Notes
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[1]
Article de Madame de Staël republié par Leo Neppi Modona, Cahiers staëliens, n° 7, 1968.
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[2]
Voir «Introduction», dans Madame de Staël, De la littérature, Flammarion, coll. «GF», p. 7-47.
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[3]
Madame de Staël, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, Axel Blaeschke (éd.), Classiques Garnier, 1998, p. 16. L’expulsion des sciences exactes est directement corrélée à la définition de la littérature comme discours engagé dans la cité: le savant, selon Madame de Staël, peut travailler sans se soucier du régime politique sous lequel il vit.
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[4]
On peut d’autant moins séparer ici la philosophie de la religion que, Madame de Staël écrivant dans le contexte révolutionnaire, c’est-à-dire à un moment où on débat âprement de l’héritage de la philosophie des Lumières, et entretenant elle-même un rapport conflictuel à l’esprit irréligieux du xviiie siècle, la question morale du but de la vie humaine a toujours été au cœur de ses jugements littéraires. La fameuse question kantienne du «que puis-je espérer?» ne pouvait que rencontrer la thématique staëlienne de la résignation et du sacrifice, qui apparaît clairement dans De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations (1796). Si, dans De l’Allemagne (1810), elle tire Kant du côté de la problématique religieuse qui est la sienne, la question ici n’est pas tant de savoir dans quelle mesure elle a ou non compris le philosophe que de mesurer les conséquences d’une telle interprétation sur son discours poétique.
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[5]
Madame de Staël ne songe nullement à nier les spécificités génériques et leurs contraintes et à considérer la littérature d’imagination comme un ensemble indifférencié qui pourrait dès lors être soumis comme tel à l’épreuve de la philosophie. Il suffit de lire les lignes qu’elle consacre dans l’Essai sur les fictions au «roman philosophique» et à sa condamnation pour se convaincre qu’elle n’aurait jamais souscrit au principe du roman à thèse. C’est par le travail, proprement poétique, sur la mimésis elle-même, que peut se construire l’«effet philosophique» du texte.
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[6]
Nous souscrirons ici à l’approche de Pierre Macherey qui, dans le droit fil de ses travaux sur la «production littéraire», définit ce qu’il propose d’appeler la «philosophie littéraire» comme «inséparable des formes de l’écriture qui la produisent effectivement» (À quoi pense la littérature?, PUF, coll. «Pratiques théoriques », 1990, p. 198).
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[7]
Essai sur les fictions, ouvr. cité, p. 10.
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[8]
De la littérature considérée…, ouvr. cité, p. 175 et suiv. Le lien mélancolie/philosophie sera de nouveau affirmé dans De l’Allemagne. La mélancolie est le trait des littératures du Nord selon Madame de Staël.
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[9]
Madame de Staël, Essai sur les fictions, suivi de De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations, Michel Tournier (éd.), Ramsay, 1979, p. 50.
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[10]
De la littérature considérée…, ouvr. cité, p. 178.
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[11]
Ibid., p. 87.
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[12]
Madame de Staël, De l’influence des passions, suivi de Réflexions sur le suicide, Chantal Thomas (éd.), Rivages/Poche, coll. «Petite Bibliothèque», 2000, p. 292.
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[13]
Ibid., p. 30.
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[14]
Ibid., p. 29.
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[15]
Ibid., p. 27.
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[16]
Madame de Staël, Essai sur les fictions…, ouvr. cité, p. 40.
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[17]
Ibid., p. 29.
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[18]
Ils ne le sont évidemment pas au regard de la culture propre aux sociétés antiques, ainsi que le montre De la littérature; le décalage n’est ressenti, à distance, que par les lecteurs modernes.
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[19]
Dans l’Essai sur les fictions, le conte philosophique est critiqué car l’existence ne se dispose jamais de telle manière qu’elle puisse illustrer un principe: le roman se caractérise par la nuance, l’écart, le conflit (ouvr. cité, p. 43). Dans De la littérature, Madame de Staël reproche aux tragédies des Anciens la forte ritualisation des événements autour de la Fatalité, à quoi elle oppose «ce qu’il y a d’irrégulier, d’imprévu, d’irrésistible dans les mouvements du cœur» (ouvr. cité, p. 67). En 1810, elle dira, à propos de Schiller dont les ouvrages tirent trop vers l’abstraction philosophique: «La métaphysique est pour ainsi dire la science de l’immuable; mais tout ce qui est soumis à la succession du temps ne s’explique que par le mélange des faits et des réflexions» (De l’Allemagne, II, Simone Balayé (éd.), GF-Flammarion, 1967, p. 69).
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[20]
Essai sur les fictions…, ouvr. cité, p. 49.
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[21]
Pierre Macherey a justement insisté sur cet aspect de la «philosophie littéraire» staëlienne, qui repose sur l’idée de la productivité des transferts culturels : toute culture (toute littérature, donc) est considérée non dans sa spécificité statique, mais à partir de ce qui lui manque spécifiquement et peut être trouvé ailleurs. Des personnages comme Oswald ou d’Erfeuil semblent incapables de ce mouvement d’hybridation: ce sont eux qui incarnent le discours monologique à quoi s’affronte Corinne, lieu des mixtions, composite et instable. Il est difficile d’affirmer, en revanche, avec Yves Ansel, que le roman tout entier est «monologique» («Corinne ou les mésaventures du roman à thèse», Madame de Staël, Corinne ou l’Italie: «L’âme se mêle à tout», SEDES, Société des études romantiques, 1999, p. 17-27).
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[22]
La critique de l’époque avait déjà souligné l’importance de la «mixité» du personnage staëlien. Dans son compte rendu de Corinne, Schlegel définit le roman «romantique» précisément comme celui qui se refuse à considérer que le but moral de la fiction (revendiqué, on le sait, par Madame de Staël) suppose qu’on en fasse un recueil imagé de règles de conduite; c’est pourquoi il s’intéresse aux combats de l’amour, c’est-à-dire à «la confrontation de l’enthousiasme idéal et de la réalité prosaïque» (cité dans les Cahiers staëliens, n° 16, 1973, p. 66). Le romanesque suppose alors une composition spécifique, qui mette en lumière la complexité d’un conflit à plusieurs niveaux, ce qui explique, entre autres, «que le même personnage, dans ses opinions et dans son comportement, ait tantôt tort, tantôt raison sans que cela soit expressément annoncé au lecteur» (ibid., p. 70).
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[23]
Essai sur les fictions…, ouvr. cité, p. 39.
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[24]
Ibid., p. 29.
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[25]
Madame de Staël, De l’Allemagne, I, ouvr. cité, p. 140.
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[26]
De l’influence des passions…, ouvr. cité, p. 111.
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[27]
Ibid., p. 206-207.
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[28]
Nous empruntons la formule à Lucien Jaume, L’Individu effacé, Fayard, 1997, p. 25.
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[29]
Le but affiché du livre est «la liberté absolue de l’être moral» (De l’influence des passions…, ouvr. cité, p. 201).
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[30]
Ibid., p. 218.
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[31]
De la littérature…, ouvr. cité, p. 69.
