Notes
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[1]
Inspiré par l’exemple d’un certain John Ludd qui, vers 1780, aurait démoli des métiers à tisser dans un accès de colère, le terme de « luddites » désigne les ouvriers anglais révoltés qui, entre 1811 et 1816, détruisirent des machines accusées de provoquer le chômage.
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[2]
« Telles sont les lois qui règlent le bonheur de la très grande majorité de toute communauté. Comme tous les autres contrats, les salaires devraient être laissés au libre jeu impartial de la concurrence du marché, et ne jamais subir les ingérences du législateur » (ibid., p. 125).
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[3]
Comme Malthus, Ricardo se place du côté des philanthropes, des « amis des pauvres et de l’humanité », selon une formule qui revient à plusieurs reprises sous sa plume (Ricardo, 1817, p. 126-127).
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[4]
Cette phrase de David Buchanan, tirée de ses Observations (1814) sur la Richesse des nations, est citée par Ricardo dans les Principes (p. 126, note 1).
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[5]
Cet extrait de la Théorie des sentiments moraux contient l’une des trois occurrences de la métaphore de la main invisible dans l’œuvre de Smith. Immédiatement après cette justification économique du libéralisme, qui sera reprise telle quelle par Fr. von Hayek, Smith ajoute un dernier trait : « Pour tout ce qui constitue le véritable bonheur, ils [ceux que la Providence a oubliés] ne sont en rien inférieurs à ceux qui paraissent placés au-dessus d’eux. Tous les rangs de la société sont au même niveau, quant au bien-être du corps et à la sérénité de l’âme, et le mendiant qui se chauffe au soleil le long d’une haie, possède ordinairement cette paix et cette tranquillité que les rois poursuivent toujours » (ibid., p. 212). On peut rester songeur devant cette argumentation qui déplace insidieusement la question des inégalités du terrain de l’économie à celui de l’appréciation morale de ce qui fait le bonheur d’un individu. Ricardo, pour sa part, s’en tient aux seuls arguments économiques.
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[6]
Stendhal illustre très bien cette configuration. Dans son pamphlet D’un nouveau complot contre les industriels, il conforte son point de vue avec un argument d’autorité emprunté au registre économique : « Moi aussi, j’ai lu Mill, Mac Culloch, Malthus et Ricardo, qui viennent de reculer les bornes de l’économie politique » (1825, p. 14). Il s’attire une réponse acerbe d’A. Cerclet, directeur du Producteur, un hebdomadaire saint-simonien : « Vous parlez de ce que vous n’entendez pas. […] Vous lisez de l’économie politique, dites-vous, tant pis vraiment, c’est du temps perdu. » Lettre de Cerclet à Stendhal (in Stendhal, 1825, p. 34).
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[7]
Ch. Dunoyer, par exemple, ne voit que des effets bénéfiques à la pauvreté : « Il est bon qu’il y ait dans la société des lieux inférieurs où soient exposées à tomber les familles qui se conduisent mal, et d’où elles ne puissent se relever qu’à force de se bien conduire. La misère est ce redoutable enfer. […] Il ne sera peut-être donné qu’à la misère et aux salutaires horreurs dont elle marche escortée, de nous conduire à l’intelligence et à la pratique des vertus les plus vraiment nécessaires aux progrès de notre espèce et à son développement régulier » (Dunoyer, 1846, p. 214).
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[8]
Voir sur ce point, par exemple, Gide et Rist (1909), A. Béraud et G. Faccarello (tome II, 2000) ou, pour la France, Y. Breton et M. Lutfalla (1991).
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[9]
Pour un exposé plus complet de cet aspect de la pensée de Walras, voir J. Lallement, « Prix et équilibre selon Léon Walras », chapitre 23 du tome II de la Nouvelle histoire de la pensée économique (Béraud et Faccarello, 2000).
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[10]
Ces trois domaines correspondent aux trois ouvrages majeurs de Walras : les Éléments d’économie politique pure (1874), qui traitent de l’échange comme une science, les Études d’économie politique appliquée (1898), qui traitent de la production selon le critère de l’utile, et les Études d’économie sociale (1896), qui traitent de la propriété selon un point de vue de justice.
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[11]
Walras ne parle ici que de la répartition initiale des richesses, et non de la rémunération des facteurs de production (salaires, intérêt, …), qui se fait par les prix issus des marchés et qui obéit, elle, aux lois scientifiques de l’économie pure.
