Couverture de RN_172

Article de revue

Le fonds de l’air est managérial

Pages 42 à 49

Notes

  • [1]
    S. George, Vers Madrid-The Burning Bright (Un film d’in/actualités), Noir production, 2014.
  • [2]
    H. Bergson, Matière et mémoire (1896), Presses universitaires de France, 1959, p. 360. La conception de la perception proposée par Bergson, que nous allons suivre tout au long de ce texte, correspond parfaitement avec les travaux les plus récents de la neurobiologie. Voir, par exemple, A. Berthoz, Le sens du mouvement, 2013.
  • [3]
    I. du Roy, Orange stressé, Le management par le stress à France Télécom, La Découverte, 2009, p. 123.
  • [4]
    Ceci n’a aucune valeur de preuve, mais il est significatif que lorsqu’on cherche sur le moteur Google des images avec le mot management on obtient des milliers d’occurrences de schémas.
  • [5]
    H. Bergson, Matière et mémoire, op. cit., p. 373.
  • [6]
    I. du Roy, Orange stressé, op. cit., p. 117.
  • [7]
    H. Bergson, Matière et mémoire, op. cit., p. 186.
  • [8]
    J. Debauche, L’œil du cyclope, Alfredo Garcia production, 2015.
  • [9]
    P. Stévenne, Terres de confusion, Iota productions, 2002.
  • [10]
    J. Porcher et V. Despret, Être bête, Actes sud, 2007, p. 24.

Une image à trois temps

1Un micro-ouvert, où se succèdent toutes sortes d’interventions. Démocratie directe : il n’y a pas de représentants, ça se passe dans la rue.

2Une historienne s’adresse à une foule lors d’une grande assemblée populaire sur la place Puerta del Sol. Dans la discussion, il est question d’éducation, de la place de la religion, de défense du service public. Un peu à l’encontre des prises de position précédentes, elle affirme, tout en n’étant pas religieuse, qu’il faudrait enseigner la religion dans l’école publique. Non pas le catéchisme, mais la religion. Elle donne une série d’arguments en ce sens, notamment l’importance historique de la religion en Espagne et la nécessité de connaitre un peu le sujet pour comprendre.

3Cette intervention brise le consensus qui semblait se dégager. Alors, une autre femme prend la parole, elle affirme : « Le consensus est un élément qui bloque la créativité […] Je ne pense pas que ce soit le chemin à emprunter. Nous avons souvent dit qu’il fallait aller lentement pour aller très loin […] Le consensus est un piège, je crois que nous devons proposer des débats, pour que la société se les approprie. Chercher ici le consensus signifie rentrer dans le langage des politiciens. » Elle commence à quitter la scène, une voix (hors champ) lui crie : « Et ta proposition ! ». Alors, elle reprend : « Ma proposition est de prendre les débats de l’assemblée et les envoyer vers la société. Envoyer le débat vers la société, ne pas créer des consensus limitants. »

4Un homme prend la parole, il parle organisation, il propose de discuter le lendemain, en toute ouverture, du fonctionnement de cette assemblée. Puis, il revient sur la question du consensus, il se pare d’un certain nombre de précautions et demande si l’on peut trouver un consensus dans le mot d’ordre : « École publique et gratuite ». Personne n’est radicalement contre, alors il annonce fièrement : « Nous avons un consensus ! ».

5Ces images sont dans le film Vers Madrid[1], où le réalisateur Sylvain George filme, assis dans la foule, les assemblées des Indignés madrilènes en 2011-2012. Elles montrent, bien au-delà des mots, ce qui s’y passe : le temps qui semble s’allonger lorsque l’historienne tente de dire quelque chose qui n’est pas prévu. La gêne est perceptible en hors-champ lorqu’elle parle. La caméra filme l’oratrice, mais on sent une nervosité se créer autour d’elle, on aperçoit les regards fuyants de ceux qui l’entourent, le son de la foule se fait plus présent.

6Il y a chez la deuxième femme une attitude plus désabusée. Même dans un contexte contestataire, elle rame à contrecourant. Elle parle un peu courbée, elle se situe dans une brèche ; son bras gauche plié, elle maintient sa garde.

7Puis il y a la facilité avec laquelle le dernier intervenant rattrape les choses. À la fois humble et condescendant, un gars pratique (c’est lui d’ailleurs qui passe le mégaphone, on le voit attendre accroupi pendant les séquences précédentes) qui ne fait que rappeler modestement des évidences, il remet le débat sur les rails. Tout à coup ça va tout seul, il faut être efficace, ne nous embêtons pas avec des questions qui produisent la division… et son cri de victoire… Nous avançons, « Nous avons un consensus ! ». On avait perdu du temps, mais là, on a gagné quelque chose.

