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Article de revue

La Juive de Scribe et Halévy (1835). Un opéra juif?

Pages 75 à 89

Notes

  • [1]
    H. de Bonald évoque une «apothéose judaïque au détriment de notre foi, uniquement pour servir les inspirations d’un musicien de la religion juive». Dans cette critique des Huguenots parue dans La Gazette de France, la référence à l’opéra d’Halévy créé l’année précédente était claire pour les lecteurs. Cité par Karl Leich-Galland, Introduction au livret imprimé de La Juive, Saarbrücken, Musik-Édition Lucie Galland, 1990, p. VIII.
  • [2]
    Cité par Jean-Alexandre Ménétrier, «L’amour triste: Fromental Halévy et son temps», L’Avant-Scène Opéra, n° 100, juillet 1987, La Juive, p. 11.
  • [3]
    Isabelle Moindrot, «Le geste et l’idéologie dans le grand opéra. La Juive de Fromental Halévy», Romantisme, n° 102, 1998-4, Sur les scènes du xxe siècle, p. 77.
  • [4]
    Théophile Gautier, «Opéra: Guido et Ginevra, ou La Peste à Florence», Histoire de l’art dramatique en France depuis vingt-cinq ans, Hetzel, 1858-1859, t. I, p. 114.
  • [5]
    Richard Wagner, Œuvres en prose, «Halévy et La Reine de Chypre», cité dans L’Avant-Scène Opéra, ouvr. cité, p. 13.
  • [6]
    Ibid., p. 12.
  • [7]
    Voir l’article de Diana R. Halman, «Halévy, judaism and La Juive», Actes du Colloque Fromental Halévy, Francis Claudon, Gilles de Van et Karl Leich-Galland (éd.), Weinsberg, Musik-Édition Lucie Galland, 2003, p. 117-130.
  • [8]
    Louis-Désiré Véron, Mémoires d’un bourgeois de Paris, Librairie nouvelle, 1856, p. 179.
  • [9]
    Je me fonde sur le texte établi par Marthe Galland (livret intégral de La Juive, ouvr. cité) et reproduit dans L’Avant-scène Opéra, ouvr. cité, p. 39-85.
  • [10]
    Eugène Scribe, Théâtre, M. Lévy, 1859, t. XV, p. 289.
  • [11]
    Voir l’analyse dramaturgique proposée par Hervé Lacombe dans son ouvrage Les Voies de l’opéra français au xixe siècle, Fayard, 1997, p. 95.
  • [12]
    Le procédé avait déjà été employé par Halévy dans un de ses premiers ouvrages, L’Artisan. Je renvoie sur ce point à mon article «Les débuts de Fromental Halévy à l’Opéra-Comique: Les Deux Pavillons, L’Artisan, Le Roi et le batelier (1819-1827)», Actes du Colloque Fromental Halévy, ouvr. cité, p. 51-71.
  • [13]
    F. Halévy, Derniers souvenirs et portraits, M. Lévy frères, 1863, p. 167.
  • [14]
    Le Courrier français, 27 février 1835, repris dans La Juive. Dossier de presse parisienne (1835), Karl Leich-Galland (éd.), Weinsberg, Musik-Édition Lucie Galland, 1987, p. 28.
  • [15]
    Ibid., p. 36 (article de L’Entr’acte daté du 26 février 1835).
  • [16]
    Ibid., p. 30 (article du Courrier français daté du 27 février 1835).
  • [17]
    I. Moindrot, art. cité, p. 78.
  • [18]
    La Gazette de France, 7 mars 1835, repris dans La Juive. Dossier de presse, ouvr. cité, p. 65.
  • [19]
    Le Constitutionnel, 11 mars 1835, ibid., p. 17.
  • [20]
    L’Artiste, t. IX, 1re livraison, 1835, ibid., p. 1.
  • [21]
    La Gazette de France, 27 février 1835, ibid., p. 50.
  • [22]
    Ibid., p. 51.
  • [23]
    Texte imprimé, sans nom d’auteur: Lyon, imp. de G. Rossary, sans date. L’ouvrage a été créé le 25 avril 1836. La Juive avait été créée à Lyon quelques semaines auparavant, le 12 janvier 1836 (d’après Trois siècles d’opéra à Lyon, catalogue de l’exposition de la Bibliothèque Municipale de Lyon, 1982, p. 109), ou le 12 juin 1835 (d’après G. Vuillermoz, Cent ans d’opéra à Lyon, Lyon, L. Bascou, 1932, p. 98).
  • [24]
    «C’est un juif achevé»… Sur ces problèmes de dénomination, de représentation et de corruption sémantique, voir l’étude que J.-Ph. Saint-Gérand consacre ici même au mot «Juif» (p. 57-73).
  • [25]
    D’après Mark Everist, «Fromental Halévy: de l’opéra-comique au grand opéra», Actes du Colloque Fromental Halévy, ouvr. cité, p. 96. L’auteur se fonde sur la thèse de Diana Hallman, The French Grand Opera La Juive (1835): A Social-Historical Study, The City University of New-York, 1995.
  • [26]
    F. Halévy, Derniers souvenirs et portraits, ouvr. cité, p. 166.
  • [27]
    Jean-Claude Yon, Eugène Scribe, la fortune et la liberté, Nizet, 2000, p. 171.
  • [28]
    N.a. fr. 22562, f° 32.
  • [29]
    D’après Léon Halévy, Fromental Halévy: sa vie et ses œuvres, Paul Dupont, 1862, p. 5.
  • [30]
    Voir l’article de K. Leich-Galland, «Fromental Halévy et l’âge d’or de l’opéra français», Entre le théâtre et l’histoire. La famille Halévy, 1760-1960, Fayard, 1996, p. 75.
  • [31]
    F. Halévy, Lettres, réunies et annotées par Marthe Galland, Heilbronn, Musik-Édition Lucie Galland, 1999, p. 164-165.
  • [32]
    Michel Espagne, Les Juifs allemands de Paris à l’époque de Heine. La translation ashkénaze, PUF, coll. «Perspectives germaniques», p. 235.
  • [33]
    Le manuscrit de Scribe (BNF, n.a.fr. 22 562) rend visibles les «strates» de l’opéra en gestation. La première rédaction de l’avant-texte des cinq actes est antérieure à octobre 1833 (fos 32-116); les dernières corrections concernant les actes 4 et 5 (fos 168-170 et 197-200) sont antérieures à mars 1834. Ce sont ces derniers actes qui ont subi le plus de remaniements, à partir d’une première version versifiée qui concluait l’opéra sur une fin «heureuse», avec le baptême de Rachel.
  • [34]
    Hans Ulrich Becker, «“Dieu de nos pères” – traces du passé dans l’œuvre de Fromental Halévy», Actes du Colloque Fromental Halévy, ouvr. cité, p. 6.
  • [35]
    Gilles de Van, «Le grand opéra entre tragédie lyrique et drame romantique», Il saggiatore musicale, 1996, n° 2, Florence, Olschki, p. 351.
  • [36]
    K. Leich-Galland, «Introduction» au Livret de La Juive, ouvr. cité, p. IX.
  • [37]
    Ibid., p. X.
  • [38]
    Lettre à Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges, 23 janvier 1861. F. Halévy, Lettres, ouvr. cité, p. 192.
  • [39]
    L’opéra inverse ainsi l’un des thèmes les plus insistants de l’imaginaire antisémite: celui de la profanation de l’hostie. Qu’il suffise de penser à la célèbre toile de Paolo Uccello conservée à Urbino.
  • [40]
    Le journal manuscrit de Fromental Halévy est conservé à la Bibliothèque Nationale de France (FR N.a. 14349). Le récit de la découverte du ghetto de Rome occupe le recto et le verso des folios 9 à 14. Le texte n’est pas daté. La scène décrite s’est vraisemblablement déroulée entre 1821 et 1822. Le jeune compositeur obtint le Grand Prix de Rome en 1819, mais la mort de sa mère l’amena à différer son voyage en Italie d’un an. Il partir pour Rome à la fin de l’année 1820 et passa une partir de l’année 1822 à Vienne.
    Nous reproduisons le document en conservant son orthographe, sa ponctuation et ses biffures: les hésitations de la rédaction comme l’inachèvement du texte disent aussi le trouble du jeune Halévy face à la question identitaire qui s’impose ici à lui.
  • [41]
    Tout ce paragraphe est traversé d’un léger trait oblique comme si l’auteur n’était pas tout à fait satisfait de sa rédaction. Halévy a repris quelques réflexions du folio 3 r°, dans ce paragraphe.
  • [42]
    D’après H.U. Becker, art. cité, p. 2.
  • [43]
    M. Espagne, Les Juifs allemands de Paris à l’époque de Heine, ouvr. cité, p. 87.