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[12]
Cette dissociation entre l’analyse de la production et l’analyse de la répartition figure déjà chez J. Stuart Mill, mais dans un contexte différent.
« Le lendemain, à quatre heures du matin, Leuwen fut réveillé par l’ordre de monter à cheval. Il trouva tout en émoi à la caserne. Un sous-officier d’artillerie était fort affairé à distribuer des cartouches aux lanciers. Les ouvriers d’une ville à huit ou dix lieues de là venaient, dit-on, de s’organiser et de se confédérer. […] À la nuit tombante, on tira un coup de pistolet, mais personne ne fut atteint. […] Sur les dix heures du soir, on s’aperçut que les ouvriers avaient disparu. […] et à une heure du matin le régiment de lanciers, mourant de faim, hommes et chevaux, repartit pour Nancy. » Dans cet épisode de Lucien Leuwen (ch. XXVII), Stendhal évoque les mouvements ouvriers de l’année 1834 réprimés par l’armée, en particulier à Lyon. Lucien Leuwen, fils d’un ami de Jeremy Bentham, jacobin, libéral, soupçonné de saint-simonisme, chassé de l’École polytechnique pour républicanisme, mais aussi sous-lieutenant au 27e régiment de lanciers et amoureux d’une aristocrate légitimiste, se bat confusément avec toutes ces contradictions. « Me voilà allant sabrer des tisserands, comme dit élégamment M. de Vassignies. Si l’affaire est chaude, le colonel sera fait commandeur de la Légion d’honneur, et moi je gagnerai un remords. » Au début du XIXe siècle, la question sociale est partout, même dans les romans. Face à cette question, les économistes vont se voir chargés d’une fonction nouvelle : proposer des solutions qui s’appuient sur les enseignements d’une toute jeune science, l’économie politique. On étudiera ici les positions de trois d’entre eux, David Ricardo, Karl Marx et Léon Walras.
RICARDO ET LES LOIS NATURELLES DE L’ÉCONOMIE
2 La misère des classes laborieuses a été un sujet de préoccupation pour l’économie politique dès ses débuts. David Ricardo (1772-1823) aborde la question sociale à deux endroits différents de ses Principes de l’économie politique et de l’impôt (1817). D’abord indirectement, à propos des conséquences de la substitution des machines aux ouvriers, puis beaucoup plus directement, à propos des lois sur les pauvres. Sensible au mouvement des luddites [1], Ricardo révise sa position initiale sur les machines (la mécanisation ne change pas le niveau de l’emploi) et, dans la troisième édition des Principes, datée de 1821, il ajoute un chapitre XXXI, « Des machines », dans lequel il admet que l’utilisation de machines, ou leur perfectionnement, peut avoir pour effet de mettre au chômage une partie de la main-d’œuvre précédemment employée. Pourtant, ce n’est pas là une source de la misère, et il ne servirait de rien de s’opposer à la mécanisation de la production, car alors les capitaux iraient se placer à l’étranger et le remède serait pire que le mal qu’il prétend guérir (Ricardo, 1817, p. 409).
3 Mais c’est à propos de l’analyse de la répartition et de la détermination des salaires que Ricardo traite le plus explicitement et le plus directement de la question sociale. Une fois le montant total du revenu déterminé grâce à la théorie de la valeur, l’économie politique peut se pencher sur son objet essentiel, qui consiste à « déterminer les lois qui gouvernent cette répartition » (ibid., p. 45) entre les propriétaires fonciers, les capitalistes et les salariés. Si on laisse de côté la rente des propriétaires fonciers, déterminée par les différences de productivité des sols, restent les salaires et les profits. Ricardo souligne alors l’opposition irréductible entre salariés et capitalistes : les salaires des uns ne pouvant augmenter que si les profits des autres baissent.
4 Par ailleurs, les salaires se fixent à leur niveau naturel, c’est-à-dire au niveau « qui est nécessaire pour permettre globalement aux travailleurs de subsister et de perpétuer leur espèce sans variation de leur nombre » (ibid., p. 114). Les profits sont alors déterminés de manière résiduelle, c’est-à-dire ce qui reste de la valeur nette totale après que les salaires ont été payés.
