait imprimer Uspud, sous forme de brochure assez luxueuse (avec en couverture un dessin de Suzanne Valadon), et l’a distribué par souscription. À son ami Ernest Le Grand, qui l’aidera dans cette entreprise, et à qui il donnera l’un des deux beaux manuscrits d’Uspud, il écrivit, le 18 décembre 1892 :

26

Bertrand m’a reçu hier
avec de Latour ; cela me fait
croire à la prochaine
apparition Uspud à l’Opéra
pour l’hiver de 1927
ou au plus tard celui
de 1943 [22].

27 Or, la postérité ne lui a-t-elle pas donné raison ? même s’il est vrai, comme le signale Ornella Volta, que les prévisions de Satie étaient un peu optimistes, puisque c’est en 1979 qu’eut lieu la première représentation d’Uspud.

28

Toutefois cela est bien arrivé, sinon au Palais Garnier, tout au moins dans un établissement – l’Opéra-comique – administré, comme celui-ci, par un successeur de monsieur Bertrand, Rolf Liebermann [23].

29 Et il suffit de regarder la partition d’Uspud pour se convaincre que, de tous les manuscrits que Bertrand a pu être amené à juger au cours de sa carrière à l’Opéra, aucun n’aura été porteur d’avenir comme celui-ci. Le thème principal, qui ouvre et qui ferme le ballet, contient en germe toute une esthétique musicale, en avance sur son temps d’une bonne dizaine d’années. Sans barres ni chiffrage de mesure, sans armure à la clef, flottant par-dessus tonalités, modes et rythmes traditionnels, et dégageant un parfum à la fois grec et médiéval, harmonisé par la suite de façon à confirmer la multiplicité de ses attaches et son refus de se conformer aux règles de l’harmonie traditionnelle, il figure avant tout, sans doute, cette étrange liberté de l’art que Satie ne cessera jamais de revendiquer, qui relie un avenir imprévisible à un passé immémorial et insaisissable. Le contraste avec les compositions de Doret est absolu. L’oratorio Les sept paroles du Christ, que Doret composa en 1895, est sans doute aussi traditionnel dans sa notation et dans sa forme qu’Uspud est novateur. Et des deux, c’est Uspud qui a survécu. Qu’en aurait dit Doret ?

30 On sait que l’écrivain ou l’artiste s’oppose souvent à son public et que presque toute innovation artistique ou littéraire est considérée, au moment de sa réception, comme une mystification. À partir du romantisme, toute œuvre artistique ou littéraire ne vaut d’ailleurs que pour sa valeur novatrice. Or, en même temps, la critique et les institutions chargées de juger les œuvres ne peuvent construire leurs jugements que sur la base de la tradition. L’innovation les dépassera toujours. Libre à l’artiste d’espérer un public sensible à ses nouveautés – Satie, par exemple, a souvent su trouver un petit cercle d’âmes sensibles à la beauté de sa musique, parmi lesquelles on trouve, en 1892, Debussy, Contamine de Latour et sans doute d’autres camarades de l’Auberge du Clou. Mais la reconnaissance officielle et l’approbation de la critique ne seront jamais accordées de prime abord qu’aux œuvres vulgaires. En poussant à bout ce raisonnement (et si Satie sait mieux qu’aucun brouiller les catégories et miner les définitions, c’est bien parce qu’il pousse à bout les raisonnements), on arrivera au principe suivant : toute œuvre d’art digne de ce nom sera reçue, lors de sa production, comme une mystification par la critique et par l’administration. Ceci est évidemment une condition nécessaire, mais non suffisante : si toute œuvre d’art est, pour la critique, mystification, toute mystification n’est pas pour autant œuvre d’art. Mais en faisant recevoir son œuvre comme mystification, l’artiste prouve au moins qu’elle remplit cette première condition.