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[32]
Ibid., p. 65.
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[33]
Idée qu’on trouvera aussi exprimée dans le grand traité non publié de 1798, Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et fonder la République en France. En 1796, l’époque de la Révolution est désignée comme celle du nécessaire sacrifice de ses jouissances personnelles, de ses «passions»: c’est «l’époque où s’évanouissent les espérances de bonheur positif dans cette vie» (De l’influence des passions…, ouvr. cité, p. 52); autrement dit, l’époque où il faut être philosophe…
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[34]
De l’influence des passions suivi de…, ouvr. cité, p. 282.
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[35]
Le suicide étant, du moins dans le traité de 1813, la formulation extrême de cette révolte sans solution.
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[36]
Le héros staëlien est spécialement sensible à cette impuissance: Corinne sait qu’elle ne peut rien contre les pressions culturelles, sociales, nationales, qui la séparent d’Oswald. Le monde est résolument hostile à la réalisation des désirs personnels et la passion est impossible à vivre. C’est ainsi que le bonheur, dans De l’influence des passions, apparaît comme «ce qui est impossible en tout genre» (ouvr. cité, p. 31).
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[37]
Essai sur les fictions…, ouvr. cité, p. 51. Freud aurait-il mieux dit?
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[38]
De l’influence des passions…, ouvr. cité, p. 174. Nous soulignons.
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[39]
De l’Allemagne, II, ouvr. cité, p. 41. Nous soulignons.
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[40]
De la littérature…, ouvr. cité, p. 64.
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[41]
De l’Allemagne, II, ouvr. cité, p. 93.
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[42]
De l’influence des passions suivi de…, ouvr. cité, p. 279. Ce reflux sur soi implique solitude, et difficile exercice de la liberté dans cette solitude même du libre-arbitre, comme le disait déjà De la littérature: «La religion chrétienne, la plus philosophique de toutes, est celle qui livre le plus l’homme à lui-même.» (ouvr. cité, p. 184)
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[43]
Ibid., p. 257.
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[44]
De l’Allemagne, II, ouvr. cité, p. 41.
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[45]
Loc. cit.
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[46]
Ibid., p. 42.
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[47]
Procès qui court des Lettres de 1788 au chapitre «De la douleur» dans De l’Allemagne. De même, c’est une «effervescence d’imagination» qui a dû inspirer à Goethe l’apologie enthousiaste du suicide dans Werther (De l’Allemagne, ouvr. cité, p. 42).
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[48]
Rappelons qu’on trouve le terme dans le Nouveau Paris (1799) et dans la Néologie (1801) de Mercier.
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[49]
De l’Allemagne, ouvr. cité, p. 213.
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[50]
C’est ce que De la littérature reproche à la littérature inscrite dans le cadre aristocratique curial, celle du « siècle de Louis XIV».
Il faut s’observer sans trouble et juger les opérations de son être moral comme s’il existoit un témoin de nous en nous-mêmes. Les passions orageuses de la vie devroient mettre obstacle à cette étude philosophique, et les sentimens qui précipitent l’existence hors de nous paroissent s’opposer à ce recueillement, à ce retour sur nous-mêmes qui permet d’analyser avec finesse et sagacité nos impressions intérieures.
1Pour appréhender les rapports entre philosophie et littérature chez Madame de Staël, il faut rappeler un fait bien connu. Elle entre dans la carrière littéraire avec un ouvrage qui, posant les bases d’un «système critique» renouvelé, parcourt l’œuvre de l’écrivain admiré entre tous, Rousseau. La jeune Germaine Necker soumet à une même ligne argumentative les ouvrages politiques et philosophiques, la fiction et l’autobiographie: l’admiration pour celui qui a su rendre la vertu persuasive par l’éloquence du cœur, la distance à l’égard d’un écrivain que sa sensibilité excessive éloigne du monde réel. Si la critique littéraire ne distingue pas alors, comme nous le faisons aujourd’hui et depuis le xixe siècle, entre ces types de textes, c’est qu’elle hérite de la conception de l’«écrivain» des Lumières militantes, dont la plume s’exerce sur tous les sujets, et pour qui la littérature, revendiquant le droit – ou du moins l’espérance – d’être un magistère public, de parler au nom de l’universel humain, reçoit nécessairement une définition extensive. De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800), apporte de nouveaux instruments théoriques à ce «sacre de l’écrivain», selon la formule célèbre de Paul Bénichou.
2Il convient aussi de souligner, avec Gérard Gengembre et Jean Goldzink, dont l’introduction à l’édition du livre en apporte la vigoureuse démonstration [2], que Madame de Staël s’inscrit directement dans les partages disciplinaires du siècle précédent, où le terme de «littérature» peut recouvrir à la fois le domaine des «Belles-Lettres», l’étude d’érudition, l’histoire, l’éloquence, la philosophie, la morale, voire les travaux du savant. Pour son compte, Madame de Staël propose en 1800 d’y inclure «les écrits philosophiques et les ouvrages d’imagination, tout ce qui concerne enfin l’exercice de la pensée dans les écrits, les sciences physiques exceptées» [3]. Cet «exercice de la pensée», pour autant qu’il se veut aussi action dans la société et sur les âmes énervées par une décennie de révolution, concerne également l’art de la parole qui a nom «éloquence», et qui est au cœur du programme de «littérature républicaine» que propose la seconde partie du livre.
3On ne reviendra pas en détail sur ce que la signification élargie du mot doit à l’affirmation de la figure de l’intellectuel, de l’écrivain engagé dans les débats de son temps et chargé, en collaboration avec le politique, de la régénération de l’espace public. Certes, les Lettres sur les ouvrages et le caractère de J.-J. Rousseau (1788) font une place de choix à l’éloquence et au désir d’être utile dans la cité – au nom de la raison, mais aussi de la sensibilité: chez Rousseau, nous dit-on, c’est l’amour des hommes et le souci d’en être aimé en retour qui galvanise le style, donnant à l’œuvre le magique pouvoir de l’entraînement des cœurs à la vertu par l’émotion. Mais l’éloge est inséparable d’une réflexion morale sur la place des «passions» chez l’écrivain, la façon dont leur gestion informe les choix d’écriture et, plus généralement, l’articulation d’une représentation littéraire du monde et d’un rapport à l’existence qui est de l’ordre du «philosophique».
4Les choix esthétiques eux-mêmes sont tributaires, dans la pensée staëlienne, du lien spécifique de l’ensemble communautaire (selon l’époque, le type de structure politique, le cadre national, l’esprit religieux, les rapports domestiques et le fameux partage du Nord et du Midi) avec la nature, la société, avec soi-même, ou avec la signification éthique de la destinée humaine, suivant qu’on l’envisage en laïque ou en religieux, c’est-à-dire, aussi, à partir de présupposés philosophiques particuliers [4]. Autrement dit, il y a une structuration collective des modes de l’imaginaire. Conséquence de cette approche, qui relève pour ainsi dire de l’anthropologie comparée: si la poésie et la fiction, romanesque ou dramatique, ont sans doute leurs lois propres, ce n’est pas précisément en tant qu’expériences particulières du langage [5] qu’elles seront soumises au jugement du critique, mais bien plutôt pour ce qu’elles manifestent d’un «travail» de la philosophie [6], à comprendre ici au sens large d’une vision du monde orientée par toute une série de données sociales, culturelles, politiques, etc. Armature méthodologique de l’œuvre, dans De la littérature, ce point de vue ôte sa pertinence au partage imagination/pensée, non parce que les œuvres d’imagination fourniraient des applications ou des illustrations de telle thèse philosophique, mais parce que toute représentation littéraire porte en elle la trace structurelle, avec les moyens qui lui sont propres, d’un regard philosophique sur le monde.
