Notes
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[1]
G. Philippe et J. Piat (éd.), La Langue littéraire, Paris, Fayard, 2009, p. 33.
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[2]
E. & J. de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1989, t. III, p. 87. Goncourt vise tout particulièrement Maupassant dont la prose n’est pas signée.
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[3]
Remy de Gourmont, La Culture des idées, Paris, Mercure de France, 1900, p. 12 : « Avoir un style, c’est parler au milieu de la langue commune un dialecte particulier, unique, inimitable. »
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[4]
Hippolyte Taine, De l’intelligence, Paris, Hachette, 1870, t. II, p. 191.
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[5]
Ibid., t. I, p. 388. On connaît la comparaison célèbre : « De même que le corps vivant est un polypier de cellules mutuellement dépendantes, de même l’esprit agissant est un polypier d’images mutuellement dépendantes, et l’unité, dans l’un comme dans l’autre, n’est qu’une harmonie et un effet » (t. I, p. 138-139).
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[6]
Théodule Ribot, Les Maladies de la personnalité [1884], Paris, Alcan, 1921, p. 13.
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[7]
Ibid., p. 13-14.
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[8]
Ibid., p. 97.
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[9]
Ibid. p. 170-171.
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[10]
Voir Paul Bourget : « C’est la grande découverte de notre critique moderne que cette mise à jour de l’étroite parenté, disons mieux, de l’identité qui existe entre le poète et le poème, l’œuvre et l’artiste » (Essais de psychologie contemporaine, édition d’A. Guyaux, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1993, p. 121). Ce faisant, Bourget s’engage plus avant que le célèbre critique. Il présuppose une sorte d’analogie ou une homologie entre les composants de l’œuvre et les composants de la psyché. Nous y reviendrons plus loin.
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[11]
H. Taine, Histoire de la littérature anglaise, Paris, Hachette, 1863-1864, t. IV, p. 8. Le critique reprend la monographie sur Dickens qui figurait dans Essais de critique et histoire, Paris, Hachette, 1858.
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[12]
Émile Hennequin, La Critique scientifique, Paris, Perrin, 1888, p. 65.
-
[13]
R. de Gourmont, Le Problème du style, Paris, Mercure de France, 1902, p. 107.
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[14]
R. de Gourmont, La Culture des idées, op. cit., p. 12 : « Le style est l’homme même, et l’autre formule de Hello, le style est inviolable, disent une seule chose : le style est aussi personnel que la couleur des yeux ou le son de la voix. »
-
[15]
H. Taine, Les Philosophes français du XIXe siècle, Paris, Hachette, 1857, p. 76.
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[16]
É. Hennequin, La Critique scientifique, op. cit., p. 65-66.
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[17]
P. Bourget, Essais de psychologie contemporaine, op. cit., p. 32.
-
[18]
« Tous les termes par lesquels les hommes ont désigné le phénomène aboutissent par l’étymologie au même sens. – Conception (cum-capere, la chose devenue interne) – représentation (rursus praesens, la chose présente de nouveau, quoiqu’en fait absente). – Idée (eidos, la figure, l’image, le semblant, l’apparence de la chose au lieu de la chose elle-même) », H. Taine, De l’intelligence, op. cit., p. 413.
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[19]
T. Ribot, « M. Taine et sa psychologie », Revue philosophique de la France et de l’étranger, vol. 4, 1877.
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[20]
H. Taine, Histoire de la littérature anglaise, op. cit., t. IV, p. 23.
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[21]
H. Taine, La Fontaine et ses fables [1861], Paris, Hachette, 1911 (19e éd.), p. 290.
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[22]
Voir lettre de Flaubert à Taine, 1er décembre 1866, Correspondance, éd. J. Bruneau, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, t. III, p. 572.
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[23]
P. Bourget, Essais de psychologie contemporaine, op. cit., p. 31.
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[24]
Ibid., p. 82.
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[25]
R. de Gourmont, Le Livre des masques, Paris, Mercure de France, 1896, p. 12.
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[26]
R. de Gourmont, Le Problème du style, op. cit., p. 41.
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[27]
Ibid., p. 36.
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[28]
Ibid., p. 51.
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[29]
H. Taine, Essais de critique et d’histoire, 2e éd., Paris, Hachette, 1866, p. 209.
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[30]
Ibid., p. 207.
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[31]
Ibid., p. 228.
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[32]
Ibid., p. 209.
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[33]
Ibid., p. 328.
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[34]
Ibid., p. 175 : « nos facultés nous mènent ». Voir également, Nouveaux Essais de critique et d’histoire, 1866, p. 80 « Il y a en chacun de nous une certaine habitude qui le mène, […] suggérant ici les images, là-bas la philosophie, plus loin la raillerie, tellement qu’il y tombe toujours, quelqu’ouvrage qu’il fasse, parce que cette nécessité est devenue sa nature et son goût. »
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[35]
Essais de critique et d’histoire, op. cit., p. 325.
-
[36]
H. Taine, La Fontaine et ses fables, op. cit., p. 226.
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[37]
Ibid., p. 248.
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[38]
É. Hennequin, La Critique scientifique, op. cit., p. 70.
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[39]
Ibid., p. 85.
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[40]
En raison de notre objet d’étude, on néglige quasiment l’essentiel des thèses défendues par Hennequin dans La Critique esthétique. « L’esthopsychologie » dont il se réclame (souvent génialement) pourrait se définir comme une sorte de logique des discours. On renvoie à la distinction de trois genres en fonction des effets qu’ils provoquent : les genres fictionnels (roman, récit historique, épopée), les genres didactiques (poème didactique, discours scientifique, critique littéraire), le genre lyrique (caractérisé par son usage des rythmes et des images). On songe encore à la mise en relief de trois styles qui se rencontreraient dans toutes les formes artistiques : le style suggestif (allusif, imagé, tachiste), le style expressif (analytique, prosaïque), le style symbolique (faisant usage d’allégories et de symboles traditionnels). L’esthopsychologie se parachève en une esthétique de la réception, qui analyse la modification des visions du monde suscitée par la lecture d’une œuvre. Hennequin se fonde alors sur la sociologie de Tarde et sur les lois de l’imitation.
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[41]
Voir É. Hennequin, Quelques écrivains français, Paris, Perrin, 1890, p. 145.
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[42]
Adolf Kussmaul, Les Troubles du langage J.-B. Baillière, 1884, préface de Benjamin Ball, p. 12.
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[43]
É. Hennequin, Quelques écrivains français, op. cit., p. 64.
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[44]
Ibid., p. 2-3.
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[45]
Ibid., p. 32.
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[46]
Ibid., p. 12.
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[47]
Ibid., p. 14.