1Le grand opéra historique français, dont l’acte de naissance serait La Muette de Portici de Scribe et Auber en 1828, est tombé depuis le tournant du xxe siècle dans un discrédit dont il n’est pas certain qu’il se relève un jour. Les motivations contemporaines de ce rejet hors des scènes lyriques françaises sont en grande partie économiques – mais après tout un grand opéra ne coûte pas plus cher qu’une Tétralogie – et culturelles: l’expression «art bourgeois» continue d’offusquer des pans entiers de l’art du xixe siècle. Toutefois, à l’origine de la chute où a été précipité le grand opéra se trouvent des représentations imaginaires autrement troubles, et plus ou moins honteuses. On a parlé volontiers, à propos des chefs-d’œuvre de Meyerbeer ou de Fromental Halévy, de «judaïsme en musique», d’art juif, ou encore, sous la plume de H. de Bonald, d’«apothéose judaïque» [1]. On connaît aussi la formule attribuée à Rossini, s’expliquant sur sa retraite précoce de l’opéra après 1829: «J’attends que les Juifs aient fini leur sabbat». Comme l’un des chefs-d’œuvre du grand opéra historique s’intitule La Juive, qu’il fut composé par Halévy et qu’il figura en 1835 parmi les productions les plus coûteuses de l’Opéra de Paris, une équation s’est rapidement mise en place, tirant un trait d’égalité entre grand opéra, argent et judaïsme. Ainsi de Vincent d’Indy s’en prenant dans son Cours de composition musicale aux «aberrations» de la «période judaïque» et jugeant Fromental Halévy «le plus nul et le plus antipathique de tous les musiciens de son époque» [2]. Avant eux, et dans une orientation plus nettement républicaine, George Sand avait évoqué sa détestation de la «musique crochue» d’Halévy. Selon l’analyse d’Isabelle Moindrot, «cet opéra qui mettait en scène, pour la dénoncer, une situation de persécution, renouvelait l’antisémitisme séculaire en le nourrissant d’images somptueuses, en lui fournissant des slogans rimés et bien cadencés» [3].

2On sera dès lors enclin à la prudence avant d’accoler à l’événement que constitua la création de La Juive, le 23 février 1835, l’adjectif «juif»: événement lyrique, cette création d’un des ouvrages majeurs de l’art français du xixe siècle, qui atteint la 550e représentation en 1893? Assurément. Mais peut-on parler, au-delà, peut-être avant tout, d’un événement juif? N’est-ce pas obéir à quelque réflexe essentialiste, considérer qu’un musicien juif confronté à un livret mettant en scène des personnages juifs était condamné à écrire une musique dite «juive»? N’est-ce pas aussi s’aveugler sur le statut et l’identité du musicien français, appartenant à la deuxième génération des Juifs allemands immigrés pendant la Révolution, et aspirant sous la monarchie de Juillet à l’intégration autant qu’à la reconnaissance? Pourtant, parce qu’il cristallisa autour de son titre et de son auteur des représentations collectives et idéologiques, parce qu’il exhiba jusque dans ses contradictions la philosophie libérale et universaliste de la bourgeoisie orléaniste et du nouveau pouvoir, cet opéra constitue bien un événement dans l’histoire des Juifs du xixe siècle. Et dans l’histoire personnelle de Fromental Halévy, comme de sa famille, La Juive est un tournant: non seulement le compositeur, fort jusque-là de quelques succès à l’Opéra-Comique, accédait au statut de grand musicien, bientôt placé par un Théophile Gautier «à la tête de l’école française» [4], mais il se trouvait confronté à un sujet susceptible de le troubler intimement, de réveiller la conscience de ses origines, de l’exposer aussi, publiquement, dans une identité juive tout à la fois affichée et brouillée. D’un côté, il ne peut être indifférent que Fromental Halévy ait atteint sa célébrité musicale et son statut de compositeur reconnu, qu’il ait rencontré une inspiration et un succès qu’il ne retrouverait dans aucun autre ouvrage, grâce à cet opéra au titre emblématique: La Juive. De l’autre, on ne saurait sans violence enfermer le compositeur dans une judéité à laquelle lui-même échappa par toute sa création lyrique, inscrite dans la filiation esthétique de l’opéra français. Wagner, dont l’antisémitisme épargna l’auteur de La Juive, dit ainsi son admiration pour le «pathétique de la haute tragédie lyrique» caractéristique selon lui de l’inspiration d’Halévy [5]. En 1842, dans la Revue et Gazette musicale, Wagner écrivit: «C’est dans La Juive que la véritable nature d’Halévy se manifeste d’une manière irréfragable»; pour lui, la vocation de ce compositeur, est «d’écrire de la musique telle qu’elle jaillit des plus intimes et des plus puissantes profondeurs de la nature humaine» [6]. Pour l’auteur du Judaïsme en musique, Halévy est simplement un musicien universel.

3Avant de devenir l’opéra d’Halévy, La Juive fut d’abord une commande officielle du docteur Louis-Désiré Véron, «directeur-entrepreneur» de l’Académie Royale de Musique entre 1831 et 1835. On sait l’influence considérable qu’eut ce personnage sur le devenir du genre pendant son bref mandat, ponctué de trois réalisations éclatantes: Robert le Diable de Meyerbeer, Gustave III d’Auber et La Juive d’Halévy, apogée du règne de Véron. On connaît aussi son projet de transformer l’Opéra en Versailles de la bourgeoisie. Dès 1832, avant même qu’Halévy ne se voie confier la partition, étaient planifiés deux opéras historiques en cinq actes: La Juive et Les Huguenots. Les premiers titres retenus renforçaient alors le parallèle entre les deux ouvrages, sans exposer encore le thème des minorités religieuses: Rachel et Léonore. Tous deux sont commandés au librettiste Eugène Scribe (le contrat pour Léonore/ Les Huguenots est signé le 1er octobre 1832). On ne peut donc isoler totalement La Juive de son contexte immédiat de création pour l’envisager sous le seul angle de la composition d’Halévy. Scribe en est de toute évidence le premier auteur. Ce dernier, du reste, avait ébauché son sujet dès 1826, et il semble que le premier destinataire du livret ait été non pas Halévy mais Meyerbeer. Aussi faut-il envisager en parallèle les deux opéras, La Juive et Les Huguenots, même si le second sera créé dans l’après-Véron. Dans les deux cas, sont mises en scène des minorités religieuses écrasées par le pouvoir de l’État ou de l’Église. Dans les deux cas, les héros refusent d’abjurer leur foi et font le choix du martyre. Autre parallèle: le massacre de la Saint-Barthélemy, point culminant des Huguenots, est comme le pendant du Concile de Constance dans La Juive. Deux épisodes historiques exemplaires de la violence et du fanatisme religieux fondent les deux opéras «jumeaux». Ces ouvrages de Scribe relèvent donc avant tout d’une philosophie néo-voltairienne, désireuse d’afficher, contre le régime des Bourbons renversé et selon une perspective assez nettement anticléricale, les valeurs renouvelées de tolérance et d’universalisme. Opéra «libéral», La Juive constituerait davantage un événement politique marquant de la monarchie de Juillet qu’un événement juif.

4Selon cette perspective, La Juive naîtrait d’une volonté politique délibérée, transformant l’Opéra en vitrine du pouvoir orléaniste. S’il faut toujours se garder des simplifications idéologiques face à la création complexe et collective d’un opéra, dont le sens échappe en dernier ressort à toute velléité de contrôle absolu, il est évident que l’ouvrage de Scribe entretient avec l’actualité immédiate un lien puissant. La «loi du culte israélite», votée par l’Assemblée le 4 décembre 1830, a donné aux Juifs de France une complète égalité des droits civiques. La Charte de 1830, dans son article 6, a supprimé la notion de religion d’État, inscrite dans la Charte de 1814, et l’a remplacée par «religion de la majorité». Le ministre de l’Instruction publique, Joseph Mérilhou, parla ainsi de «cette rouille du Moyen Âge» en évoquant les divisions et les haines qu’il s’agissait désormais d’effacer [7]. Or, c’est justement ce moyen âge fanatique et cruel que Scribe choisit de représenter, comme pour en exorciser le souvenir, dans son livret. Il trouve dans cette époque la matière du grand spectacle attendu autant que les ressorts du drame, et respecte à la lettre le cahier des charges de Véron: ce dernier appelait de ses vœux une œuvre qui mette «en jeu les grandes passions du cœur humain», liées à des «intérêts historiques puissants» [8]. L’intrigue individuelle et passionnelle était appelée à trouver dans l’histoire collective non seulement son cadre mais sa source, et le grand opéra à représenter le destin de quelques héros victimes des déchirures de l’histoire. Le spectacle tragique se situera au point de rencontre – de conflagration – entre la logique des cœurs et la nécessité historique.