5Cette présence du philosophique, nécessairement oblique, n’en est pas moins jugée dans une perspective normative qui ressortit à la manière dont Madame de Staël conçoit l’orientation générale des «progrès de l’esprit humain». Si, comme l’écrit Pierre Macherey, on peut «défendre la vocation spéculative de la littérature, en soutenant qu’elle a authentiquement valeur d’une expérience de pensée» [7], il faut préciser que, chez Madame de Staël, cette expérience est d’abord, fondamentalement, celle de la découverte de l’intériorité, de la vie de la conscience, d’un rapport «moderne», et désigné comme tel, de l’individu à ce qui lui est extérieur, et que la représentation littéraire est d’autant plus valorisée qu’elle décrit cette expérience comme une crise. C’est en ce sens qu’on doit comprendre l’affirmation selon laquelle, dès 1800, la mélancolie serait le sentiment «philosophique» par excellence [8]. Historiquement daté, ce sentiment ne menace pourtant pas, bien au contraire, la vocation de la littérature à l’universel: l’horizon de l’écriture, pour Madame de Staël, c’est, en effet, le conflit des passions, l’écart à assumer entre le désir et la réalité, qui constitue une expérience fondamentale de l’être humain. L’écrivain est, idéalement, celui qui parvient à créer une rencontre parfaite entre l’univers de la fiction et les sentiments intimes du lecteur.
6*
7Commencer par Rousseau, c’était commencer par l’exception, l’hapax génial; ainsi qu’il sera encore dit dans l’Essai sur les fictions (1795), on ne peut pas considérer La Nouvelle Héloïse comme reflet du siècle, mais bien comme un de ces «miracles de la parole» [9] qui forment une sorte de genre particulier. Les ouvrages suivants vont, en quelque sorte, abandonner cette dangereuse génialité – Rousseau est un génie, mais un génie malheureux faute de n’avoir pas toujours su distinguer entre l’impératif trop personnel de son désir et les réalités de la vie, qui demandent une certaine résignation – ou du moins la mettre en tension avec un discours de la généralité, de la règle, voire, avec De la littérature, des lois de l’histoire. Il faut interroger la littérature et ses évolutions – ses progrès, car la thèse proprement polémique du livre de 1800 est bien celle de la perfectibilité littéraire – à partir de ce qu’elle révèle d’une certaine conception de la vie. Celle-ci peut bien constituer, comme chez Rousseau et tous les écrivains qui font l’épreuve de leur solitude dans l’exception (au nombre desquels Madame de Staël), un drame individuel, mais doit aussi être considérée à la lumière d’une histoire de l’esprit humain et de la civilisation où elle apparaît plutôt comme une «formation culturelle» dont les caractéristiques s’expliquent par des phénomènes sociaux, historiques, politiques, géographiques, religieux, où l’existence des individus s’articule à une dynamique collective. De là, le sens du titre de 1800 : la littérature ne peut être envisagée que «dans ses rapports avec les institutions sociales». Madame de Staël n’écrit donc pas, en 1800, une poétique – elle s’en défend du reste explicitement, renvoyant, non sans malice, ceux qui éprouveraient le besoin d’en lire une, à La Harpe – et moins encore une «poétique romantique», selon la téméraire formule d’Alexandre Vinet.
8À partir de la célèbre distinction entre littérature «d’idées» et littérature «d’imagination», on a longtemps voulu considérer De la littérature comme le lieu de naissance de notre conception moderne du fait littéraire et de son autonomisation par rapport à la philosophie. En réalité, la thèse même de la perfectibilité défendue dans le texte suppose que les progrès de l’imagination sont des progrès philosophiques. Comment comprendre autrement, par exemple, la réflexion sur l’évolution du genre romanesque entamée avec l’Essai sur les fictions? Comment serait-il possible de s’interroger, même rapidement, comme le fait De la littérature, sur les conditions de possibilité d’un nouveau tragique et d’un nouveau comique? Que dire de l’affirmation selon laquelle « la poésie mélancolique est la poésie la plus d’accord avec la philosophie» [10], étant entendu, comme le veut la thèse de la perfectibilité, qu’il y a une «enfance» de l’imagination, à chercher chez les Grecs, à propos desquels Madame de Staël peut écrire que «le genre humain n’avoit pas encore atteint […] l’âge de la mélancolie» [11]?
9On se propose ici d’explorer le sens «existentiel» que Madame de Staël donne au mot de «philosophie», parce qu’il nous semble être une constante de toutes ses œuvres. On considérera alors que le «philosophique» qui se révèle dans et par le texte proprement littéraire relève de la peinture des «passions», pour autant qu’elles suscitent un conflit intense entre les revendications de la vie intérieure et la dépendance à l’égard du monde extérieur, que cette dépendance s’appelle amour, préjugés sociaux, ou histoire (les héros aux prises avec l’événement révolutionnaire), etc. Pour la fiction moderne, on le sait, Madame de Staël a toujours donné la préférence à la représentation des «circonstances privées». Ce qui distingue les Anciens des Modernes, c’est, dès l’Essai sur les fictions, mais aussi De l’influence des passions (1796), ce recentrement sur la vie du sentiment, que De la littérature rapporte à une mutation de l’imaginaire collectif, elle-même déterminée par des facteurs intellectuels, culturels, historiques et géographiques. On verra aussi que la valeur accordée à la place de la vie intérieure relève d’un discours moral et religieux qui insiste de plus en plus sur l’expérience du sacrifice dans la vie humaine en général, ce que Madame de Staël appelle dans les Réflexions sur le suicide (1813) une éducation par la douleur: on sent ici ce que la «philosophie littéraire» staëlienne doit à la notion de mélancolie. Ce qui change, dans les livres plus tardifs, c’est le statut de cette mélancolie, longtemps rapportée à ses conditions d’émergence historico-géographiques (le Nord plutôt que le Midi, les Modernes plutôt que les Anciens, l’épreuve de la Révolution française…), mais devenue en 1813 la marque par excellence de «la destinée religieuse ou philosophique de l’homme» [12].