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[48]
Ibid., p. 9.
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[49]
Ibid.
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[50]
Ibid., p. 55.
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[51]
Ibid., p. 62.
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[52]
Ibid., p. 146.
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[53]
Ibid., p. 138.
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[54]
Ibid., p. 5.
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[55]
Voir Nouveaux essais de critique et d’histoire, Hachette, deuxième édition, 1866, p. 95 : « L’intensité de l’hallucination est la source de la vérité » (Taine évoque ici Balzac). Voir encore les pages sur Dickens dans l’Histoire de la littérature anglaise (op. cit.) : « le style passionné » (t. IV, p. 30) de cet écrivain, son imagination qui ressemble à celle des monomaniaques » (p. 18), fait de lui un peintre admirable des hallucinations (p. 14). L’intensité hallucinatoire de la vision de l’écrivain devient gage de l’illusion mimétique chez le lecteur qui d’une certaine manière, devient à son tour halluciné.
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[56]
É. Hennequin, Quelques écrivains français, op. cit., p. 64.
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[57]
P. Bourget, Essais de psychologie contemporaine, op. cit., p. 16.
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[58]
H. Taine, Nouveaux essais de critique et d’histoire, op. cit., p. 214.
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[59]
H. Taine, Essais de critique et d’histoire, op. cit., p. 318.
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[60]
Ibid., p. 341.
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[61]
Ibid., p. 55 : « Au fond la suppression du style, c’est le style même. »
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[62]
H. Taine, Nouveaux essais de critique et d’histoire, op. cit., p. 107.
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[63]
Ibid., p. 109.
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[64]
Ibid.
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[65]
É. Hennequin, La Critique scientifique, op. cit., p. 157.
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[66]
Voir R. de Gourmont, Esthétique de la langue française, Paris, Mercure de France, 1899, p. 210-214, p. 285-297.
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[67]
H. Taine, Nouveaux essais de critique et d’histoire, op. cit., p. 95 : « L’intensité de l’hallucination est le gage de la vérité. »
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[68]
H. Taine, La Fontaine et ses fables, op. cit., p. 290.
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[69]
É. Hennequin, La Critique scientifique, op. cit., p. 199 : « L’âme d’un grand artiste est celle qui peut frémir en un million de sensibilités individuelles et fait la joie et la douleur d’un peuple. » Le lien artistique favorise « le cosmopolitisme ». Et Hennequin, d’origine suisse, ne s’en plaint certes pas.
1 Dans le sillage de la psychologie expérimentale, on publie, dans la deuxième moitié du siècle, des essais critiques qui garantissent leurs considérations esthétiques sur cette discipline naissante. Parallèlement, une partie des écrivains invoquent un « objet imaginaire », « la langue littéraire », que l’on définit, comme le constate Gilles Philippe, à partir de deux présupposés : tantôt on affirme que le style n’est pas une réalité personnelle, mais « la recherche esthétique d’une adéquation parfaite entre un énoncé et le contenu à exprimer », tantôt – le plus souvent – on le conçoit comme « une signature irréductiblement personnelle qui met en mots une vision [1] ». Edmond de Goncourt déclarait ainsi dans son Journal, le 9 janvier 1888 : « L’écrivain, depuis La Bruyère, Bossuet, Saint-Simon, en passant par Chateaubriand et en finissant par Flaubert, signe sa phrase et la fait reconnaissable aux lettrés […] [2]. » La signature tiendrait d’une double marque. Considérée comme un paraphe, elle affirmerait une identité inaliénable d’artiste ; elle illustrerait aussi l’appartenance à une élite qui s’écarterait de la « prose omnibus des faits divers » (Goncourt, Préface de Chérie), du « numéraire facile » de la langue commune (Mallarmé, Crise de vers), afin d’user, selon les termes de Gourmont, d’un « dialecte particulier [3] ». La signature serait donc la manifestation évidente de l’autorité de l’auteur, et le style participerait d’un ensignement tout à la fois personnel et continuel de la langue.
2 Or, tandis que s’affirmait la revendication d’une prose subjectivée, la psychologie expérimentale ruinait la conception d’un « moi » identique à lui-même et celle d’un sujet susceptible d’être présent à volonté à la conscience. Pour Taine, le « moi » ne se pose pas comme « une notion primitive [4] », il est un « produit », une « série d’événements [5] » ; pour Ribot, la conscience est intermittente, la « cérébration inconsciente [6] » joue un rôle considérable, « chaque volition plonge jusqu’au plus profond de notre être », elle peut être le fruit de « motifs inconscients [7] ». Le moi figurerait « un complexus [8] », son identité ne serait pas celle de « l’entité une des spiritualistes », on pourrait le caractériser comme la « coordination d’un certain nombre d’états sans cesse renaissants, ayant pour seul point d’appui le sentiment vague de notre corps [9] ». La psychologie expérimentale, en proposant une nouvelle conception du moi, le présente donc comme susceptible de se cliver, de devenir dangereusement pluriel, tandis que la conscience aurait pour prolongement sous-marin ce qu’on nommera, faute de mieux, un inconscient physiologique.
3 Les critiques qui se disent « psychologues », Taine, Bourget, Hennequin – on leur adjoindra Gourmont, parce qu’il se réfère explicitement à Ribot et qu’il accorde une part considérable au subconscient, au corps, à la physiologie, tout en refusant cependant l’assimilation de la critique aux sciences humaines – sont-ils conséquents lorsqu’ils font la part belle, dans leurs essais, au style d’auteur, à la prose ou à la poésie signées, alors que, parallèlement, le savoir qu’ils invoquent ruine la conception classique du sujet ? Que signifie pour eux la subjectivation du style ? L’auteur, considéré à la lumière de la psychologie, garde-t-il son autorité stylistique ? Ne risque-t-il pas d’être vaporisé, effacé, privé de moi par les critiques psychologues, pour devenir un résonateur, un appareil sensible, un enregistreur, le lieu d’une agrégation, d’une coordination précaire de tendances ? Taine, par exemple, estimait, à l’occasion, que l’œuvre littéraire ressortissait à l’exercice d’une faculté dominante qui s’imposerait au détriment de toutes les autres. Le style deviendrait alors réserve de symptômes. Ces questions « inquiètes », cette mise en valeur de quelques tensions, esquissent un sommaire ou, tout au moins, définissent l’objet même de notre enquête.