8Ce qui est frappant dans cette séquence c’est son caractère implacable. Les deux femmes avaient perdu d’avance, on le sent tout de suite. Le technicien avait déjà gagné avant même qu’il prenne la parole, on savait que quelqu’un comme lui allait arriver. On l’attendait.

9Ce n’est pas une question de mauvaise volonté. Ce n’est pas la loi, ce n’est pas telle ou telle institution ni le mode de fonctionnement de cette assemblée. La parole était vraiment libre, pourtant il y avait un cadre bien réel, invisible peut-être, mais clairement présent dans l’image. Ici comme ailleurs, agir, c’est avoir une proposition que l’on applique. Pour agir il faut du consensus, il faut réduire la pensée à des idées claires et distinctes. L’objectif d’une discussion est d’aboutir à une réponse consensuelle et technique. Il faut gagner du temps, le rentabiliser, pas le perdre. On fait quelque chose quand on obtient quelque chose d’évaluable (ici, ce qui est quantifiable, c’est le consensus… on a mesuré la chose). Un adepte du management s’y retrouverait sans souci : ses fondamentaux y sont, au cœur même du mouvement antinéolibéral européen.

10Il ne s’agit ni de critiquer le mouvement espagnol (qui ne se réduit pas à cette mésaventure), ni de généraliser une situation qui, par ailleurs, se trouve dans un film : il y a le point de vue du réalisateur, un montage, un traitement du son auquel s’ajoute ici le regard de l’auteur de ce texte sur les images. Néanmoins, c’est probablement parce qu’il s’agit d’un film, parce qu’il y a un point de vue non innocent que le cadre invisible qui structure les débats est aussi manifeste. Nous voyons donc qu’il ne s’agit pas d’un avis, il existe matériellement, dans la manière même de percevoir, physiquement. Ce ne sont ni des ressentis individuels puisqu’ils sont largement partagés ni des énoncés réfutables, ça se passe largement en deçà de la conscience. Ce cadre invisible est au niveau de la manière de percevoir les choses, on pourrait parler d’une sorte de sens commun. C’est ainsi qu’un consensus vague paraît plus concret qu’un problème réel.

Les images

11Cette histoire peut sembler loin du management. D’ailleurs, raconter des histoires semble toujours s’éloigner d’une analyse « pertinente » du management. Quel lien entre la perception et les préoccupations du responsable en ressources humaines d’Orange… ou du petit coordinateur qui surveille quotidiennement les agendas Google dans une asbl ? Et pourtant…

12Reprenons la définition de la perception proposée par Bergson il y a déjà longtemps : « C’est donc que percevoir consiste à détacher, de l’ensemble des objets, l’action possible de mon corps sur eux. La perception n’est alors qu’une sélection. Elle ne crée rien ; son rôle est au contraire d’éliminer de l’ensemble des images toutes celles sur lesquelles je n’aurai aucune prise, puis, de chacune des images retenues elles-mêmes, tout ce qui n’intéresse pas les besoins de l’image que j’appelle mon corps ? [2] »

13Comment détacher des objets, des gestes, des tâches ? Quelle action possible sur ces objets une fois isolés ? Fabriquer des images qui sont notre manière d’avoir prise sur le monde, empêcher la fabrication d’autres images…

14« Pas de photos de famille ni d’objets personnels, même pas un gobelet de café. Toute personnalisation du poste de travail est interdite, au même titre que la cafetière. Dès le premier client en ligne, elle doit réciter son script précis, avec le même ton uniforme que celui des voisins, tout en gérant diverses applications informatiques. [3] » C’est le management à Orange. Il y a d’autres managements qui, au contraire, proposeront de rajouter de l’affectif. Mais il reste que c’est au niveau de la perception qu’ils jouent tous : ce qu’un travailleur peut voir, le ton avec lequel il doit parler, les images de lui et des autres qu’il pourrait produire.