5 Dans le rapport de force entre salariés et capitalistes, les salariés sont les plus faibles, et les lois de population de Malthus jouent inexorablement en leur défaveur. Toute augmentation du salaire au-dessus du minimum de subsistance permettra une augmentation de la population, laquelle se retournera finalement contre les travailleurs en ramenant leurs salaires au niveau de subsistance. Pour Ricardo, cette limitation des salaires ne relève pas d’une appréciation en termes de justice, elle ne fait qu’exprimer le résultat des lois économiques naturelles. Il serait vain de vouloir s’opposer à ces lois et utopique de penser pouvoir les modifier [2].
6 Pour autant, il ne faudrait pas faire de Ricardo un théoricien froid, insensible aux misères de son temps [3]. Il identifie deux causes de la pauvreté, la pénurie de subsistances et le manque d’emplois (ibid., p. 126). En ce qui concerne les subsistances, c’est au progrès économique, c’est-à-dire à l’accumulation du capital, d’assurer leur augmentation. Quant à l’emploi, il ne peut être assuré que par le bon fonctionnement du marché du travail. Mais, observe Ricardo, ce marché est entravé par les lois sur les pauvres. En effet, depuis le règne d’Élisabeth 1re, l’Angleterre a élaboré une législation, les lois sur les pauvres, qui met à la charge des paroisses l’obligation de secourir les miséreux. Ricardo va éclaircir cette question à la lumière de son analyse théorique.
7 Les lois sur les pauvres s’opposent de front aux principes qui règlent le niveau naturel des salaires. En permettant aux pauvres d’élever de nombreux enfants, ces lois augmentent le nombre de chômeurs qui auront à leur tour des enfants condamnés au chômage. L’augmentation de la charge qui pèsera sur la collectivité, du fait de la croissance exponentielle du nombre de pauvres prétendant bénéficier de l’assistance publique, aura tôt fait « d’absorber la totalité du revenu net du pays » (ibid., p. 126). Les conséquences de cette législation sont donc catastrophiques, et la conclusion de Ricardo sans appel : « Aucun projet d’amendement des lois sur les pauvres ne mérite la moindre attention s’il ne vise, à terme, leur abolition » (ibid., p. 127). Mais Ricardo n’est pas noyé dans les eaux froides du calcul égoïste, et il ajoute que le problème est de trouver comment supprimer cette législation sans provoquer d’inévitables drames. « Celui qui peut nous indiquer comment atteindre ce but avec le maximum de sécurité et un minimum de violence est le meilleur ami des pauvres et de l’humanité » (ibid., p. 127).
8 Que ce soit à propos des machines ou des lois sur les pauvres, les analyses de Ricardo obéissent au même schéma : d’abord, savoir ce que dit la théorie économique, puis en tirer les conclusions sur la politique qu’il convient de mener pour réduire la misère. L’existence de lois naturelles qui régissent la vie économique détermine un champ des possibles (ce qu’il est possible de faire sans contrarier la logique économique), en même temps qu’elle délimite un domaine de l’impossible, celui des mesures qui contreviennent à la logique de ces lois économiques, ce qui est le cas des lois sur les pauvres. Ces mesures impossibles ne doivent pas être mises en œuvre parce que leurs résultats sont pires que les situations qu’elles entendent améliorer. Il faut donc admettre que, « dans la société, il est des souffrances auxquelles la législation ne peut remédier » [4]. On trouve ici la position libérale pour laquelle le système capitaliste repose sur une inégalité fondamentale entre les classes sociales, mais cette inégalité est justifiée par le fait qu’elle profite finalement à tous. Comme le disait déjà Adam Smith au siècle précédent :
« L’estomac du riche n’est pas en proportion avec ses désirs, et il ne contient pas plus que celui du villageois grossier. Il est forcé de [partager avec tous ceux qui travaillent pour lui] […] ; et tous ceux qui satisfont à ses plaisirs et à son luxe, tirent de lui cette portion des choses nécessaires à la vie qu’ils auraient en vain attendue de son humanité ou de sa justice. […] Ils [les riches] ne consomment guère plus que le pauvre ; et en dépit de leur avidité et de leur égoïsme (quoiqu’ils ne cherchent que leur intérêt, quoiqu’ils ne songent qu’à satisfaire leurs vains et insatiables désirs en employant des milliers de bras), ils partagent avec le dernier manœuvre le produit des travaux qu’ils font faire. Une main invisible semble les forcer à concourir à la même distribution des choses nécessaires à la vie qui aurait eu lieu si la terre eût été donnée en égale portion à chacun de ses habitants ; et ainsi, sans en avoir l’intention, sans même le savoir, le riche sert l’intérêt social et la multiplication de l’espèce humaine. La Providence, en partageant […] la terre entre un petit nombre d’hommes riches, n’a pas abandonné ceux à qui elle paraît avoir oublié d’assigner un lot, et ils ont leur part de tout ce qu’elle produit » (Smith, 1759, p. 211-212) [5].