INDICES ET IMAGES
4 Deux données essentielles lui serviront de point de départ. La première, c’est que pour tous les critiques psychologues l’homme et l’œuvre ne font qu’un, ce que Sainte-Beuve accorderait volontiers [10]. La deuxième, c’est que l’homme tout entier est dans l’œuvre et point nécessairement dans sa biographie, ce qui n’est plus tout à fait beuvien. On connaît ces lignes de Taine : « On a beau être illustre, on ne devient pas pour cela la propriété du public […] ; si on livre son œuvre aux lecteurs, on ne leur livre pas sa vie. Contentons-nous de ce que Dickens nous a donné. Quarante volumes suffisent, et au-delà, pour bien connaître un homme ; d’ailleurs ils montrent tout ce qu’il importe d’en savoir ; ce n’est point par les accidents de sa vie qu’il appartient à l’histoire, c’est par son talent, et son talent est dans les livres [11]. » Émile Hennequin radicalise cette affirmation : « C’est donc de l’examen seul de l’œuvre que l’analyste devra tirer des indications nécessaires pour étudier l’esprit de l’auteur ou de l’artiste qu’il veut connaître [12]. » Remy de Gourmont va jusqu’à écrire que « hors de ses livres où il se transvasait goutte à goutte, jusqu’à la lie, Flaubert est peu intéressant […] [13] ». Ce qui revient à mettre en cause l’admiration ordinairement éprouvée pour la correspondance de cet écrivain. On pourrait certes croire que ces images de transvasement, de filtrage, soulignent la conscience stylistique aiguë, le volontarisme esthétique de l’auteur de Madame Bovary. Et l’on peut postuler, en effet, qu’il en est ainsi dans le passage que nous venons de citer. Mais Remy de Gourmont ne se lasse pas d’affirmer, parallèlement, que le style est une question de physiologie, qu’il tient, si l’on peut dire, au corps, ou qu’il résulte en grande partie du travail du subconscient. C’est encore une manière de s’éloigner du sujet biographique tel que Sainte-Beuve le concevait et nous conduire vers une troisième donnée. En effet, si l’homme et l’œuvre ne font qu’un, si l’homme est dans l’œuvre, le style – Gourmont cite Buffon – c’est « l’homme même [14] » ou, tout au moins, c’est l’empreinte qu’il laisse dans la langue, c’est la signature dans un corps d’écriture d’une imagination, d’un organisme, d’un tempérament, d’une psyché individuels. Taine le disait éloquemment :
C’est au style qu’on juge un esprit. C’est le style qui dévoile sa qualité dominante. C’est le style qui, en donnant la mesure de sa force et de sa faiblesse, fait prévoir ses mérites et ses erreurs. Car qu’est-ce que le style, sinon le ton habituel ? Et qui détermine ce ton, sinon l’état de l’esprit ? Donc, sitôt qu’on le connaît, on connaît une cause toute puissante, puisqu’elle agit toujours et toujours dans le même sens. On sait si l’esprit est mesuré ou précipité, net ou obscur, systématique ou décousu, et jusqu’à quel degré. Ce sont donc de grands signes que le choix des mots, la longueur et la brièveté des périodes, l’espèce et le nombre des métaphores ; le tour des phrases explique l’espèce des idées, et l’écrivain annonce tout l’homme [15].
6 Émile Hennequin, qui refusait de se projeter en amont de l’œuvre, estimant vain de vouloir analyser la part déterminante dans un sujet de telle habitude de pensée venue des lointains de l’histoire ou de la race, n’en restait pas moins un disciple de Taine. S’il préconisait de considérer, dans un premier temps, « l’œuvre d’art dans ses effets sur un appréciateur idéal », dans un second temps, il proposait de l’étudier « en tant que signe de l’homme qui l’a produite », afin de conclure des particularités de contenu et de forme aux particularités psychiques [16]. Et Bourget lui-même, dans un énoncé parfaitement tainien, n’avait pas manqué d’affirmer que « le style est le révélateur le plus complet des facultés maîtresses des écrivains [17] ». La critique psychologique semble donc se réclamer d’une sorte de pan-sémiotique. Tout fait sens, révèle, manifeste. D’une part, repérer dans le style la signature d’une psychologie implique la découverte de causalités. Les indices saillants laisseraient deviner une disposition d’esprit qui expliquerait l’acte créateur. À ce stade, le processus herméneutique s’inverse. On ne conclut plus du style à la psyché, mais du psychisme, comme cause, au style d’un écrivain. Tel style, telle psyché. Telle psyché, tel style. Le chiasme suggère une égalité remarquable entre l’indiciaire et le causal. D’autre part, on décèle dans la disposition des signes, une métaphore du psychisme ou bien encore on présuppose une homologie entre la disposition syntaxique, l’agencement des chapitres, les effets de rythme, la prégnance des images et le moi conçu comme « complexus » plus ou moins stable, comme « coordination » plus ou moins cohérente, comme siège d’une imagination plus ou mois vive. Le style en tant que signe est donc lisible à plusieurs niveaux. Et il l’est probablement parce que la psychologie expérimentale conçoit volontiers le fonctionnement de la psyché, soit en termes de syntaxe, soit comme une fabrique d’images. Voilà pourquoi les critiques psychologues se posent prioritairement, à propos des écrivains, ce type de questions : Comment imaginent-ils ? Comment coordonnent-ils les parties du discours, comment agencent-ils leurs phrases, leurs chapitres, leurs livres ? Leurs œuvres sont-elles marquées par des effets de cohésion, de convergence, de déliaison ?
7 Un détour vers Taine permettra de mieux cerner ce chassé-croisé de l’indice et de l’image et de comprendre pourquoi les critiques psychologues identifient le style à une vision. Rappelons tout d’abord que, pour cet historien-philosophe, les perceptions, les souvenirs, les idées sont des substituts, des simulacres. Jamais nous n’appréhendons directement les objets, le réel n’est jamais pure immédiateté, mais la concordance d’un substitut interne avec une réalité externe. Il est aisé de glisser des sensations, aux images, aux conceptions, parce qu’elles tiennent toutes d’une représentation : l’étymologie le prouve [18]. Tout est donc signe ou substitut, comme le souligne Ribot, lorsqu’il rend compte de la démarche de Taine : « L’étude analytique descend des signes aux images, des images aux sensations, des sensations à leurs derniers éléments, non révélés par la conscience. Elle a pour but de montrer que tout signe est le substitut d’une image, toute image le substitut d’une sensation [19]. » Mais si tout est représentation et simulacre, il n’en reste pas moins que « dans le large monde l’artiste se fait un monde [20] ». Tout est image, mais la représentation que l’on a de l’univers, pour être déterminée par le lieu, le moment, la race, est également subordonnée à une manière d’être soi, à un corps, à un organisme individuel avec son appareil sensible et nerveux. Or, ce qui, dans un livre, résulte de l’actualisation d’une perception, d’une sensation, d’une imagination, est en même temps, pour le lecteur ou pour le critique, indexé sur un style qui lui-même figure – on vient de le suggérer – une sorte d’archi-signe, un composé de substituts de substituts, d’images d’images. « La phrase rend présente la chose qui n’est pas là [21] ». Elle renvoie aux souvenirs des impressions que l’écrivain a éprouvées, aux images qu’il recrée ou aux sensations qu’il se donne éventuellement à lui-même, sous l’effet de ce que Flaubert appelait, dans sa correspondance avec Taine, une « hallucination artistique [22]. » Le style est donc le précipité scriptural d’une vision, qui en appelle à son tour à l’imagination du critique lorsqu’il veut entrer, par le truchement du style, dans le « laboratoire » de la création.