31 Étant donné que la critique, comme toute instance officielle, est incapable d’apprécier l’œuvre d’art, qui peut donc en certifier la qualité, à défaut d’attendre le verdict de la postérité ? La seule réponse rationnelle reste : rien et personne. L’artiste convaincu de son propre génie et conscient du fonctionnement de son art doit en faire acte. Sa conviction est ainsi dépourvue de fondement rationnel – et cependant absolue. Elle se présentera sous forme de mystification dans la mesure où l’artiste demande l’adhésion à sa foi, sans que rien, par définition, ne la justifie. Ceci porte au nombre de trois les indices de la qualité de l’œuvre, au moment de sa composition : l’incompréhension de la critique et de l’administration, la foi de l’artiste et la sympathie des âmes sœurs. Aucune de ces conditions n’est suffisante, et la troisième n’est sans doute même pas nécessaire. Néanmoins, en présentant Uspud à l’Opéra, avec ses amis comme témoins de l’opération, Satie a bien prouvé que son ballet satisfaisait à ces trois conditions.

32 La qualité de l’œuvre n’a jamais été mise en doute par Satie lui-même. Le canular, la fumisterie ou la mystification qui se revendiquent comme tels, sont toujours reçus comme non sérieux dans la mesure où l’on suppose que leur auteur ne croit pas à la valeur de ce qu’il nous propose. Mais Satie ne nous permet jamais de croire qu’il doute lui-même de ce qu’il fait. Il ne supporte pas la critique et préférera, selon toute apparence, la manie égocentrique à l’autocritique. Il voudra que cette même valeur soit reconnue dans l’immédiat par les âmes sœurs, et dans un avenir plus éloigné par la postérité, d’où la rédaction des beaux manuscrits et la publication des brochures. En même temps, et c’est sans doute en cela que l’esthétique de Satie se démarquera de celle d’un Debussy ou d’un Stravinsky, il aura inscrit le drame de la mystification dans l’œuvre même. Comme Mallarmé, et plus tard les dadaïstes, Satie était incapable de créer une œuvre d’art sans se sentir tenu – peut-être par quelque exigence d’honnêteté envers son public – d’y incorporer la démonstration qu’il est pleinement conscient du contexte et des conditions mêmes qui ont mené à sa réalisation. Uspud appartiendra aux âmes sœurs de l’Auberge du Clou par ses références au style du milieu, comme Whiting et Volta l’ont bien démontré. Il fera éclater la confiance de Satie en son génie. En même temps, il sera conçu d’entrée de jeu de telle sorte qu’aucun critique ou administrateur ne puisse le prendre au sérieux comme œuvre d’art.

33 Uspud est donc bien une mystification dans la mesure où il est impossible de le prendre au sérieux, si l’on définit le sérieux par la conformité aux traditions de son époque. Le ballet de Satie et de Contamine est, comme l’a bien vu Doret – et sans doute Bertrand – ironique, dans la mesure où il contient une parodie de toutes les conventions du ballet. Mais cette parodie n’est pas faite uniquement en vue du rire qu’elle provoque. Toute œuvre d’art a une relation paradoxale avec la tradition, avec le corpus des œuvres qui l’ont précédée. Elle relève de la tradition mais en même temps, elle la dépasse, la refuse, se démarque par rapport à elle. Pour tout artiste conscient de cette dynamique, cette double démarche, cet attachement et ce rejet simultanés, se délimite mal de la parodie. L’art, comme la parodie, comme la mystification, se construit sur la base de nos attentes, mais pour nous déstabiliser en nous proposant quelque chose dont la solidité et le sérieux ne se démontrent pas. L’art se distingue cependant de la parodie ou de la mystification, ou plutôt il ajoute à celles-ci une certitude inébranlable de sa valeur intrinsèque et intemporelle.