10Le terme «philosophie» a des sens variables dans l’œuvre staëlienne. Si l’on part de De l’influence des passions, on constate aussitôt un croisement entre deux acceptions, dont on pourrait dire, bien que la formule soit un peu réductrice, qu’il signale la place «transitionnelle» de Madame de Staël entre Lumières et Romantisme. Dans ce texte et jusqu’à De la littérature inclus, elle est largement redevable à la pensée des Idéologues et à l’influence de Condorcet. Du point de vue «moraliste» qui est le sien en 1796, la nécessaire purgation des «passions», dont la Révolution a donné l’effrayant spectacle, passe certes par un travail sur soi, mais aussi par le recours à la philosophie entendue comme science des méthodes, école de précision, de clarté, voire – et elle songe ici à l’influence des travaux sur les probabilités et la statistique – de «calcul». Nous sommes bien dans le paradigme des Lumières: la passion mortifère, son fanatisme, n’ont de remède que dans l’exercice de la raison. De même que la science politique doit aspirer à une «évidence géométrique» [13], la vie morale des individus doit pouvoir faire l’objet d’une mise en lois. De l’influence des passions rejoint alors un des aspects du discours sur la littérature moderne tenu dans l’Essai sur les fictions. Le traité de 1796 rêve de trouver la formule d’un universel sensible: les «êtres passionnés» auxquels il s’adresse explicitement, bien que nécessairement singularisés par la diversité des causes qui engendre chez eux de la douleur, sont censés faire «l’objet des mêmes considérations générales» [14]. C’est cela qui s’appelle «parler philosophiquement» [15], et c’est également ce point de vue philosophique qui doit dominer la fiction romanesque que Madame de Staël appelle de ses vœux en 1795. Car si le romancier est philosophe, c’est en tant qu’il est capable, à travers la variété des conduites humaines, d’éclairer les ressorts implicites des actions, en s’appuyant sur une connaissance neuve du cœur humain et de ses affections.
11L’idée, constante chez Madame de Staël, que le progrès de la littérature accompagne ce progrès fondamental de la pensée qu’est le savoir sur la vie intérieure, mais aussi la place centrale dévolue à la vie de la conscience dans une culture et une société donnée (les deux aspects étant liés), se manifeste d’abord par la référence à l’«analyse» condillacienne et à son héritière, la «science de la formation des idées» que Destutt de Tracy et Cabanis constituent en discipline au tournant du siècle. Nouvelles règles de la vie de l’esprit humain, dont le romancier de l’âge moderne bénéficie, mais non pas au sens où il devrait écrire une histoire qui serait, à l’image d’un apologue purement didactique, un exemplum d’une maxime morale ou psychologique. Dans l’Essai sur les fictions, Madame de Staël critique les «romans philosophiques», dont les contes voltairiens fournissent l’illustration. Le défaut de telles productions réside selon elle dans le fait qu’elles sacrifient la vraisemblance de la fable car «dirigeant tous les récits vers une idée principale, l’on se dispense même de la vraisemblance dans l’enchaînement des situations; chaque chapitre est une sorte d’allégorie, dont les événements ne sont jamais que l’image de la maxime qui va suivre» [16]. Le regard philosophique du créateur ne se manifeste pas par le souci de mettre en images une pensée préalable, mais dans la médiation d’une poétique qui constitue à proprement parler un art romanesque; il se forme et se révèle dans et par le récit. Il s’agit bien de dégager des lois car il faut «qu’on puisse expliquer tout ce qui étonne par un enchaînement de causes morales» [17]. C’est en travaillant à l’agencement des situations et des caractères qu’on y parvient, en renonçant à la facilité caractéristique des fictions «anciennes» basées sur le recours au hasard, à la fatalité, voire aux prodiges du merveilleux, qui apparaissent comme totalement arbitraires [18]. La thèse sera reprise avec force dans De la littérature: ce qui intéresse les consciences modernes, c’est le lien entre les actions et la vie du « sentiment», les difficiles débats intérieurs, la complexité propre aux conflits qui se créent entre les aspirations de l’individu et les contraintes sociales.
12Le calcul de l’idéologie et les lois de l’«analyse» nous apprennent qu’il existe des situations telles pour l’individu qu’elles vont entraîner des conséquences régulièrement attestables. Mais l’entrée de cette prévisibilité morale, si l’on peut ainsi s’exprimer, dans l’ordre romanesque, ne signifie nullement que le récit ne laisse aucun rôle au lecteur. Madame de Staël insistera à plusieurs reprises sur le fait que les principes philosophiques ont quelque chose d’immuable qui ne convient pas à la complexité de la vie humaine [19]. L’art du romancier ne consiste donc pas à poser une loi dont il développerait ensuite les conséquences sur le destin d’un personnage, mais plutôt à rendre ambigu, conflictuel, polyphonique le discours de la généralité en l’inscrivant dans les combats propres à une individualité (le héros ou l’héroïne) traversée d’influences contradictoires, comme l’est, par exemple, Corinne dans le roman du même nom. En faisant le choix de peindre des êtres d’exception et désignés comme tels, la fiction staëlienne n’obéira pas seulement à la mise en scène d’un mythe personnel; elle produira cette incertitude nécessaire au discours littéraire, qui tient à la réfraction critique de tout ce qui est du domaine de l’axiologique, de l’idéologique, du gnomique, de la fixité de la loi, dans un destin individuel. C’est ce que l’Essai sur les fictions appelle joliment « la morale dramatique» [20]. Qu’est-ce que Corinne, de ce point de vue, sinon une singularité en butte aux contraintes mortifères du «il faut», du «on doit», de la raideur des maximes morales et sociales – dont elle saisit en toute occasion le danger chez tous les êtres prisonniers de leur propre système culturel et national [21], voire psychique: Lord Nelvil n’est-il pas bridé par la figure du Père? – et qui s’efforce de poser sa voix propre mais au carrefour de ces discours [22], en vue d’un improbable point d’équilibre?
13Il y aurait, de ce point de vue, toute une étude à faire sur la récurrence, chez Madame de Staël, des manifestations de dégoût, d’effroi, à l’égard des phrases toutes faites, des formules morales et philosophiques – ou prétendues telles – applicables en tout temps et en tout lieu, au mépris de l’individu. Cette froideur touche particulièrement les âmes sensibles, dont la caractéristique, comme le souligne pathétiquement De l’influence des passions, est de ne jamais pouvoir y reconnaître leur drame spécifique. Tel est le pouvoir philosophique des fictions modernes, précisément, qu’elles donnent à saisir au lecteur un conflit dans lequel il peut retrouver le secret du sien. La prévisibilité dont il a été question plus haut n’est pas ici un préalable de la production romanesque, mais un résultat de la lecture: elle est, si paradoxal que cela puisse paraître, l’émergence après-coup de la loi, un prévisible a posteriori. Il s’agit de créer les conditions d’un échange sympathique qui n’est possible que parce que la fiction s’attache à peindre «nos sentiments habituels» [23]. Dans le droit fil de l’Éloge de Richardson de Diderot, Madame de Staël indique que le lecteur moderne réclame «les plaisirs attachés à craindre ou à prévoir d’après ses propres sentiments» [24]. L’éthique de l’écrivain, telle qu’elle s’affirme avec beaucoup de force dans De l’influence des passions et De la littérature, consiste ici à écouter la différence du lecteur – dans le domaine de la fiction romanesque, cette différence n’est autre que la singularité de toute «âme sensible» et passionnée – et à utiliser cette acuité de perception pour produire une représentation littéraire apte à s’adresser à tous. Pour atteindre à l’universel (moral et philosophique), il faut nouer un dialogue avec le local, le spécifique: n’est-ce pas la clé de toute l’anthropologie culturelle staëlienne? On pourrait la résumer d’un trait par cette belle phrase de De l’Allemagne, livre de la curiosité par excellence: «Ce qu’il y a de plus important pour la conduite de ce monde, c’est d’apprendre les autres, c’est-à-dire de concevoir tout ce qui les porte à penser et à sentir autrement que nous» [25].