5L’action de La Juive se déroule à Constance, «en Suisse», en 1414. Une fête est donnée en l’honneur de l’Empereur Sigismond initiateur du Concile. Il s’agit de célébrer l’écrasement des Hussites schismatiques par le prince Léopold et de réaffirmer l’unité de la Chrétienté. Tandis que résonne le Te Deum puis que chante le chœur unanime, retentit le bruit d’une enclume depuis la porte ouverte d’une boutique voisine: le Juif Éléazar travaille un jour de fête chrétienne. Face au peuple indigné et haineux, il affirme ne rien devoir aux lois des Chrétiens, lui dont les fils ont été autrefois massacrés par l’Église romaine. Alors qu’Éléazar et sa fille Rachel sont condamnés à mort pour leur profanation, le cardinal de Brogni vient intercéder en leur faveur et les gracier: avant d’entrer dans les ordres, il a connu autrefois, à Rome, Éléazar. On découvre ensuite que le prince Léopold, sous le faux nom de Samuel, se fait passer pour juif afin de séduire Rachel et d’obtenir d’elle un rendez-vous. Le même Léopold/Samuel vient à son tour intercéder en faveur d’Éléazar et de sa fille lorsque tous deux sont pris à partie par une foule fanatique, bien décidée à plonger «dans le lac» ces «enfants d’Isaac». À l’acte II, le faste de la fête chrétienne est remplacé par l’intimité et la clandestinité de la Pâque juive célébrée par Éléazar et les siens. Léopold/Samuel s’est glissé dans la famille dont il feint de partager la foi. Mais lorsqu’il jette sous la table son pain sans levain, Rachel saisit son geste et se sent troublée. Recevant un peu plus tard son séducteur dans sa chambre, l’héroïne apprend de lui qu’il n’est pas juif et désire l’emmener à l’insu de son père. Ce dernier surprend les amants, lève un poignard sur le Chrétien, mais cède aux prières de Rachel: il accorde le mariage à tous deux. Coup de théâtre: Léopold refuse cette union et s’enfuit. En effet – comme le spectateur l’a découvert – il est déjà marié à la princesse Eudoxie, nièce de l’Empereur. C’est chez elle que s’ouvre l’acte III. Rachel est entrée à son service et, devant la cour impériale assemblée pour célébrer Léopold, vainqueur des Hussites, elle dénonce son séducteur qui «eut commerce avec une maudite, / Une Juive, une Israélite». Tandis qu’à l’acte IV le Concile examine la sentence qui attend les coupables, Eudoxie obtient de Rachel le retrait de son accusation contre Léopold. Rachel accepte de mourir seule et de sauver celui qu’elle aime encore. Le cardinal de Brogni, qui s’intéresse étrangement au sort de Rachel, vient ensuite tenter de la détourner, en vain, de sa tentation sacrificielle. En désespoir de cause, le cardinal se tourne vers Éléazar, à qui il propose le salut par la conversion. Il essuie un refus catégorique: non seulement le Juif n’abjurera pas le dieu de ses pères, mais il se vengera sur Brogni des Chrétiens. Il révèle au cardinal que lors du pillage de Rome, tandis que la famille du futur cardinal périssait dans l’incendie, un Juif sauva la fille de Brogni, toujours vivante. Pressé par le cardinal de révéler ce secret, Éléazar se plaît à torturer le prélat par son silence. Demeuré seul, il hésite à envoyer à la mort sa fille chérie, à livrer Rachel au bourreau. Mais des cris retentissent dehors: «Au bûcher, les Juifs!». Pour Éléazar et sa fille, cernés par la haine, la seule voie est désormais celle du martyre. Ce dernier a lieu au dernier acte. Le Concile déclare Éléazar et Rachel coupables de perfidie envers le prince Léopold, innocenté. Ils sont condamnés à mort. Pris de remords, Éléazar propose à son tour à Rachel d’abjurer sa foi et de se sauver. Mais la Juive refuse fièrement. Au moment où, la première, Rachel est précipitée dans la cuve ardente, Brogni supplie une dernière fois Éléazar de lui dire où est sa fille. «La voilà» crie Éléazar, désignant Rachel, avant de marcher à son tour au supplice [9].

6La question religieuse et le heurt des fanatismes constituent bien dans le livret de Scribe un principe essentiel de dramaturgie: le conflit entre Juifs et Chrétiens structure La Juive, tandis que l’opéra des Huguenots oppose Catholiques et Protestants. Le thème du fanatisme religieux, central et même organique dans ces deux ouvrages, réapparaîtra dans Le Prophète de Scribe et Meyerbeer en 1849. Scribe placera alors en exergue de son livret une phrase de Voltaire, extraite de l’Essai sur les mœurs: «Le fanatisme n’avait point encore produit dans le monde une fureur pareille.» [10] Le drame de La Juive se trouve ainsi concentré dans l’opposition entre les deux premiers actes [11]. Les fastes et la décoration colossale du premier, pour l’ouverture du Concile, mettent en scène la pompe de l’Église et du pouvoir impérial: spectacle de la puissance écrasant les minorités et les individus, et manipulant les foules exaltées. Par un contraste saisissant, le deuxième acte s’ouvre sur une scène intime et sur le spectacle du recueillement: la Pâque juive célébrée dans la clandestinité. La dualité conflictuelle est ainsi exposée. De même, les coups d’enclume [12] troublant le chœur du premier acte contiennent en germe toutes les données du drame: toute différence religieuse affichée, en ces temps médiévaux et obscurantistes, relève de l’hérésie, et l’hérétique doit être éliminé. Par contraste, la nouvelle monarchie orléaniste révèle sa modernité et répand sur ces ombres du passé l’éclat de ses lumières.

7On ne saurait toutefois passer sous silence les ambiguïtés de l’œuvre mise en scène, et d’abord son étonnante propension à miser sur la puissance du spectacle pour mieux dénoncer le spectacle de la puissance et son pouvoir de fascination sur les masses. On s’étonnera aussi de la représentation des foules dans cet opéra contemporain des émeutes populaires et de leur répression par le nouveau régime: le peuple apparaît manipulable à l’envi et unanimement haineux. Si les chœurs sont le moteur de l’action dramatique, c’est ici pour précipiter le drame vers l’horreur de son dénouement. Le livret n’est pas non plus exempt de clichés antisémites dans la représentation du Juif Éléazar et de son goût pour l’argent: «Ces bons écus, cet or que j’aime / Chez moi vont revenir!» chante-t-il dans le trio n° 9, lorsqu’Eudoxie, à l’acte II, vient lui commander une chaîne incrustée pour son époux. Enfin, la haine des Chrétiens contre les Juifs n’a apparemment d’égale que la haine d’Éléazar contre les Chrétiens. Le Juif apparaît figé dans sa foi: «Non, le Dieu de Jacob est le seul véritable!» lance-t-il au cardinal (acte IV, scène IV). La seconde section de son grand air, n° 22, dit l’exaltation et l’illumination d’Éléazar engagé dans la voie du sacrifice: «Israël la réclame! / C’est au Dieu de Jacob / Que j’ai voué son âme!». Halévy appellera lui-même son personnage «ce Juif fanatique» [13]. L’ouvrage relève bien, selon cette première lecture, d’une filiation voltairienne. Tragédie de l’impossible pardon née d’une conception violente de la religion, La Juive rejoindrait, par exemple, l’Olympie de Voltaire, adaptée à l’Opéra en 1819 par Spontini dans une esthétique néo-classique. L’opposition entre le culte du pardon et une religion vengeresse constituait déjà le nœud tragique, menant au double martyre d’Olympie et Statira, la fille et la veuve d’Alexandre. Mais le livret de Scribe puise aussi à quelques sources littéraires où le Juif Éléazar acquiert sa silhouette et son caractère: d’un côté, Ivanhoé de Walter Scott, de l’autre le Shylock de Shakespeare, le Barabas de Marlowe ou le Nathan de Lessing. La critique souligna cette filiation, tendant à figer Éléazar dans un certain stéréotype littéraire. Le Courrier français évoque ainsi le silence où s’emmure le Juif face à Brogni: «il persiste à se taire avec l’obstination de Shylock demandant une livre de chair humaine aux magistrats vénitiens» [14]. Le journal L’Entr’acte souligne la double inspiration du librettiste: «La Juive de M. Scribe est un reflet de la figure de Rebecca dans l’admirable Ivanhoé de Walter Scott; il s’est même inspiré du Shylock de Shakespeare pour tracer le caractère de son Juif Éléazar […]» [15]. Dès lors, la presse s’abandonne parfois à la représentation caricaturale et ordinaire du Juif. Ainsi, Le Courrier français regrette que le rôle d’Éléazar ait été confié au ténor: «c’est Nourrit, dont la voix suave, argentine, amoureuse, est chargée d’exhaler l’amour de l’or et la haine des chrétiens; dont la belle figure est condamnée à se grimer en masque de vieillard flétri par la colère, jauni par l’usure!» [16].