15S’il est légitime et peut-être nécessaire de parler du management à partir d’images, c’est que le management travaille à partir des images qui fonctionnent comme modèle pour des actions possibles. Des images très simples, souvent des schémas [4], des flèches qui sont l’action qui mène d’un acteur identifiable à un résultat évaluable. C’est une manière d’assimiler les choses, de penser les relations, de créer des procédures, de se comprendre soi-même dans ces procédures et ces tâches. Ce n’est pas tant ce qu’indique tel ou tel schéma que l’idée que l’on peut réduire toute image à un schéma. Le management est le postulat de cette réduction toujours possible. C’est aussi la valorisation négative de tout ce qui ne s’y réduit pas et qui apparait dès lors comme superficiel, négligeable, encombrant.

16Si le management est fonctionnel c’est surtout par l’infinité de tentatives pratiques qu’il produit, ces images proches du sens commun permettent à tout un chacun de devenir chercheur en management, d’expérimenter sans cesse. Dans son travail, mais aussi dans sa vie amoureuse, dans ses loisirs, dans ses activités politiques, dans l’éducation des enfants. Ce sont ces images qui permettent de devenir un entrepreneur de soi-même. En cas de réussite cela procure un véritable plaisir esthétique… Voire, une vraie sensation de puissance qui surgit lorsqu’on arrive à encoder un morceau de vie dans un tableau et à le présenter ensuite dans un slide sur Powerpoint.

17Dans les écoles « publiques et gratuites », par exemple, l’éducation ou la formation professionnelle se font désormais par compétences transversales. Ces compétences, aussi abstraites qu’elles soient en réalité, renvoient néanmoins à des images chez tout un chacun. Par exemple, prendre la parole en public renvoie à toutes sortes d’images très diverses : parler lors d’une fête de famille, un meeting politique, une présentation de thèse, un entretien d’embauche… Si on peut classer ces images dans « l’album prise de parole en public », c’est que le point de vue à partir duquel sont prises ces images le permet. Or, abstraire une action du contexte dans lequel elle a été accomplie c’est le point de vue du manageur, c’est ainsi qu’il évalue l’efficacité d’un travailleur. Cela correspond à ce qu’un manageur ou un responsable en ressources humaines perçoit de l’action de ses employés. C’est le point de vue de quelqu’un qui doit évaluer quelque chose qu’il ne sait pas nécessairement faire lui-même.

Les concepts

18Le néolibéralisme est une construction théorique, née autour de la Deuxième Guerre mondiale, il a ses problématiques, un corpus, des auteurs qui en sont les référents. Nous pouvons le caractériser, suivant les travaux de Michel Foucault par le fait que l’action collective doit se structurer autour de la tâche qui crée un cadre propice au marché. Non pas simplement laisser faire le marché comme dans le libéralisme classique, mais aussi lui aménager un milieu (qui comporte l’ensemble du vivant) le plus favorable possible au développement de la concurrence.

19Les textes, comme les auteurs, sont largement méconnus en France et en Belgique. Mais il y a ces concepts, autrement plus célèbres : flexibilisation, capital humain, concurrence. L’acception néolibérale de ce dernier terme est plus large que celle du libéralisme classique puisqu’elle s’étend à l’ensemble des activités humaines.

20Les problématiques que ces concepts supposent se sont largement propagées : le rôle de l’État centré sur le développement et la sécurisation de la concurrence, l’injonction de ne jamais fausser le marché, mécanique à la fois précieuse et fragile, la flexibilisation du marché du travail, l’intégration de tous les secteurs d’activité à la concurrence du marché.

21Or, la flexibilisation n’est pas un objectif défini, c’est le questionnement et l’exigence d’inventer toujours plus de flexibilisation, c’est la recherche permanente et pragmatique de tout ce qui s’y opposerait Le capital humain n’est pas non plus une réponse, mais une question qui se pose à tous les niveaux de la société, c’est la question de chaque individu, des chefs d’entreprise, des dirigeants politiques, des organisations internationales : comment penser les activités humaines en termes simples, évaluables, transmissibles ? Comment accroitre le capital humain d’un enfant, d’une classe d’école, d’une entreprise, d’une région, d’une nation, d’un État, d’un continent, du monde ?

22Paraphrasant la dame de la Puerta del Sol à Madrid : « ils envoient des problématiques vers la société », eux… et cela semble assez efficace.

23Management et néolibéralisme ne sont pas une même chose. Mais le rapport entre le management comme fabrique des images mentales à travers lesquelles une infinité d’expérimentations produisent toutes sortes de procédures et le néolibéralisme comme capacité de problématiser ces expériences, les enrichit mutuellement.