14C’est donc à travers la différence que se noue la ressemblance, que se vérifie ce que Madame de Staël affirme partout, à savoir l’unité profonde de la vie sensible, morale et intellectuelle. De l’influence des passions fait directement écho au protocole de lecture sympathique défini dans l’Essai sur les fictions: ce qu’on doit rechercher dans les fictions modernes, c’est «cet attendrissement profond qui naît de la ressemblance la plus parfaite avec les sentiments qu’on peut éprouver» [26]. Mais comment concilier précisément l’idée qu’il existe des lois générales, susceptibles du discours de l’abstraction philosophique, de nos sentiments, avec l’affirmation sans cesse réitérée de la singularité individuelle? On doit ici revenir à De l’influence des passions et à la seconde définition qu’y reçoit le terme de «philosophie». Il désigne non seulement un art du raisonnement, mais aussi, de manière au fond beaucoup plus traditionnelle, une aptitude au renoncement consistant à «se placer au-dessus de soi pour se dominer, au-dessus des autres pour n’en rien attendre» [27]. Or, ce renoncement est une nécessité d’ordre général : le propre de la destinée humaine étant d’aller vers la dégradation et la mort, il faut apprendre à abandonner l’illusion d’un bonheur conquis sur les autres et sur le monde, c’est-à-dire par l’extérieur. La «passion», en 1796, reçoit à cet égard une définition qui renvoie certes à une tradition morale éprouvée, mais correspond aussi à ce «libéralisme du sujet» [28] propre à l’esprit de Coppet: c’est ce qui nous met dans la dépendance d’autre chose que de nos propres facultés et de leur libre exercice [29]. L’objectif philosophique de Madame de Staël est ici d’éduquer l’individualité passionnée au désintéressement, c’est-à-dire de l’arracher au caractère personnel de sa souffrance. Il faut donc parler aux individus en tant que tels et entrer en sympathie avec ce qui constitue leur drame particulier, mais c’est pour mieux les inscrire sous «le joug d’une loi commune à tous» [30]. Comme toujours dans la pensée staëlienne, la place de la sensibilité est tempérée par celle de la raison, de même que la raison est attendrie par la voix du cœur.
15De la littérature appelle justement cela la «philosophie sensible» [31], et la relie spécifiquement à la modernité littéraire: ce qui intéresse aujourd’hui le lecteur ou le spectateur, «c’est la douleur dans ses impressions solitaires, sans appui comme sans espoir; c’est la douleur telle que la nature et la société l’ont faite» [32]. La réclamation en faveur d’une nouvelle mimésis doit être mise en parallèle avec l’analyse socio-historique qui gouverne le propos du livre: c’est dans le monde moderne que le conflit entre l’individu et la société constitue une expérience vitale. Autrement dit, il y a des modes historiques de la souffrance et de sa gestion. La Révolution française, comme traumatisme sans précédent, constitue un de ces modes: elle est une éducation spécifique à la douleur. Mais son caractère vraiment exemplaire tient à ce qu’elle porte une leçon universelle: elle a appris à chacun l’impuissance de la volonté personnelle sur le cours des événements et la nécessité de s’en déprendre [33]. Dans la perspective politique du programme de régénération morale – auquel doit contribuer l’écrivain – dont De la littérature se propose de donner les grandes lignes, il s’agit d’abord d’affranchir les écrits de toute référence partisane: la littérature est pure des «passions» du moment qui divisent le corps social, de même que le « républicain» est essentiellement désintéressé. La règle vaut pour les ouvrages d’imagination: dès 1795, Madame de Staël avait écarté le genre suspect des fictions «d’allusion», prises dans l’actualité anecdotique. Cette forme de particularisation n’est pas conforme à la vocation philosophique de toute littérature, qui est de tendre au général et à l’universel.
16Il s’agit donc aussi de considérer la représentation littéraire du monde comme un point de vue en surplomb sur la vérité de la destinée humaine, qui est l’expérience de la douleur. Là-dessus, les Modernes sont supérieurs aux Anciens et le Nord supérieur au Midi, parce que plus philosophiques, c’est-à-dire plus aptes à montrer la souffrance comme une expérience intérieure. Il ne suffit pourtant pas de dire que la place plus grande accordée à la vie de la conscience et à ses conflits propres – «progrès» dus à des facteurs culturels déterminants tels que le rôle accru des femmes et, surtout, le christianisme – constitue la marque de la philosophie sur la littérature. La subjectivation de la douleur – par opposition aux représentations antiques, qui rattachent les épreuves des héros à l’action tout extérieure de la Fatalité et des prodiges du merveilleux – n’a vraiment de sens que si elle s’accompagne d’un mouvement de déprise du sujet: l’expérience de la modernité est bien celle de la division entre un «moi» saisi par les injonctions de sa sensibilité et un «soi» qui ne se reconquiert qu’au prix de ce que les Réflexions sur le suicide vont appeler un « suicide moral» [34], à savoir, la décision de sacrifier la revendication passionnelle à une liberté plus grande, celle qui consiste à ne chercher de ressources qu’en soi-même. On dira que cette revanche de l’intériorité est bien plutôt celle du sujet, mais il faut s’entendre: c’est un sujet capable de reconnaître que le monde extérieur ne veut pas se plier à son désir particulier, et que cette forme d’impuissance est une «loi commune» à tous. Aux «êtres passionnés», aux «infortunés» et aux «cœurs blessés», pour reprendre les formules de Chateaubriand dans l’Essai sur les révolutions, par l’Histoire et la société, l’écrivain accorde certes toute sa sympathie, mais il leur demande de s’arracher à leur idiosyncrasie sensible pour vivre leur malheur comme un destin universel. Toute littérature qui respirerait la révolte sans solution [35] de cette idiosyncrasie contre les injonctions irrévocables de la vie telle qu’elle est échouerait à remplir sa mission philosophique [36]. C’est ce qui conduit Madame de Staël à s’en prendre au héros werthérien ou à tempérer son admiration pour Rousseau par le constat que son œuvre reste imprégnée de la voix parasite de la «personnalité», d’une douleur qui refuse de s’abstraire de sa particularité.