8 Bourget, avec certes des conséquences subjectivistes qui ne se rencontraient pas chez Taine, reprend en grande partie les thèses selon lesquelles la littérature et le psychisme sont tous deux images et représentations. On découvre ainsi, dans les Essais de psychologie contemporaine, ce postulat tainien : « L’imagination d’un écrivain se manifeste surtout par son style [23] » et celui-ci est indissociable de la vision qu’il se fait du monde : « Chacun de nous aperçoit non pas l’univers, mais son univers […]. Nous ne racontons que notre songe de la vie humaine, et, en un certain sens, tout ouvrage d’imagination est une autobiographie, sinon strictement matérielle, du moins profondément exacte et profondément signifiante des arrière-fonds de notre nature [24]. » L’approche thématique apparaît alors indissociable de l’étude stylistique, comme le montre la monographie sur Flaubert. Bourget, à l’instar de Taine, estime, en effet, qu’il existe des objets préférentiels, récurrents, que le critique doit isoler parce que c’est sur eux que se fixe l’imagination de l’écrivain. Parallèlement, il importe de repérer des procédés non moins récurrents qui tiennent également lieu de signature. L’auteur de Madame Bovary partagerait avec Taine une identique conception de la vie cérébrale : il considérerait « le cerveau comme une machine représentative ». L’étude du style de Flaubert révélerait, en outre, que ce romancier convertirait l’intériorité en une suite de tableaux. Il objectiverait le fictionnaire de ses personnages, leurs idées, leurs rêveries, en images concrètes. Flaubert signerait donc sa prose en transposant le discours intérieur ou la pensée de ses personnages en représentations plastiques. Son imagination du monde extérieur serait plus puissante que celle du monde intérieur. On le voit, l’approche stylistique signale une disposition psychologique, la rapporte à un cadre épistémique, enfin à une poétique.
9 En gauchissant les thèses de Schopenhauer, Remy de Gourmont radicalise le subjectivisme de Bourget au point de voir « dans la formule si simple et si claire » « le monde est ma représentation » un abrégé philosophique de la relation d’un individu à l’univers qu’il perçoit [25]. On en mesure immédiatement les conséquences : elles impliquent un idéalisme et un physiologisme. Un idéalisme : la réalité n’existe pas, sinon filtrée par le sujet qui la met en images ; un physiologisme ou un psychologisme : ces images sont dépendantes d’une sensibilité, d’un appareil perceptif, d’une capacité à transformer les sensations en visions : « Le style est une spécialisation de la sensibilité [26]. » En se référant implicitement à Ribot et à sesMaladies de la mémoire, Gourmont répartit les écrivains en deux types, les visuels, les idéo-émotifs. Seuls les premiers ont un style : « Sans la mémoire visuelle, sans ce réservoir d’images où puise l’imagination pour de nouvelles et infinies combinaisons, pas de style, pas de création [27]. » Les seconds en seraient dépourvus : ils « s’épanouissent en déclamations [28] ». Comme le montrerait l’exemple de Victor Hugo, l’écrivain véritable est d’abord un œil, cette persienne du corps. Et de son regard résulte la lumière des métaphores, qui sont par excellence la signature d’un style personnel. Ainsi, on glisse de l’image mentale, substitut du réel, à l’image comme figure. Celle-ci n’est point trope – elle ne ressortirait pas à un procédé rhétorique – elle vaudrait par son enracinement dans le sensoriel dans le subconscient, par ce qu’elle a d’individuel, et conséquemment d’inédit.
10 Si Remy de Gourmont fait de la métaphore la pierre de touche de la langue littéraire, la reconnaissance des traces laissées par l’imagination dans le style de l’écrivain est plus large chez Bourget, et plus encore chez Taine. La force suggestive du style, pour celui-ci tient à l’intensité avec laquelle l’écrivain se donne à voir les images qu’il écrit ou qu’il transcrit. Remonter aux visions de l’écrivain, à son imagination créatrice, revient à s’interroger sur l’énergie qui s’investit dans l’écriture. Elle détermine partiellement la qualité des œuvres, dont le développement est subordonné à l’activité d’une faculté maîtresse qui assure la continuité du style. Ainsi, « l’imagination du cœur », qui est « le moteur tout puissant [29] » de Michelet, détermine selon Taine un usage particulier de la langue, un désir de persuader, les « petites phrases saccadées », les « expressions convulsives [30] » caractéristiques de cet historien : « Il parle autrement que les autres, car il pense autrement que les autres. Sa phrase se raccourcit pour garder la concentration de sa pensée. Le verbe la quitte, disparaît. Lancée comme une révélation, elle enjambe par-dessus pour aller au plus vite. Tantôt elle prend des allures pénibles, et se compose d’inversions ; tantôt elle prend un air négligé, et se compose de répétitions. Elle copie l’idée telle qu’elle vient, à mesure qu’elle vient, imitant le mouvement naturel de l’esprit et le progrès saccadé de l’inspiration [31]. » Cette description met certes en relief un style d’auteur, mais en même temps elle figure, si l’on peut dire, une transition. Le signe stylistique doit être « traversé » pour nous conduire vers la caractérisation d’un esprit. Or celui-ci – les métaphores mécaniciennes le soulignent – est mû par une force irrésistible : « Si tel ressort l’emporte, il accélère ou fausse le mouvement des autres, et l’impulsion qu’il communique échappe au gouvernement de notre volonté, parce qu’elle est notre volonté même […] l’automate spirituel qui fait notre être ne s’arrête que pour se briser [32]. » Machine à ressort, appareil enregistreur ultra-sensible, « machine électrique chargée de foudres [33] », l’auteur est « mené [34] », conduit par une « nécessité », « englouti dans l’idée qui l’absorbe [35] ». Il perd ainsi son autonomie. S’il existe une vertu cognitive des grands textes, si ces derniers sont pensifs à proportion de la dialectique du sensible et de l’idée qui les gouverne – on renvoie au La Fontaine et ses fables [36] –, il n’en reste pas moins que la raison du génie est une « raison ignorante [37] » qui fait miracle spéculatif, sans le savoir, de sa cohérence formelle. Le style, qui est indice d’une imagination, d’une faculté dominante, ne révèle donc un auteur que pour mieux le dissoudre, en tant que sujet, dans les mécanismes généraux qui assurent la dynamique d’une psyché. Parallèlement, et en contrechamp, chez Gourmont, la métaphore ne signe un style que pour mieux suggérer qu’il est impossible d’étudier ce dernier sinon à le réduire à des procédés, ce qui est se tromper d’objet et analyser ce que le critique appelle « l’écriture ».