8Résonance politique, inspiration voltairienne, jeu sur les clichés dans la représentation du Juif, l’opéra semble obéir à une stratégie du brouillage plus qu’à un projet cohérent. Pour reprendre le constat dressé par Isabelle Moindrot, l’enjeu idéologique de La Juive paraît insaisissable:

9

L’œuvre milite pour la réconciliation à travers des personnages qui, eux, la refusent. Elle lutte pour la paix religieuse au moyen d’un discours manifestement anticlérical, et en donnant voix à l’antisémitisme. Elle plaide pour le droit à la différence mais contre le désordre social. Elle renvoie dos à dos les fanatismes. Elle rend le peuple inquiétant, mais nous demande de réagir comme lui devant le spectacle du pouvoir. [17]

10La critique reflète ces ambiguïtés de l’ouvrage, difficile à placer sous une dénomination simple. Le faste de la mise en scène, la somptuosité des décors, le cliquetis des armures et le surgissement des chevaux vivants ont eu tendance, dans un premier temps, à effacer le sujet et les personnages, à suspendre même l’interrogation sur le sens de l’œuvre. Une bonne partie de la presse s’attaque à «l’opéra-Franconi», ou à «l’Opéra à cheval» [18], aux «distractions d’optique et de panorama» [19] relevant de l’industrie plus que de l’art lyrique. L’art matériel, et même matérialiste, du grand opéra est rejeté avec le «bric-à-brac» du drame romantique à la Hugo. Le journal L’Artiste joue de son côté sur le paradoxe en voyant dans La Juive «un sujet catholique, apostolique et romain» [20]: la pompe des cérémonies religieuses, la figuration des ministres du culte catholique ont chassé de l’Opéra la mythologie néo-classique de même que le moyen âge a remplacé l’Antiquité. Quant à l’orientation libérale du livret, elle est perçue et dénoncée par la presse légitimiste. Celle-ci s’insurge moins contre un opéra juif que contre un opéra voltairien et anticlérical:

11

[…] c’est du philosophisme voltairien le mieux conditionné. Voyez-vous les pères du concile de Constance s’occupant par manière de récréation, à faire, en grande cérémonie, bouillir des Juifs dans une chaudière! Chacun s’amuse comme il peut, même M. Scribe, qui va nous mettre en opéras le fameux Dictionnaire philosophique [21].

12Et le même journal de pointer les apparentes invraisemblances, comme ce logement du Juif sis juste à côté de l’église, dans un premier acte qui ignore l’existence des ghettos: «Une police prudente et bienveillante, pour soustraire ces hommes de cette nation aux insultes du peuple, les avait établis dans des quartiers séparés, où ils étaient comme fortifiés.» [22] Des formules, comme autant de réflexes, surgissent au fil des pages des journaux: «ce coquin de juif», «un enfant de Juda», «les enfants d’Israël se régalent d’azyme». Autant de signes d’un antisémitisme réveillé par un opéra pourtant censé dénoncer l’intolérance.

13Mais les journaux ne rendent compte que pour partie de la réception de l’œuvre. La parodie, hommage rendu à tout succès de théâtre, fait plus crûment écho aux réactions du grand public, surtout provincial. Quelques mois après la création de La Juive au Grand Théâtre de Lyon, est donné au Théâtre du Gymnase de cette ville La Juive de Pantin, ou la Friture manquée[23], «folie en trois actes et en vers, mêlée de couplets, tirée d’un opéra très sérieux, par M…». Éléazar devient «Balthazard, juif, marchand-fripier», ou même, dans le feu du dialogue, «maître Lézard». On se contentera de relever, parmi bien d’autres clichés, le portrait de son père tracé par la nouvelle Rachel: «Mon père est fort souvent à côté de la loi; / Avec la contrebande il fait aussi l’usure, / C’est pour un bon motif, du moins il me l’assure. / Ruiner un chrétien c’est complaire au Très-Haut; / Et sur ce point mon père est loin d’être en défaut. / C’est un Juif achevé…» (acte I, scène 4) [24]. Le texte de cette triste parodie, où le martyre final des héros de l’opéra donne lieu à quelques variations culinaires, éclaire la représentation malveillante persistante du «Juif» (ou de l’«Israélite») dans la population française en dépit de l’émancipation.

14C’est sur le nom de Nourrit, l’interprète d’Éléazar, que se fonde pour partie l’imaginaire «alimentaire» de la parodie, épargnant toutefois de ses sarcasmes Halévy. Il est étonnant, et significatif, de constater le silence des premiers critiques de l’opéra sur l’identité du compositeur de La Juive. Pourtant, les preuves d’une farouche implication personnelle d’Halévy dans le sujet de La Juive abondent. Il semble ainsi que le livret ait été pris des mains de Meyerbeer à qui il était originellement destiné – ce qui expliquerait pourquoi le nom de Meyerbeer est absent du traité signé le 25 août 1833 entre Scribe et l’Académie Royale de Musique [25]. Dans ses Derniers souvenirs, Halévy rapporte les circonstances de la découverte du projet de La Juive, et le récit confère à l’événement la profondeur d’un mythe personnel:

15

C’est par une belle soirée d’été, dans le parc de Montalais, que M. Scribe me conta pour la première fois le sujet de La Juive, qui m’émut profondément et je conserverai toujours le souvenir de cet entretien qui se rattache à une des époques les plus intéressantes pour moi de ma vie d’artiste. [26]

16Ce travail commun, auquel le frère d’Halévy, Léon, collabore aussi, marque le début d’une amitié durable avec Scribe, lequel «ne compte parmi les musiciens qu’un véritable ami: Fromental Halévy» [27]. C’est selon Léon Halévy dans un état de fébrile anxiété, ou plutôt «d’une maladie véritable» que se déroule le travail de composition: est-ce la conscience du défi à relever pour cette entrée à l’Académie Royale de Musique d’un compositeur de trente-cinq ans à peine? Est-ce l’intérêt pour un sujet aux résonances toutes personnelles, susceptible d’éveiller de difficiles questions identitaires? Le livret préparé par Scribe tendait à Halévy un miroir, l’amenait à se penser juif, à assumer, à revendiquer peut-être l’héritage hébraïque familial. Si l’opéra est centré sur l’héroïne Rachel, figure du sacrifice, comme l’atteste d’ailleurs le premier titre, Rachel, porté sur l’ébauche de Scribe [28], le drame oppose surtout deux figures de père, Éléazar et Brogni, père adoptif, père biologique, et met en question l’identité: faux nom et religion d’emprunt chez l’imposteur Samuel/Léopold, naissance chrétienne de Rachel, élevée dans le culte israélite et clamant finalement son choix de la judéité. Dans les méandres d’une intrigue mélodramatique, destinée aussi à assurer le spectacle, se tient en réserve une possible signification pour la deuxième génération des Juifs immigrés sous la Révolution, forts d’une tradition familiale et d’une pleine citoyenneté française, pris entre affirmation de soi, refoulement et construction identitaire.

