Notes
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[1]
Tiré d’un texte satirique rédigé par l’anthropologue français Claude Meillassoux pour dénoncer une certaine ethnologie passéiste. Dans « Anthropeaulogie des Lom Lom », Journal des anthropologues, 1998, 132-142.
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[2]
Dans un article publié en 2010, Lionel Gauthier écrit ceci à propos d’une émission mettant en scène Gérard Jugnot chez les Chipayas en Bolivie : « Ainsi, pour que les Chipayas soient crédibles, la production insista pour que ceux-ci portent leurs vêtements traditionnels, normalement réservés aux jours de fête, pour toute la durée du tournage, même lors de travaux salissants. […] Le lieu de vie des Chipayas subit des modifications. Ceux-ci vivent la moitié de l’année dans un village aux maisons rustiques et l’autre dans des estancias, exploitations agricoles en plein désert formées de cabanons en boue séchée. Les estancias étant bien plus pittoresques, les protagonistes y furent déplacés, alors que le moment du tournage correspondait à la période de vie au village. Mais le travail sur le décor ne s’arrêta pas là. La production prit aussi soin de dissimuler tous les éléments de modernité : du téléphone satellite aux récipients en plastique », http://bit.ly/2izJpkK.
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[3]
Voir : http://bit.ly/2idMOI4.
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[4]
Sally Price, Primitive Art in Civilized Places, The University of Chicago Press, 1989.
1Les ethnologues regardent aussi la télévision. Ils peuvent y apprendre bien des choses sur nos mythologies contemporaines. L’émission Rendez-vous en terre inconnue (RVTI tous les six mois sur France 2, un journaliste emmène une célébrité à la rencontre d’une société dite « traditionnelle ») en témoigne à merveille. Pour les anthropologues et historiens, il s’agit là d’un voyage en un territoire connu : celui du mythe du bon sauvage, de peuplades authentiques et oubliées, ces cultures-paradis menacées de disparition où prévaudraient la sincérité, le vrai, l’humilité, le respect de la nature, la solidarité, l’émotion, la sagesse et j’en passe. Une expédition au cœur de vieux stéréotypes occidentaux pétris d’une nostalgie pour le primitif, plus ancienne que le colonialisme (bien qu’elle ait alimenté les idéologies coloniales) et qui continue de hanter notre manière de parler des autres, surtout de ces autres lointains. Aujourd’hui, les médias et la culture populaire jouent un rôle crucial dans la diffusion de ces images stéréotypées de l’altérité. Ils nourrissent l’appétit de téléspectateurs friands d’authenticité et de charmes locaux, et constituent des succès commerciaux incontestables, puisqu’à chacune de ces diffusions, le programme RVTI parvient à attirer entre 5 et 8 millions de téléspectateurs.
2Certes, en ces temps de crispations identitaires mondiales, l’entreprise est louable. L’idée est de créer des passerelles interculturelles, d’intéresser des humains à l’existence d’autres humains et de les sensibiliser à l’existence de cultures autres. Il s’agit aussi d’inviter à la réflexion sur notre propre société et sur ce que nous pourrions apprendre des autres. Il ne faudrait pas non plus nier la dimension cathartique d’un programme comme celui-ci. Sur les sites des fans de l’émission, les téléspectateurs insistent sur l’enchantement que leur procure son visionnage, combien « l’amour » et « la sagesse » offerts à leur regard suscitent du plaisir et même des larmes, mais aussi une perspective critique sur la société folle et carnassière qui est la nôtre. Rien de neuf pour les anthropologues qui, depuis toujours, ont fait de leur discipline un dispositif moral : aller au loin (très loin !) pour mieux critiquer le proche.
3Malheureusement, la mise en scène simpliste présentée aux téléspectateurs peine à sortir des éternels clichés sur les petites populations traditionnelles où les gens seraient souriants, accueillants, proches de la nature, peu matérialistes, sincères et arborant des costumes de toutes les couleurs. Je dis bien « mise en scène », car il semble que la production de l’émission n’hésite pas à s’arranger avec le réel [2], le soumettant avant tout à une exploration naïve de l’exotique.
4Le savoir ethnologique n’est en aucun cas mobilisé. Le script choisi est connu : c’est toujours la même rencontre univoque et fantasmée de l’Occidental avec l’Autre qui se donne à voir, l’identification du spectateur européen à une aventure dangereuse, mais initiatique qui rappelle celle, aussi fantasmée, des premiers aventuriers modernes sur des territoires lointains. Je ne cesse d’être étonné par l’extraordinaire puissance de ce script qui, par un effet magique, parvient à transformer pauvreté, histoire coloniale, dictatures et domination masculine en une découverte enchantée, esthétisée et dépolitisée de l’altérité. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’actrice Josiane Balasko, lucide, a refusé de participer à RDVI : « Je ne me sens pas, moi, privilégiée, riche, connue, d’aller voir des gens qui vivent culs nus et qui n’ont rien, et de jouer avec les bons sauvages et montrer mes larmes en disant c’est formidable. C’est une forme d’indécence que je n’aime pas [3] ».