24Par exemple, dans le rapport entre les images un peu vagues des compétences transversales et le concept de capital humain, il y a un aller-retour. Ce sont ces compétences qui constituent le capital humain, qui lui donnent un contenu, c’est à partir d’elles qu’il a une réalité tangible, que le concept fait corps dans chacun de nous. Simultanément, les compétences sont jugées en termes de capital humain ce qui permet de filtrer ces compétences, de les affiner éventuellement, de les justifier. Dans le film La Voce de la luna de Fellini, le personnage joué par Benigni affirme qu’il sait faire quelque chose même si tout le monde le prend pour un inutile, lui, il sait monter et rester sur les toits des maisons. Mais cette compétence n’a pas de valeur en termes de capital humain, cette utilité est beaucoup trop singulière pour être un capital. Ce n’est pas une image schématique, mais toute une histoire. Ce n’est pas assez flexible, pas assez fluide pour circuler.

25Les images du management s’agencent très bien avec la théorie néolibérale. Ce n’est pas un hasard malheureux. Pour comprendre, il faut revenir plus en détail sur la question de la perception, c’est-à-dire du mode de production des images et notamment la manière d’y intégrer le temps. Autrement dit, cette question doit se poser non pas au niveau psychique de la conscience, mais au niveau du rapport au corps dans notre société.

Représenter l’innocence

26Reprenons la suite de l’analyse de Bergson : « En fait la perception “pure”, c’est-à-dire instantanée, n’est qu’un idéal, une limite. Toute perception occupe une certaine épaisseur de durée, prolonge le passé dans le présent, et participe par là de la mémoire [5] ».

27Dans le cas d’Orange, la volonté de « créer de l’amnésie était plus forte qu’ailleurs [6] », mais c’est une constante du management de faire disparaitre « l’épaisseur » dont parle Bergson. Toujours « mettre les choses à plat » comme point de départ. C’est peut-être ce qu’explique le vécu du management comme une dépossession, l’expérience ne sert plus à se projeter, on devient tous incompétents.

28Mais amener la perception à la limite de l’instant peut néanmoins passer pour un gain d’efficacité. Enlever le superflu et évaluer l’image seulement à partir de ce qui relève de l’action, après tout c’est la question de l’action possible et de son efficacité qui est en jeu depuis le départ (voir la première citation de Bergson).

29Revenons une dernière fois à Bergson : « Pour transformer son existence pure et simple en représentation, il suffirait de supprimer tout d’un coup ce qui la suit, ce qui l’a précédé, et aussi ce qui la remplit, de n’en plus conserver que la croute extérieure, la pellicule superficielle. Ce qui la distingue, elle image présente, elle réalité objective, d’une image représentée, c’est la nécessité où elle est d’agir par chacun de ses points sur tous les points des autres images, de transmettre la totalité de ce qu’elle reçoit, d’opposer à chaque action une réaction égale et contraire, de n’être enfin qu’un chemin sur lequel passent toutes les modifications qui se propagent dans l’immensité de l’univers. Je la convertirais en représentation si je pouvais l’isoler, si surtout je pouvais en isoler l’enveloppe. [7] »

30Amener la perception à la limite de l’instant permet de transformer une image en représentation. Ce n’est pas seulement une accélération, on perçoit autre chose.

31Le sens de l’action n’est plus à chercher dans une situation singulière dans laquelle on est situé. Si on prend la parole à l’anniversaire des nonante ans de sa grand-mère, on perçoit le lieu, les gens, le lien avec un autre temps, une manière de comprendre la temporalité, le fait qu’on a raconté une mauvaise blague en tant que petit-fils et la manière d’être d’une famille, les conflits qui en découlent, etc. L’image est complexe, composée de toutes sortes d’images superposées. Elle comporte un « hors-champ », composé de toutes ces images qui précédent sur lesquelles elle va se projeter. Elle comporte aussi une virtualité, puisqu’elle se réactualisera différemment plus tard.

32Ce qu’on pourrait percevoir de cet autre point de vue qui transforme l’image en représentation est bien différent : on serait dans une dimension composée de temps de parole, de qualité de l’énonciation, de transmission d’un message précis, de la photo en gros plan de notre visage où, avec une grimace, on diffusera dans un réseau social, partout et pour tous, l’évaluation de ce moment. L’exemple est peut-être trivial, mais ce qui est significatif c’est que même à ce niveau le management est imaginable, on peut manager l’anniversaire de sa grand-mère. C’est à partir de là que la théorie néolibérale peut penser l’ensemble des activités humaines en termes économiques.