11 Ainsi semblent aller les études psychophysiologiques, d’une pan-sémiotique jusqu’à l’ineffabilité. Pour l’un tout signifie, mais on traverse le style et le sujet pour caractériser un psychisme ; pour l’autre, la rhétorique, avec le relevé de procédés qu’elle présuppose, s’avère inopérante. Les métaphores qui cristallisent une manière d’être au monde fixent pour Gourmont une frontière stylistique au-delà de laquelle le critique est incité au silence.
CLINIQUE DU LANGAGE
12 Dans ce premier parcours, nous avons tenu compte du rôle accordé par les psychologues à des représentations, à des images, à des visions et aux rapports qu’elles entretiennent avec le style d’auteur. Mais, nous l’avons vu, le moi est un composé, un agrégat, une coordination précaire. Tout en étant identique à lui-même, le style peut devenir le signe d’une contradiction interne ou, comme le dit Émile Hennequin en citant Théodule Ribot, « d’un groupement d’images, d’idées, d’émotions et de sensations [38] », c’est-à-dire d’une coordination. Si le critique suisse parle encore le langage de Taine, lorsqu’il évoque « les facultés saillantes et sortant de l’ordinaire [39] » que met au jour l’analyse esthétique des œuvres (elle est en grande partie une analyse stylistique), en même temps, Hennequin attend de la critique scientifique qu’elle procure des idées neuves sur l’action réciproque du langage et de la pensée [40].
13 On quitte alors la littérature-représentation chère à Taine, pour aller vers un autre paradigme. On ne s’étonnera pas que l’ouvrage du neurologue Adolf Kussmaul, Les Troubles de la parole, traduit en 1884, soit explicitement mentionné par Hennequin dans l’article qu’il consacre à Victor Hugo [41]. La clinique du langage garantit d’une certaine manière l’étude psychologique du style qui, à l’instar de la parole, selon Benjamin Ball, « traduit, même involontairement, l’état intellectuel et affectif de notre esprit [42] ». Plus généralement encore, l’analyse des effets stylistiques renvoie à l’image que Théodule Ribot voulait imposer du moi. Il n’est donc pas étonnant que Hennequin découvre en Flaubert, dans la monographie qu’il lui consacre, et à la suite de Bourget, un être constamment double, dualité que le style, point de départ de l’étude, rendrait évidente. Ce n’est plus la convergence qui devient signe du beau, comme il en était chez Taine, mais c’est la dissociation, la division, la tension qui suscitent de belles et « maladives fleurs [43] ».
14 À en croire Hennequin, Flaubert s’efforcerait de dire « chaque chose dans une langue qui l’enserre et la contient comme un contour ». Il vise même « une parité grammaticale » de la pensée et de l’expression, au nom d’une esthétique du mot propre donnant à ses descriptions « une allure de frise statique et immobile ». Mais d’autre part, il sait « user parfois d’une langue vague et chantante qui enveloppe de voiles un paysage lunaire, les inconsciences profondes d’une âme [44] ». Autre dichotomie : le sentiment d’amère dérision, le choix de sujets vulgaires, le retrait apparent de l’auteur n’en laissent pas moins deviner dans la beauté d’une expression « une note lyrique plus haute que les choses dites [45] », ce qui revient à suggérer remarquablement la part du lyrisme flaubertien dans la prose romanesque. Sur un autre plan, la psychologie des personnages s’énonce bien souvent par des « métaphores matérielles [46] », par des « récits d’imagination [47] ». Les énoncés de faits, le refus des portraits développés, l’importance dévolue à des détails, les métaphores matérielles, tout cela, induit une fragmentation de la matière fictionnelle. Hennequin constate, en outre, que « chaque livre de Flaubert se résout en chapitres dissociés que constituent des paragraphes autonomes, formés de phrases que relie seul le rythme et qu’assimile la syntaxe [48] ». Ces « éléments libres », qui seraient de moins en moins ordonnés au fur et à mesure que Flaubert avance en âge, finiraient par ne plus être « assemblés que par leur identité formelle et par la suite du sujet, comme sont contenus une mosaïque, un tissu, les cellules d’un organe ou les atomes d’une molécule [49] ». Cette manière, propre à l’auteur de Bouvard et Pécuchet, témoignerait de « penchants verbaux, permanents, antécédents, fondamentaux [50] », que le critique retrouve de livre en livre, mais qui s’accentue pathologiquement au cours d’une carrière. Les œuvres de Flaubert illustreraient, en effet, un affaiblissement de la faculté de liaison que l’on pourrait retrouver sous une forme hyperbolique dans les discours incoordonnés et paratactiques des maniaques [51].
15 Le cas de Victor Hugo est symétrique. Comment comprendre que ce poète ressasse, relance le même motif dans de longs poèmes répétitifs ? Tout se passe comme si cet écrivain était riche d’une immense mémoire lexicale lui permettant de varier la même idée, bien souvent, en réalité, un lieu commun. Une magnifique élocution viendrait compenser une relative débilité intellectuelle. Hugo représenterait donc « cette anomalie de ne penser guère qu’en paroles [52] ». Mais si le poète cède par trop l’initiative aux mots, il est en même temps sauvé par ce défaut lorsqu’il se confronte à ce qui demeure l’impensé de la science ou bien encore lorsqu’il s’efforce de dire le revers ténébreux de la création. Grâce à ses collines de vocables, et en usant d’une capacité verbale qui, se déployant à l’infini, cherche à se rendre co-extensive de ce qu’elle ne peut cependant désigner que par des mots négatifs, il devient un « grand poète du noir [53] ».