LA CRITIQUE « SCIENTIFIQUE » DE MARX
10 Ricardo inaugure une configuration nouvelle dans laquelle, quels que soient les sentiments personnels ou les opinions politiques, la manière de résoudre la question sociale devient la conséquence logique d’une théorie économique [6]. Le résultat du jeu des lois de l’économie peut bien apparaître injuste ou inhumain (l’économie méritant alors son appellation de science sinistre, dismal science, par Thomas Carlyle), ces lois s’imposent par la force de leur nécessité « naturelle ». À partir de là, la marge de manœuvre de l’économiste est étroite. Il peut, comme Ricardo, prévoir la baisse du taux de profit et l’arrêt de l’accumulation, montrer la dynamique du capitalisme qui l’entraîne vers l’état stationnaire, et indiquer les remèdes (l’abolition des lois sur les blés et le machinisme) qui retarderont l’inéluctable sans pouvoir l’empêcher. Malthus et Ricardo sont appelés par Charles Gide et Charles Rist (1909, p. 130) « les pessimistes » : leur mérite est d’avoir montré sans fard la logique du fonctionnement du capitalisme. Mais l’économiste peut aussi essayer de justifier le système économique comme moralement bon (Smith et le mendiant qui se chauffe paisiblement au soleil). On peut défendre le libéralisme comme paré de toutes les vertus. Face au pessimisme des libéraux anglais, il s’est trouvé des économistes, surtout en France, qui ont attribué au capitalisme assez de vertus pour en faire l’apologie sans restriction : Charles Dunoyer, Frédéric Bastiat, Henry Carey, tous ceux que Gide et Rist (1909, p. 358) ont appelés les « optimistes » [7]. On peut encore suggérer que les lois économiques sont différentes et, au XIXe siècle, toutes les variétés du libéralisme et du socialisme ont été déclinées [8]. Mais toutes ces positions reposent sur le postulat initial que la théorie économique établit des lois nécessaires. Dès lors, la théorie économique n’est plus seulement une science, elle devient un enjeu politique à propos duquel vont s’affronter libéraux et interventionnistes, protectionnistes et libre-échangistes, thuriféraires du marché concurrentiel et apôtres du collectivisme, philanthropes et conservateurs, qui vont tous chercher à fonder leurs politiques économiques sur une théorie économique.
11 La conséquence est que les positions purement doctrinales qui ne sont pas appuyées sur un socle théorique paraissent difficiles à soutenir et se transforment en utopies généreuses, mais inopérantes. En associant théorie économique et engagement social, cette manière de penser la question sociale va marquer tout le XIXe siècle. À cette époque, on ne peut plus ignorer que la question sociale est d’abord expliquée par une théorie économique avant de recevoir des propositions de solution. Si ces solutions ne sont pas satisfaisantes, c’est à leur justification théorique qu’il faut d’abord s’attaquer. La première question n’est pas de savoir comment améliorer les lois sur les pauvres, mais de savoir ce que dit l’analyse économique de ces lois et de leurs effets, avec cette conséquence que la théorie devient un enjeu politique puisqu’elle engage une politique économique qui est directement déduite de celle-ci.
12 La formulation classique de Ricardo va immédiatement susciter des critiques. Les adversaires de Ricardo et de Malthus vont entreprendre de montrer les limites ou les erreurs de la théorie classique. Jean-Charles-Léonard Simonde de Sismondi sera le premier, suivi par Claude-Henri, comte de Saint-Simon, Robert Owen, Charles Fourier, Pierre-Joseph Proudhon et par tous les auteurs que l’on appelle aujourd’hui hétérodoxes et socialistes. Si la politique économique libérale découle de l’économie politique classique, alors la critique de cette politique doit d’abord commencer par la critique de l’économie classique. Et cela explique que la critique la plus radicale du libéralisme soit venue de Karl Marx (1818- 1883), parce qu’il se place sur le terrain de l’économie politique (Le Capital — 1867 — porte comme sous-titre : Critique de l’économie politique) et qu’il entend faire œuvre de science (procéder à « l’anatomie du mode de production capitaliste ») pour montrer les défauts constitutifs de ce système. C’est en ce sens que Marx contribue au socialisme scientifique, c’est-à-dire à un socialisme appuyé sur une théorie scientifique, par opposition aux positions romantiques de tous ceux qui s’émeuvent de la misère sans donner d’explication rigoureuse de ses causes et, partant, des moyens de son éradication.
