Notes
-
[1]
Voir François Etner, « La fin du XIXe siècle, vue par les historiens de la pensée économique », Revue d’économie politique, (5), décembre 2004.
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[2]
Jevons, W. Stanley (1871), The Theory of Political Economy, New-York, reprint Kelley, 1965 ; Menger, Carl (1871), Principles, trad. des Grundsätze, New York Univ. Pr., 1981 ; Walras, Léon (1874), Éléments d’économie politique pure, rééd. in Œuvres, t. 8, Paris, Economica, 1988.
-
[3]
Marshall, Alfred (1890), Principles of Economics, Düsseldorf, reprint Verlag Wirtschaft und Finanzen, 1989.
-
[4]
Schumpeter, J. A. (1954), Histoire de l’analyse économique, trad., 3 vol., Paris, Gallimard, 1983.
-
[5]
Kuhn, Thomas Samuel (1962), La Structure des Révolutions Scientifiques, trad., Paris, Flammarion, 1972.
-
[6]
Black, Coats et Goodwin eds. (1973), The Marginal Revolution in Economics, Duke Univ. Pr.
1 En 1776 donc, admettons-le pour simplifier, Adam Smith « inventa » l’économie politique. Ensuite, chaque génération améliora l’édifice précédent, constituant ce que l’on appellera la tradition « classique ». Forcément, il subsistait des opposants à cette tradition, principalement des socialistes, et des catholiques, mais du moins n’avaient-ils pas tout à fait le droit au titre d’économistes. Ce paysage changea brutalement autour des années 1870. Les économistes eux-mêmes mirent en cause radicalement la construction de leurs aînés. Plusieurs projets furent alors proposés pour lui succéder, dont l’un s’est finalement imposé à la fin du XIXe siècle, et dont les économistes d’aujourd’hui sont les héritiers directs. Les autres conceptions n’ont pas disparu pour autant ; leurs critiques contre le courant finalement dominant étaient les mêmes que celles que l’on adresse aujourd’hui à la science économique. D’une certaine façon, pour cette science économique, tout s’est donc joué dans les années 1870.
UN CONTEXTE CHANGEANT ET AGITÉ
2 Pourquoi les théories, ou plutôt certaines analyses « classiques », issues de Smith et de Ricardo, sont-elles apparues désuètes ou erronées à partir des années 1870 ? Des raisons internes à la discipline ont sans doute compté, mais il faut aussi rappeler l’importance du contexte externe. La rapide évolution de l’Europe politique, sociale et économique explique en partie le désir d’un renouveau de la science ; du moins les éléments suivants étaient-ils explicitement invoqués dans les controverses entre économistes.
- La dépression économique en Europe, commencée vers 1873, s’explique mal par les anciennes analyses des crises du capitalisme ; cette fois, la crise semble en effet globale et durable ; en outre, les remèdes anciens, comme le laisser-faire et le libre échange, sont à l’opposé de ce que les gouvernements entreprennent (des circonstances analogues, dans les années 1930, contribueront à une semblable mise en cause des théories économiques dominantes).
- L’éveil des nationalismes, les rivalités entre les puissances européennes et la colonisation à grande échelle rendent désuets le cosmopolitisme passé des classiques, leur pacifisme et leur individualisme. Au moins faudrait-il désormais expliquer les nouvelles tendances et en prévoir l’évolution, alors que les anciennes analyses ne savent que les condamner (de la même façon, ceux qui considèrent aujourd’hui que l’avènement de l’Asie caractérise notre époque reprochent volontiers à la science économique de ne pas en tenir particulièrement compte).
- La question sociale change de nature à la fin du XIXe siècle, avec un syndicalisme puissant et un mouvement socialiste organisé. De ce point de vue, l’ancienne analyse classique ne satisfait plus personne : les économistes sociaux lui reprochent son intransigeance ; les économistes libéraux jugent que cette intransigeance fait le jeu de leurs adversaires, sans compter que Marx se prétend le disciple de Ricardo.
- L’organisation consciente apparaît à la fin du XIXe siècle plus rationnelle, plus moderne que son contraire. Les anciennes conceptions de la concurrence n’expliquent pas le dynamisme des grandes entreprises dans les chemins de fer, la sidérurgie ou la chimie, alors que, inversement, les artisans et les boutiquiers apparaissent désormais archaïques.