16 Remarquable lecteur de Flaubert (dont il analyse bien avant Thibaudet les et en tête de phrase ainsi que les coupes [54]), auteur d’un article sur les romans d’Edmond de Goncourt qui, pour nous, reste inégalé, Hennequin, au terme de ses analyses, convoque toujours une psychologie qui assimile la signature stylistique de l’écrivain à des troubles de la pensée et du langage. Taine, de son côté, apparentait souvent les visions de l’artiste, garantes de la valeur suggestive des effets de style, à une hallucination [55]. Cette réduction de l’analyse proprement littéraire, soit à une clinique du langage, soit à une clinique de la représentation, s’explique par la sémiotique à entrées plurielles, que l’on a précédemment étudiée ; elle tient surtout à ce que la psychologie expérimentale, dont Taine, en France, est l’un des initiateurs, et que Hennequin ne cesse d’invoquer en se référant à Bain, à Wundt, ou à Ribot, emprunte souvent à la pathologie pour fonder ses analyses du fonctionnement de l’esprit humain. Le risque encouru par l’approche psychologique, c’est qu’elle en vienne, au nom de l’indiciarité des styles, à utiliser un modèle incertain, déjà marqué lui-même d’une scientificité d’emprunt, ou à subordonner la complexité d’une œuvre à la simplicité trop évidente d’une faculté maîtresse. Dans un cas, la clé herméneutique est une clé toute faite qui pré-oriente l’analyse, dans l’autre la faculté maîtresse semble une hypothèse psychologique dérivant d’une conception biologique de la création : les êtres vivants ne se développent-ils pas en fonction d’une loi directrice qui détermine leur organisation ?
L’ÉCRIVAIN ET SON STYLE AUTORISÉS PAR LE PUBLIC
17 Ces discours d’emprunt, ces dérives modélisantes, ne doivent pas occulter un fait essentiel, la relation que la signature, serait-elle morbide, entretient soit avec la notion de prose artiste, soit avec la mise en relief d’un groupe d’écrivains unis par l’idée commune d’une langue artiste. Pour Hennequin, l’altération du langage chez Flaubert « est analogue, si on l’abstrait de ses développements ultimes, à celle qui cause chez tout un groupe d’écrivains, nommés par excellence, “les artistes”, ce qu’on appelle encore “le style” [56] ». Le second, dans les Essais de psychologie contemporaine, fait dialoguer fictivement un psychologue et un écrivain soucieux de revendiquer sa singularité : « Nous nous délectons, affirme celui-ci, de ce que vous appelez nos corruptions de style. » Cette délectation implique un sentiment d’appartenance à une aristocratie des lettres qui se gage sur un refus, celui de « sacrifier au public ce qu’il y a de plus intime, de plus spécial, de plus personnel en nous [57] ».
18 On pourrait penser que Taine, qui appartient à la génération précédente, s’est peu préoccupé de langue littéraire et de prose signée ou, tout au moins, de l’articulation de ces deux notions. Il faut y regarder de plus près. Revenons au paradigme des auteurs qu’Edmond de Goncourt, dans son Journal, consacrait comme des stylistes. On y rencontrait, on l’a vu, La Bruyère et Saint-Simon. Pour l’auteur du La Fontaine et ses fables ces deux écrivains sortent des normes classiques. Ils échappent en partie à ce qu’il appelle, à propos de Racine, « la raison oratoire [58] ». S’il s’agit, pour La Bruyère, en raison de ses origines sociales, de se distinguer d’autrui, pour Saint-Simon, point n’est besoin de le faire ; il ne soucie pas d’écrire pour ses contemporains immédiats et il est, par essence, « distingué ». Mais tous deux signent leur style en fonction du réseau communicationnel qui leur est propre : « Au XVIIe siècle, les artistes écrivaient en homme du monde, Saint-Simon, homme du monde, écrit en artiste [59]. »
19 Voyons les choses plus largement, c’est-à-dire sociologiquement. Dans la société post-révolutionnée, alors que les sociabilités spécifiques à l’ancien régime disparaissent, les manières d’écrire se métamorphosent : la littérature moderne est une littérature qui entend « surmonter l’inattention et l’ennui [60] ». Le style devient alors une marque, une accentuation, voire sur-accentuation à laquelle s’oppose, comme une sorte de degré zéro [61] – qui est peut-être une absolutisation –, la diction de Stendhal. Pour Taine, la signature fait sens dans un contexte tout à la fois historique et communicationnel.
20 Force est alors d’en venir à ce paradoxe : la référence à la clinique et la référence sociologique, susceptibles toutes deux de ruiner la notion de style d’auteur, l’une parce qu’elle tend à substituer à l’analyse de l’œuvre d’art celle de la psychologie qui la met en acte, l’autre parce qu’elle fait apparaître chez Taine, au sein même de l’individu, le chœur invisible d’une histoire collective dont l’écrivain serait l’involontaire porte-voix, sont cependant bien loin de la mettre totalement en cause : elles la renforcent peut-être même en prenant en compte l’auditoire de l’écrivain ou ce qu’on appelle encore son public. Les critiques psychologues dissolvent, si l’on peut dire, le sujet, mais ils n’occultent pas sa signature. Si, pour Taine, toute œuvre littéraire est nécessairement tournée vers des lecteurs virtuels qui en déterminent en partie l’énonciation, ce public varie au fil des siècles, et selon les nations et les individus : « il y a donc un nombre infini de bons styles [62]. » Les écarts par rapport aux normes classiques qui caractérisent la diction de Balzac sont en quelque sorte légitimés par l’auditoire vers lequel cet écrivain se tourne. Le vocabulaire à entrées si diverses de La Comédie humaine, les références indiscrètes à la science, les apostrophes au lecteur, l’insistance excessive du narrateur, bref, tout ce qui s’écarte de la prose de l’honnête homme, s’explique si l’on tient compte que le romancier écrit pour un public parisien, lecteur de gazettes, informé par « mille machines de vulgarisation [63] ». Ce qui est de l’ordre du collectif légitime l’usage individuel. Les phénomènes de masse, les journaux, la vulgarisation scientifique qui, sous un certain angle, pourraient ressortir à du quantifiable, se réfractent dans la qualité différentielle d’un style d’auteur, mieux, elle le légitime. Balzac est donc, pour Taine, « autorisé par son public [64] ».