13 À partir de prémisses très proches de celles de Ricardo, Marx aboutit à des conclusions très différentes. Le système économique obéit certes à des lois immanentes, mais ces lois ne sont pas éternelles. Le système capitaliste n’est qu’une étape de l’histoire de l’humanité. Et au regard de cette histoire, peu importe que le capitalisme, qui repose sur l’exploitation et l’aliénation, ne soit pas amendable, puisque le mode de production capitaliste est condamné à laisser sa place au socialisme, puis au communisme. La question n’est plus celle du réformisme impossible, celle de la meilleure politique économique pour corriger les injustices du système économique, mais celle de la révolution.
14 Le système capitaliste obéit à des lois nécessaires (par exemple, la relation inverse entre salaires et profits ou la baisse du taux de profit) ; il est profondément injuste et il n’est pas amendable. Ricardo et Marx partagent cette analyse, mais Marx change tout en introduisant une petite différence : le système n’est pas éternel. Le système capitaliste est intrinsèquement inégalitaire et le sort des ouvriers ne peut connaître aucune amélioration durable. L’état stationnaire de Ricardo fige définitivement les positions des classes sociales : des rentiers immensément riches, des capitalistes obligés de se contenter de profits quasi nuls et des salariés réduits au minimum de subsistance. La perspective d’une révolution change tout. Pour Marx, le mode de production capitaliste repose sur une injustice criante ; seul l’avènement du socialisme pourra apporter une amélioration du sort des travailleurs. Il n’y a alors qu’une solution : ne pas se laisser leurrer par les mirages du réformisme et renverser au plus vite le système.
LA TROISIÈME VOIE DE WALRAS
15 Toutefois, entre la révolution de Marx et les interprétations optimistes ou pessimistes du libéralisme, il y avait encore une troisième possibilité : repenser la théorie économique et formuler d’autres lois économiques. C’est le travail accompli par les économistes de l’école néo-classique à la fin du XIXe siècle. On se limitera ici à l’un des fondateurs de cette école, Léon Walras (1834-1910).
16 Walras est connu pour avoir formulé une théorie originale de la valeur qui a renouvelé toute la théorie économique. À la théorie objective de la valeur, qui relie la valeur des biens à leurs conditions de production exprimées par les quantités de travail, Walras substitue une théorie symétrique de la valeur qui fait dépendre le prix de l’offre et de la demande supposées agir sur le marché comme deux forces antagoniques. Sur cette base, il représentera l’ensemble des activités économiques d’une société comme l’ensemble de tous les marchés interdépendants où s’échangent tous les biens. L’équilibre général de cette économie correspondra à une situation où la satisfaction des individus est la plus élevée possible. Mais la nouveauté la plus radicale est sans doute la formulation d’un nouveau cadre épistémologique pour la théorie économique.
17 Walras ne s’inscrit que partiellement dans la configuration inaugurée par Ricardo. Il admet, comme ce dernier, que la théorie économique a pour tâche de formuler des lois économiques qui s’imposent à tous à la manière des lois naturelles. Mais il ajoute quelque chose de nouveau : certains domaines de l’économie ne relèvent pas de ces lois naturelles. Cette innovation va ouvrir la possibilité d’une politique économique délibérée, éventuellement inspirée par des considérations de justice.