34 Cette certitude affichée jusqu’au ridicule, imperturbable face à la moquerie, deviendra l’une des marques de fabrique de Satie, dans les années qui suivent Uspud. Cela aussi a pu, et peut encore aujourd’hui, paraître une mystification – ou une provocation. Mais à bien y réfléchir, elle permet en même temps à Uspud d’échapper à la mystification. Le but de Satie n’était pas de tromper ceux qui ne méritaient pas de l’être : c’était de faire voir Uspud pour ce qu’il était. À ses amis (tel Debussy) comme à la postérité, il faisait confiance. Quant à ceux qui avaient l’âme d’un critique ou d’un administrateur, d’un « pion [24] », libre à eux de n’y voir qu’une bouffonnerie, trop transparente, trop peu sérieuse pour mériter l’appellation de mystification. C’est bien en cela qu’ils se sont laissé mystifier.

figure im1


Date de mise en ligne : 07/08/2012

https://doi.org/10.3917/rom.156.0101

Notes

  • [1]
    Cette date est sans doute, comme le dit Ornella VOLTA, approximative. Voir son remarquable article « Le rideau se lève sur un os », Revue internationale de musique française, t. 8, n° 23, novembre 1987, p. 7-98, [p. 54].
  • [2]
    Voir « Le rideau se lève sur un os », art. cité, p. 54-79.
  • [3]
    Érik SATIE et J.-P. CONTAMINE DE LATOUR, Uspud, ballet chrétien en trois actes, dans Érik SATIE, Intégrale des œuvres pour piano publiées aux éditions Salabert, Paris, Salabert, 1989, p. 77-90.
  • [4]
    Voir « Le rideau se lève sur un os », art. cité, p. 66, mais aussi, Steven Moore WHITING, Satie the Bohemian : From Cabaret to Concert Hall, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 156-61.
  • [5]
    Stéphane MALLARMÉ, « Hamlet », dans Œuvres complètes, Bertrand MARCHAL (éd.), t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 168.
  • [6]
    Voir « Le rideau se lève sur un os », art. cité, p. 66, et Satie the Bohemian, ouvr. cité, p. 71 et p. 156.
  • [7]
    Uspud, p. 82-3.
  • [8]
    Uspud, p. 87.
  • [9]
    Uspud, p. 77. Ce thème est reproduit à la fin de l’article.
  • [10]
    Volta et Whiting suggèrent que les indications « flûtes », « harpes », ou « quatuor », qui figurent sur la partition, renvoient plutôt à des registres d’harmonium ; cette hypothèse semble probable. Voir Satie the Bohemian, ouvr. cité, p. 159, et « Le rideau se lève sur un os », art. cité, p. 66.
  • [11]
    Uspud, p. 81.
  • [12]
    Le meilleur historique de cette polémique reste sans doute L’Idée de la musique absolue de Carl DAHLHAUS, Martin KALTENECKER (trad.), Genève, Contrechamps, 1997.
  • [13]
    Voir Érik Satie, Correspondance presque complète, Ornella VOLTA (éd.), Paris, Fayard/IMEC, 2000, p. 55-59.
  • [14]
    Voir Satie the Bohemian, ouvr. cité, p. 59-171.
  • [15]
    Ibid., p. 153.
  • [16]
    Gustave DORET, Temps et contretemps, Fribourg, Librairie de l’Université, 1942, p. 98.
  • [17]
    Temps et contretemps, ouvr. cité, p. 234.
  • [18]
    Correspondance presque complète, ouvr. cité, p. 696.
  • [19]
    Ibid., p. 36.
  • [20]
    Ibid., p. 695.
  • [21]
    Érik SATIE, Écrits, Ornella VOLTA (éd.), Paris, Éditions Champ libre, 1981, p. 66.
  • [22]
    Correspondance presque complète, ouvr. cité, p. 37.
  • [23]
    Ibid., p. 936.
  • [24]
    C’est ainsi que Satie désigne ceux pour qui l’art peut être policé, qu’ils soient critiques, professeurs, administrateurs, ou compositeurs. Le contraire du compositeur « pion », c’est le compositeur « poète » dont le type est Debussy (voir Écrits, p. 45).

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