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Article de revue

Le renvoi aux « années 1930 », un remède efficace face à la montée des extrémismes ?

Pages 7 à 9

Notes

  • [1]
    L’idée émane de Georges-Louis Bouchez, représentant du Mouvement réformateur, parti de droite actuellement au gouvernement fédéral en Belgique.
  • [2]
    Haffner S., Histoire d’un Allemand - Souvenirs 1914-1933, Paris, Actes Sud, 2002.
  • [3]
    Ferro M., Le Ressentiment dans l’histoire. Comprendre notre temps, Paris, Odile Jacob, 2008, p. 95.
  • [4]
    Castoriadis C., « L’industrie du vide », dans Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe II, Paris, Seuil, 1986, p. 28.
  • [5]
    Müller J.-W., Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, traduit de l’allemand par F. Joly, Paris, Premier parallèle, 2016.
  • [6]
    Laubacher P., « “Laissez-les vous appeler racistes” : comment le gourou Steve Bannon a conquis le FN », dans Le Nouvel Observateur, 11 mars 2018, https://bit.ly/2MFOTIL, consultée le 14 septembre 2018.
English version

1Le néolibéralisme serait un fascisme. Une partie du corps politique belge actuel serait composée de nazis. Ce sont les années 1930 que nous sommes en train de revivre. Notre époque rappelle celle des pires heures de l’histoire. Ces différentes affirmations connaissent un essor certain depuis quelques années dans nos sociétés, tant du côté des médias que des réseaux sociaux. Reflets d’une tension palpable, ces citations gagnent en popularité d’autant plus que les victoires de partis populistes et extrémistes s’intensifient en Europe. L’éveil des consciences serait dès lors nécessaire face à la montée des menaces. Le recours à ces comparatifs aiderait en ce sens. De l’autre côté, les critiques quant à l’utilisation régulière du point Godwin se développent. La pénalisation de l’utilisation du terme « nazi » afin de ne pas permettre « la banalisation du régime national-socialiste » a ainsi fait l’objet d’un débat estival en Belgique. Le flou de cette proposition et son sous-entendu politique [1] l’ont toutefois vite relégué au rayon des fausses bonnes idées.

2Convoquer la Seconde Guerre mondiale, son contexte antérieur et lier le tout avec des actes politiques réalisés septante ans plus tard fait partie du monde commun. Presque omniprésente, l’histoire de la Seconde Guerre mondiale structure une partie du débat politique actuel. Une dualité voire un manichéisme tendent ainsi à s’imposer, organisant in fine la lutte entre résistants et collaborateurs dans une posture morale qui instrumentalise l’histoire à son profit.

3Revivons-nous ces pires heures de l’histoire ? La réflexion doit se scinder en deux. Tout d’abord, un comparatif entre l’époque de la montée des fascismes et la nôtre est nécessaire. Ensuite, l’interrogation doit se poser sur le pourquoi de l’utilisation de ce comparatif.