17«Tiens ton pays, et conserve la foi»: telle est l’épigraphe du journal L’Israélite français dont le père d’Halévy fut cofondateur en 1817 [29]. Élie Halphen Levy, fils de rabbin, était originaire de Fürth, en Bavière. Arrivé en France à l’époque de la Révolution pour obtenir des droits civiques, il s’installa à Paris vers 1790, fut choriste dans plusieurs synagogues et épousa Julie Meyer, une Juive de Lorraine. Devenu Élie Halévy en 1807, le père de Fromental – prénom aux résonances révolutionnaires – subvint aux besoins de sa famille grâce à sa fonction de secrétaire au Consistoire israélite de Paris. En 1820, Élie Halévy publia à Metz une Instruction morale et religieuse à l’usage de la jeunesse israélite. On peut imaginer dans ce cadre la formation intellectuelle, morale et culturelle reçue par Fromental, héritier des idéaux de la Révolution, reconnaissant envers la France qui offrit aux siens l’émancipation, et fidèle à la foi de ses pères. Comme le souligne dans sa biographie son frère Léon, la position adoptée par Fromental Halévy est fondée sur la tolérance et l’ouverture, loin de toute crispation identitaire comme de toute trahison de sa religion. Il épousera ainsi en avril 1842 Léonie Rodrigues-Henriques, femme sculpteur de famille bordelaise israélite. Il composera de la musique pour des textes liturgiques catholiques [30], mais sera aussi membre du Consistoire central et contribuera, efficacement mais discrètement, au renouveau de la musique synagogale. Prix de Rome, compositeur à l’Opéra-Comique et à l’Opéra, membre de l’Institut dès 1836, secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts à partir de 1854, professeur au Conservatoire: le cursus honorum d’Halévy ressemble à celui de bien des Juifs français qui façonnèrent la culture parisienne du xixe siècle. Sous la Seconde République, la candidature sur la liste républicaine pour l’élection à la Constituante du 23 avril 1848, même si elle fut malheureuse, marque une nouvelle étape dans cette vocation de serviteur des Arts et de l’État. On comprend alors le rejet d’un judaïsme orthodoxe par Halévy, qui écrit, dans une lettre adressée à son neveu Ludovic Halévy (le librettiste d’Offenbach), le 25 mars 1859:

18

Je crois qu’il est question même maintenant (si je ne me trompe) de faire entrer le Consistoire d’Alger dans la loi commune, et de le placer, comme ceux de France, sous l’administration générale du Consistoire central siégeant à Paris. C’est du moins un projet. Après cela que les dévots, les pieux, les purs, que je respecte, mais qui en général sont bêtes et entêtés, croient au rabbin de Jérusalem, il ne faut pas les en empêcher, ni les contraindre, ce serait d’ailleurs difficile, mais ce sont des opinions dans lesquelles les Consistoires n’ont rien à voir, tant qu’on ne viole pas la loi française. [31]

19La volonté de s’affirmer hors des limites étroites d’un judaïsme fermé sur lui-même est manifeste. Halévy est bien représentatif des Juifs allemands du xixe siècle, «un groupe très paradoxal, puisqu’il tend à nier toute spécificité qui pourrait être perçue comme un reste des temps de ségrégation» [32].

20Aussi est-il périlleux de chercher à lire et à entendre La Juive, grand opéra historique, œuvre collective qui plus est, selon une seule perspective judaïque. L’œuvre est, à côté des grands opéras d’Auber et de Meyerbeer, un miroir de la civilisation parisienne de la monarchie de Juillet, plus qu’un «opéra juif». Le compositeur, travaillant pour l’Opéra sur un livret de Scribe, composant pour les chanteurs Nourrit, Falcon, Levasseur et Dorus-Gras, cherche d’abord à s’inscrire dans une modernité esthétique et à s’investir dans un espace socio-culturel désormais ouvert. Mais le sujet est aussi l’occasion de penser une altérité afin non pas de la revendiquer mais de l’intégrer à cette modernité, d’en faire un élément constitutif du renouveau de l’art lyrique français. En dehors des contradictions idéologiques inhérentes au genre et au statut du grand opéra, là réside sans doute la source de la complexité de l’œuvre, souvent soumise à des lectures ou des écoutes réductrices. C’est selon cette perspective que l’on peut interpréter les inflexions ou les transformations imposées au sujet originel, sans qu’il soit toujours possible de connaître qui est à l’origine de ces changements: Scribe lui-même, Scribe et Fromental Halévy, Halévy et son frère, le ténor Adolphe Nourrit? Les longs mois de gestation de l’ouvrage, dont les transformations se poursuivent au-delà même de la création, furent assurément ponctués de discussions, de propositions et de modifications plus collectives qu’individuelles [33]. Néanmoins, les principales réorientations imposées au livret tirent clairement l’œuvre vers la représentation tragique et sublime de la judéité, riche pour le compositeur d’échos et d’images personnels.

21Le passage de la colonie portugaise de Goa, premier lieu retenu pour l’action, à la ville de Constance ne correspond pas seulement à la volonté de retrouver le décor médiéval et pittoresque de Guillaume Tell: se manifeste là, si la modification a été désirée par les frères Halévy, la volonté de se rapprocher des origines allemandes personnelles, familiales. De même, le remplacement de l’Inquisition par le Concile introduit dans l’opéra un épisode historique aux résonances plus puissantes encore: «Le concile de Constance est, dans la mémoire juive, l’équivalent d’un chapitre cruel et révélateur à la fois: forcés d’abord de financer le spectacle du concile, les juifs furent persécutés, assassinés ou chassés ensuite.» [34] Autre changement, voulu par Adolphe Nourrit: le passage du rôle du père, Éléazar, de la tessiture de basse à celle de ténor. Certes, il y a là une concession à un certaine stylisation, de filiation rossinienne, si l’on se souvient que le père, dans Tancredi par exemple, est chanté par un ténor de tessiture centrale. Mais la transformation vocale confère surtout à Éléazar un nouveau statut héroïque, qui le distingue fortement du cardinal de Brogni et de sa voix de basse. La palette expressive, surtout dans l’interprétation de Nourrit, s’élargit, de l’amour paternel le plus tendre et le plus déchirant à l’exaltation vengeresse du Juif persécuté, de la promptitude à la colère, au recueillement religieux et à l’expression du pardon. Ainsi, Éléazar est arraché aux stéréotypes, détourné de la figure simplificatrice du religieux fanatique mû par la haine des Chrétiens. Les paroles du livret, à condition qu’on les saisisse bien, vont en ce sens lorsque le père déchiré s’exclame: «Ah! J’abjure à jamais ma vengeance, / Rachel, non, tu ne mourras pas» (n° 22, acte IV, scène V). Dans l’enchaînement entre les deux parties du grand air d’Éléazar, ce sont les cris de haine à l’extérieur, «Au bûcher, les Juifs», qui transforment le père aimant en père sacrifiant. Éléazar est précipité par l’oppression extérieure, la mort de ses fils, la persécution religieuse et politique, dans une logique de vengeance. Les comportements individuels restent donc obscurs ou paraissent simplistes si l’on fait abstraction du contexte politique et religieux du drame. Comme le souligne Gilles de Van, «l’intrigue principale est incompréhensible sans le climat de haine confessionnelle qu’Halévy a rendu parfaitement clair et auquel les nombreuses interventions chorales donnent un caractère nettement collectif» [35].

22Selon la première version établie par Scribe, l’opéra s’achevait sur une fin heureuse: grâce à sa conversion, Rachel obtenait la vie sauve. Le choix du dénouement tragique et terrifiant semble porter l’empreinte du compositeur, écartant la solution du baptême pour son héroïne Rachel. Celle-ci est placée devant un véritable choix par son père, qu’on ne saurait ici qualifier de fanatique: «Ils veulent sur ton front verser l’eau du baptême, / Le veux-tu, mon enfant?» (acte V, scène IV). Rachel choisit sans hésiter le sacrifice, et transfigure ainsi le dénouement attendu: «d’un opéra de vengeance il devient une sorte d’oratorio de martyre scénique» écrit Karl Leich-Galland qui situe le dernier acte dans une tradition menant de Théodora de Haendel aux Dialogues des Carmélites de Poulenc [36]. Sans doute est-ce cette fin, centrée sur l’horreur du crime commis par les Chrétiens contrastant avec la grandeur du martyre des Juifs qui attira la haine sur l’opéra. On lira aussi, derrière les ingrédients mélodramatiques utilisés pour nouer l’intrigue – enfant du mystère, conflit entre père adoptif et père biologique – une puissante donnée symbolique: le cardinal de Brogni tue sa propre fille, comme l’Église massacrant les Juifs assassine une part d’elle-même.

23Enfin, si Halévy n’a placé que dans l’introduction lente du grand air d’Éléazar une mélodie authentiquement hébraïque [37], il a conféré à la scène 1 de l’acte II, avec le repas du Seder, la cavatine et la prière d’Éléazar, son plus haut degré d’intensité religieuse. Sans doute est-ce là le moment le plus personnel de l’opéra. L’invocation d’Éléazar au «Dieu de nos pères» trouvera ainsi un écho dans les lettres d’Halévy, au moment de la composition de Noé en 1861 : «J’espère que j’en aurai la force et que le Dieu de mes Pères, qui est celui de la race que tu évoques si bien, viendra à mon secours et m’inspirera.» [38] La représentation sur le plateau de l’Opéra du Seder vaut aussi, symboliquement, reconnaissance et affirmation de la présence juive en France. Le dépouillement de cette scène intime, sa simplicité contrastant avec le faste écrasant de l’acte «chrétien» qui précède, donne aussi dans l’opéra la seule image positive de la religion: non plus la collusion avec le pouvoir et la puissance d’écrasement, mais le recueillement, la ferveur et la foi.