18 Walras assigne à l’économie politique un unique objet d’étude, la richesse sociale, définie comme l’ensemble des choses qui sont à la fois utiles et limitées en quantité. Pour pouvoir être étudiées complètement par l’économie, les richesses sociales doivent être considérées d’un triple point de vue : en tant que marchandises produites, en tant que marchandises échangées et en tant que marchandises appropriées [9]. Ce découpage, qui semble renvoyer à une logique économique évidente (production, échange, répartition), est d’abord le fruit d’une construction épistémologique explicite de Walras (1874, leçons 2 et 3). Walras oppose les faits naturels et les faits humanitaires. Les faits naturels concernent les rapports entre les choses ; ils obéissent aux lois de la nature, c’est-à-dire à des « forces aveugles et fatales » qui s’imposent aux individus ; ils relèvent de la science pure (ou science tout court) qui repose sur le critère du vrai. Au contraire, les faits humanitaires trouvent leur origine dans la volonté « consciente et libre » de l’homme. Ces faits humanitaires se divisent en deux groupes. L’application de la volonté de l’homme aux choses relève de la science appliquée (ou art), qui est régulée par l’utile, tandis que le groupe des phénomènes constitués par les relations entre les individus relève d’une science morale (ou morale tout court) qui obéit à une norme de justice.
19 La science économique ne se construit pas sur un modèle unique. À chaque type de fait correspond un mode de connaissance spécifique, art, science ou morale. L’étude de la richesse sociale relève d’un triple point de vue : échange, production et répartition. L’échange traite de rapports entre des choses et relève donc de la science pure et du vrai. La production, qui traite des rapports entre les hommes et les choses, relève de l’art et du critère de l’utile. Enfin la propriété, qui traite de rapports entre des individus, constitue une science morale gouvernée par le juste [10].
20 Beaucoup plus que par son contenu, c’est par son épistémologie que la nouvelle théorie économique va ouvrir de nouvelles voies pour traiter la question sociale. L’économie pure démontre que la libre concurrence permet d’aboutir à un équilibre général qui procure à chaque individu l’utilité la plus élevée possible. Les prix et les lois de variation de ces prix s’imposent à chaque individu comme une force aveugle et fatale sur laquelle il est sans prise. La répartition, à l’inverse, est le résultat de la volonté des individus, dans la mesure où c’est la société qui a choisi la répartition initiale des richesses entre les individus. Walras pose deux principes pour déterminer une répartition juste :
- chaque individu est propriétaire de lui-même, de son travail et du prix de son travail, conformément au droit naturel ;
- la terre appartient à l’humanité passée, présente et future et ne peut donc faire l’objet d’une appropriation privée. La propriété des terres doit être confiée à l’État comme représentant de la société.
22 La réalisation de ces deux exigences de la justice assurera l’égalité initiale des conditions des individus (l’égalité des chances) dans le cadre de laquelle chacun sera libre d’atteindre une position individuelle différenciée selon ses goûts, ses aptitudes et ses efforts. D’où la formule synthétique : « Liberté de l’individu, autorité de l’État ; égalité des conditions, inégalité des positions » (Walras, 1896, p. 140), qui contient la solution de la question sociale.
23 La fatalité des lois économiques issues de l’économie classique disparaît donc en partie et les hommes (ou la société) retrouvent une marge d’action. Si la détermination des prix relève de la science qui établit des lois exactes et nécessaires, la question de la répartition des richesses sociales relève, elle, de l’exercice de la volonté des hommes [11]. Ces possibilités nouvelles sont dues à un modèle épistémologique nouveau. Le modèle ricardien unitaire d’une économie tout entière régie par des lois naturelles est remplacé par le triptyque walrassien : art, science, morale, qui fait coexister des lois économiques « naturelles » avec des normes choisies de répartition de la richesse [12]. La société retrouve donc la capacité d’intervenir — du moins dans la sphère de la répartition — pour faire advenir un idéal de justice, sans que cette intervention vienne contredire la logique économique à l’œuvre dans l’économie pure, c’est-à-dire dans la sphère des échanges.
24 Walras se réclamait du socialisme et il était convaincu que la mise en œuvre des réformes qu’il proposait résoudrait la question sociale. À partir d’une juste répartition initiale de la richesse sociale, le fonctionnement du système économique, sous l’effet de la libre concurrence, aboutira nécessairement à un équilibre général correspondant à un maximum de satisfaction pour chaque individu. Walras était tellement convaincu de la justesse de ses idées qu’il présenta sa candidature pour le prix Nobel de la paix en envoyant au jury un mémoire résumant ses travaux, intitulé « La paix par la justice sociale et le libre-échange » (1907).