4 L’ensemble de ces considérations externes a beaucoup compté dans le rejet de l’économie classique et il a suscité des tentatives de renouvellement profond de la science économique. Mais nous verrons que ce ne sont pas ces tentatives qui vont finalement s’imposer et que la nouvelle conception dominante apparaîtra comme l’héritière de l’ancienne.
5 Un contexte particulier a également joué dans l’évolution de la science économique, mais il est difficile à apprécier : c’est que les économistes sont alors devenus des professeurs d’université (ce n’était le cas, avant les années 1870, qu’en Allemagne, mais avec une conception très particulière de la discipline économique). Devenus enseignants à la fin du siècle, les économistes ont désormais plus de temps pour élaborer de nouvelles analyses ; ils sont incités, davantage qu’auparavant, à développer des aspects théoriques plutôt que des recommandations pratiques. Définir exactement ce qu’il conviendrait d’enseigner est une dimension importante des polémiques entre économistes à la fin du XIXe siècle, lesquelles entraînent des conséquences profondes et durables. En Angleterre, ceux qui souhaitent donner un tour plus historique à leur matière échouent à occuper les chaires économiques les plus prestigieuses ; mais ils sont mieux accueillis par les historiens et fondent une nouvelle discipline : l’histoire des faits économiques. En Allemagne, beaucoup d’économistes sont particulièrement attentifs à la condition ouvrière, on les appelle pour cela les « socialistes de la chaire ». En France, l’enseignement de l’économie est instauré dans les facultés de droit en 1877 ; l’économie mathématique devra trouver d’autres lieux pour se développer.
LE REJET DU SYSTÈME CLASSIQUE
6 Pour les économistes d’avant 1870, la tradition classique est incarnée par John Stuart Mill. Naturellement, les opposants à la pensée libérale sont ses plus farouches opposants. Marx n’affiche ainsi que du mépris pour lui, presque autant que pour un socialiste comme Proudhon ou pour un « ultra libéral » (ainsi dirait-on aujourd’hui) comme Bastiat.
7 Même du côté des économistes libéraux, les jugements deviennent contrastés dès les années 1860. Le traité de référence de Mill (1848) a vieilli et, surtout, Mill y proclame son admiration pour Ricardo, l’auteur que plus personne n’admire. Les analyses de Ricardo, même actualisées par Mill, semblent soit logiquement fausses, soit se rapporter à une époque révolue, celle des débuts de l’ère industrielle.
8 Les économistes, en Angleterre comme sur le continent, continuent donc de respecter Mill mais adhérent de moins en moins à ses analyses, en particulier à la théorie de la valeur qu’ils lui imputent. Par exemple, il devient de plus en plus difficile de prétendre que les salaires réels des ouvriers ne peuvent s’améliorer durablement que si on diminue le nombre de ces derniers ; de même, il devient difficile de prétendre que le libre-échange est toujours la solution la plus favorable au développement économique de chaque nation.
9 Après une période incertaine, tout change brusquement en quelques années, autour de 1870. Les économistes de la fin du XIXe siècle conviennent tous qu’une époque vient de s’achever, mais ils ne s’accordent ni pour dire comment il faudrait désormais procéder, ni pour donner la raison de la rupture. Chacun admet que l’ancienne théorie dominante, celle de Ricardo, appartient au passé ; même ses partisans sont contraints de plaider pour sa profonde mise à jour. Mais pourquoi s’est-elle effondrée et au bénéfice de quelle autre théorie ? À ces deux questions, même plus d’un un siècle après, on ne sait toujours pas répondre de façon simple [1].
10 Pour bien des économistes contemporains, tout aurait basculé en mars 1869. Ce mois-là, Mill publie, dans la revue anglaise Fortnightly Review, le compte rendu d’un livre de William Thomas Thornton (On Labour… , 1869) qui réfutait les thèses de Ricardo sur le travail. De quoi s’agissait-il ?
11 Le salaire peut s’expliquer, comme tous les autres biens, par la loi de l’offre et de la demande. L’offre correspondrait au nombre de bras disposés à travailler et la demande aux besoins que les employeurs en auraient. Mais le travail se distinguerait des autres biens : il faut le rémunérer de façon réelle (en denrées) et de façon immédiate, et non par des promesses. La partie de la production destinée aux ouvriers s’appelle le fonds des salaires, on peut se la représenter comme du blé entreposé avant d’entamer un nouveau cycle de production. Ricardo en avait déduit une double opposition : d’une part entre les salaires et les profits et, d’autre part, entre les salaires et le progrès technique.