24L’origine de cette scène semble se trouver dans un texte manuscrit d’Halévy, son Journal inédit et parcellaire composé lors de son séjour à Rome après l’obtention du Grand Prix. Le jeune Halévy, âgé d’un peu plus de vingt ans, rapporte sa découverte du ghetto de Rome, de la synagogue et d’une famille chez qui il assiste aux cérémonies de la Pâque juive. Opposition entre une religion «officielle» et des pratiques semi-clandestines, découverte de l’oppression des minorités: ce texte annonce tout ce que concentre et représente le début de l’acte II de La Juive. Même la situation dramatique est proche: dans l’opéra, Léopold assiste au rituel sous la fausse identité de Samuel; à Rome, Halévy, visiteur étranger, occupe la position du néophyte pour découvrir les cérémonies de la Pâque sainte, dans le ghetto de la capitale du catholicisme. On trouvera aussi bien des ressemblances entre la religion chrétienne représentée dans l’opéra, celle du Concile de Constance, et celle que découvre le visiteur à Rome, Rome où se situent les prémices de l’opéra, puisque c’est là qu’autrefois furent assassinés les fils d’Éléazar et sauvée la fille de Brogni. Le document permet ainsi de pressentir la part d’imaginaire personnel que le compositeur a pu sinon placer délibérément, du moins retrouver dans son œuvre lyrique. La fête, représentée sur scène dans l’opéra et observée par le narrateur dans le Journal, est la Pâque juive; ce choix n’est pas anodin. En effet, c’est le motif du sacrifice et la question de sa valeur et de son sens qui semblent aimanter l’imaginaire du musicien. Rachel est conduite à la mort par l’aveuglement du cardinal: un père qui ne sait la reconnaître. Son sacrifice est réclamé par la foule chrétienne qui fête le Concile de Constance: celui-ci est réuni pour sceller l’extinction des Hussites, dont la doctrine contestait le mystère de la transsubstantiation de l’eucharistie. Or le Prince n’a-t-il pas laissé transparaître son identité en refusant le pain azyme de Pessah[39]? Ce motif est trop insistant pour ne pas éveiller l’attention. Si la Pâque juive a pu être réinterprétée, dans une perspective analogique chrétienne, comme la préfiguration rituelle de la passion christique et de la résurrection, il semble que dans l’œuvre d’Halévy, cette lecture soit interdite: entre l’amertume de l’esclavage en Égypte et la douceur de la manne remplaçant miraculeusement le pain impossible à faire lever, les éléments rituels de Pessah reçoivent une valeur mémorielle. Ils célèbrent la libération, disent la nécessité de garder la mémoire des sacrifices historiques. Mais ils ne peuvent s’identifier au symbole dans lequel la foi chrétienne affirme faire l’expérience de la présence réelle du Dieu incarné. L’opposition est donc de nature sémiotique: le signe du sacrifice est, dans une perspective juive, une trace associée à un messianisme pour lequel l’ouverture de l’avenir est garantie par la commémoration du passé. Dans la foi chrétienne, l’hostie désigne le corps du sacrifié dont le partage est l’événement qui reproduit la résurrection: le signe est l’objet même qui réalise l’avènement du passé dans le présent. Deux régimes temporels se distinguent donc, en même temps que deux pensées du signe. Fromental Halévy, en faisant du sacrifice et du pain azyme des enjeux dramatiques essentiels de son opéra sait qu’il touche à la part la plus trouble de l’opposition entre les deux fois. Il signale aussi sa fidélité à une tradition que son attachement au libéralisme universaliste ne saurait faire disparaître. Rachel, en héroïne juive, accepte d’aller vers la mort. Refusant le catholicisme du cardinal, elle choisit pour père Éléazar; peu lui importe d’être ainsi fidèle à une mémoire qu’elle adopte. Son sacrifice, que rien ne rachètera, s’inscrira dans une histoire confisquée. Et n’est-ce pas l’image cruelle de cette confiscation que le Journal d’Halévy découvre un jour de Pâque juive dans le ghetto de Rome? Semblable à l’hôte romain, Éléazar est un être que l’on prive de postérité agissante: un Abraham dont aucun ange ne retiendrait le bras. Voici ce document [40].

25Fromental Halévy, Journal, folios 9 à 14

26J’étais donc sur le point de quitter Rome, lorsqu’un jour, voulant aller au Capitole, je m’égarai dans de petites rues près le palais de Venise [mot difficile à lire]; en voulant retrouver mon chemin, je m’égarai de plus en plus, tout-à-coup je me trouve au milieu d’un marché assez sale; devant moi, je vois une grande porte devant laquelle est un factionnaire, j’entre, je demande où je suis, on me répond que je suis dans le ghetto; qu’est-ce que le ghetto? c’est les quartiers des Juifs – des Juifs? – oui, ils habitent cette enceinte, ces maisons sont les leurs, et au bout de cette petite place, cette maison que vous voyez un peu plus ornée que les autres renferme deux de leurs temples.

27Ces mots piquèrent ma curiosité, je savais bien qu’il existait des Juifs à Rome mais comme jusque-là rien ne m’engageait à porter quelque intérêt à ce reste malheureux de cet [te] antique nation, je n’avais pris sur leur sort aucune information; je résolus de profiter de l’avertissement que me donnait le hazard [sic], et d’étudier un peu les mœurs de ce restant des douze tribus, et la manière dont on les traitait dans la capitale du monde chrétien.

28J’entrai dans la maison qu’on m’avait indiquée comme étant leur temple. Je monte un étroit escalier et je me trouve dans une synagogue assez bien décorée.

29La synagogue était éclairée. beaucoup de Juifs y étaient rassemblés. ils priaient. Un profond silence régnait dans l’assemblée. Tous, enveloppés d’une espèce de voile, debout, la tête couverte, les pieds joints, récitaient des prières à voix basse. Je ne sais pourquoi je me trouvai ému, et je ne sais quelle sorte de satisfaction j’éprouvai en voyant ces débris infortunés [prier rayé] adorer le même Dieu qu’adoraient leurs ancêtres il y a cinq mille ans.

30Au moins, me disais-je, ils adorent Dieu; car en Italie, dans ce pays où le peuple passe pour être si religieux, jamais ce peuple [?] n’adore Dieu, il ne prononce son nom que lorsqu’il le rencontre par hazard dans ses prières. On n’adore que Jésus et la Vierge, ou plutôt le peuple [adore rayé] [rend rayé] adore la madonne [sic] de quelque église, et c’est elle qu’il évoque nominativement [sic] lorsqu’il se trouve affligé. Ainsi ils prient la madonne de St Augustin ou celle du Panthéon ou celle du Peuple, selon [que l’individu app rayé] le degré de confiance qu’a l’individu dans cette madonne[41].

31Je fus distrait de ces réflexions par la fin de cette prière à voix basse. Le prêtre entonna quelques versets auxquels répondirent les fidèles. Comme je me tenais près de la porte, un Juif s’approcha de moi, m’invita à m’avancer dans l’intérieur du temple, et me fit asseoir. C’est aujourd’hui une de nos grandes fêtes, me dit-il, nous mangeons ce soir l’agneau pascal. et comme je lui témoignai le désir de voir cette cérémonie, il me répondit – Cette cérémonie ne se célèbre pas en public; chacun la célèbre dans sa maison au sein de sa famille; si vous daignez honorer de votre visite un excomunié [sic], un réprouvé [un homme exclu rayé], à la fin de la prière, je vous conduirai chez moi, et vous assisterez à la fête.

32J’acceptai sa proposition avec reconnaissance: je suis étranger lui dis-je, et je ne partage pas les préjugés de votre pays. – alors le Juif me quitta pour retourner à la prière, et moi je profitai du temps qui me restait pour jeter un coup d’œil sur la synagogue.

33J’étais assis en face de la porte, à ma droite se trouvait un tabernacle couvert d’un rideau doré et couvert d’ornements. Un homme auprès duquel j’étais assis, voyant que je regardais avec attention me dit: Ce tabernacle renferme les saints livres de la loi; ils sont écrits sur du vélin, roulés autour de deux fortes baguettes, comme faisaient les anciens… – vous avez conservé tous les usages de vos pères, lui dis-je. – Il me dit: la tradition et un constant usage nous ont empêchés d’altérer nos coutumes. je lui demandai: à quoi sert cette espèce de chaire placée à l’autre extrémité du temple, en face du tabernacle, et à laquelle on arrive par deux escaliers latéraux? – c’est là, me répondit-il, que l’on fait à haute voix la lecture des livres saints. On les retire du tabernacle, on les porte processionnellement autour du temple; et lorsque le prêtre qui les porte est arrivé au haut de cette chaire, on les déroule, et on fait au peuple la lecture du jour, demain vous pourrez voir cette cérémonie. Il se tut, et moi je m’occupai à regarder les bas reliefs qui entourent la synagogue. L’un d’eux représentait le temple de Jérusalem, d’autres les enseignes [sic] des douze tribus. Je remarquai aussi que les femmes étaient placées derrière une balustrade grillée assez élevée, et de là elles assistent à la prière sans être vues.