25 Quels qu’aient été les débats ultérieurs sur le contenu de la théorie économique, la dissociation entre, d’une part, la théorie économique régie par des lois exactes à caractère scientifique et, d’autre part, la question politique de la répartition initiale des ressources, est restée jusqu’à nos jours le modèle dominant. Les économistes utilisent la théorie pour énoncer des lois économiques ou des conditions d’optimalité. Mais ils savent aussi que si tout équilibre général est un optimum de Pareto, ce résultat est toujours relatif à une distribution initiale de la richesse sociale donnée, qu’il y a autant d’optima que de distributions initiales des richesses, et que le choix d’une distribution initiale est un choix politique qui, en tant que tel, n’est pas du ressort de la science économique.
DE LA NÉCESSITÉ D’UN CADRE ÉPISTÉMOLOGIQUE POUR RÉSOUDRE LA QUESTION SOCIALE
26 On reconnaîtra finalement que les économistes ont fait preuve d’imagination pour inventer des solutions très diverses à la question sociale et ces solutions, si elles sont souvent restées théoriques, ont soulevé d’intenses discussions. Mais leur influence la plus importante qui, elle, semble n’avoir été ni reconnue ni discutée explicitement, a été de définir le cadre dans lequel les discussions pouvaient avoir lieu : l’économie a imposé ses frontières et ses découpages pour traiter de la question sociale. Ricardo construit un cadre pour la discussion en établissant des lois naturelles inexorables auxquelles les hommes ne peuvent échapper ; la misère est une fatalité contre laquelle la société ne peut à peu près rien. Le cadre épistémologique ricardien met en avant des lois dont le caractère nécessaire et absolu limite étroitement la portée des actions qui viseraient à soulager la misère : l’économie politique impose sa sinistre logique. Le champ des débats est alors très étroitement circonscrit. Si l’on reste dans la logique de l’économie classique, le débat entre pessimistes et optimistes se limite à l’interprétation à donner des mêmes faits. Les philanthropes et les amis des pauvres soulignent la détresse et la pauvreté engendrées par le système, sans laisser le moindre espoir d’amélioration. De leur côté, les optimistes ne voient dans la misère que l’une des qualités du système qui laisse à chaque pauvre le moyen de sortir de son état par une conduite individuelle appropriée. Le débat ne s’est pas cantonné à ce dialogue au sein du libéralisme. Ceux qui récusent le caractère nécessaire des lois économiques ne pourront que développer des utopies qui, aussi généreuses soient-elles, resteront du domaine de l’inaccessible. En refusant la fatalité des lois naturelles, Marx ouvre l’espoir d’abolir l’exploitation capitaliste grâce à la révolution ; mais cet espoir suppose une modification du modèle épistémologique, dans lequel l’historicité des modes de production vient relativiser le caractère de nécessité absolue des lois économiques. Le passage au socialisme, puis au communisme, ouvre un espace de liberté affranchi des lois d’airain propres au capitalisme. Pour proposer une troisième voie entre utopie et révolution, la voie du réformisme, il fallait encore une modification du modèle épistémologique : ce sera l’œuvre de Walras qui conserve des lois économiques sur le modèle des lois naturelles, mais qui admet aussi une sphère dans laquelle la société est libre de répartir les richesses sociales selon des critères de justice. C’est sur la base de cette dissociation que, aujourd’hui encore, les économistes pensent la question sociale.
BIBLIOGRAPHIE
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- GIDE Charles et RIST Charles (1909), Histoire des doctrines économiques depuis les physiocrates jusqu’à nos jours, rééd. de la 6e éd. (1944) présentée par A. Cot et J. Lallement, Paris, Dalloz, 2000.
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- STENDHAL (Henry BEYLE, dit) (1825), D’un nouveau complot contre les industriels, rééd. et dossier établi par P. Chartier et al., Paris, Flammarion, 1972.
- WALRAS Léon (1874), Éléments d’économie politique pure, rééd. in A. et L. Walras, Œuvres économiques complètes, vol. VIII, Paris, Economica, 1988.
- WALRAS Léon (1896), Études d’économie sociale (Théorie de la répartition de la richesse sociale), rééd. in A. et L. Walras, Œuvres économiques complètes, vol. IX, Paris, Economica, 1990.
- WALRAS Léon (1907), « La paix par la justice sociale et le libre-échange » in A. et L. Walras, Mélanges d’économie politique et sociale, Œuvres économiques complètes, vol. VII, Paris, Economica, 1987.
Notes
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[1]
Inspiré par l’exemple d’un certain John Ludd qui, vers 1780, aurait démoli des métiers à tisser dans un accès de colère, le terme de « luddites » désigne les ouvriers anglais révoltés qui, entre 1811 et 1816, détruisirent des machines accusées de provoquer le chômage.