12 Stupeur donc : Mill reconnaît en 1869 que cette théorie du fonds des salaires était erronée, et il meurt 4 ans plus tard. Pour bien des contemporains, cette affaire scelle la fin d’une époque, car elle concerne non seulement le cœur de la théorie classique, mais également les deux autres domaines sensibles des doctrines et de la méthode :
- du point de vue des doctrines, Thornton avait donc raison dans son livre incriminé : certaines revendications syndicales sont légitimes, il est possible d’améliorer durablement la condition ouvrière ;
- du point de vue de la méthode, Ricardo se serait trompé, parce qu’il considérait des variables abstraites, taux de profit ou salaires moyens, pour en chercher les déterminants, alors que les faits doivent primer sur les raisonnements théoriques. C’est en observant la détermination effective des salaires que des économistes ont compris l’erreur des analyses ricardiennes : en comparant les salaires entre différents lieux et en notant qu’il subsistait des écarts très importants, inexpliqués par le système classique ; en chiffrant l’évolution des salaires réels et en constatant qu’ils avaient effectivement augmenté en même temps que le progrès technique.
14 L’abandon du fonds des salaires par Mill renvoie donc aux trois principaux aspects de la rupture des années 1870 : le rejet de Ricardo ; une plus grande attention à la question sociale ; et la primauté des faits sur les analyses abstraites. Ces trois aspects sont mis en avant par la majorité des économistes à la fin du siècle pour définir la nouvelle voie qu’il faudrait suivre. Nous n’allons aborder ici que les débats suscités par la méthode.
LE REJET DE LA MÉTHODE ABSTRAITE
15 Beaucoup d’économistes contestent à la fin du siècle la méthode traditionnelle de leurs collègues. Il ne faudrait plus raisonner en considérant des individus abstraits au sein de sociétés abstraites, sans souci du temps, du lieu ou des mentalités. À procéder ainsi, on démontrerait de prétendues « lois » qui n’ont de scientifique que les apparences. Comment croire que des mêmes lois économiques seraient valables dans la Rome antique et dans l’Angleterre de 1870 ? Ou dans la France et dans l’Allemagne des années 1880 ? Il faut au contraire partir du réel, qui est divers par nature, observer les faits et, éventuellement, recourir à la statistique. Après quoi, peut-être, on aboutira à des régularités suffisamment nombreuses pour mériter le terme de lois.
16 Les plus entreprenants, dans cette entreprise de refondation de la science économique, sont les membres ou les sympathisants de l’école historique. Ce terme désigne principalement un groupe d’économistes allemands réunis dans une association en 1872 par Gustav von Schmoller. Mais il existe aussi, simultanément et indépendamment, une variante anglaise dont le propagandiste est T. E. Cliffe Leslie, et le grand homme William Cunningham.
17 Comme son nom l’indique, l’école historique s’adonne principalement à l’observation des faits économiques passés. Ses membres analysent les structures économiques des sociétés passées, en principe pour en déduire les véritables lois économiques de l’époque contemporaine. Mais l’entreprise se révèle surtout bénéfique pour la discipline historique. On doit en effet à ces écoles historiques, anglaise et allemande, d’avoir inventé l’histoire économique et la sociologie historique. On leur est redevable d’études inédites sur les corporations du Moyen Âge, l’organisation des cités, les mécanismes des échanges, le rôle de la monnaie, la logique territoriale, etc.
18 Par ailleurs, il me semble que la science économique, au sens strict, ne doit absolument rien à l’école historique. Soit qu’elle n’avait rien à espérer de ce côté, du moins rien à cette époque, soit, plus simplement, que les membres de l’école historique ne pouvaient pas mener simultanément deux carrières de front, en tant qu’historiens et en tant qu’économistes. En France, l’histoire économique sera d’ailleurs entre les deux guerres le fait d’historiens comme Marc Bloch, qui ne se prétendront pas économistes.