17Le rôle de la littérature d’imagination n’est pas, de ce point de vue, différent de celui qui sera dévolu à la littérature d’idées. Si Madame de Staël l’inscrit pleinement dans l’entreprise, proprement politique, de remoralisation des esprits, de lutte contre le désenchantement, c’est qu’elle accompagne le nécessaire mouvement qui ramène le calme après la tempête. La fiction est d’abord compensatoire: elle «suspend l’action des passions pour y substituer des jouissances indépendantes» [37]. Le soulagement est apporté par le spectacle imaginaire de la souffrance d’autrui qu’on peut prendre comme un «supplément à l’expérience». Dédoublement qui objective, mais ne supprime évidemment pas la conscience du malheur, comme ne cesse de le dire en maintes occasions Madame de Staël: «Une sorte de philosophie dans l’esprit indépendante de la nature même du caractère, permet de se juger comme un étranger […] de se regarder souffrir, sans que sa douleur soit allégée par le don de l’observer en soi-même.» [38] L’idéal philosophique n’est pas l’austérité stoïque, et il est bien précisé que la fiction ne peut être efficace si elle se mue en traité imagé prônant des modèles d’héroïsme moral inapplicables; ce qui est philosophique, c’est la mélancolie, autrement dit, le maintien du sentiment de la perte irréparable (des illusions, de l’amour, du bonheur, de l’idéal) au sein même de l’acceptation du sacrifice de soi. Il faut peindre des déchirements, et non d’improbables triomphes: condition sine qua non de la séduction touchante de la fiction, de son éloquence propre. Il faut toucher, il faut entraîner: ce substrat émotionnel inséparable de toute fiction interdit moins les discours hétérogènes aux contraintes spécifiques de la mimésis qu’il n’incite à les considérer comme préalables au travail poétique de la représentation. Ce qui était, à cet égard, déjà dit dans l’Essai sur les fictions se retrouve dans De l’Allemagne:
On a voulu donner plus d’importance à ce genre [le roman] en y mêlant la poésie, l’histoire et la philosophie; il me semble que c’est le dénaturer. Les réflexions morales et l’éloquence passionnée peuvent trouver place dans les romans; mais l’intérêt des situations doit toujours être le premier mobile de cette sorte d’écrits, et jamais rien ne peut en tenir lieu. [39]
19Pour remplir véritablement un but moral, la fiction doit cependant se préserver de toute complaisance à l’égard des combats qu’elle met en scène: son «sérieux» consiste à montrer qu’il n’est pas question de se soustraire à la loi sacrificielle de la «vertu». Là-dessus les Modernes l’emportent encore, du fait même de leur meilleure connaissance du cœur humain et de leur capacité à en donner les lois:
Le tragique de la condition moderne, qui consiste à se heurter à l’impossible, n’est pas représentable dans les termes du merveilleux antique. Le recours au surnaturel n’est pas philosophique: message caractéristique de l’héritage éclairé de la raison critique, mais auquel Madame de Staël donne une portée beaucoup plus large. En effet, si la littérature se fait éducation au sentiment de l’impossible, si le roman, en particulier, met en scène des impasses individuelles, c’est en vue de leur donner une résolution dans le renoncement aux intérêts terrestres. La seule liberté que nous ayons, c’est celle de choisir l’élévation au-dessus de nous-mêmes, c’est-à-dire choisir de se soumettre à la loi de l’impossible. La découverte de la philosophie kantienne, autour de 1802, influence durablement Madame de Staël et nourrit l’infléchissement religieux de sa pensée tel qu’il se donne à lire dans De l’Allemagne et les Réflexions sur le suicide. L’apport essentiel de la philosophie allemande, pour elle, consiste à donner les moyens à l’homme de s’affranchir des influences du monde extérieur en affirmant la souveraineté d’une conscience législatrice:Les songes, les pressentimens, les oracles, tout ce qui jette dans la vie de l’extraordinaire, de l’inattendu, ne permet pas de croire au malheur irrévocable. Les situations les plus funestes ne paroissent jamais sans ressources; on se flatte toujours d’un prodige. Le calcul des probabilités morales peut souvent présenter un résultat inflexible, tandis que lorsqu’on croit au surnaturel, l’impossible n’existe pas – ainsi l’espoir n’est jamais totalement détruit. [40]
Défendant le principe de l’innéisme moral contre la tradition empiriste des Lumières françaises, Madame de Staël peut alors poser le renoncement à l’intérêt personnel (on reconnaît là une notion centrale du sensualisme façon Helvétius) au profit du devoir comme une décision inspirée par ce qui, en nous, déborde le monde de la sensation: «l’âme» et son immortalité, cette part intérieure spontanément accessible, comme trace de la divinité en nous, au désintéressement, à la générosité, à l’enthousiasme.[…] si les circonstances nous créent ce que nous sommes, nous ne pouvons pas nous opposer à leur ascendant; si les objets extérieurs sont la cause de tout ce qui se passe dans notre âme, quelle pensée indépendante nous affranchirait de leur influence? […] Car qu’y a-t-il de plus important pour l’homme que de savoir s’il a vraiment la responsabilité de ses actions, et dans quel rapport est la puissance de la volonté avec l’empire des circonstances sur elle? [41]
Entrer dans un ordre de jouissances étrangères à la satisfaction narcissique, et qui relèvent même de la négation de celle-ci – ou du moins du constat qu’il faut y renoncer – constitue, dans les Réflexions sur le suicide, un cheminement proprement religieux: «Les philosophes du dix-huitième siècle ont appuyé la morale sur les avantages positifs qu’elle peut procurer dans le monde, et l’ont considérée comme l’intérêt personnel bien entendu. […] Le christianisme, au contraire, place le bonheur avant tout dans les impressions qui viennent de la conscience.» [42] C’est pourquoi «la résignation à la destinée est d’un ordre plus élevé que la révolte contre elle» [43]. Ce «suicide moral» investit la parole littéraire: écrire – et c’est vrai dès les Lettres sur Rousseau – c’est d’abord se mettre à distance de sa propre expérience sensible, des exigences du moi qui aime et souffre, d’élans individuels toujours suspects de reconduire le discours dans le particulier, le subjectif, la «passion». Le «ce qui parle en moi vaut mieux que moi-même» de Corinne apparaît à cet égard comme une véritable règle de la poétique staëlienne, comme elle est, dans la réflexion politique qui mène à la construction d’une «littérature républicaine», la garantie de la dignité de l’éloquence.
Tout cela est fort sérieux – on sait, du reste, la défiance staëlienne à l’égard de la «gaieté» en littérature – et l’on serait en droit de se demander comment il est possible de concilier cette élévation désintéressée avec la nécessité, par ailleurs clairement affirmée, de l’ébranlement sensible chez le lecteur de fictions. Il faut commencer par dire que la position de Madame de Staël est à cet égard très ambiguë. De l’Allemagne montre bien – et sans doute est-ce aussi au prorata de l’admiration professée pour une nation de philosophes et de penseurs – que la mission dévolue à la fiction, en tant qu’elle n’est pas censée se substituer au discours philosophique, est partiellement négative, au sens où il s’agit tout de même de divertissement. La «curiosité vive» qu’elle suscite est un impératif générique: «c’est en vain que l’on voudrait y suppléer par des digressions spirituelles, l’attente de l’amusement trompée causerait une fatigue insurmontable» [44]. Dans un livre qui célèbre la puissance de la méditation et des idées métaphysiques, le roman redevient assez logiquement le genre frivole que dénonçait encore comme tel le xviiie siècle, susceptible de «faciles lectures» [45]. On ne s’étonnera donc pas que Madame de Staël retrouve ainsi la condamnation rousseauiste de ces livres qui renseignent trop bien sur les passions intimes: les romans «nous ont trop appris sur ce qu’il y a de plus secret dans les sentiments» [46]. On pourrait relier la critique de cette indiscrétion du romanesque à celle de l’expression d’un trop-plein de subjectivité. D’une façon générale, parler de soi, entrer dans l’intimité lyrique ne va pas de soi chez Madame de Staël; elle oscille entre la nécessité, pour la littérature, d’exprimer la sensibilité souffrante et une sorte d’éthique de la retenue, du fait que la voix de l’écrivain doit entrer dans l’universel, vraie marque de la philosophie.