4Notre époque est-elle identique à celle des années 1930 ? Une lecture rapide des deux périodes fait émerger de nombreux points de comparaison. La crise économique et financière, la défiance envers les représentants politiques, les victoires des partis extrémistes, la montée de la haine et du populisme… Tout concourrait à nous renvoyer à cette ère terrible. Le retour du fascisme serait quasiment acquis. Cette comparaison est cependant à largement tempérer. Déjà, on ne compte plus, depuis dix ans, les renvois à ces fameuses « années 1930 ». La crise économique de 2008 a ouvert la voie à de nombreux parallèles où les similarités superficielles sont, depuis, mises en avant. Presque chaque évènement qui voit s’offrir un point de comparaison soulève cette question. Or, notre époque n’a que peu à voir avec le contexte qui suit la guerre de 14-18. La brutalisation, qui régnait alors dans les sociétés européennes, est absente de la nôtre. Plus que des témoins comme Stefan Zweig, qui venait d’un milieu privilégié, ce sont des auteurs comme Sebastian Haffner issu de la classe moyenne qui rendent compte de cet état d’esprit particulier [2]. La violence armée, le poids des milices, le mépris pour la vie, caractéristiques de cette époque de tensions, ne sont plus présents aujourd’hui avec la même intensité. La violence du ressentiment et la profondeur du traumatisme vécu par nombre de pays à la sortie du premier conflit mondial restent inédites : « la guerre était terminée, mais, dans les têtes, elle n’était pas finie [3] ». De plus, la manière dont les mouvements et les partis d’extrême droite s’alignent et développent leurs propos est loin d’être identique. Le fond des extrémismes des années 1930 est celui de l’émergence d’un homme nouveau et d’une vision messianique de l’idéologie aussi bien fasciste que nazie. L’ère est celle du contrôle des masses. Loin donc du modèle actuel qui voit plutôt une société mondialisée et éclatée, dans laquelle le poids des individus prime sur les intérêts collectifs. La détestation des régimes politiques voyait dans l’installation de nouveaux régimes une réponse aux crises ressenties. Rien de comparable à nouveau à aujourd’hui où, même s’ils sont malmenés, aucun projet ne propose (encore) de remplacer les systèmes électifs. Enfin, la guerre, vue comme un moyen presque naturel de régler les conflits, est absente des logiques extrémistes actuelles qui prônent plutôt la société fermée et le repli sur soi.

5Il ne s’agit cependant pas de minimiser les pressions actuelles contre nos démocraties. Les dangers du populisme et de l’extrémisme sont bel et bien présents. Le détricotage des structures de solidarité, les refus de l’altérité, la confusion et la désinformation savamment entretenues via les réseaux sociaux contribuent à fragiliser nos sociétés.

6Cependant, ces phénomènes sont d’abord et avant tout le reflet de leurs contextes et non le fruit d’un déterminisme historique qu’un hypothétique « retour de l’histoire » faciliterait. De quoi, dès lors, ces références à un passé révolu sont-elles les manifestations ?

7La récurrence de ce retour à l’histoire trouve principalement son fondement dans un éveil des consciences et dans une tentative de rendre le monde plus intelligible. Les nombreux bouleversements qui frappent les sociétés occidentales du début du XXIe siècle entrainent une perte de sens. Face à un retour en force de mouvements qui ont longtemps fait partie de l’histoire de l’Europe, mais que la période post-1945 est parvenue un tant soit peu à occulter, le comparatif au fascisme et au nazisme s’impose comme étant à la fois le plus simple et le plus accessible. La surabondance des processus mémoriels relatifs au deuxième conflit mondial aide aussi en ce sens. Or, la violence politique est continue depuis l’entrée des masses en politique à la suite de la Révolution française. En ce sens, la violence verbale fait partie du discours politique. Avant que le terme de « nazi » ou « fasciste » ne les détrône, « Pharaon », « Judas », « Caligula » représentaient le mal personnifié. Dès lors, c’est bel et bien dans le sens d’un absolu destiné à disqualifier l’adversaire que les accusations de « fascistes » et de « nazis » sont utilisées. En dénonçant telle ou telle proposition politique en usant du terme de « nazi », l’intention manifeste est de soulever une dérive potentielle vers un régime extraordinaire qu’il convient de dénoncer. Le travail de veille et de vigilance citoyenne s’exercerait de cette manière.