19 À côté de l’histoire économique, il faut citer une tendance sociologisante qui a également exigé de la science économique qu’elle se débarrasse de ses anciennes prétentions comme de son goût pour des lois universelles et abstraites. En Amérique, Thorstein Veblen explique que ces conceptions traditionnelles, de nature idéologique, sont fausses. Par exemple, comment expliquer que les épouses des riches Américains ne travaillent pas ? Ce n’est pas en supposant que chaque individu maximise sa fonction d’utilité individuelle, selon le canon de la nouvelle école économique dominante.
20 Les deux nouvelles tendances, historique et sociologique, se confortent pour dénoncer la science économique traditionnelle à la fin du XIXe siècle. On peut aussi rappeler Herbert Spencer et la popularité de son analyse darwinienne des sociétés humaines, ou encore Werner Sombart et d’autres penseurs allemands à la fin du siècle. Beaucoup ont alors l’impression de tenir compte des vastes transformations de leur époque, de la constitution d’entreprises et d’institutions plus puissantes et plus centralisées, de la rivalité entre les grandes nations, de l’aventure coloniale, etc. ; alors que les économistes, au sens étroit, leur semblent prisonniers de raisonnements mécaniques et stériles, au nom de valeurs dépassées comme le libéralisme, l’individualisme, le cosmopolitisme.
LE MARGINALISME
21 Revenons aux années 1870 et à quelques auteurs, au début beaucoup moins influents que les partisans de l’école historique, mais désireux, comme eux, de rompre avec l’ancienne économie classique. Ces auteurs cherchent à renouveler la science économique en mettant en avant la notion, d’ailleurs ancienne, d’utilité des biens. Les économistes d’autrefois prétendaient que la valeur d’un bien dépendait principalement de son coût de production, et donc finalement du travail qu’il fallait fournir pour l’obtenir. Pour les nouveaux tenants de l’utilité, la valeur résulte autant, et peut-être même principalement, de la capacité d’un bien à satisfaire des besoins. Tout cela n’a pas de quoi bouleverser les anciennes théories de l’offre et de la demande, mais, via l’utilité, c’est la demande que l’on se met à considérer avec plus d’attention dans ce couple traditionnel. Plus tard, on traite l’offre d’une façon assez semblable, en cherchant pourquoi une entreprise désire produire tant et à telle condition. De proche en proche, on abandonne certaines questions et on s’en pose de nouvelles, plus simples, moins ambitieuses, mais qui vont se révéler plus fructueuses. On ne cherche plus à deviner comment le progrès technique allait opérer dans le prochain siècle ni ce qu’il allait advenir aux différentes classes sociales. On se passionne, en revanche, pour savoir comment se déterminerait le prix d’un bien sur un seul marché quand deux individus seulement s’y rencontreraient, avec des besoins et des moyens représentés de façon caricaturale.
22 Progressivement, une nouvelle façon de considérer les mécanismes économiques émerge ainsi. On l’appellera plus tard le « marginalisme ». L’idée initiale est en effet que l’utilité qui importe à un consommateur est une utilité marginale, c’est-à-dire l’accroissement d’utilité que lui donne le dernier bien acheté. Plus tard, on s’avisera de même que la productivité du travail qui importe, pour déterminer le salaire, est une productivité marginale, c’est-à-dire ce qu’un salarié de plus pourrait apporter à l’entreprise qui déciderait de l’embaucher. Les instigateurs de cette nouvelle façon de raisonner constituent un trio hétéroclite :
- William Stanley Jevons est un économiste anglais réputé pour ses analyses statistiques, par ailleurs très hostile à Ricardo et à Mill ;
- Carl Menger est un professeur érudit et complexe, admiré à Vienne, mais longtemps inconnu ailleurs ;
- Léon Walras est un Français ombrageux, qui se prétend socialiste.
24 Ces trois-là ne se connaissent pas avant d’avoir publié leurs travaux pionniers, en 1871 pour les deux premiers et en 1874 pour le dernier [2].
25 Le marginalisme, à ses débuts, ne suscite pas de controverses particulières chez les économistes traditionnels. Ses rares partisans sont certes enthousiastes, mais très peu nombreux ; les autres peuvent ne s’y intéresser que de loin, sans compter que très peu comprennent les équations compliquées et maladroites de Jevons et de Walras. Les conceptions de Menger ont l’avantage de se passer de mathématiques, elles sont donc les mieux comprises. Et beaucoup d’économistes traditionnels se mettent à raisonner tantôt sur la base des anciennes conceptions de Mill, tantôt sur celles de Menger.