33La représentation peut être encodée parce que c’est déjà du symbolique, évaluée n’importe où par n’importe qui, parce que ce qu’il y avait de singulier, de situé, est déjà expurgé. En retour, ce qui est pertinent pour l’action est ce qui est évalué comme pertinent ailleurs, d’où un rétrécissement de la perception, voire la possibilité de se passer d’une perception directe et d’agir avec toutes sortes de médiations techniques. Un GPS, un scanner, un graphique fabriqué par un algorithme à partir de métadonnées, correspondent plus à l’idéal de perception recherchée que la perception elle-même. La perception elle-même prend ce point de vue où, à proprement parler, le sens de la vie échappe à chacun. C’est à ce dernier niveau qu’il faut comprendre le management : contrôler non seulement la force de travail de quelqu’un, mais aussi la manière de percevoir le monde. Ce n’est pas la différence entre le point de vue objectif et le point de vue subjectif, mais bien entre un point de vue situé et le point de vue de la représentation.

34Cette perception qui transforme nos ressentis en représentation s’agence très bien avec la théorie néolibérale. Des images dont la valeur est ce qui les représente sont évidemment compatibles avec une théorie qui met le capital au centre. Le capital lui-même est bien un « représentant » qui s’est affranchi de son objet… et le cadre propice au marché est un cadre dans lequel rien n’est situé autrement que par rapport au marché.

35Si les images avec lesquelles on agit sont des représentations, le sens de ces images n’est plus dans les situations concrètes, mais dans la sphère de la représentation. C’est dans ce jeu que l’évaluation économique des actions nous paraît réelle — et d’une certaine manière elle l’est. On peut dire avec mille arguments et sur tous les tons que l’économie est une abstraction du monde réel, mais, simultanément, à Madrid ou ailleurs, éprouver à même le corps qu’il faut être efficace, que pour être dans la pratique il faut être évaluable, que ce qui n’est pas évaluable en termes économiques est inutile… parce que cela correspond à une manière de percevoir, d’être au monde.

36Sortir du management, le contester, implique par conséquent d’arriver, d’une manière ou d’une autre, à faire en sorte qu’il ne puisse pas faire corps, produire des expériences singulières dont la complexité ne puisse pas être transformée en représentation. C’est ce que Gilles Deleuze appelait des « devenirs minoritaires ». Sortir du point de vue général, valable pour tous et partout, de la représentation et fabriquer des savoirs situés. Non plus « ce qui parle de tout le monde », mais « ce qui parle à tout le monde ». Peut-être chercher un peu partout, théoriquement et pratiquement comment des images complexes peuvent remplacer la représentation.

37Souvent l’impératif de situer les savoirs passe pour une sorte de contrainte méthodologique Or, c’est justement à partir du moment où les savoirs sont situés qu’ils deviennent critiques. Peut-être que situer les savoirs nous ennuie justement parce que cela dérange le petit manageur que nous avons à l’intérieur de nous-mêmes…

Des histoires

38En tout cas, pour sortir du management, plus qu’une ligne politique, il serait tentant de proposer une sorte de liste d’expériences qui pensent en termes de situations complexes. Non pas un grand récit où tout le monde serait représenté, mais les histoires des expériences singulières. Un morceau de liste, qui serait heureusement trop longue, pourrait comprendre sans hiérarchie Alain Berthoz pour ses travaux en neurobiologie de la perception, Miguel Benasayag qui travaille à partir de l’idée qu’« une singularité est en quelque sorte le commun en acte », Isabelle Stengers pour ses travaux en épistémologie. On pourrait y reprendre les deux volumes de Masculin et Féminin de Françoise Héritier et, également, le foisonnant mouvement décolonial, Amandine Gay et son film Ouvrir la voix. Le questionnement et des débats engendrés par cette mouvance permettent de penser pratiquement ce que signifie être situé. Les résistances de la culture sourde. Les travaux féministes, Christine Delphy. Le texte de la conférence « L’espace en tant qu’outil » de Peter Brook (repris dans Points de suspension) où il expérimente comment une salle de théâtre fonctionnelle et hygiénique conditionne ce qui peut y être joué. Les escraches organisés par l’association Hijos, en Argentine, le Mouvement Rhodes must fall en Afrique du Sud…

39C’est aussi ce que suggérait à Madrid la femme qui proposait d’envoyer le débat vers la société, s’occuper de ce qui est situé : les questions, les conflits. Partout où on pense en termes de situations complexes, il y a des poches de résistance. Dit autrement, peut-être que, comme l’affirmait Godard dans un de ces films, « il faut confronter les idées vagues avec des images claires ».