21 Cette formule a son verso. On a vu que Bourget et Hennequin isolaient un groupe d’écrivains qui se réclament tous d’un culte de la forme, indissociable d’une conception élitiste de la communication littéraire. C’est dans le champ commun de cette « artisticité » que chaque auteur dessine son paraphe. Ces écrivains investissent, si l’on peut dire, au nom même de leur singularité, dans la postérité – c’est ce qu’affirme Bourget – ou bien encore, selon Hennequin, ils font vibrer la sensibilité des lecteurs dont le moi est consonant du leur : ils agrègent un public autour d’eux et ils en modifient les représentations du monde. « Le centre de force est dans l’artiste non dans la masse [65]. » Pour Hennequin, à la différence de Taine, ce n’est donc plus l’auditoire constituant le milieu naturel de l’écrivain qui autorise les spécificités d’une manière ; en revanche, l’effet esthétique d’une œuvre, qui est en grande partie un effet de style, crée une petite société susceptible de faire évoluer les représentations collectives. On se définit ainsi comme un auteur, dans le prolongement de soi hors de soi. Cette situation favorable, cette intersubjectivé radieuse, risquent de prendre une couleur tout autre, si l’on en croit Remy de Gourmont, lorsque les « œuvres trop heureuses », ou si l’on préfère trop heureusement reçues, voient leurs imitateurs transformer leurs trouvailles en clichés, au point qu’altérées par leur postérité, elles deviennent temporairement illisibles. La réception d’un style d’auteur est donc à double entrée : l’imitation que le critique du Mercure de France stigmatise n’est-elle pas semblable à une maladie de la mémoire [66] dont le cliché, cette pathologie du style, devient le signe ?
22 Ce n’est pas pour instaurer un jeu rhétorique gratuit ou par un amour des mouvements pendulaires que nous n’avons cessé de balancer d’un point de vue à un autre, d’une affirmation à ce qui semblait son contraire. La psychologie, telle qu’elle se cristallise dans les essais de Taine, de Bourget, de Hennequin, suscite d’elle-même ce vertige. Les critiques psychologues, on l’a vu, étudient rarement le style pour lui-même, mais comme un indice, une image, un symptôme ; ils ruinent apparemment la notion d’auteur, effacent sa présence, ou bien encore en proposent des représentations peu glorieuses, celles d’un individu que hantent de visions quasi hallucinatoires, ou qui, de manière monomaniaque, s’obsède dans une idée qu’il poursuit, quand les qualités stylistiques de son œuvre ne s’expliquent pas par de légers troubles du langage. Nous sommes cependant loin de Nordau et de son Entartung. La décadence évoquée par Bourget n’est point dégénérescence, et le public qui s’agrège dans le culte des « maladives fleurs » n’est point constitué, selon Hennequin, de snobs suggestionnés, comme le pensera le médecin hongrois. Les représentations contrastées que nous avons analysées s’expliquent en grande partie par une conception de l’imagination, plus largement du « moi », et par le glissement constant de la notion de signature à celle de symptôme. Le défaut, toutefois, s’inverse toujours en qualité. On aura ainsi constaté que les excès de l’imagination, les distorsions de la représentation, signes de pathologie, sont censés donner à la diction intensité et énergie, que l’hallucination devient gage de la vérité d’une représentation [67]. Pour Taine, lorsqu’en créant une œuvre, on fait reconnaître la vision qui s’y déploie, on procure au lecteur une sorte de fantasmagorie, et celle-ci suscite un effet de présence et de reconnaissance : « Le style, déclare-t-il, est comme un flambeau qui, promené successivement devant toutes les parties d’une grande toile, fait passer devant nos yeux une suite de figures lumineuses, chacune accompagne le groupe vague des formes qui l’entourent et sur lesquelles la clarté principale a égaré quelque rayon. Par cette puissance, l’imagination a remplacé la vue […] [68]. » Hennequin, plus attaché au langage qu’aux visions, considère l’émotion esthétique, qui résulte en partie d’un style signé, comme le ferment d’une harmonie sociale qui incite même à dépasser le cadre des identités nationales [69]. Objet transnarcissique, l’œuvre d’art réunit ces isolats séparés, le moi de l’auteur, le moi du lecteur, assimilant celui-ci à celui-là.
23 Les critiques psychologues se situent donc toujours dans un entre-deux, ils oscillent entre une approche réductrice et une approche magnifiante des styles, parce qu’ils sont tiraillés – mais n’en va-t-il pas ainsi de toute psycho-stylistique ? – entre le désir de saisir une particularité et celui de l’expliquer par un savoir plus général, entre la volonté de caractériser l’unicité d’une signature d’auteur et la volonté de lui trouver un arrière-plan qui la déterminerait, l’expliquerait, la réduirait finalement à ce qu’elle n’est peut-être pas, un signe qui, censé dire plus que l’art singulier dont il témoigne, figurerait le précipité esthétique du fonctionnement de l’esprit humain.
Notes
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[1]
G. Philippe et J. Piat (éd.), La Langue littéraire, Paris, Fayard, 2009, p. 33.
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[2]
E. & J. de Goncourt, Journal, éd. Robert Ricatte, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1989, t. III, p. 87. Goncourt vise tout particulièrement Maupassant dont la prose n’est pas signée.
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[3]
Remy de Gourmont, La Culture des idées, Paris, Mercure de France, 1900, p. 12 : « Avoir un style, c’est parler au milieu de la langue commune un dialecte particulier, unique, inimitable. »
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[4]
Hippolyte Taine, De l’intelligence, Paris, Hachette, 1870, t. II, p. 191.
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[5]
Ibid., t. I, p. 388. On connaît la comparaison célèbre : « De même que le corps vivant est un polypier de cellules mutuellement dépendantes, de même l’esprit agissant est un polypier d’images mutuellement dépendantes, et l’unité, dans l’un comme dans l’autre, n’est qu’une harmonie et un effet » (t. I, p. 138-139).
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[6]
Théodule Ribot, Les Maladies de la personnalité [1884], Paris, Alcan, 1921, p. 13.
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[7]
Ibid., p. 13-14.
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[8]
Ibid., p. 97.
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[9]
Ibid. p. 170-171.
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[10]
Voir Paul Bourget : « C’est la grande découverte de notre critique moderne que cette mise à jour de l’étroite parenté, disons mieux, de l’identité qui existe entre le poète et le poème, l’œuvre et l’artiste » (Essais de psychologie contemporaine, édition d’A. Guyaux, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1993, p. 121). Ce faisant, Bourget s’engage plus avant que le célèbre critique. Il présuppose une sorte d’analogie ou une homologie entre les composants de l’œuvre et les composants de la psyché. Nous y reviendrons plus loin.
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[11]
H. Taine, Histoire de la littérature anglaise, Paris, Hachette, 1863-1864, t. IV, p. 8. Le critique reprend la monographie sur Dickens qui figurait dans Essais de critique et histoire, Paris, Hachette, 1858.
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[12]
Émile Hennequin, La Critique scientifique, Paris, Perrin, 1888, p. 65.
-
[13]
R. de Gourmont, Le Problème du style, Paris, Mercure de France, 1902, p. 107.
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[14]
R. de Gourmont, La Culture des idées, op. cit., p. 12 : « Le style est l’homme même, et l’autre formule de Hello, le style est inviolable, disent une seule chose : le style est aussi personnel que la couleur des yeux ou le son de la voix. »
-
[15]
H. Taine, Les Philosophes français du XIXe siècle, Paris, Hachette, 1857, p. 76.
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[16]
É. Hennequin, La Critique scientifique, op. cit., p. 65-66.