26 La thèse de la continuité entre les anciennes conceptions et le marginalisme est surtout défendue par ceux qui voudraient rompre radicalement avec les méthodes anciennes. Les partisans de l’école historique, comme John Kell Ingram en Angleterre, les partisans d’un regard plus sociologique, comme Thorstein Veblen en Amérique, et les partisans du marxisme en Allemagne expliquent ainsi que le marginalisme n’est qu’une version modernisée des anciennes conceptions libérales et individualistes. La méthode resterait fondamentalement celle d’autrefois, elle consiste à raisonner abstraitement avec des individus abstraits, au lieu d’analyser le monde tel qu’il est et tel qu’il évolue réellement.
27 Une des faiblesses du marginalisme, à ses débuts, est en effet de n’aboutir à aucune conclusion spécifique. Seuls les libéraux en retiennent une description plus satisfaisante du marché du travail ; le marginalisme démontre en effet que chaque salarié gagne exactement ce que sa contribution individuelle apporte à l’entreprise ; on souligne l’équité de ce principe et on compte sur les gains de productivité pour augmenter, indéfiniment et proportionnellement, les salaires réels.
28 Le marginalisme, par ailleurs, est incapable de répondre aux nombreuses questions qui hantent la fin du siècle, et que nous avons évoquées plus haut : dépression économique, désordres monétaires, tensions internationales, avènement d’une classe ouvrière organisée et revendicative, avec un État beaucoup plus interventionniste, des entreprises géantes, un renouvellement des techniques industrielles, etc. Veblen souligne cette incapacité du marginalisme à rendre compte des changements de la fin du siècle. Il en conclut que cette théorie est idéologique et non scientifique.
29 Si donc le marginalisme n’avait été que cela, il n’aurait pas tant compté dans l’histoire de la science économique. Mais le marginalisme, du moins avec l’une de ses branches, va emprunter résolument le langage des mathématiques (l’autre branche, issue de Menger, demeurera très influente jusqu’aux années 1950). C’est sans doute ce qui va bouleverser le plus profondément la science économique.
L’ÉCONOMIE MATHÉMATIQUE
30 La branche mathématique du marginalisme est issue de Jevons et de Walras, elle va prendre de plus en plus d’ampleur, en Amérique notamment, en recrutant ses adeptes parmi des étudiants en mathématiques et en physique. Pour eux, la mathématisation de la science économique est le point le plus important des années 1870, la preuve de sa scientificité, le gage d’une rupture avec ce qui avait précédé. Le fait que cette entreprise ait résulté d’un approfondissement de la notion d’utilité est somme toute anecdotique. Petit à petit, les économistes mathématiciens vont étendre le champ de leurs recherches et ils vont gagner en influence, malgré des effectifs modestes. Leur triomphe parmi l’ensemble des économistes attendra les années 1950, mais il n’en sera que plus éclatant. Passé cette date, quelques économistes vont évidemment continuer de proclamer leur hostilité à la mathématisation économique, mais sans pouvoir lui opposer une autre conception, aussi cohérente et aussi efficace ; surtout, comme jadis, ils vont plaider pour l’observation des faits, à l’aide d’études empiriques, historiques ou sociologiques.
31 Revenons au XIXe siècle. Les adeptes du marginalisme s’opposent à ceux de l’école historique, les adeptes des mathématiques s’opposent à tous les autres, les nostalgiques de Ricardo aux courants modernistes, les libéraux intransigeants à ceux qui acceptent de transiger, etc. Alors, de cette mêlée confuse, émergea Alfred Marshall (1842-1924).