40Dans le film L’œil du cyclope[8] de Jane Debauche, un homme avance, on ne sait pas ce qu’il cherche ni pourquoi, probablement ça n’a pas plus de sens qu’un scarabée qui avance lui aussi au début du film. Il y a l’idée vague que donner un sens à la vie serait de pouvoir dire où l’on va et pourquoi on y va, et l’image claire d’un homme qui avance. Et il y a le film qui permet de penser que juste avancer comporte mille défis, qu’il y a manière et manière d’avancer. Simplement descendre une colline implique toutes sortes de choix, une multitude d’éléments qui l’affectent et avec lesquels il s’agence ou non de différentes manières. Tous ces éléments disparaissent dans le management ou, au mieux, sont perçus comme étant du « bruit » et écartés. Or, c’est dans ce « bruit » que le sens apparait dans chacune de ces situations parce que le regard de la réalisatrice nous permet de le chercher. Parce que ce n’est pas le point de vue « innocent » de la représentation, mais un point de vue engagé, situé, non innocent. Ces images ne peuvent donc pas devenir des compétences, il n’y a rien d’évaluable extérieurement, on ne peut réduire la complexité.

41Dans Terres de confusion[9], Paola Stévenne, comme l’indique le titre, territorialisait la confusion autour des sans-papiers. Il y a à la fois le fond obscur de la question, le hors-champ confronté aux images claires d’un certain nombre de personnes qui, pour diverses raisons, sont venues vivre en Europe. Il ne faudrait pas placer les sans-papiers dans un grand récit humanitariste, ou anticapitaliste, mais penser avec des histoires qui ne sont pas objectivables.

42Dans leur livre Être bête, Vinciane Despret et Jocelyne Porcher questionnent des agriculteurs sur la différence entre les hommes et les bêtes, « …le plus pragmatique : de quelle vache voulez-vous parler ? Avec quel éleveur vit-elle ? C’est dans la relation que la différence se construit. S’agit-il d’une vache dont l’éleveur ne s’occupe pas et qui “fait des bêtises” ? De celle avec laquelle il y a connivence pour que tout se passe au mieux ? […] Et à l’enquêtrice, un peu distraite, qui n’a pas compris que ces portraits de vache constituaient une réponse à sa question et qui la réitère, l’éleveur suggère, laconique et très patient : “Votre question, elle est sur les animaux en général ?” La différence, il fallait le comprendre, se décline en autant d’autres différences. Celles qui importent. [10] »

43Il y a un rapport aux animaux en général qui parle d’une supériorité des hommes, il est intimement lié au management parce qu’il n’est en fin de compte qu’une étape pour marquer des hiérarchies entre les hommes et il implique de gérer la vie des uns et des autres.

44Comme le suggèrent les deux chercheuses, c’est peut-être lorsque l’on trouve les différences qui importent qu’il y a une voie en dehors du management. Repérer les asymétries qui structurent chaque situation concrète dans laquelle nous vivons, simplement parce que c’est là qu’il est possible d’agir. Renvoyer des problématiques concrètes vers la société.


Date de mise en ligne : 22/11/2020

https://doi.org/10.3917/rn.172.0042

Notes

  • [1]
    S. George, Vers Madrid-The Burning Bright (Un film d’in/actualités), Noir production, 2014.
  • [2]
    H. Bergson, Matière et mémoire (1896), Presses universitaires de France, 1959, p. 360. La conception de la perception proposée par Bergson, que nous allons suivre tout au long de ce texte, correspond parfaitement avec les travaux les plus récents de la neurobiologie. Voir, par exemple, A. Berthoz, Le sens du mouvement, 2013.
  • [3]
    I. du Roy, Orange stressé, Le management par le stress à France Télécom, La Découverte, 2009, p. 123.
  • [4]
    Ceci n’a aucune valeur de preuve, mais il est significatif que lorsqu’on cherche sur le moteur Google des images avec le mot management on obtient des milliers d’occurrences de schémas.
  • [5]
    H. Bergson, Matière et mémoire, op. cit., p. 373.
  • [6]
    I. du Roy, Orange stressé, op. cit., p. 117.
  • [7]
    H. Bergson, Matière et mémoire, op. cit., p. 186.
  • [8]
    J. Debauche, L’œil du cyclope, Alfredo Garcia production, 2015.
  • [9]
    P. Stévenne, Terres de confusion, Iota productions, 2002.
  • [10]
    J. Porcher et V. Despret, Être bête, Actes sud, 2007, p. 24.

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