8Cependant, le recours à ces termes de manière parfois systématique soulève de nouvelles difficultés, en ce sens que ces utilisations qui se veulent sémantiques supposent plutôt qu’elles ne proposent. En outre, ces renvois enferment les cibles dans une logique victimaire. L’utilisation abusive de références à la Seconde Guerre mondiale est à pointer. Il ne s’agit certes pas de protéger les cibles de ces attaques. L’intérêt est plutôt d’éviter de rendre inopérants ces invectives. Qu’est-ce qui rend efficace ou inefficace un discours ? Le statut performatif, dans ce cadre et au regard de la difficulté de comparer les deux époques, peut être remis en question. Enfin, ces adresses, qui se trompent quant à la comparaison, finissent par se tromper quant au diagnostic à adopter. En cherchant des solutions dans un contexte qui ne ressemble guère au nôtre, les mouvements progressistes se tirent peut-être une balle dans le pied. L’échec de la compréhension du contexte actuel et la mésinterprétation de nos réalités finissent par proposer des solutions pouvant s’avérer inefficaces. Une caractéristique importante de nos sociétés est l’éloignement des classes moyennes à l’égard des standards du libéralisme politique. La peur du déclassement de même que l’atomisation de nos sociétés sont d’autres caractéristiques. Tout comme l’essor du sentiment anti-establishment ou du rejet des corps intermédiaires sont d’autres éléments dont il faut prendre pleinement conscience. Ces caractéristiques ne sont guère celles de 1933, mais bien celles de 2018.

9Finalement, la question suivante pourrait se poser : cette situation ne serait-elle pas aussi le reflet d’un abandon des forces progressistes « qui n’ont plus les mots » ? L’absence d’un contre-discours fort, d’un projet mobilisateur parvenant à contenir et à lutter contre ces nouveaux extrémismes n’amènerait-elle pas une surenchère verbale pour tenter une mobilisation jusqu’ici absente ? La question pourrait sembler provocatrice, sous-entendant au premier degré que s’insurger fortement contre l’ennemi serait inutile. Or, le propos tend plutôt à souligner le danger, peut-être mortel, de s’engager dans une industrie du vide verbal qui finit par nourrir la bête plus qu’elle ne l’abat [4].

10Loin d’être dans les années 1930, notre société se retrouve confrontée à des mouvements extrémistes parvenant à se réinventer et à instrumentaliser les vagues d’indignation et de peur qui parcourent aujourd’hui l’Europe. Il ne s’agit pas finalement de dénoncer le renvoi à cette période terrible dans les propos et discours des mouvements progressistes actuels ni de relativiser l’essor de mouvements néonazis. Cependant, le recours systématique à « fasciste » et « nazi » commence à servir les intérêts des mouvements extrémistes, comme le souligne Jan-Werner Müller dans son Qu’est-ce que le populisme ?[5]. « Laissez-vous appeler racistes, xénophobes, portez-le comme un badge d’honneur. Parce que chaque jour, nous devenons plus forts et eux s’affaiblissent », scandait en mars 2018 Steve Bannon à un rassemblement du Front national français [6]. En outre, si l’utilisation de ces termes et de ces comparatifs peut aider à un sursaut ou, à tout le moins, une prise de conscience salutaire face à des menaces destructrices pour nos sociétés libérales, leur usage répété finit par les vider de leur caractère fort. Sans nouveau récit efficace, il est à craindre que les mises en garde des progressistes finissent par se perdre dans le bruit de fond qui menace aujourd’hui les sociétés européennes.


Mise en ligne 22/11/2020

https://doi.org/10.3917/rn.186.0007

Notes

  • [1]
    L’idée émane de Georges-Louis Bouchez, représentant du Mouvement réformateur, parti de droite actuellement au gouvernement fédéral en Belgique.
  • [2]
    Haffner S., Histoire d’un Allemand - Souvenirs 1914-1933, Paris, Actes Sud, 2002.
  • [3]
    Ferro M., Le Ressentiment dans l’histoire. Comprendre notre temps, Paris, Odile Jacob, 2008, p. 95.
  • [4]
    Castoriadis C., « L’industrie du vide », dans Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe II, Paris, Seuil, 1986, p. 28.
  • [5]
    Müller J.-W., Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, traduit de l’allemand par F. Joly, Paris, Premier parallèle, 2016.
  • [6]
    Laubacher P., « “Laissez-les vous appeler racistes” : comment le gourou Steve Bannon a conquis le FN », dans Le Nouvel Observateur, 11 mars 2018, https://bit.ly/2MFOTIL, consultée le 14 septembre 2018.
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