32 Professeur à Cambridge depuis 1885, Marshall occupait le poste le plus prestigieux du moment en Europe, et il régnait déjà sur la science économique anglaise. Il publie en 1890 un traité décisif qui allait susciter immédiatement l’adhésion, ou du moins l’admiration, de la majorité des autres professeurs d’économie, en Angleterre comme dans le reste du monde [3]. Que disait-il ? Que Ricardo était un immense économiste, mais que ses opposants n’avaient pas totalement tort ; que la méthode historique était absolument fondée, mais qu’il ne fallait pas en abuser ; que les mathématiques constituaient un langage très puissant, mais que l’on pouvait aussi bien s’en passer ; que la méthode abstraite était utile en économie, mais à condition de prendre le temps d’observer les faits et les institutions. Étant donné l’ensemble de ces positions équilibrées, on appela « néoclassique » le courant dont Marshall était le porteur ; un courant qui ne rompait pas avec la science économique « classique », mais qui la rénovait si profondément que les marginalistes convaincus, et même les économiste mathématiciens, en étaient indirectement confortés. Les opposants à Marshall furent uniquement ceux qui ne voulaient pas rénover la science économique traditionnelle, mais qui voulaient en finir avec elle, principalement des historiens des faits économiques, quelques sociologues et les marxistes. En face, la majorité des économistes, ravie de retrouver une unité perdue, ravie de pouvoir enseigner plus sereinement, se rallia à Marshall avec enthousiasme.
33 L’économie mathématique, à ses débuts, profita beaucoup de la protection que lui accorda Marshall. Elle restait l’affaire de quelques spécialistes seulement, mais du moins ces derniers avaient-ils accès aux revues académiques et occupaient-ils quelques postes, en Angleterre ou dans certains autres pays, comme l’Italie ou les États-Unis.
34 L’économie mathématique allait ensuite asseoir son autorité en faisant cause commune avec une autre discipline en plein essor à la fin du siècle : la statistique. En France, manier simultanément des chiffres et des équations était une sorte de réflexe que l’on enseignait à l’École polytechnique ; le mélange des genres y était donc pratiqué très tôt, mais dans le milieu étroit et fermé des ingénieurs économistes. Ailleurs, la collaboration entre les deux disciplines permit à chacune des avancées considérables. Elle était illustrée notamment par l’Anglais Francis Ysidro Edgeworth ou l’Américain Irving Fisher, à propos des indices ou de la théorie monétaire.
35 Il en résultera, dans les années 1930, que les économistes mathématiciens représenteront toutes sortes de situations au moyen de modèles mathématiques, donc avec des variables et des équations : des variables dont on connaîtra les ordres de grandeur réels et des équations dont la statistique donnera des approximations raisonnables. D’où des recommandations chiffrées en politique économique ou en gestion des affaires, judicieuses ou pas, mais impossibles à discuter en dehors d’un cadre mathématique. D’où, finalement, le triomphe de l’économie mathématique.
36 Pourtant, les économistes les plus rigoureux avaient longtemps exprimé les plus grandes réserves envers la statistique. Au début du XIXe siècle, le Français Jean-Baptiste Say mettait ainsi en garde contre l’usage de la statistique débridée de son temps : chiffrer, dénombrer, aligner des tableaux ne mènerait à rien sans théorie véritablement scientifique, c’est-à-dire générale et abstraite.
37 À la fin du XIXe siècle, la statistique devient plus rigoureuse, mais on va plutôt s’en réclamer du côté des adversaires et non des partisans de l’économie dominante. Grâce à la statistique, il serait en effet possible de décrire objectivement le réel et d’en déduire, après observation, des lois ou des mécanismes économiques. Ainsi raisonnaient quelques historiens des faits économiques qui cherchaient à construire des séries significatives. Ainsi surtout raisonnaient des économistes empiriques américains comme W. C. Mitchell, que l’on appellera « institutionnalistes », qui cherchaient à mesurer la conjoncture économique pour en comprendre les lois, sans supposer a priori un modèle théorique.
38 Dans les années 1970 encore, les théoriciens français de la « régulation » rappelleront ces oppositions nées à la fin du XIXe siècle, entre une théorie néoclassique qu’ils jugent trop abstraite, et une démarche à la fois plus historique, plus marxiste, plus sociologique et plus statistique. Comme auparavant, le conflit porte un peu sur les méthodes et sur la pertinence des résultats obtenus, mais surtout sur la qualification des travaux des uns et des autres : lesquels méritent d’être appelés « économiques » et d’être enseignés comme tels ?
UNE RÉVOLUTION SCIENTIFIQUE ?
39 L. Walras et W. Jevons affirmaient, dès les années 1870, qu’ils avaient rompu totalement avec les principes des économistes précédents. Marshall soulignait au contraire la continuité entre leurs théories et celles de Ricardo et Mill. Qui doit-on croire ?