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[2]
« Telles sont les lois qui règlent le bonheur de la très grande majorité de toute communauté. Comme tous les autres contrats, les salaires devraient être laissés au libre jeu impartial de la concurrence du marché, et ne jamais subir les ingérences du législateur » (ibid., p. 125).
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[3]
Comme Malthus, Ricardo se place du côté des philanthropes, des « amis des pauvres et de l’humanité », selon une formule qui revient à plusieurs reprises sous sa plume (Ricardo, 1817, p. 126-127).
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[4]
Cette phrase de David Buchanan, tirée de ses Observations (1814) sur la Richesse des nations, est citée par Ricardo dans les Principes (p. 126, note 1).
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[5]
Cet extrait de la Théorie des sentiments moraux contient l’une des trois occurrences de la métaphore de la main invisible dans l’œuvre de Smith. Immédiatement après cette justification économique du libéralisme, qui sera reprise telle quelle par Fr. von Hayek, Smith ajoute un dernier trait : « Pour tout ce qui constitue le véritable bonheur, ils [ceux que la Providence a oubliés] ne sont en rien inférieurs à ceux qui paraissent placés au-dessus d’eux. Tous les rangs de la société sont au même niveau, quant au bien-être du corps et à la sérénité de l’âme, et le mendiant qui se chauffe au soleil le long d’une haie, possède ordinairement cette paix et cette tranquillité que les rois poursuivent toujours » (ibid., p. 212). On peut rester songeur devant cette argumentation qui déplace insidieusement la question des inégalités du terrain de l’économie à celui de l’appréciation morale de ce qui fait le bonheur d’un individu. Ricardo, pour sa part, s’en tient aux seuls arguments économiques.
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[6]
Stendhal illustre très bien cette configuration. Dans son pamphlet D’un nouveau complot contre les industriels, il conforte son point de vue avec un argument d’autorité emprunté au registre économique : « Moi aussi, j’ai lu Mill, Mac Culloch, Malthus et Ricardo, qui viennent de reculer les bornes de l’économie politique » (1825, p. 14). Il s’attire une réponse acerbe d’A. Cerclet, directeur du Producteur, un hebdomadaire saint-simonien : « Vous parlez de ce que vous n’entendez pas. […] Vous lisez de l’économie politique, dites-vous, tant pis vraiment, c’est du temps perdu. » Lettre de Cerclet à Stendhal (in Stendhal, 1825, p. 34).
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[7]
Ch. Dunoyer, par exemple, ne voit que des effets bénéfiques à la pauvreté : « Il est bon qu’il y ait dans la société des lieux inférieurs où soient exposées à tomber les familles qui se conduisent mal, et d’où elles ne puissent se relever qu’à force de se bien conduire. La misère est ce redoutable enfer. […] Il ne sera peut-être donné qu’à la misère et aux salutaires horreurs dont elle marche escortée, de nous conduire à l’intelligence et à la pratique des vertus les plus vraiment nécessaires aux progrès de notre espèce et à son développement régulier » (Dunoyer, 1846, p. 214).
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[8]
Voir sur ce point, par exemple, Gide et Rist (1909), A. Béraud et G. Faccarello (tome II, 2000) ou, pour la France, Y. Breton et M. Lutfalla (1991).
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[9]
Pour un exposé plus complet de cet aspect de la pensée de Walras, voir J. Lallement, « Prix et équilibre selon Léon Walras », chapitre 23 du tome II de la Nouvelle histoire de la pensée économique (Béraud et Faccarello, 2000).
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Ces trois domaines correspondent aux trois ouvrages majeurs de Walras : les Éléments d’économie politique pure (1874), qui traitent de l’échange comme une science, les Études d’économie politique appliquée (1898), qui traitent de la production selon le critère de l’utile, et les Études d’économie sociale (1896), qui traitent de la propriété selon un point de vue de justice.
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[11]
Walras ne parle ici que de la répartition initiale des richesses, et non de la rémunération des facteurs de production (salaires, intérêt, …), qui se fait par les prix issus des marchés et qui obéit, elle, aux lois scientifiques de l’économie pure.
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[12]
Cette dissociation entre l’analyse de la production et l’analyse de la répartition figure déjà chez J. Stuart Mill, mais dans un contexte différent.