34L’office finit alors. Mon hôte, après avoir plié le voile dont il était couvert, s’approcha de moi; – La prière est finie, me dit-il, je vous attends. – Je me levai et le suivis.

35Vous allez passer par des rues bien sales, me dit-il, mais nous ne sommes plus ici à Jérusalem, ajouta-t-il en souriant, nous sommes chez un Peuple qui nous tolère. – Effectivement, nous nous trouvions dans d’étroits [passages rayé] défilés qui ne méritent pas le nom de rues. Les maisons petites, basses, mal éclairées, étaient remplies de femmes, d’enfants, dont les vêtements attestaient la misère. Cependant ils étaient revêtus de leurs beaux atours, car la fête était solennelle.
Enfin, après avoir traversé quelques-unes de ces rues, nous arrivâmes à la maison qu’habitait mon hôte. L’intérieur en était sale et enfumé, l’escalier était tortueux, mais je fus surpris en entrant dans l’appartement. J’y trouvai une propreté assez élégante, mais cette propreté et les ornements qui décoraient la chambre dans laquelle nous nous trouvions avait quelque chose d’étranger et semblait appartenir à d’autres temps, d’autres mœurs, un autre pays. La chambre était éclairée par une lampe [d’argent add. au ms.] à plusieurs branches suspendue au plafond. Cette lampe ne ressemblait à aucune de celles que j’avais vues à Rome, et semble [sic] appartenir particulièrement aux usages des Israélites. Au-dessus des portes étaient écrites des paroles hébraïques. J’en demandai l’explication à mon hôte: Ce que vous voyez ici, me répondit-il, signifie La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse; au-dessus de l’autre porte il y a: Ecoute Israel, le Seigneur notre Dieu est un Dieu unique. Je remarquai encore à côté d’une des portes un petit rouleau de fer blanc attaché à une certaine hauteur; mon hôte me dit que c’était la mezouzah, et que ce rouleau contenait des passages de la Bible.
La table était dressée au milieu de la chambre, mais le service était couvert d’une grande pièce de soie brodée très richement. Au milieu et aux quatre angles se trouvaient encore des passages sacrés, brodés en or. mon hôte m’en donna également l’explication, mais comme je négligeai de l’écrire sur mon livre de notes, j’en ai totalement perdu le souvenir.
Alors la famille de mon hôte sortit de la chambre voisine. Il me présenta sa mère, sa femme, ses [trois rayé] cinq enfants. Il est à remarquer que la plupart des Israélites ont de nombreuses familles et, en général, il semble que la fécondité soit compagne de la misère. Cependant, cette réflexion ne saurait s’appliquer à mon hôte, car l’appartement dans lequel nous nous trouvions, les vêtements, ceux de sa famille, semblaient indiquer qu’il jouissait au moins d’une honnête aisance.
M. Issakhar (c’était son nom) dit à sa mère et à sa femme: Mr est un étranger que j’ai trouvé au temple, il m’a témoigné le désir [d’assister à nos fêtes rayé] de connaître nos cérémonies, il a bien voulu accepter mon invitation, et il assistera ce soir à nos fêtes. Mme Issakhar répondit par un de ces compliments que la politesse a introduits partout, et son mari nous annonça qu’il allait commencer la prière.
On leva le voile de soie qui couvrait la table. Au milieu de la table se trouvaient plusieurs gâteaux, ronds [et plats rayé] très peu épais, et percés d’une quantité de trous. Voici le pain azyme, me dit mon hôte en me présentant un de ces gâteaux, c’est un pain qu’il nous est ordonné de manger en commémoration du [passage rayé] séjour d’Israël dans le désert. J’acceptai le pain azime [sic]. C’est un pain fait de farine [très pure? illisible] sans levain, et dans lequel on met quelque peu d’anis. J’en trouvai le goût assez agréable.
Près des pains azymes je vis sur la table une corbeille dans laquelle se trouvaient [un œuf rayé] plusieurs œufs durs, un morceau de mouton roti [sic], des laitues amères, du vinaigre, et une espèce de compote de fruits. Mon hôte, qui paraissait avoir un esprit assez éclairé, et qui l’avait encore développé par ses voyages (car je me souviens maintenant qu’il m’avait dit qu’il avait voyagé en France et en Angleterre), mon hôte me dit: ces préparatifs nécessaires à nos cérémonies doivent vous paraître bien bizarres; mais vous savez sans doute que nos fêtes, comme la plupart des fêtes de tous les peuples, n’ont été instituées que pour perpétuer le souvenir d’événements mémorables; le législateur pour atteindre son but, a donc été obligé de multiplier les symboles. Je parlais d’ailleurs à un peuple à qui cette manière de rappeler le passé était familière. Tous ces objets dont la présence ici pourrait paraître ridicule ont un sens allégorique et doivent rappeler aux israélites leur délivrance et leur sortie d’Égypte.
Il m’expliqua alors quel était le souvenir attaché à chacun des objets qui se trouvaient sur la table. Du reste, ajouta-t-il, c’est peut-être à ces pratiques qui semblent minutieuses que la religion juive doit sa conservation, et la loi de Moÿse n’a traversé tant de siècles sans subir presque aucune altération que parce qu’elle s’appuyait sur une foule de petites pratiques semblables.
Alors Mr Issakhar se mit à table, entouré de sa famille, et commença la prière. Il lut à haute voix la haggada (c’est ainsi que les Juifs nomment le récit de leur délivrance d’Égypte) en s’interrompant de temps en temps pour distribuer aux assistants [soit des laitues amères, ensuite soit du pain azyme rayé] soit des laitues amères trempées dans le vinaigre [puis rayé] soit du pain azyme [soit accompagné de la rayé].
La lecture finie, on servit le souper. pendant le souper j’interrogeai mon hôte sur la tolérance qu’accordait aux juifs le gouvernement romain. [– Vous voyez comme on nous traite, me répondit-il. le quartier que nous habitons et dont vous pouvez juger par les rues que vous avez traversées avec moi est une enceinte que nous ne pouvons franchir rayé] – Nous sommes moins misérables que nos ancêtres, me répondit-il, mais notre sort est toujours bien triste. Nous ne pouvons habiter hors de ce quartier que les Romains nomment ghetto. Seulement on nous a accordé la permission d’établir nos magasins dans les rues adjacentes. Nous ne pouvons exercer aucune industrie, et
(Le récit de la découverte du ghetto de Rome s’interrompt ici dans le manuscrit.)
On retrouvera dans le Journal l’étonnement du jeune musicien français face au ghetto que lui-même, Juif émancipé, n’a jamais connu. Du reste, dans la ville de ses origines familiales, Fürth, il n’y avait pas de ghetto [42]. Le Journal enregistre ainsi la découverte du sort réservé à ses coreligionnaires et porte trace d’une prise de conscience, comme la révélation d’une judéité opprimée. Toutefois, on constate aussi à la lecture du Journal la manifestation d’une ignorance surprenante face aux rites et aux symboles religieux découverts à la synagogue. Avant de partir pour Rome, en 1820, Halévy avait pourtant composé et fait jouer un De Profundis en hébreu à la synagogue de la rue Sainte-Avoye pour la mort du duc de Berry. Et l’éducation transmise par son père ne pouvait l’avoir laissé dans un tel désert spirituel. Michel Espagne, qui cite une petite partie de ce texte, y perçoit la manifestation d’un «attachement plus affectif que rationnel au judaïsme» [43]. Mais on peut aussi se demander quelle était la destination de ce texte. S’il devait être publié, obéissait-il au désir du jeune prix de Rome d’élaborer une identité nouvelle, quitte à masquer une origine et une culture? Comme devant l’opéra de La Juive, nous nous retrouvons devant des contradictions et des interrogations. Une nouvelle fois, ces tensions révèlent une position instable, où l’altérité se découvre et s’affirme à l’intérieur d’une citoyenneté française pensée en termes d’ouverture et d’intégration, sans mutilation.