5Trois aspects en particulier me semblent cruciaux à distinguer. D’abord, le voyage lointain que met en scène RVTI est un déplacement idéalisé qui recèle une quête de paradis, un thème qui sous-tend bien des expériences touristiques contemporaines. Nombreux sont les touristes qui voyagent au loin en quête d’authenticité et d’une expérience magique de l’altérité. Un voyage-enchantement qui, la plupart du temps, met en suspens les mécanismes de domination politique et économique ainsi que l’histoire coloniale qui le rendent possible. Comme l’écrit l’anthropologue Sally Price, le tourisme contemporain repose sur une hypothèse partagée : « The world is ours » (le monde nous appartient) [4]. Une carte Visa dans cet univers postcolonial, mon sac à dos et je domine le globe du regard. « Bali ? J’ai fait ! », une formulation coloniale et guerrière qui rappelle un peu ceux qui ont « fait l’Algérie » ou « le Vietnam ». Comme si le voyage lointain donnait un supplément d’âme, le courage du guerrier. « J’ai fait… », cela se dit aussi en série. On en « fait » pleins, des pays. Comme s’il s’agissait de planter un petit drapeau sur une mappemonde que l’on pourrait facilement tenir dans ses mains, un privilège et un enjeu de pouvoir pour certains sur ce globe. The world is ours, oui, mais pas pour tout le monde, et certainement pas pour celles et ceux qui entreprennent un voyage « sacré », comme disait Deleuze, les migrants, exilés, déportés et autres diasporiques.
6Ensuite, dans RDVI, il y a une flagrante erreur de diagnostic sociologique. Depuis quinze ans, en tant qu’ethnologue, j’ai rencontré, en Afrique, en Asie et ailleurs, des hommes et des femmes qui ne sont pas nostalgiques d’un passé idyllique et de la culture « authentique » que les touristes, mais aussi les patrimonialistes et les journalistes se lamentent de voir disparaitre. Cela me semble incroyable de devoir l’écrire en 2016, mais nombreux sont ceux et celles qui, autour du globe, même dans les endroits apparemment les plus isolés, prennent pied dans la modernité, et se désespèrent de la manière dont les Occidentaux les enferment dans l’éternel stéréotype du bon sauvage. Nombreux sont ceux et celles qui, de par le monde, adoptent une posture positive (parfois trop positive) à l’égard des changements sociaux et économiques contemporains et même de certains aspects de la mondialisation, avec souvent le désir de voir encore plus de touristes, d’industries et d’avions. Qui pourrait les blâmer de ne pas vouloir continuer à vivre dans des mondes révolus ? Jusque quand allons-nous nous accrocher à ce mythe nostalgique ?
7Enfin, et surtout, ce que révèle Rendez-vous en terre inconnue, c’est une politique différentielle de l’empathie. Tout se passe comme si les téléspectateurs s’émerveillaient de la différence quand elle est lointaine et esthétisée. Ici, en France, en Belgique, le multiculturalisme et l’hospitalité se voient de plus en plus vilipendés au nom d’un on-est-chez-nous et d’un on-ne-peut-pas-accueillir-toute-la-misère-du-monde, ces formules antipathiques qui font passer les pires horreurs pour des révélations acquises au prix d’un courage incroyable. Alors, quand une célébrité s’exclame au bout du monde qu’elle y rencontre de « l’amour » et de la « pureté », je ne peux m’empêcher de me demander si elle manifesterait autant d’émerveillement auprès de gens vivant en bas de chez elle. L’autre est si beau dès lors qu’il est loin. Dans ce système de catégorisation à géométrie variable, l’altérité proche, quant à elle, revêt trop souvent les apparences du terroriste en puissance, du profiteur du système, de l’homophobe et j’en passe. Qu’il est inquiétant ce regard essentialiste qui sépare à priori entre les « bons » et les « mauvais » humains. À dire vrai, j’ai bien peur que dans un jour pas si lointain, notre journaliste décide d’emmener une star dans une petite communauté d’humanistes de gauche, anticapitalistes et antiracistes, une tribu en voie de disparition comme on dit. Je pleurerai à la fin quand ils se diront « au revoir ».
Notes
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[1]
Tiré d’un texte satirique rédigé par l’anthropologue français Claude Meillassoux pour dénoncer une certaine ethnologie passéiste. Dans « Anthropeaulogie des Lom Lom », Journal des anthropologues, 1998, 132-142.
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[2]
Dans un article publié en 2010, Lionel Gauthier écrit ceci à propos d’une émission mettant en scène Gérard Jugnot chez les Chipayas en Bolivie : « Ainsi, pour que les Chipayas soient crédibles, la production insista pour que ceux-ci portent leurs vêtements traditionnels, normalement réservés aux jours de fête, pour toute la durée du tournage, même lors de travaux salissants. […] Le lieu de vie des Chipayas subit des modifications. Ceux-ci vivent la moitié de l’année dans un village aux maisons rustiques et l’autre dans des estancias, exploitations agricoles en plein désert formées de cabanons en boue séchée. Les estancias étant bien plus pittoresques, les protagonistes y furent déplacés, alors que le moment du tournage correspondait à la période de vie au village. Mais le travail sur le décor ne s’arrêta pas là. La production prit aussi soin de dissimuler tous les éléments de modernité : du téléphone satellite aux récipients en plastique », http://bit.ly/2izJpkK.
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Voir : http://bit.ly/2idMOI4.
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[4]
Sally Price, Primitive Art in Civilized Places, The University of Chicago Press, 1989.