De même que l’individu est appelé à sublimer sa douleur en la rattachant à une humaine condition qui doit le conduire à intégrer les valeurs du devoir et du sacrifice, c’est-à-dire, aussi, à faire taire en lui la part trop grande de l’«imagination» – qui est alors une faculté trompeuse, torturante, par laquelle l’être passionné entre dans le délire, comme il est arrivé à Rousseau [47] – au profit d’un difficile principe de réalité, l’œuvre littéraire dite précisément d’imagination devra donc se garder de l’excès d’effusion et de pathétique. De l’Allemagne fait ainsi le procès d’une certaine représentation de la sensibilité outrée, qu’un néologisme du temps permet alors d’appeler «sensiblerie» [48], dans un chapitre significativement intitulé «De la disposition romanesque dans les affections du cœur». On y voit un écrivain très à l’écoute du phénomène d’usure des motifs littéraires, sensible à l’épuisement du lieu commun: «De là cet enthousiasme obligé pour la lune, les forêts, la campagne et la solitude; de là ces maux de nerfs, ces sons de voix maniérés, ces regards qui veulent être vus, tout cet appareil enfin de la sensibilité, que dédaignent les âmes fortes et sincères.» [49] Il n’est pas indifférent pour notre propos de signaler que cette charge ne se trouve pas dans la partie consacrée à la littérature allemande, mais bien dans celle qui s’occupe de «la philosophie et la morale»… Les «âmes fortes et sincères» sont vraiment philosophes, elles qui ne se soucient plus de se dire sur le mode de l’auto-complaisance et du factice. La création littéraire est du domaine du vrai parce qu’elle se tient au point d’équilibre d’impératifs contradictoires: la raison (toujours trop sèche) et la passion (toujours trop vive), la réalité (souvent insupportable) et l’imaginaire (parfois délirant), la souffrance (incontournable) et le mouvement qui la surmonte, le factice et l’authentique.
Dans le regard qu’elle porte sur la littérature allemande, Madame de Staël met bien en perspective cette logique antagonique. Si les Allemands sont philosophes, c’est encore trop souvent comme des êtres «à imagination», dont la méditation, concentrée sur elle-même faute de s’alimenter dans une société politiquement mûre – où les idées pourraient participer de la vie publique – se perd parfois dans l’excès spéculatif; et c’est aussi de cette tendance à ignorer le réel que souffrent parfois les ouvrages d’imagination. À l’autre extrême, la littérature peut être excessivement marquée par le souci de «faire effet» [50], et cette facticité lui fait perdre alors la puissance d’entraînement aux grandes choses et aux idées élevées qui est le propre des œuvres «sincères», c’est-à-dire, dans l’optique staëlienne, soucieuses d’utilité, écrites à l’horizon désintéressé du bien commun. Dans les deux cas, on voit bien ce que commande l’esprit philosophique selon Madame de Staël: la capacité de l’écrivain, qu’il s’occupe d’idées, de poésie ou de fiction, à sortir de soi-même, à entrer dans une communication délivrée de l’enfermement dans un idiolecte, que ce soit celui de la sensibilité trop individuelle, de la culture nationale, d’une période historique désignée comme norme du «goût»: marchent ainsi d’un même pas, dans l’énoncé de l’exigence littéraire, l’appel à une éthique sacrificielle et le double programme romantique d’un nécessaire échange entres les littératures européennes et d’un rejet de l’imitation stérile du passé.
Notes
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[1]
Article de Madame de Staël republié par Leo Neppi Modona, Cahiers staëliens, n° 7, 1968.
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[2]
Voir «Introduction», dans Madame de Staël, De la littérature, Flammarion, coll. «GF», p. 7-47.
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[3]
Madame de Staël, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, Axel Blaeschke (éd.), Classiques Garnier, 1998, p. 16. L’expulsion des sciences exactes est directement corrélée à la définition de la littérature comme discours engagé dans la cité: le savant, selon Madame de Staël, peut travailler sans se soucier du régime politique sous lequel il vit.
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[4]
On peut d’autant moins séparer ici la philosophie de la religion que, Madame de Staël écrivant dans le contexte révolutionnaire, c’est-à-dire à un moment où on débat âprement de l’héritage de la philosophie des Lumières, et entretenant elle-même un rapport conflictuel à l’esprit irréligieux du xviiie siècle, la question morale du but de la vie humaine a toujours été au cœur de ses jugements littéraires. La fameuse question kantienne du «que puis-je espérer?» ne pouvait que rencontrer la thématique staëlienne de la résignation et du sacrifice, qui apparaît clairement dans De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations (1796). Si, dans De l’Allemagne (1810), elle tire Kant du côté de la problématique religieuse qui est la sienne, la question ici n’est pas tant de savoir dans quelle mesure elle a ou non compris le philosophe que de mesurer les conséquences d’une telle interprétation sur son discours poétique.
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[5]
Madame de Staël ne songe nullement à nier les spécificités génériques et leurs contraintes et à considérer la littérature d’imagination comme un ensemble indifférencié qui pourrait dès lors être soumis comme tel à l’épreuve de la philosophie. Il suffit de lire les lignes qu’elle consacre dans l’Essai sur les fictions au «roman philosophique» et à sa condamnation pour se convaincre qu’elle n’aurait jamais souscrit au principe du roman à thèse. C’est par le travail, proprement poétique, sur la mimésis elle-même, que peut se construire l’«effet philosophique» du texte.
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[6]
Nous souscrirons ici à l’approche de Pierre Macherey qui, dans le droit fil de ses travaux sur la «production littéraire», définit ce qu’il propose d’appeler la «philosophie littéraire» comme «inséparable des formes de l’écriture qui la produisent effectivement» (À quoi pense la littérature?, PUF, coll. «Pratiques théoriques », 1990, p. 198).
-
[7]
Essai sur les fictions, ouvr. cité, p. 10.
-
[8]
De la littérature considérée…, ouvr. cité, p. 175 et suiv. Le lien mélancolie/philosophie sera de nouveau affirmé dans De l’Allemagne. La mélancolie est le trait des littératures du Nord selon Madame de Staël.
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[9]
Madame de Staël, Essai sur les fictions, suivi de De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations, Michel Tournier (éd.), Ramsay, 1979, p. 50.