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[17]
P. Bourget, Essais de psychologie contemporaine, op. cit., p. 32.
-
[18]
« Tous les termes par lesquels les hommes ont désigné le phénomène aboutissent par l’étymologie au même sens. – Conception (cum-capere, la chose devenue interne) – représentation (rursus praesens, la chose présente de nouveau, quoiqu’en fait absente). – Idée (eidos, la figure, l’image, le semblant, l’apparence de la chose au lieu de la chose elle-même) », H. Taine, De l’intelligence, op. cit., p. 413.
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[19]
T. Ribot, « M. Taine et sa psychologie », Revue philosophique de la France et de l’étranger, vol. 4, 1877.
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[20]
H. Taine, Histoire de la littérature anglaise, op. cit., t. IV, p. 23.
-
[21]
H. Taine, La Fontaine et ses fables [1861], Paris, Hachette, 1911 (19e éd.), p. 290.
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[22]
Voir lettre de Flaubert à Taine, 1er décembre 1866, Correspondance, éd. J. Bruneau, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, t. III, p. 572.
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[23]
P. Bourget, Essais de psychologie contemporaine, op. cit., p. 31.
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[24]
Ibid., p. 82.
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[25]
R. de Gourmont, Le Livre des masques, Paris, Mercure de France, 1896, p. 12.
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[26]
R. de Gourmont, Le Problème du style, op. cit., p. 41.
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[27]
Ibid., p. 36.
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[28]
Ibid., p. 51.
-
[29]
H. Taine, Essais de critique et d’histoire, 2e éd., Paris, Hachette, 1866, p. 209.
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[30]
Ibid., p. 207.
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[31]
Ibid., p. 228.
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[32]
Ibid., p. 209.
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[33]
Ibid., p. 328.
-
[34]
Ibid., p. 175 : « nos facultés nous mènent ». Voir également, Nouveaux Essais de critique et d’histoire, 1866, p. 80 « Il y a en chacun de nous une certaine habitude qui le mène, […] suggérant ici les images, là-bas la philosophie, plus loin la raillerie, tellement qu’il y tombe toujours, quelqu’ouvrage qu’il fasse, parce que cette nécessité est devenue sa nature et son goût. »
-
[35]
Essais de critique et d’histoire, op. cit., p. 325.
-
[36]
H. Taine, La Fontaine et ses fables, op. cit., p. 226.
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[37]
Ibid., p. 248.
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[38]
É. Hennequin, La Critique scientifique, op. cit., p. 70.
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[39]
Ibid., p. 85.
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[40]
En raison de notre objet d’étude, on néglige quasiment l’essentiel des thèses défendues par Hennequin dans La Critique esthétique. « L’esthopsychologie » dont il se réclame (souvent génialement) pourrait se définir comme une sorte de logique des discours. On renvoie à la distinction de trois genres en fonction des effets qu’ils provoquent : les genres fictionnels (roman, récit historique, épopée), les genres didactiques (poème didactique, discours scientifique, critique littéraire), le genre lyrique (caractérisé par son usage des rythmes et des images). On songe encore à la mise en relief de trois styles qui se rencontreraient dans toutes les formes artistiques : le style suggestif (allusif, imagé, tachiste), le style expressif (analytique, prosaïque), le style symbolique (faisant usage d’allégories et de symboles traditionnels). L’esthopsychologie se parachève en une esthétique de la réception, qui analyse la modification des visions du monde suscitée par la lecture d’une œuvre. Hennequin se fonde alors sur la sociologie de Tarde et sur les lois de l’imitation.
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[41]
Voir É. Hennequin, Quelques écrivains français, Paris, Perrin, 1890, p. 145.
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[42]
Adolf Kussmaul, Les Troubles du langage J.-B. Baillière, 1884, préface de Benjamin Ball, p. 12.
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[43]
É. Hennequin, Quelques écrivains français, op. cit., p. 64.
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[44]
Ibid., p. 2-3.
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[45]
Ibid., p. 32.
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[46]
Ibid., p. 12.
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[47]
Ibid., p. 14.
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[48]
Ibid., p. 9.
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[49]
Ibid.
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[50]
Ibid., p. 55.
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[51]
Ibid., p. 62.
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[52]
Ibid., p. 146.
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[53]
Ibid., p. 138.
-
[54]
Ibid., p. 5.
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[55]
Voir Nouveaux essais de critique et d’histoire, Hachette, deuxième édition, 1866, p. 95 : « L’intensité de l’hallucination est la source de la vérité » (Taine évoque ici Balzac). Voir encore les pages sur Dickens dans l’Histoire de la littérature anglaise (op. cit.) : « le style passionné » (t. IV, p. 30) de cet écrivain, son imagination qui ressemble à celle des monomaniaques » (p. 18), fait de lui un peintre admirable des hallucinations (p. 14). L’intensité hallucinatoire de la vision de l’écrivain devient gage de l’illusion mimétique chez le lecteur qui d’une certaine manière, devient à son tour halluciné.
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[56]
É. Hennequin, Quelques écrivains français, op. cit., p. 64.
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[57]
P. Bourget, Essais de psychologie contemporaine, op. cit., p. 16.
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[58]
H. Taine, Nouveaux essais de critique et d’histoire, op. cit., p. 214.
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[59]
H. Taine, Essais de critique et d’histoire, op. cit., p. 318.
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[60]
Ibid., p. 341.
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[61]
Ibid., p. 55 : « Au fond la suppression du style, c’est le style même. »
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[62]
H. Taine, Nouveaux essais de critique et d’histoire, op. cit., p. 107.
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[63]
Ibid., p. 109.
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[64]
Ibid.
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[65]
É. Hennequin, La Critique scientifique, op. cit., p. 157.
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[66]
Voir R. de Gourmont, Esthétique de la langue française, Paris, Mercure de France, 1899, p. 210-214, p. 285-297.
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[67]
H. Taine, Nouveaux essais de critique et d’histoire, op. cit., p. 95 : « L’intensité de l’hallucination est le gage de la vérité. »
-
[68]
H. Taine, La Fontaine et ses fables, op. cit., p. 290.
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[69]
É. Hennequin, La Critique scientifique, op. cit., p. 199 : « L’âme d’un grand artiste est celle qui peut frémir en un million de sensibilités individuelles et fait la joie et la douleur d’un peuple. » Le lien artistique favorise « le cosmopolitisme ». Et Hennequin, d’origine suisse, ne s’en plaint certes pas.