40 Joseph A. Schumpeter jugeait, dans son History of Economic Analysis (publication posthume, 1954), que la « révolution » qui s’était effectivement produite dans la pensée économique apportait une vision du monde radicalement neuve [4]. On devait l’attribuer aux trois pères fondateurs du marginalisme, non pas tant pour leur idée d’utilité marginale, mais parce que cette idée devait nécessairement aboutir à celle de l’équilibre général. Seule cette dernière idée, et seulement avec Walras pour l’incarner, rompait avec les modes de raisonnements passés. La révolution, et non la réforme, serait le terme caractérisant correctement les années 1870. Il faut réserver à Marshall l’expression réformiste « néoclassique » et ne pas l’attribuer au trio révolutionnaire : « cela n’aurait pas plus de sens que d’appeler néo-newtonienne la théorie d’Einstein ».
41 Peu après la mort de Schumpeter (1950), T. S. Kuhn précisait l’idée de « révolution scientifique » à partir de l’exemple de la physique classique [5]. Les historiens de la pensée économique allaient appliquer cette nouvelle grille de lecture au marginalisme, en la transposant de la manière suivante. Avant la rupture des années 1870 dominait une « science normale », incarnée par l’école classique ; celle-ci avait son vocabulaire, ses problématiques, ses méthodes de validation. Puis, brusquement, trois économistes ont cherché, non pas à améliorer le système classique, mais à en construire un autre sur des bases entièrement nouvelles. L’ancien système céda la place sans rien pouvoir sauver de ce qu’il avait bâti, le nouveau allait régner sans partage : c’était une révolution scientifique. Le fait qu’il y eut trois révolutionnaires et non un seul accentuait l’analogie entre la science économique et les sciences de la nature : les découvertes multiples y étaient la règle et non l’exception.
42 En août 1971 fut réunie une conférence en Italie, pour discuter de la possibilité d’appliquer les schémas de Kuhn à « la révolution marginaliste en économie » [6]. Globalement, la réponse des participants à cette question fut négative.
- À la question de savoir s’il existait plusieurs paradigmes en économie, quelques historiens comme George J. Stigler répondaient négativement : la science économique ne connaîtrait qu’un seul paradigme, celui de l’équilibre général d’une économie de marché ; mais on pourrait éventuellement qualifier de « révolution » l’avènement de ce paradigme.
- À la question de savoir si l’on était passé brusquement d’un paradigme à l’autre, Mark Blaug répondait catégoriquement non : « la révolution marginaliste a été un processus, pas un événement ». En particulier, la théorie marginaliste mit du temps à s’imposer, elle n’était pas la théorie dominante des années 1870, car l’école historique était alors à son zénith.
- Le fait majeur pour comprendre, sinon l’avènement, du moins le succès du marginalisme, serait l’institutionnalisation de l’économie politique. Selon Stigler, les économistes d’avant les années 1870 étaient des hommes pressés de trouver des réponses pratiques à des questions pratiques. Le concept d’utilité était disponible depuis longtemps, disons depuis Say, mais il n’aurait alors servi à rien pour répondre aux problèmes de l’époque classique. En revanche, ce concept d’utilité intéressera des universitaires désireux de présenter les mécanismes économiques de façon aussi unifiée, cohérente et abstraite que possible.
Notes
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[1]
Voir François Etner, « La fin du XIXe siècle, vue par les historiens de la pensée économique », Revue d’économie politique, (5), décembre 2004.
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[2]
Jevons, W. Stanley (1871), The Theory of Political Economy, New-York, reprint Kelley, 1965 ; Menger, Carl (1871), Principles, trad. des Grundsätze, New York Univ. Pr., 1981 ; Walras, Léon (1874), Éléments d’économie politique pure, rééd. in Œuvres, t. 8, Paris, Economica, 1988.
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[3]
Marshall, Alfred (1890), Principles of Economics, Düsseldorf, reprint Verlag Wirtschaft und Finanzen, 1989.
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[4]
Schumpeter, J. A. (1954), Histoire de l’analyse économique, trad., 3 vol., Paris, Gallimard, 1983.
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[5]
Kuhn, Thomas Samuel (1962), La Structure des Révolutions Scientifiques, trad., Paris, Flammarion, 1972.
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[6]
Black, Coats et Goodwin eds. (1973), The Marginal Revolution in Economics, Duke Univ. Pr.