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[10]
De la littérature considérée…, ouvr. cité, p. 178.
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[11]
Ibid., p. 87.
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[12]
Madame de Staël, De l’influence des passions, suivi de Réflexions sur le suicide, Chantal Thomas (éd.), Rivages/Poche, coll. «Petite Bibliothèque», 2000, p. 292.
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[13]
Ibid., p. 30.
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[14]
Ibid., p. 29.
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[15]
Ibid., p. 27.
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[16]
Madame de Staël, Essai sur les fictions…, ouvr. cité, p. 40.
-
[17]
Ibid., p. 29.
-
[18]
Ils ne le sont évidemment pas au regard de la culture propre aux sociétés antiques, ainsi que le montre De la littérature; le décalage n’est ressenti, à distance, que par les lecteurs modernes.
-
[19]
Dans l’Essai sur les fictions, le conte philosophique est critiqué car l’existence ne se dispose jamais de telle manière qu’elle puisse illustrer un principe: le roman se caractérise par la nuance, l’écart, le conflit (ouvr. cité, p. 43). Dans De la littérature, Madame de Staël reproche aux tragédies des Anciens la forte ritualisation des événements autour de la Fatalité, à quoi elle oppose «ce qu’il y a d’irrégulier, d’imprévu, d’irrésistible dans les mouvements du cœur» (ouvr. cité, p. 67). En 1810, elle dira, à propos de Schiller dont les ouvrages tirent trop vers l’abstraction philosophique: «La métaphysique est pour ainsi dire la science de l’immuable; mais tout ce qui est soumis à la succession du temps ne s’explique que par le mélange des faits et des réflexions» (De l’Allemagne, II, Simone Balayé (éd.), GF-Flammarion, 1967, p. 69).
-
[20]
Essai sur les fictions…, ouvr. cité, p. 49.
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[21]
Pierre Macherey a justement insisté sur cet aspect de la «philosophie littéraire» staëlienne, qui repose sur l’idée de la productivité des transferts culturels : toute culture (toute littérature, donc) est considérée non dans sa spécificité statique, mais à partir de ce qui lui manque spécifiquement et peut être trouvé ailleurs. Des personnages comme Oswald ou d’Erfeuil semblent incapables de ce mouvement d’hybridation: ce sont eux qui incarnent le discours monologique à quoi s’affronte Corinne, lieu des mixtions, composite et instable. Il est difficile d’affirmer, en revanche, avec Yves Ansel, que le roman tout entier est «monologique» («Corinne ou les mésaventures du roman à thèse», Madame de Staël, Corinne ou l’Italie: «L’âme se mêle à tout», SEDES, Société des études romantiques, 1999, p. 17-27).
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[22]
La critique de l’époque avait déjà souligné l’importance de la «mixité» du personnage staëlien. Dans son compte rendu de Corinne, Schlegel définit le roman «romantique» précisément comme celui qui se refuse à considérer que le but moral de la fiction (revendiqué, on le sait, par Madame de Staël) suppose qu’on en fasse un recueil imagé de règles de conduite; c’est pourquoi il s’intéresse aux combats de l’amour, c’est-à-dire à «la confrontation de l’enthousiasme idéal et de la réalité prosaïque» (cité dans les Cahiers staëliens, n° 16, 1973, p. 66). Le romanesque suppose alors une composition spécifique, qui mette en lumière la complexité d’un conflit à plusieurs niveaux, ce qui explique, entre autres, «que le même personnage, dans ses opinions et dans son comportement, ait tantôt tort, tantôt raison sans que cela soit expressément annoncé au lecteur» (ibid., p. 70).
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[23]
Essai sur les fictions…, ouvr. cité, p. 39.
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[24]
Ibid., p. 29.
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[25]
Madame de Staël, De l’Allemagne, I, ouvr. cité, p. 140.
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[26]
De l’influence des passions…, ouvr. cité, p. 111.
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[27]
Ibid., p. 206-207.
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[28]
Nous empruntons la formule à Lucien Jaume, L’Individu effacé, Fayard, 1997, p. 25.
-
[29]
Le but affiché du livre est «la liberté absolue de l’être moral» (De l’influence des passions…, ouvr. cité, p. 201).
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[30]
Ibid., p. 218.
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[31]
De la littérature…, ouvr. cité, p. 69.
-
[32]
Ibid., p. 65.
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[33]
Idée qu’on trouvera aussi exprimée dans le grand traité non publié de 1798, Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et fonder la République en France. En 1796, l’époque de la Révolution est désignée comme celle du nécessaire sacrifice de ses jouissances personnelles, de ses «passions»: c’est «l’époque où s’évanouissent les espérances de bonheur positif dans cette vie» (De l’influence des passions…, ouvr. cité, p. 52); autrement dit, l’époque où il faut être philosophe…
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[34]
De l’influence des passions suivi de…, ouvr. cité, p. 282.
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[35]
Le suicide étant, du moins dans le traité de 1813, la formulation extrême de cette révolte sans solution.
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[36]
Le héros staëlien est spécialement sensible à cette impuissance: Corinne sait qu’elle ne peut rien contre les pressions culturelles, sociales, nationales, qui la séparent d’Oswald. Le monde est résolument hostile à la réalisation des désirs personnels et la passion est impossible à vivre. C’est ainsi que le bonheur, dans De l’influence des passions, apparaît comme «ce qui est impossible en tout genre» (ouvr. cité, p. 31).
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[37]
Essai sur les fictions…, ouvr. cité, p. 51. Freud aurait-il mieux dit?
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[38]
De l’influence des passions…, ouvr. cité, p. 174. Nous soulignons.
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[39]
De l’Allemagne, II, ouvr. cité, p. 41. Nous soulignons.
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[40]
De la littérature…, ouvr. cité, p. 64.
-
[41]
De l’Allemagne, II, ouvr. cité, p. 93.
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[42]
De l’influence des passions suivi de…, ouvr. cité, p. 279. Ce reflux sur soi implique solitude, et difficile exercice de la liberté dans cette solitude même du libre-arbitre, comme le disait déjà De la littérature: «La religion chrétienne, la plus philosophique de toutes, est celle qui livre le plus l’homme à lui-même.» (ouvr. cité, p. 184)
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[43]
Ibid., p. 257.
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[44]
De l’Allemagne, II, ouvr. cité, p. 41.
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[45]
Loc. cit.
-
[46]
Ibid., p. 42.
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[47]
Procès qui court des Lettres de 1788 au chapitre «De la douleur» dans De l’Allemagne. De même, c’est une «effervescence d’imagination» qui a dû inspirer à Goethe l’apologie enthousiaste du suicide dans Werther (De l’Allemagne, ouvr. cité, p. 42).
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[48]
Rappelons qu’on trouve le terme dans le Nouveau Paris (1799) et dans la Néologie (1801) de Mercier.
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[49]
De l’Allemagne, ouvr. cité, p. 213.
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[50]
C’est ce que De la littérature reproche à la littérature inscrite dans le cadre aristocratique curial, celle du « siècle de Louis XIV».