Date de mise en ligne : 01/01/2010

https://doi.org/10.3917/rom.125.0075

Notes

  • [1]
    H. de Bonald évoque une «apothéose judaïque au détriment de notre foi, uniquement pour servir les inspirations d’un musicien de la religion juive». Dans cette critique des Huguenots parue dans La Gazette de France, la référence à l’opéra d’Halévy créé l’année précédente était claire pour les lecteurs. Cité par Karl Leich-Galland, Introduction au livret imprimé de La Juive, Saarbrücken, Musik-Édition Lucie Galland, 1990, p. VIII.
  • [2]
    Cité par Jean-Alexandre Ménétrier, «L’amour triste: Fromental Halévy et son temps», L’Avant-Scène Opéra, n° 100, juillet 1987, La Juive, p. 11.
  • [3]
    Isabelle Moindrot, «Le geste et l’idéologie dans le grand opéra. La Juive de Fromental Halévy», Romantisme, n° 102, 1998-4, Sur les scènes du xxe siècle, p. 77.
  • [4]
    Théophile Gautier, «Opéra: Guido et Ginevra, ou La Peste à Florence», Histoire de l’art dramatique en France depuis vingt-cinq ans, Hetzel, 1858-1859, t. I, p. 114.
  • [5]
    Richard Wagner, Œuvres en prose, «Halévy et La Reine de Chypre», cité dans L’Avant-Scène Opéra, ouvr. cité, p. 13.
  • [6]
    Ibid., p. 12.
  • [7]
    Voir l’article de Diana R. Halman, «Halévy, judaism and La Juive», Actes du Colloque Fromental Halévy, Francis Claudon, Gilles de Van et Karl Leich-Galland (éd.), Weinsberg, Musik-Édition Lucie Galland, 2003, p. 117-130.
  • [8]
    Louis-Désiré Véron, Mémoires d’un bourgeois de Paris, Librairie nouvelle, 1856, p. 179.
  • [9]
    Je me fonde sur le texte établi par Marthe Galland (livret intégral de La Juive, ouvr. cité) et reproduit dans L’Avant-scène Opéra, ouvr. cité, p. 39-85.
  • [10]
    Eugène Scribe, Théâtre, M. Lévy, 1859, t. XV, p. 289.
  • [11]
    Voir l’analyse dramaturgique proposée par Hervé Lacombe dans son ouvrage Les Voies de l’opéra français au xixe siècle, Fayard, 1997, p. 95.
  • [12]
    Le procédé avait déjà été employé par Halévy dans un de ses premiers ouvrages, L’Artisan. Je renvoie sur ce point à mon article «Les débuts de Fromental Halévy à l’Opéra-Comique: Les Deux Pavillons, L’Artisan, Le Roi et le batelier (1819-1827)», Actes du Colloque Fromental Halévy, ouvr. cité, p. 51-71.
  • [13]
    F. Halévy, Derniers souvenirs et portraits, M. Lévy frères, 1863, p. 167.
  • [14]
    Le Courrier français, 27 février 1835, repris dans La Juive. Dossier de presse parisienne (1835), Karl Leich-Galland (éd.), Weinsberg, Musik-Édition Lucie Galland, 1987, p. 28.
  • [15]
    Ibid., p. 36 (article de L’Entr’acte daté du 26 février 1835).
  • [16]
    Ibid., p. 30 (article du Courrier français daté du 27 février 1835).
  • [17]
    I. Moindrot, art. cité, p. 78.
  • [18]
    La Gazette de France, 7 mars 1835, repris dans La Juive. Dossier de presse, ouvr. cité, p. 65.
  • [19]
    Le Constitutionnel, 11 mars 1835, ibid., p. 17.
  • [20]
    L’Artiste, t. IX, 1re livraison, 1835, ibid., p. 1.
  • [21]
    La Gazette de France, 27 février 1835, ibid., p. 50.
  • [22]
    Ibid., p. 51.
  • [23]
    Texte imprimé, sans nom d’auteur: Lyon, imp. de G. Rossary, sans date. L’ouvrage a été créé le 25 avril 1836. La Juive avait été créée à Lyon quelques semaines auparavant, le 12 janvier 1836 (d’après Trois siècles d’opéra à Lyon, catalogue de l’exposition de la Bibliothèque Municipale de Lyon, 1982, p. 109), ou le 12 juin 1835 (d’après G. Vuillermoz, Cent ans d’opéra à Lyon, Lyon, L. Bascou, 1932, p. 98).
  • [24]
    «C’est un juif achevé»… Sur ces problèmes de dénomination, de représentation et de corruption sémantique, voir l’étude que J.-Ph. Saint-Gérand consacre ici même au mot «Juif» (p. 57-73).
  • [25]
    D’après Mark Everist, «Fromental Halévy: de l’opéra-comique au grand opéra», Actes du Colloque Fromental Halévy, ouvr. cité, p. 96. L’auteur se fonde sur la thèse de Diana Hallman, The French Grand Opera La Juive (1835): A Social-Historical Study, The City University of New-York, 1995.
  • [26]
    F. Halévy, Derniers souvenirs et portraits, ouvr. cité, p. 166.
  • [27]
    Jean-Claude Yon, Eugène Scribe, la fortune et la liberté, Nizet, 2000, p. 171.
  • [28]
    N.a. fr. 22562, f° 32.
  • [29]
    D’après Léon Halévy, Fromental Halévy: sa vie et ses œuvres, Paul Dupont, 1862, p. 5.
  • [30]
    Voir l’article de K. Leich-Galland, «Fromental Halévy et l’âge d’or de l’opéra français», Entre le théâtre et l’histoire. La famille Halévy, 1760-1960, Fayard, 1996, p. 75.
  • [31]
    F. Halévy, Lettres, réunies et annotées par Marthe Galland, Heilbronn, Musik-Édition Lucie Galland, 1999, p. 164-165.
  • [32]
    Michel Espagne, Les Juifs allemands de Paris à l’époque de Heine. La translation ashkénaze, PUF, coll. «Perspectives germaniques», p. 235.
  • [33]
    Le manuscrit de Scribe (BNF, n.a.fr. 22 562) rend visibles les «strates» de l’opéra en gestation. La première rédaction de l’avant-texte des cinq actes est antérieure à octobre 1833 (fos 32-116); les dernières corrections concernant les actes 4 et 5 (fos 168-170 et 197-200) sont antérieures à mars 1834. Ce sont ces derniers actes qui ont subi le plus de remaniements, à partir d’une première version versifiée qui concluait l’opéra sur une fin «heureuse», avec le baptême de Rachel.
  • [34]
    Hans Ulrich Becker, «“Dieu de nos pères” – traces du passé dans l’œuvre de Fromental Halévy», Actes du Colloque Fromental Halévy, ouvr. cité, p. 6.
  • [35]
    Gilles de Van, «Le grand opéra entre tragédie lyrique et drame romantique», Il saggiatore musicale, 1996, n° 2, Florence, Olschki, p. 351.
  • [36]
    K. Leich-Galland, «Introduction» au Livret de La Juive, ouvr. cité, p. IX.
  • [37]
    Ibid., p. X.
  • [38]
    Lettre à Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges, 23 janvier 1861. F. Halévy, Lettres, ouvr. cité, p. 192.
  • [39]
    L’opéra inverse ainsi l’un des thèmes les plus insistants de l’imaginaire antisémite: celui de la profanation de l’hostie. Qu’il suffise de penser à la célèbre toile de Paolo Uccello conservée à Urbino.
  • [40]
    Le journal manuscrit de Fromental Halévy est conservé à la Bibliothèque Nationale de France (FR N.a. 14349). Le récit de la découverte du ghetto de Rome occupe le recto et le verso des folios 9 à 14. Le texte n’est pas daté. La scène décrite s’est vraisemblablement déroulée entre 1821 et 1822. Le jeune compositeur obtint le Grand Prix de Rome en 1819, mais la mort de sa mère l’amena à différer son voyage en Italie d’un an. Il partir pour Rome à la fin de l’année 1820 et passa une partir de l’année 1822 à Vienne.
    Nous reproduisons le document en conservant son orthographe, sa ponctuation et ses biffures: les hésitations de la rédaction comme l’inachèvement du texte disent aussi le trouble du jeune Halévy face à la question identitaire qui s’impose ici à lui.
  • [41]
    Tout ce paragraphe est traversé d’un léger trait oblique comme si l’auteur n’était pas tout à fait satisfait de sa rédaction. Halévy a repris quelques réflexions du folio 3 r°, dans ce paragraphe.
  • [42]
    D’après H.U. Becker, art. cité, p. 2.
  • [43]
    M. Espagne, Les Juifs allemands de Paris à l’époque de Heine, ouvr. cité, p. 87.

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